EXPOSÉ DES MOTIFS

Mesdames, Messieurs,

Le 23 mars 2020, dans le contexte de la pandémie de Covid, le Conseil de l'Union européenne a activé, sur proposition de la Commission européenne, la clause dérogatoire générale du Pacte de stabilité et de croissance (PSC)1(*). Cette clause permet de s'écarter temporairement des exigences du Pacte en cas de circonstances inhabituelles conduisant à une crise généralisée dégradant les finances publiques de plusieurs États membres. L'activation de cette clause dérogatoire a ensuite été prolongée jusqu'au 31 décembre 2023, compte tenu du niveau très élevé d'incertitude économique causée par la guerre d'agression russe en Ukraine.

Anticipant le retour de l'application des règles du PSC, la Commission européenne a présenté le 26 avril 2023 deux propositions de règlements et une proposition de directive2(*) destinées à réformer les règles budgétaires du Pacte, dans un contexte de divergence accrue de la situation des finances publiques entre États membres et par rapport aux exigences du Pacte. L'objectif principal de la réforme est de permettre une individualisation des trajectoires budgétaires des États membres, en abandonnant l'application automatique de critères numériques uniformes. La Commission a présenté cette réforme comme un moyen de rendre les règles plus simples, plus transparentes et plus efficaces grâce à leur meilleure appropriation par les États membres.

Depuis la présentation de ces propositions, des négociations difficiles ont débuté. S'opposent au sein du Conseil les États partisans d'un assouplissement du cadre budgétaire et ceux demandant le maintien de garanties communes, via l'instauration de « clauses de sauvegarde ». Mi-décembre 2023, aucun accord politique de principe n'avait été trouvé au Conseil. Le 11 décembre 2023, la commission des affaires économiques et monétaires (ECON) du Parlement européen, commission saisie au fond pour les trois propositions, a adopté sa position sur la réforme3(*). Il est à noter que le Parlement européen détient un rôle de co-législateur pour la proposition relative au bras préventif du Pacte, mais n'est que consulté s'agissant des deux autres propositions. Les négociations interinstitutionnelles (ou "trilogue") ne commenceront qu'une fois que la plénière du Parlement aura donné son mandat.

Rappelant l'urgence d'un accord pour ne pas voir les anciennes règles être appliquées en 2025 - l'année 2024 étant d'ores et déjà prévue comme année de transition -, la commission des affaires européennes du Sénat appelle à rester fidèle à l'esprit de la proposition d'avril 2023 de la Commission, qui plaçait les principes de différenciation et d'appropriation au coeur de la réforme. Le compromis à trouver doit permettre d'atteindre un équilibre entre réduction des dettes publiques excessives et possibilité de soutien aux investissements publics nécessaires.

1. Des règles reconnues comme trop complexes et obsolètes

Adopté en 1997, le Pacte de stabilité et de croissance est le cadre de gouvernance budgétaire de l'Union européenne, destiné à permettre de coordonner les politiques économiques des États membres, corriger les déséquilibres économiques et garantir des finances publiques saines. Il reprend les critères fixés par le traité de Maastricht : plafond de 3 % du PIB pour le déficit des administrations publiques et de 60 % du PIB pour la dette publique. Ces obligations sont fixées par l'article 126 du Traité sur le fonctionnement de l'Union européenne (TFUE) et les plafonds sont inscrits au protocole n°12 annexé au traité. Le Pacte de stabilité et de croissance comprend un volet préventif et un volet correctif.

Au fil des crises et des réformes successives, ce cadre s'est complexifié. Les règlements dits « Six pack » de 2011, le Traité sur la stabilité, la coordination et la gouvernance (TSCG) de 2012 puis les règlements dits « Two pack » de 2013 ont ajouté de nombreux dispositifs et de nouvelles sanctions :

- a notamment été introduite la règle dite du 1/20ème : tout État dont la dette publique dépasse 60 % de son PIB est soumis à la procédure de déficit excessif, si l'écart entre son niveau de dette et le seuil de 60 % n'est pas réduit de 1/20ème chaque année (en moyenne sur trois ans) ;

- le TSCG, ou pacte budgétaire4(*), a introduit un objectif budgétaire de moyen terme (OMT) dans le cadre du volet préventif5(*). Les États doivent poursuivre un OMT proche de l'équilibre ou excédentaire et mesuré en données corrigées des variations conjoncturelles (notion de déficit public structurel). Selon la « règle d'or » fixée par le TSCG, le solde structurel à moyen terme ne doit pas dépasser 0,5 % du PIB, sauf si la dette publique est inférieure à 60 % du PIB.

Avant même la crise induite par la pandémie de Covid, la Commission européenne avait présenté en février 2020 une communication sur le réexamen de la gouvernance économique de l'UE, pointant les défauts des règles en vigueur. Les bouleversements économiques connus depuis lors en Europe ont rendu le cadre actuel encore plus inadapté. Un consensus a alors émergé pour reconnaître que les règles du PSC étaient aujourd'hui obsolètes. Trois critiques principales, reprises dans les propositions d'avril 2023 de la Commission, sont adressées à l'égard des règles du PSC :

- la procyclicité des règles. En fixant des critères numériques uniformes, le cadre peut conduire à amplifier les effets du cycle économique plutôt qu'à les contrebalancer. Ceci est particulièrement problématique en période de choc conjoncturel ou de faible croissance. La règle des 3 % empêche en effet théoriquement les États membres d'utiliser la politique budgétaire à titre contracyclique. En outre, une hausse de l'investissement public apparaît indispensable dans les années à venir, pour financer les défis des transitions écologique et numérique ou encore les efforts en matière de défense. Symétriquement, la règle ne produit aucune incitation pour les États à être vertueux en haut de cycle.

- l'ineffectivité des sanctions. En cas de dépassement du seuil des 3 %, les États membres s'exposent à une sanction prenant la forme d'une amende pouvant, selon les règles en vigueur, aller de 0,2 % à 0,5 % du PIB. De telles sanctions reviendraient donc à alourdir le déficit de l'État en question, ce qui ne ferait qu'accroître ses difficultés. Elles n'ont de fait jamais été appliquées. Jamais mises en oeuvre, ces sanctions sont ainsi peu crédibles, et n'incitent donc pas à respecter les règles.

- l'échec d'une convergence au sein de la zone euro. On observe une hétérogénéité persistante et même croissante des trajectoires des finances publiques des États membres. Si la crise consécutive à la pandémie a entraîné une hausse générale des dettes publiques nationales, elle a aussi accentué les divergences existantes avant la pandémie. Ainsi les dettes publiques de l'Allemagne et des Pays-Bas s'établissaient respectivement à 66 % et 51 % de leur PIB en 2022, contre respectivement 60 % et 49 % en 2019. A l'inverse, les dettes publiques française et espagnole s'élevaient en 2022 à 112 % et 113 % du PIB, contre respectivement 98 % et 95 % en 2019.

2. Une proposition de la Commission fondée sur les principes de différenciation et d'appropriation

La Commission propose de conserver les seuils de 3 % du PIB pour le déficit et de 60 % du PIB pour la dette, lesquels sont fixés dans les traités. De ce fait, modifier les seuils supposerait l'unanimité des États membres, ce qui semble aujourd'hui hors d'atteinte compte tenu des équilibres politiques européens.

Pour parvenir à ce que les États membres se conforment à ces seuils, la Commission propose de mettre en place une différenciation de leurs trajectoires budgétaires. Pour ce faire, elle prévoit l'élaboration de plans budgétaires et structurels nationaux à moyen terme qui constituent la pierre angulaire de la réforme. Ces plans seraient élaborés par les États eux-mêmes, permettant une véritable appropriation par ceux-ci des efforts à fournir.

- Les plans définiraient les cibles d'ajustement et les réformes et investissements prioritaires sur une période de 4 ans ;

- La trajectoire serait ensuite analysée sur 10 ans, période durant laquelle le déficit public devrait être maintenu sous la valeur de référence de 3 % du PIB.

Les plans nationaux seraient évalués par la Commission selon la méthode de l'analyse de la soutenabilité de la dette (ASD) et approuvés par le Conseil sur la base de critères communs pour l'Union.

Pour inciter aux investissements publics, la trajectoire d'ajustement pourrait être allongée de 4 à 7 ans en cas de réformes et d'investissements répondant aux priorités communes de l'Union. Les investissements ouvrant droit à une prolongation devraient relever du Pacte vert pour l'Europe, du Socle européen des droits sociaux, du Programme d'action pour la décennie numérique, ou de la Boussole stratégique en matière de sécurité et de défense.

La réforme propose d'introduire dans les plans un nouvel indicateur, celui des dépenses publiques nettes, en remplacement de celui du solde structurel. Cet agrégat exclurait les intérêts à payer (charge de la dette), la part cyclique des dépenses de prestations chômage et les mesures de recettes discrétionnaires (impact des changements de fiscalité).

La Commission propose l'abandon des critères numériques uniformes. Dans la communication initiale de la Commission de novembre 2022, l'objectif affiché était de ne plus appliquer à des situations nationales différentes des exigences numériques identiques. La règle du 1/20ème pour la diminution de la dette serait donc supprimée. S'agissant du déficit, un critère quantitatif serait cependant introduit. Les pays dont le déficit excède 3 % du PIB doivent réduire de 0,5 point par an ce ratio, au minimum, tant qu'il reste supérieur à 3 % du PIB.

La proposition prévoit aussi de diminuer le montant des sanctions, afin de rendre celles-ci plus crédibles et plus efficaces. En cas de déficit excessif, le montant de l'amende s'élèverait à 0,05 % du PIB (contre 0,5 % actuellement) pour une période de six mois et serait versé tous les six mois jusqu'à ce que le Conseil estime que l'État membre a engagé une action suivie d'effets. Le montant cumulé des amendes n'excéderait pas 0,5 % du PIB.

Enfin, cette réforme aurait aussi des implications importantes sur les institutions budgétaires indépendantes (IBI) des Etats membres (Haut Conseil des finances publiques - HCFP - pour la France). En effet, il est prévu que les IBI produisent ou endossent les prévisions macroéconomiques et budgétaires des plans structurels à moyen terme. Si les autorités budgétaires ne suivaient pas les avis des IBI, elles devraient s'en justifier publiquement dans un délai d'un an.

3. Un calibrage des « mesures de sauvegarde » qui ne doit ni réintroduire de la procyclicité ni entraver les investissements à réaliser

Le but initial de la réforme proposée par la Commission, tel que présenté dans sa communication de novembre 2022, était donc d'abandonner l'application automatique de critères numériques uniformes afin d'assurer une véritable différenciation en fonction des spécificités des États membres.

Pourtant, comme déjà indiqué plus haut, la proposition que la Commission a finalement présentée en avril 2023 inclut un critère quantitatif s'agissant des obligations de réduction du déficit, dans le cas du déclenchement du volet correctif. Les États dont le déficit excéderait 3 % du PIB devraient réduire de 0,5 point par an ce ratio, au minimum, tant qu'il reste supérieur à 3 %.

Par la suite, les négociations au sein du Conseil ont progressivement conduit à envisager, dans les propositions de compromis, des « clauses de sauvegarde » (benchmarks), qui constituent également des garanties quantitatives :

- Dans le bras préventif du Pacte, une clause de sauvegarde pour la réduction de la dette. Pour les pays dont la dette dépasse 90 % du PIB, la réduction du ratio dette/PIB devrait être de 1 point en moyenne par an sur la durée de période d'ajustement (plan de 4 ans par défaut). Pour les pays dont la dette est comprise entre 60 % et 90 % du PIB, cet objectif de réduction de la dette serait fixé à 0,5 point ;

- Dans le bras préventif également, une clause de sauvegarde pour la réduction du déficit. Une « marge de résilience » de 1,5 % du PIB serait introduite. Elle viserait à garantir que, dans des circonstances économiques normales, le déficit public soit réduit à un niveau suffisamment inférieur au seuil de 3 % du PIB en fixant un objectif de 1,5 % du PIB ;

- Dans le bras correctif, un ajustement annuel de 0,5 point de PIB pour les États membres faisant l'objet d'une procédure pour déficit public excessif.

S'il s'agissait d'exigences uniformes pour l'ensemble des États Membres, définies de manière arbitraire, ces sauvegardes ne respecteraient pas l'esprit de la proposition initiale de la Commission et pourraient se révéler procycliques en amplifiant l'évolution de la conjoncture économique. En particulier, la clause de sauvegarde relative au déficit, qui se concentre sur l'ajustement annuel pour ramener le niveau du déficit sous les 3 % du PIB, est difficilement conciliable avec l'ambition de départ qui était de se concentrer sur le niveau des dettes et sur leur réduction graduelle dans une perspective de moyen terme.

Les rapporteures de la commission des affaires européennes rappellent que l'enjeu principal de la réforme est de faire en sorte que le nouveau cadre garantisse des ajustements budgétaires qui contribuent à la soutenabilité de la dette tout en encourageant l'investissement et la mise en oeuvre de réformes qui stimulent la croissance. L'abandon de l'un ou de l'autre de ces objectifs signerait l'échec de la réforme. En effet, comme l'a souligné le ministre de l'Économie, des finances et de la souveraineté industrielle et numérique, M. Bruno Le Maire, lors de son audition par la commission le 12 décembre 2023, le pacte n'est pas une fin en soi, mais « doit servir un objectif politique, celui d'une Europe puissante et prospère, et non d'une Europe en récession et d'une Europe de l'austérité ».

Les rapporteures rappellent qu'un « mur d'investissements publics » s'impose dans les années à venir, tout particulièrement dans le domaine des transitions numérique et écologique et en matière de défense. La Commission européenne estime ainsi que 520 milliards d'euros par an d'investissements, publics et privés, seront notamment nécessaires dans l'Union pour répondre aux besoins en matière de transition écologique d'ici 2030.

À l'issue de la présentation des rapporteures, la commission des affaires européennes a conclu au dépôt de la proposition de résolution européenne qui suit :

PERSONNES ENTENDUES OU AYANT TRANSMIS DES ÉLÉMENTS D'INFORMATION

Instances européennes

Commission européenne

Mme Aliénor MARGERIT, conseillère au cabinet de M. Paolo Gentiloni, commissaire européen aux affaires économiques et monétaires, à la fiscalité et à l'Union douanière

Mme Roberta TORRE, conseillère au cabinet de M. Paolo Gentiloni, commissaire européen aux affaires économiques et monétaires, à la fiscalité et à l'Union douanière

Cour des comptes européenne

M. Giuseppe DIANA, auditeur principal à la 4ème Chambre de la Cour des comptes européenne, rédacteur du document d'analyse de la Cour « Réformer la gouvernance économique de l'UE : des opportunités, mais aussi des risques et des défis à surmonter » d'octobre 2023

Gouvernement

M. Bruno Le MAIRE, ministre de l'économie, des finances et de la souveraineté industrielle et numérique

Services de l'État

Direction générale du Trésor du ministère de l'économie, des finances et de la souveraineté industrielle et numérique

Mme Nathalie GEORGES, cheffe des services des politiques macroéconomiques et des affaires européennes

M. Fabien BOUVET, chef du bureau Union économique et monétaire (EUROPE1)

M. Guillaume PRIMOT, chef du bureau Coordination et stratégie européenne (EUROPE2)

Cabinet du ministre de l'économie, des finances et de la souveraineté industrielle et numérique

Mme Audrey GROSS, conseillère chargée des questions européennes au cabinet du ministre de l'économie, des finances et de la souveraineté industrielle et numérique

M. Benjamin BUFFAULT, conseiller parlementaire du ministre de l'économie, des finances et de la souveraineté industrielle et numérique

Chercheur

M. Andreas EISL, chercheur senior en politique économique européenne à l'Institut Jacques Delors - Notre Europe

* 1 Le Pacte de stabilité et de croissance a été adopté en 1997 et se composait initialement du règlement (CE) n° 1466/97 du Conseil relatif au renforcement de la surveillance des positions budgétaires ainsi que de la surveillance et de la coordination des politiques économiques, du règlement (CE) n° 1467/97 du Conseil du 7 juillet 1997 visant à accélérer et à clarifier la mise en oeuvre de la procédure concernant les déficits excessifs et de la résolution du Conseil européen du 17 juin 1997 relative au Pacte de stabilité et de croissance.

* 2 Proposition de règlement du Parlement européen et du Conseil relatif à la coordination efficace des politiques économiques et à la surveillance budgétaire multilatérale et abrogeant le Règlement (CE) n° 1466/97 du Conseil (COM (2023) 240 final), proposition de règlement du Conseil modifiant le règlement (CE) n° 1467/97 du Conseil visant à accélérer et à clarifier la mise en oeuvre de la procédure concernant les déficits excessifs (COM (2023) 241 final), proposition de directive du Conseil modifiant la directive 2011/85/UE du Conseil sur les exigences applicables aux cadres budgétaires des États membres (COM (2023) 242 final)

* 3 Rapport du 15 décembre 2023 sur la proposition de règlement du Conseil modifiant le règlement (CE) n° 1467/97 visant à accélérer et à clarifier la mise en oeuvre de la procédure concernant les déficits excessifs, rapport du 15 décembre 2023 sur la proposition de directive du Conseil modifiant la directive 2011/85/UE relative aux exigences pour les cadres budgétaires des États membres, rapport du 15 décembre 2023 sur la proposition de directive du Conseil modifiant la directive 2011/85/UE relative aux exigences pour les cadres budgétaires des États membres.

La commission de l'emploi et des affaires sociales (EMPL) du Parlement européen a été saisie pour avis sur la base de ses domaines de compétence (notamment s'agissant du pilier européen des droits sociaux dans le contexte du semestre européen).

* 4 Traité sur la stabilité, la coordination et la gouvernance au sein de l'Union économique et monétaire du 2 mars 2012. Il a été signé par 25 États membres et est entré en vigueur le 1er janvier 2013.

* 5 Prévu par la réforme de 2005 du PSC, l'OMT a été inscrit formellement dans un traité : le TSCG.

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