Service des Commissions - Commission des Affaires étrangères, de la Défense et des Forces armées

LES RESPONSABLES DU CEA ÉVOQUENT DEVANT LES SÉNATEURS LES ENJEUX DU PROGRAMME DE SIMULATION ET LES PERSPECTIVES DE MISE EN OEUVRE DU TRAITÉ D'INTERDICTION COMPLÈTE DES ESSAIS NUCLÉAIRES 


 

Réunie le mercredi 28 janvier 1998 sous la présidence de M. Xavier de Villepin, président, la commission des Affaires étrangères, de la défense et des forces armées du Sénat a procédé à l'audition de M. Yannick d'Escatha, administrateur général du Commissariat à l'Energie Atomique (CEA), accompagné de M. Jacques Bouchard, directeur des applications militaires et de M. Christian Prettre, directeur des relations internationales.

M. Yannick d'Escatha, administrateur général, a tout d'abord évoqué l'avenir et les enjeux du programme de simulation qui représente, depuis l'arrêt définitif des essais nucléaires, l'unique moyen de maintenir à long terme la capacité technique de notre dissuasion nucléaire, tant pour garantir la fiabilité et la sûreté des armes qui remplaceront les armes actuelles que pour faire face aux problèmes liés au vieillissement des charges.

M. Yannick d'Escatha a particulièrement insisté sur les impératifs de calendrier qui imposent, d'ici 2010, le remplacement des équipes ayant été confrontées aux essais en vraie grandeur par une nouvelle génération de techniciens qui ne bénéficieront pas de la même expérience et qui ne pourront plus tester les armes de renouvellement. Il a souligné que, dans ces conditions, la mission du CEA était d'assurer, avant le remplacement des têtes nucléaires actuelles, et notamment celui de la TN 75 par la future tête nucléaire océanique (TNO) en 2015, la mise en place d'équipes nouvelles capables de fabriquer des charges nucléaires présentant toutes garanties de fiabilité et de sûreté, afin de maintenir la capacité technique de la dissuasion française. Dans cette perspective, il a précisé que le CEA s'attachait à constituer de nouvelles équipes formées de personnel de haut niveau, qui devaient bénéficier des résultats des essais passés, et notamment de la dernière campagne d'essais, tout en étant "homologuées" par les personnels plus anciens qui avaient connu les essais en vraie grandeur et en avaient retiré toute l'expérience, même si elle est parfois empirique, comme dans le domaine thermonucléaire non accessible jusqu'ici en laboratoire. Il a estimé que ce passage de relais constituait une situation unique, car il devait être impérativement réussi dans une "fenêtre de temps" très réduite où les équipes nouvelles et les équipes anciennes devront travailler ensemble sur le laser Mégajoule avant 2010 pour combler les connaissances manquantes, faute de quoi la perte des capacités techniques dans le domaine de la dissuasion serait irréversible, en raison de l'arrêt des essais.

M. Yannick d'Escatha a ensuite rappelé les deux objectifs principaux du programme de simulation :

- fournir les données permettant de maîtriser les effets du vieillissement des armes,

- et garantir la fiabilité et la sûreté des armes appelées à remplacer les armes nucléaires actuelles par des armes dites "robustes" ; elles ont été validées lors de la dernière campagne d'essais et seront moins sophistiquées et donc, en particulier, moins sensibles aux inévitables variations de fabrication.

Il a précisé que ces objectifs impliqueront la mise en oeuvre de trois types d'opérations : la modélisation de la physique du fonctionnement des armes nucléaires, le calcul numérique et la validation expérimentale. Il a évoqué les deux instruments principaux nécessaires à cet effet : la machine radiographique Airix, qui permettra, à l'aide d'expérimentations non nucléaires, de donner des indications sur le comportement des matériaux et qui sera opérationnelle dès 1999 ; le laser Mégajoule, dédié à l'expérimentation de la combustion thermonucléaire d'une très faible quantité de matière soumise au rayonnement de 240 faisceaux lasers.

M. Yannick d'Escatha a précisé les principales échéances de la construction du laser Mégajoule : un prototype doté de 8 faisceaux, la ligne d'intégration laser (LIL), sera mis en service en 2001, alors que le laser Mégajoule lui même sera doté d'un tiers de ses faisceaux en 2006 pour être achevé en 2010. Il a conclu sur ce sujet en rappelant à la fois l'impératif absolu de réussite de ce programme et la très forte contrainte pesant sur sa réalisation d'ici 2010.

Abordant le traité d'interdiction complète des essais nucléaires (CTBT), qui proscrit le recours aux essais nucléaires en vraie grandeur, y compris ceux de faible énergie, il a indiqué que celui-ci avait été signé par 149 pays, dont les 5 puissances nucléaires déclarées et Israël. Il a rappelé que l'entrée en vigueur du traité était subordonnée à sa ratification par les 44 Etats disposant de capacités nucléaires dans le domaine civil, et que, parmi eux, l'Inde s'opposait toujours à la mise en oeuvre de ce traité.

L'administrateur général du CEA a alors présenté les principaux moyens prévus par le traité pour faire respecter l'interdiction des essais, à savoir un système de surveillance, un centre international de données et des entités chargées de l'inspection sur place et de l'évaluation. Il a précisé que les Etats pourraient continuer à utiliser également leurs propres systèmes nationaux de surveillance et d'interprétation. Il a estimé que les moyens prévus par le traité, et notamment la transmission à un centre international de données, accessible à tous les Etats parties, des résultats de la surveillance internationale, permettront de détecter sur 90 % du territoire mondial toute explosion nucléaire supérieure à 1 kilotonne.

MM. Yannick d'Escatha, Jacques Bouchard et Christian Prettre ont ensuite répondu aux questions des commissaires.

M. Jean Faure, soulignant le caractère non modifiable de la "fenêtre de temps" évoquée par l'administrateur général du CEA pour la réalisation du programme de simulation et, par voie de conséquence, le caractère impératif du respect du calendrier prévu, s'est interrogé sur les conséquences des diminutions budgétaires décidées pour 1998. S'agissant par ailleurs de la mise en oeuvre du traité d'interdiction complète des essais, il a demandé aux responsables du CEA quelles pourraient être, à leurs yeux, les conséquences de la non-adhésion de l'Inde sur l'efficacité du système de surveillance prévu.

M. Christian de La Malène s'est demandé si d'autres pays nucléaires se dotaient ou envisageaient de se doter d'armes nucléaires nouvelles, alors que la France devait nécessairement se contenter de la fabrication d'armes "robustes", très proches des armes actuelles qui avaient été testées en grandeur réelle.

M. Hubert Durand-Chastel s'est déclaré très préoccupé du danger présenté par les centrales nucléaires de certains pays et s'est interrogé sur la possibilité de conclure un avenant au traité de non-prolifération nucléaire qui permettrait de combattre les risques présentés par ces centrales en améliorant leur sécurité.

M. Serge Vinçon, revenant sur l'efficacité attendue du CTBT, a demandé aux responsables du CEA quelles seraient à leurs yeux les chances de détecter des essais de faible puissance sur des territoires très étendus.

M. Xavier de Villepin, président, a d'abord posé des questions concernant les futures composantes nucléaires françaises : quelles seraient les caractéristiques des futures têtes nucléaires TNA et TNO ? dans quelle mesure le programme de simulation était-il réellement indispensable pour assurer la sécurité et la fiabilité des futures armes ? où en était-on aujourd'hui de l'indétectabilité de la composante sous-marine ?

M. Xavier de Villepin, président, revenant sur le programme de simulation, a ensuite interrogé les responsables du CEA sur les conditions du maintien de compétences des nouvelles équipes, sur les retombées civiles éventuelles du programme de simulation, sur le coût et le financement de ce programme, et sur l'intensité de la coopération franco-américaine en la matière.

MM. Yannick d'Escatha, Jacques Bouchard et Christian Prettre, répondant aux intervenants, ont alors apporté les précisions suivantes :

- les arbitrages rendus nécessaires par le budget pour 1998 ont préservé le programme de simulation et n'ont pas porté atteinte à son calendrier ; il demeurera toutefois essentiel de disposer, dans les années à venir, des moyens nécessaires pour respecter la "fenêtre de temps indéformable" durant laquelle le programme de simulation devra être mené à bien ;

- la non-adhésion de l'Inde au CTBT pourrait constituer un facteur de blocage de la mise en oeuvre du système de surveillance prévu par ce traité ; une conférence diplomatique devrait être réunie en 1999 pour examiner les possibilités juridiques d'entrée en vigueur du traité si des pays comme l'Inde continuaient à refuser d'y adhérer ;

- la sécurité des centrales nucléaires dans les pays est-européens constitue en effet une préoccupation majeure, mais la démarche de la communauté internationale en la matière repose surtout sur l'aide technique et sur le respect de "codes de bonne conduite" permettant de diffuser une bonne culture de sûreté (convention sur la sûreté des réacteurs) ;

- le coût du programme de simulation s'élèvera à environ 10 milliards de francs sur la période 1995-2010 pour les grands investissements nécessaires (laser Mégajoule, Airix et ordinateurs de grande puissance) et à environ 1 milliard de francs par an de coût de fonctionnement correspondant à l'activité d'un millier de chercheurs ; l'ensemble de ces coûts ne représente toutefois que moins de 10 % des crédits consacrés au nucléaire militaire et aboutit par ailleurs à des économies par rapport au coût antérieur des essais nucléaires ;

- le programme de simulation est totalement indispensable pour assurer, sur le long terme, la fiabilité et la sûreté des armes et pour pérenniser notre capacité technique de dissuasion ; les autres puissances nucléaires reconnues ont d'ailleurs, à des degrés divers, engagé des programmes comparables ;

- la principale caractéristique des futures têtes nucléaires TNA et TNO résidera dans le fait qu'elles seront dotées de charges "robustes" dérivées des essais en grandeur nature ; leurs performances ne seront pas fondamentalement différentes de celles des armes actuelles ;

- la simulation ne permet pas la fabrication d'armes nucléaires nouvelles, éventuellement miniaturisées, ce qui, au demeurant, ne semble pas figurer aujourd'hui parmi les objectifs des autres puissances nucléaires ;

- la coopération franco-américaine pour le développement des outils de la simulation se poursuit de manière très fructueuse, tant dans le domaine des lasers (avec le laboratoire de Livermore) que dans celui de la radiographie (avec le laboratoire de Los Alamos) ;

- les retombées civiles potentielles du programme de simulation, et notamment du laser Mégajoule, sont très importantes dans des domaines aussi variés que la production d'énergie, l'astrophysique, voire la biologie ; le CEA, à travers la DAM mais aussi ses directions civiles, participe ainsi, dans le domaine des lasers, à la constitution d'un pôle scientifique français particulièrement performant ;

- le système international de surveillance prévu par le CTBT devrait permettre de détecter des expérimentations de l'ordre d'une kilotonne, mais son efficacité pourra être renforcée par les moyens de détection nationaux qui pourront également permettre d'alerter la communauté internationale ;

- des progrès importants ont été réalisés dans la discrétion acoustique des sous-marins et nos SNLE de nouvelle génération satisfont à des spécifications très ambitieuses dans ce domaine, même si nul ne peut préjuger des progrès qui pourraient être accomplis, sur le long terme, dans le domaine de la détection ;

- la direction des applications militaires du CEA s'est engagée, dès la fin 1996, dans une nouvelle et importante restructuration de ses moyens qui aboutira à une nouvelle réduction de ses effectifs de 20 % en trois ans et à la fermeture de 3 sites sur 7.

M. Xavier de Villepin, président, a enfin évoqué avec les responsables du CEA la situation de l'Irak au regard de la prolifération nucléaire.