EXPOSÉ DES MOTIFS

Mesdames, Messieurs,

Sous la IV ème République, les scrutins publics qui, en théorie, devaient être personnels s'effectuaient en fait selon la pratique dite « des boîtiers de groupe ». Un député par groupe politique détenait l'ensemble des bulletins de ses collègues et votait à leur place. Face à ce dévoiement, le général DE GAULLE promulgua l'ordonnance n° 58-1066 du 7 novembre 1958 portant loi organique autorisant exceptionnellement les parlementaires à déléguer leur droit de vote.

Comme l'avait rappelé, en janvier 1959, le sénateur Pierre MARCILHACY dans son rapport pour l'établissement du Règlement provisoire du Sénat : « L'article 27 de la Constitution dispose que le droit de vote des membres du Parlement est personnel. La loi organique du 7 novembre 1958 a précisé les conditions dans lesquelles ce droit de vote peut être exceptionnellement délégué . Il résulte de la Constitution que le scrutin public, sous sa forme traditionnelle où très souvent le « boîtier » votait pour son groupe, ne peut plus être pratiqué ».

Le scrutin public traditionnel avec les « boîtiers de groupe » a néanmoins très rapidement fait sa réapparition dans les deux assemblées. Or ces pratiques sont contraires aux principes énoncés par l'article 27 de la Constitution : la prohibition du mandat impératif, le principe du vote personnel, le caractère exceptionnel de l'autorisation des délégations de vote, l'interdiction faite à tout parlementaire de recevoir plus d'une délégation.

En 1993, sous l'impulsion de son Président Philippe SÉGUIN, l'Assemblée nationale a rétabli la limitation d'une seule délégation de vote par député. Par contre, le Sénat n'a pas suivi cet exemple. Lors des scrutins publics ordinaires, il suffit donc qu'un seul sénateur membre d'un groupe soit présent pour déposer dans l'urne les 100 voire 150 jetons nominatifs de ses collègues même si aucun autre parlementaire du groupe n'est dans l'hémicycle.

Par deux fois, en décembre 2009 et en octobre 2010, le représentant d'un groupe a par erreur fait voter ses membres contre des textes qu'ils soutenaient. Ces incidents déplorables n'ont pas davantage conduit le Sénat à remettre en cause le « vote de groupe ». Ainsi, trois propositions de résolution tendant à supprimer le vote de groupe n'ont jamais été inscrites à l'ordre du jour (propositions de résolution n° 261 du 3 février 2010 , n° 520 du 12 mai 2014 et n° 272 du 5 février 2018).

Tout en se montrant vigilant sur la conformité de la lettre des Règlements des assemblées à l'article 27 de la Constitution et à l'ordonnance n° 58-1066 portant loi organique du 7 novembre 1958, le Conseil constitutionnel a jusqu'à présent refusé d'exercer un réel contrôle sur le respect effectif des règles relatives aux délégations de vote.

Cependant, il n'est pas certain que cette indulgence ne soit pas remise en cause. Le Conseil constitutionnel peut imposer un jour au Sénat de modifier ses pratiques en matière de délégation de vote, comme il lui a déjà imposé de réviser le contrôle préalable de la recevabilité financière des amendements (décision n° 2006-544 DC du 14 décembre 2006). Cette éventualité peut se concrétiser au motif que les différences entre les procédures suivies par les deux assemblées conduisent à un respect inégal des termes de la Constitution.

Au-delà de sa fragilité juridique, le vote de groupe apparaît comme un moyen de dissimuler l'absentéisme tout en l'encourageant. De plus, le risque d'atteinte à la sincérité du vote semble désormais avéré car le plus souvent les groupes politiques décident du vote de leurs sénateurs absents sans même que ceux-ci soient au courant de quoi que ce soit.

Au Sénat, le remplacement en octobre 2019 du système des jetons nominatifs par un vote électronique aurait dû avoir pour corollaire l'instauration de modalités pratiques réellement conformes à l'article 27 de la Constitution. C'est ce qu'avait fait l'Assemblée nationale en 1993. Or, non seulement cela n'a pas été le cas, mais le Bureau du Sénat a délibérément choisi un système qui conforte le vote de groupe en empêchant même un sénateur absent de donner procuration à un sénateur de son choix.

Tous les sénateurs qui donnent procuration sont en effet obligés de donner procuration au seul et unique sénateur de leur groupe qui est désigné à cet effet. C'est donc là une aggravation inadmissible de la situation car la moindre des choses doit être que chaque sénateur puisse choisir le sénateur qui sera porteur de sa procuration.

L'article 27 de la Constitution dispose : « Le droit de vote des membres du Parlement est personnel. La loi organique peut autoriser exceptionnellement la délégation de vote. Dans ce cas, nul ne peut recevoir délégation de plus d'un mandat ». Il est incontestable que le vote électronique mis en place pour les scrutins publics ordinaires ne respecte ni le caractère personnel du vote (ce sont en effet les groupes qui organisent le vote) ni bien entendu le fait qu'un délégataire n'a pas le droit d'avoir plusieurs délégations.

Par ailleurs, l'article 2 de l'ordonnance du 7 novembre 1958 portant loi organique autorisant exceptionnellement les parlementaires à déléguer leur droit de vote dispose : « La délégation doit être écrite, signée et adressée par le délégant au délégué. Pour être valable, elle doit être notifiée au président de l'assemblée à laquelle appartient le parlementaire avant l'ouverture du scrutin ou du premier des scrutins auxquels l'intéressé ne peut prendre part. La notification doit indiquer le nom du parlementaire appelé à voter en lieu et place du délégant ainsi que le motif de l'empêchement » . Là aussi le système de vote électronique au Sénat est organisé en violation flagrante de cet article 2 puisque les sénateurs absents se bornent à prévenir leur groupe politique sans qu'il n'y ait aucune délégation écrite et a fortiori sans que celle-ci soit notifiée au Président du Sénat avec le motif de l'absence.

Ces violations à la fois de la Constitution et de la loi organique n'ont pas été censurées par le Conseil constitutionnel parce que la modification du Règlement du Sénat se borne à indiquer dans son article 56 : « Le scrutin public ordinaire a lieu par procédé électronique ». Aucune autre indication n'étant fournie au sujet des modalités et donc du vote de groupe, la violation de la Constitution n'apparaissait pas.

Toutes ces raisons justifient amplement qu'à l'instar de l'Assemblée nationale, le Sénat se décide enfin à respecter la règle selon laquelle un parlementaire ne peut exercer plus d'une délégation de vote lors des scrutins publics ordinaires. Dans ce but, le dispositif de la présente proposition de loi comporte donc un article unique tendant à rappeler :

- que le droit de vote est personnel ;

- que chaque sénateur peut déléguer son vote au sénateur de son choix, qu'il appartienne ou non à son groupe politique ;

- qu'il est interdit à un sénateur d'accepter plusieurs délégations de vote.

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