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M. HUBERT VÉDRINE RÉPOND AUX CRITIQUES FORMULÉES PAR LES SÉNATEURS AU SUJET DE LA DERNIÈRE INTERVENTION AMÉRICAINE EN IRAK

La commission des affaires étrangères, de la défense et des forces armées, présidée par M. Xavier de Villepin, a entendu le mardi 22 décembre 1998 M. Hubert Védrine, ministre des affaires étrangères, sur les conséquences de la dernière crise irakienne.

M. Hubert Védrine a d'abord souligné que la France avait toujours plaidé pour une application stricte des résolutions adoptées par les Nations unies vis-à-vis de l'Irak ; ces résolutions fixaient les conditions de mise en oeuvre de contrôles particuliers sur les programmes d'armement irakiens, tout en ouvrant la voie, dans un deuxième temps, au passage à un contrôle continu afin d'éviter que l'Irak ne redevienne un danger pour la sécurité dans le monde. Toutefois, le ministre des affaires étrangères a relevé qu'il n'avait jamais été mis un terme au premier volet de ce processus de contrôle qui durait depuis sept ans et avait, du reste, donné des résultats probants ; ainsi, l'action conduite par la Commission spéciale des Nations unies chargée du désarmement de l'Irak (UNSCOM) a permis de détruire une plus grande quantité d'armes de destruction massive irakiennes que les opérations militaires menées pendant la guerre du Golfe.

La France, comme l'a rappelé M. Hubert Védrine, juge que le moyen d'obtenir un contrôle complet et réel de l'armement irakien repose sur la coopération négociée plutôt que sur la mise en oeuvre de frappes militaires. Le ministre des affaires étrangères a par ailleurs observé que le Conseil de sécurité, en décidant que l'Irak s'exposait "aux plus graves conséquences" en cas de violation des résolutions adoptées par les Nations unies, s'était référé à la faculté de recourir à des actions de force sur la base du chapitre VII de la charte des Nations unies et a ainsi fourni une éventuelle base légale à des opérations militaires.

M. Hubert Védrine a estimé que les dernières frappes conduites par les Américains ne pouvaient pas résoudre le problème du contrôle de l'armement irakien, car elles visaient d'abord à affaiblir les structures politico-militaires de l'Irak -mission qui reste étrangère aux objectifs poursuivis par les contrôles. L'initiative américaine ne pouvait donc, d'après le ministre, que heurter tous les partisans d'une diplomatie organisée dans un cadre multilatéral.

Le ministre des affaires étrangères a ensuite évoqué les moyens de trouver une solution durable à la question irakienne. Il a rappelé, à cet égard, le travail mené au sein du Conseil de sécurité par la France pour faire adopter une résolution qui permette d'aboutir à une levée de l'embargo pétrolier appliqué actuellement à l'Irak ; la mise en oeuvre des dernières frappes militaires américaines ouvre une situation nouvelle qui appelle une adaptation des méthodes et devrait favoriser le passage à la phase du contrôle continu qui vise à éviter la reconstitution des programmes d'armement irakiens.

M. Hubert Védrine a relevé par ailleurs que l'objectif de levée de l'embargo était certes souhaitable pour des raisons humanitaires mais se fondait aussi sur le fait que l'embargo ne constituait pas l'objet principal de la politique des Nations unies conduite vis-à-vis de l'Irak, comme le montrait l'adoption, par le Conseil de sécurité, de la résolution "pétrole contre nourriture". Le ministre des affaires étrangères a souligné en outre la nécessité de restaurer l'autorité du Conseil de sécurité, qui avait été ignorée et contournée par l'action américaine. M. Hubert Védrine a toutefois souligné que l'accord de l'ensemble des membres du Conseil de sécurité serait nécessaire pour procéder à une levée des sanctions, ce qui permettrait aux Etats-Unis et aussi au Royaume-Uni de s'y opposer. La France, pour sa part, ne peut rien imposer ; elle doit s'efforcer de convaincre et de trouver des partenaires qui partagent ses positions. Le ministre des affaires étrangères a conclu que les éventuelles inflexions de la politique conduite à l'égard de l'Irak supposaient d'abord des discussions entre les Etats-Unis, le Royaume-Uni, la France et la Russie.

A la suite de l'exposé du ministre, un débat s'est instauré avec les commissaires.

M. Aymeri de Montesquiou s'est interrogé sur la réaction officielle de la France pendant les frappes menées par les Américains et les Britanniques, qui avait, selon lui, déconcerté les opinions publiques, non seulement en France mais aussi dans le monde arabe ; or il ne faut pas oublier, a-t-il souligné, que la France représente un espoir pour cette région où la présence américaine est considérée comme pesante. M. Aymeri de Montesquiou s'est en outre demandé si la France n'aurait pas dû demander le renvoi de M. Butler, responsable de l'UNSCOM, qui avait remis son rapport au président des Etats-Unis avant de le communiquer au secrétaire général des Nations unies. Il a regretté vivement, à cet égard, le peu de considération accordée par les Etats-Unis à l'Organisation des Nations unies. Enfin, il a relevé que l'affluence observée dans les mosquées des différents pays arabes soulignait les risques d'une influence croissante du fondamentalisme et pouvait également être considérée comme une manifestation d'hostilité vis-à-vis des Etats-Unis.

M. Pierre Mauroy a rappelé qu'il n'avait jamais douté du bien-fondé des frappes menées contre l'Irak lorsque l'initiative en revenait aux Nations unies. Cependant, la dernière action anglo-américaine suscitait à ses yeux la plus grande perplexité et soulevait de nombreuses questions ; l'association des Britanniques à l'initiative américaine, même si elle peut être considérée comme négligeable sur le plan militaire, constitue un profond motif de déception au regard de la mise en place souhaitable d'une politique étrangère commune à l'échelle de l'Europe. M. Pierre Mauroy a estimé que la dernière opération militaire sera sans doute jugée avec beaucoup de sévérité car elle n'a pas permis d'affaiblir le pouvoir du chef d'Etat irakien comme celui-ci aurait pu l'être par des actions conduites avec d'autres méthodes. Par ailleurs, il ne faut pas oublier, selon M. Pierre Mauroy, que le peuple irakien représente la principale victime de ces frappes militaires ; celles-ci constituent en outre une très grave atteinte au rôle des Nations unies et de son secrétaire général et témoignent de la volonté manifestée par la première puissance politique du monde d'imposer sa seule logique dans les relations internationales.

M. Pierre Mauroy a également souligné la nécessité de revoir l'organisation et le fonctionnement de l'UNSCOM et de modifier le dispositif de contrôle appliqué à l'Irak selon les principes défendus par la France. Il s'est enfin inquiété de l'image donnée par les puissances occidentales aux opinions publiques arabes, et a rappelé la nécessité de mieux prendre en compte les aspirations du monde arabe.

M. Michel Caldaguès s'est demandé dans quelle mesure les frappes américaines avaient pu avoir pour objectif l'élimination du président irakien.

M. Claude Estier a observé que ce n'était pas la première fois que les Etats-Unis agissaient dans le mépris de l'Organisation des Nations Unies. Il s'est interrogé sur l'attitude apparemment contradictoire du président américain qui avait accompli des gestes d'ouverture lors de sa visite à Gaza, alors qu'il préparait par ailleurs une opération militaire largement rejetée par les populations arabes.

Mme Danielle Bidard-Reydet a considéré qu'au-delà des victimes civiles et des destructions infligées à l'Irak par l'intervention américaine, la position du Président Saddam Hussein paraissait aujourd'hui renforcée, à la fois auprès de la population irakienne et dans l'opinion publique du monde arabe. Elle a souligné qu'un sentiment d'injustice prévalait au sein des populations arabes qui se sentaient flouées en constatant que certaines résolutions des Nations unies demeuraient inappliquées sans pour autant entraîner de sanctions de même nature. Elle a déploré l'affaiblissement de l'Organisation des Nations unies qui résultait de l'intervention américaine. Elle a souhaité connaître le bilan des destructions infligées à l'Irak et du nombre des victimes civiles. Craignant que l'image de la France ne sorte quelque peu ternie de cette crise, elle a souhaité que notre Gouvernement hausse désormais le ton et prenne des initiatives, en particulier en ce qui concerne la levée d'un embargo lourd de conséquences pour les populations civiles.

M. André Dulait s'est demandé si la récente crise irakienne ne risquait pas de compromettre le dialogue amorcé avec les dirigeants libyens en vue d'une normalisation des relations avec la Libye.

M. Philippe de Gaulle a rappelé que dans la période contemporaine, et dès leur intervention lors de la première guerre mondiale, les Etats-Unis avaient toujours refusé toute subordination à une autorité autre qu'américaine. Il a considéré qu'aujourd'hui encore, les Etats-Unis ne concevaient pas de s'associer à une action de l'ONU ou de l'OTAN autrement que sous commandement américain. Il s'est demandé si, face à cette situation, la France n'aurait pas intérêt à pratiquer la politique de la "chaise vide" dans des organisations considérées par les Etats-Unis comme de simples cautions morales.

M. Xavier de Villepin, président, a souhaité savoir si l'Agence internationale de l'énergie atomique (AIEA) ne serait pas en mesure de prendre le relais des missions de l'UNSCOM avec plus d'efficacité et de diplomatie. Il s'est demandé si l'attitude britannique au cours de la récente crise irakienne ne remettait pas en cause le rapprochement amorcé en matière de défense européenne lors du dernier sommet franco-britannique de Saint-Malo.

A la suite de ces différentes interventions, M. Hubert Védrine, ministre des affaires étrangères, a apporté les précisions suivantes :

- le déroulement de la crise irakienne illustre l'existence d'une hyperpuissance américaine qui s'affirme, sans contrepoids, dans tous les domaines des relations internationales ;

- face à la question irakienne, l'unité du monde arabe est beaucoup moins forte qu'on ne le pense généralement, alors que la grande majorité des pays occidentaux partage largement la position américaine ; aussi la France doit-elle tenir compte de cette réalité internationale pour affirmer une position qui reflète sa sensibilité propre, tout en permettant de progresser vers une issue à la crise ;

- la prise de conscience par les Etats-Unis du caractère trop déséquilibré de leur politique au Proche-Orient, illustrée par la visite du Président Clinton à Gaza, n'est pas contradictoire, aux yeux de ce dernier, avec une politique offensive contre le régime irakien ;

- la France, comme vient de le souligner le Premier ministre, a fermement affirmé qu'il convenait désormais de restaurer l'autorité du Conseil de sécurité des Nations unies ; sa position au cours de la dernière crise ne devrait en rien altérer ses relations avec les gouvernements du monde arabe, car elle apparaîtra juste, raisonnable et clairvoyante ;

- l'attitude britannique lors de la crise ne remet pas en cause les acquis du sommet de Saint-Malo, qui a révélé la volonté de Londres, au travers des questions de défense, de jouer un rôle plus actif dans la construction européenne.