EXPOSÉ DES MOTIFS
Mesdames, Messieurs,
Le 9 juillet 2025, dans le cadre de sa stratégie pour une Union de la préparation1(*), la Commission européenne a présenté une stratégie de constitution de stocks à l'échelle de l'Union2(*).
Élaborée sur la base des recommandations du rapport Niinistö3(*), et partant du constat que les chocs récents (pandémie, conflit en Ukraine, mais également les maladies animales et végétales) ont mis en exergue les vulnérabilités des chaînes d'approvisionnement de l'Union en produits médicaux, en énergie, en produits agroalimentaires et en matières premières critiques, cette stratégie vise à sécuriser l'accès aux biens essentiels en cas de crises graves, de longue durée, complexes et transfrontières.
Les considérations relatives à la préparation en cas de crise ont vocation à être progressivement intégrées dans toutes les politiques de l'Union, afin d'adopter une approche globale de la constitution de stocks.
Ce dossier doit ainsi être considéré dans une approche commune avec la proposition de règlement sur les médicaments critiques, à propos duquel le Sénat a adopté un avis motivé4(*), et avec celle relative au mécanisme de protection civile de l'Union européenne5(*), qui va faire l'objet d'un examen approfondi au regard du respect des principes de subsidiarité et de proportionnalité.
Sur le plan agricole, la Commission a ainsi présenté, le 17 juillet 2025, une proposition de révision du règlement (UE) n°1308/2013 portant organisation commune des marchés (OCM) dans le secteur agricole, COM(2025) 553 final.
Le règlement OCM, qui vise à fournir un filet de sécurité pour les marchés agricoles à l'aide d'instruments de soutien du marché, de mesures exceptionnelles et de régimes d'aide pour certains secteurs, serait ainsi complété par un nouveau chapitre intitulé « Disponibilité des approvisionnements en cas d'urgence et de crise grave », comprenant cinq articles destinés à mettre en oeuvre la stratégie de l'Union en matière de stockage s'agissant des produits agricoles stratégiques.
Si la dernière réforme de la politique agricole commune (PAC) a autorisé la Commission européenne à prendre des mesures de soutien exceptionnelles pour remédier aux perturbations de marché, la présente proposition législative introduit, de manière inédite, un ensemble de règles destinées à mieux coordonner les pratiques des États membres en matière de stocks alimentaires.
En pratique, le nouvel article 222 quater qui serait introduit dans le règlement (UE) n° 1308/2013 prévoit ainsi l'obligation, pour chaque État membre, d'élaborer un « plan national et/ou régional de préparation et de réaction en matière de sécurité alimentaire » par lequel il mettra en place des outils de surveillance des marchés agricoles et de récolte de données sur les stocks de certaines denrées.
Ces plans de préparation et de réaction, qui devront être réexaminés régulièrement par les États membres, et soumis tous les trois ans à la Commission européenne, pourront être utilisés pour constituer des réserves de produits agricoles mobilisables afin de « garantir la sécurité alimentaire en cas de perturbations majeures de l'approvisionnement » (nouvel article 222 quinquies). Cette possibilité sera néanmoins soumise à certaines conditions (achat des produits au prix du marché, évaluation régulière des stocks) afin d'éviter que la création de ces réserves n'entraîne des perturbations sur les marchés agricoles.
En cas de crise grave, la Commission pourra exiger des États membres qu'ils lui communiquent des rapports en temps réel sur les stocks publics ou privés de produits et intrants agroalimentaires (nouvel article 222 septies).
Il est enfin prévu que la Commission coordonne les actions des États membres dans ce domaine, via un mécanisme européen de préparation et de réaction aux crises de sécurité alimentaire, réunissant les autorités compétentes des États membres et les organisations de parties prenantes concernées (nouvel article 222 sexies).
La proposition de règlement COM (2025) 553 final se fonde sur l'article 43 (paragraphe 2) du traité sur le fonctionnement de l'Union européenne (TFUE), aux termes duquel le Parlement européen et le Conseil établissent l'organisation commune des marchés agricoles, ainsi que les autres dispositions nécessaires à la poursuite des objectifs de la politique commune de l'agriculture et de la pêche. Ces objectifs sont détaillés à l'article 39 du TFUE, et comprennent, notamment, la sécurité des approvisionnements.
Dans le contexte de la crise du Covid-19, puis de la guerre en Ukraine, les enjeux relatifs à la sécurité des approvisionnements figurent de facto au coeur des débats européens et ont justifié diverses initiatives de la Commission, pour évaluer les dépendances en termes d'importations, ainsi que les éventuelles vulnérabilités des chaînes d'approvisionnement. Néanmoins, la présente proposition franchit une étape supplémentaire, puisqu'elle introduit pour la première fois dans un texte agricole des dispositions relatives au stockage alimentaire et à la réaction face aux crises.
L'exposé des motifs de la proposition de règlement COM(2025) 553 final ne rend pas compte de cette novation, au regard du respect des principes de subsidiarité et de proportionnalité, puisqu'elle se borne à indiquer :
- d'une part, s'agissant de la subsidiarité, que « compte tenu de la dimension européenne de l'organisation commune des marchés et du fait qu'elle réglemente la libre circulation des marchandises des produits agricoles dans le marché intérieur, il y a lieu de traiter les différentes questions au niveau de l'UE plutôt qu'au niveau des États membres agissant individuellement. En outre, les modifications proposées consistent en des modifications de l'organisation commune des marchés des produits agricoles existante » ;
- d'autre part, s'agissant de la proportionnalité, que « la proposition prévoit des modifications limitées et ciblées de la législation actuelle, qui sont nécessaires au bon fonctionnement de l'organisation commune des marchés existante ».
Or, la préparation et la réaction face aux crises relèvent de la protection civile, domaine qui constitue une compétence des États membres et dans lequel l'Union ne dispose que d'une compétence d'appui, au terme de l'article 196 du TFUE.
Sur cette base, les dispositions qui seraient introduites dans le règlement (UE) n° 1308/2013 tendant à encadrer les modalités selon lesquelles les États membres établissent des plans de sécurité des approvisionnements en produits agricoles en situation d'urgence ou de crise grave (article 222 quater) et gèrent les réserves de produits agricoles (article 222 quinquies), de même que celles relatives aux nouvelles prérogatives conférées à la Commission européenne, s'agissant de la coordination de la préparation et de la réaction en matière de sécurité alimentaire (article 222 sexies et article 222 septies), ne paraissent pas conformes au respect du TFUE.
Premièrement, le nouvel article 222 quater instaure l'obligation, pour les États membres, d'établir un plan national de préparation et de réaction face aux crises, dont le contenu est largement encadré par la Commission. L'exécutif européen pourra en effet adopter des actes d'exécution précisant « le format, les exigences en matière de rapports, la diffusion des parties non confidentielles » des plans de préparation et de réaction en matière de sécurité alimentaire et « établissant des règles pour la coopération transfrontalière entre les États membres dans le cadre de l'élaboration et de l'application » de ces plans.
Or, près de quinze États membres sont d'ores et déjà dotés de plans nationaux destinés à mettre en oeuvre des stratégies de stockage alimentaire. Pour ces derniers, il y a tout lieu de craindre que la proposition ne vienne fragiliser les dispositifs déjà mis en place au niveau national, ou à tout le moins n'interfère avec ces derniers.
En parallèle, pour les États membres ne disposant pas de stocks alimentaires dédiés - comme la France -, la mise en oeuvre de ce texte nécessitera d'importants efforts de coordination et d'harmonisation, liés à l'obligation d'élaborer un plan de préparation, de créer des mécanismes de suivi et d'alerte, de répartir les rôles entre les autorités compétentes à tous les niveaux territoriaux, de définir les modalités de coopération avec les acteurs du secteur privé, ou encore de mettre en place de protocoles de communication d'urgence.
En tout état de cause, la proposition législative se traduira inévitablement par un accroissement significatif des charges administratives pesant sur les États membres.
La proposition instaure, deuxièmement, de nouvelles obligations relatives à la gestion des stocks agricoles. S'il n'impose pas, a priori, aux administrations nationales de constituer des stocks, le nouvel article 222 quinquies définit les modalités selon lesquelles les États membres devront gérer les réserves de produits agricoles, quand ils ont fait le choix d'en constituer. Le 4 du nouvel article 222 quinquies confère par ailleurs des compétences d'exécution particulièrement étendues à la Commission, puisqu'il lui appartiendra d'adopter des actes fixant les règles relatives « aux actions coordonnées en vue de l'établissement et de la gestion des réserves [...] telles que le recensement des catégories de produits pour la constitution des réserves et l'élaboration d'évaluations conjointes des risques et de mécanismes d'alerte précoce visant à atténuer les risques pour l'approvisionnement transfrontière et à assurer la continuité de l'approvisionnement en cas de rupture ». La proposition entretient ainsi un certain flou s'agissant des attentes règlementaires obligatoires qui pourraient être formulées auprès des États membres en matière de constitution ou de gestion des réserves de produits agricoles.
Troisièmement, le nouvel article 222 septies crée pour les États membres une nouvelle obligation de partage des données « en temps réel ». Ainsi, « en cas de crise grave déclarée ou d'urgence présentant un risque élevé pour la sécurité alimentaire », la Commission européenne pourra « exiger des États membres et des opérateurs qu'ils lui communiquent des rapports en temps réel sur les stocks publics et privés de produits et intrants agroalimentaires [...] en vue de garantir l'approvisionnement de ces produits dans l'Union ».
Indépendamment de la charge administrative qu'elle crée pour les États membres, cette disposition interroge quant au rôle central qu'elle confère à la Commission, eu égard à la sensibilité et à la confidentialité des données relatives aux stocks. Il y a tout lieu de croire, in fine, que la proposition pose les premiers jalons en vue d'une mutualisation, à l'initiative de la Commission, des stocks stratégiques nationaux.
En tout état de cause, le 4 du nouvel article 222 quinquies, relatif aux réserves de produits agricoles, précise expressément que la Commission peut adopter des actes d'exécution fixant les règles « relatives à la mise en oeuvre de mécanismes volontaires de solidarité et d'assistance mutuelle par lesquels les États membres mettent une partie de leurs réserves à la disposition d'un autre État membre confronté à de graves pénuries ». Si, à ce stade, la proposition n'impose aucune obligation de partage des stocks, elle esquisse cette possibilité en rendant obligatoire le partage des données en matière de réserves agricoles.
Quatrièmement, enfin, de grandes inconnues subsistent quant à la gouvernance envisagée pour le futur mécanisme européen de préparation et de réaction aux crises de sécurité alimentaire (nouvel article 222 sexies du règlement (UE) n° 1308/2013). En pratique, ce mécanisme semble s'inspirer du mécanisme européen permanent de préparation et de réactions aux crises de sécurité alimentaire (EFSCM), dispositif sui generis mis en place dans le cadre du plan d'urgence destiné à garantir l'approvisionnement et la sécurité alimentaires, adopté en 2021 à la suite de la pandémie du Covid-19.
L'EFSCM, qui s'appuie sur un groupe d'experts réunissant des représentants des États membres et de certains pays tiers, ainsi que des acteurs de tous les maillons de la chaîne alimentaire, a vocation à améliorer la coopération entre les secteurs public et privé et évaluer les risques en cas de crise. Depuis son lancement, la Commission a régulièrement convoqué ce groupe d'experts pour améliorer les niveaux de préparation. Jusqu'à présent, l'EFSCM a adopté trois séries de recommandations, sur la communication de crise, la diversité des sources d'approvisionnement et l'atténuation des risques dans la chaîne d'approvisionnement alimentaire.
Si le choix d'un organisme spécifiquement dédié à la sécurité des approvisionnements dans le secteur agricole va dans le bon sens, en écartant la perspective d'une gouvernance globale et transversale des stocks dans les différents secteurs, force est de constater que la rédaction du nouvel article 222 sexies proposé par le texte demeure très laconique.
En effet, la proposition ne précise pas le rôle que la Commission entend jouer dans ce mécanisme de préparation et de réactions aux crises de sécurité alimentaire, ni les prérogatives qui seront les siennes au sein de cette instance. Rien ne garantit, à ce stade, que la Commission européenne ne s'arroge des compétences décisionnelles directes, cantonnant les États membres à un rôle essentiellement logistique.
Pour ces raisons, la commission des affaires européennes a conclu au dépôt de la proposition de résolution qui suit :
* 1 Communication conjointe au Parlement européen, au Conseil européen, au Conseil, au Comité économique et social européen et au Comité des régions sur la stratégie européenne pour une union de la préparation, JOIN(2025) 130 final.
* 2 Communication de la Commission au Parlement Européen, au Conseil, au Comité Économique et Social Européen et au Comité des Régions, Stratégie de constitution de stocks à l'échelle de l'UE : renforcer la préparation matérielle de l'Union aux crises, COM(2025) 528 final
* 3 Safer Together - Strengthening Europe's Civilian and Military Preparedness and Readiness (Plus sûrs ensemble : renforcer la préparation et l'état de préparation civils et militaires de l'Europe).
* 4 Résolution européenne du Sénat n° 166 (6 juillet 2025) portant avis motivé sur la conformité au principe de subsidiarité de la proposition de règlement du Parlement européen et du Conseil établissant un cadre visant à renforcer la disponibilité et la sécurité de l'approvisionnement en médicaments critiques ainsi que la disponibilité et l'accessibilité des médicaments d'intérêt commun, et modifiant le règlement (UE) 2024/795 - COM(2025) 102 final.
* 5 Proposition de Règlement du Parlement européen et du Conseil sur le Mécanisme de protection civile de l'Union européenne et le soutien de l'Union européenne pour la préparation et la réponse aux urgences sanitaires, et révisant la décision n°1313/2013/UE (Mécanisme de protection civile de l'Union européenne) - COM(2025) 548 final.