B. LES MUTATIONS SOCIOCULTURELLES ET COMPORTEMENTS ALIMENTAIRES

Les modifications socioculturelles de la société française dans la seconde moitié du 20 e siècle ont été considérables ; elles ont été abondamment décrites et explorées. Il n'est pas de l'objet du présent rapport d'en refaire l'illustration.

Aussi se contentera-t-on d' en rappeler rapidement les traits dominants pour mettre en exergue les changements importants qu'elles ont apportés à nos comportements alimentaires.

1. Des changements socioculturels durables

Plusieurs changements forts - à la fois économiques, sociaux et culturels - ont affecté la France dans le dernier demi-siècle :

la croissance de la productivité et du revenu disponible,

le passage d'une société encore fortement marquée par la ruralité à une société urbaine,

le transfert progressif des emplois du secteur secondaire au secteur tertiaire et donc l'avènement de ce que l'on appelle une société de bureaux,

le changement du partage du temps, d'une société où les existences étaient relativement courtes et rythmées par le travail à une société où l'espérance de vie et la qualité du vieillissement s'améliorent, et dans laquelle le loisir est un des principaux facteurs d'épanouissement,

et le développement du taux d'activité féminine en milieu urbain. En 1960, le taux d'activité des femmes entre 20 et 45 ans était de 40 % ; il est aujourd'hui de 75 %.

Chacun de ces facteurs a été à la fois la cause et la conséquence d'une transformation profonde de nos modes de vie.

Mais dans le domaine qui nous intéresse, il est clair que leur conjugaison a non seulement influencé la diversification de l'offre d'aliments, mais aussi fortement contribué à une mutation de nos comportements alimentaires .

2. Une mutation des comportements alimentaires

L'aliment et l'alimentation sont naturellement liés. Mais pas totalement : certaines des propositions agroalimentaires du 19 e siècle, qu'il s'agisse de l'appertisation ou du cycle industriel du froid ont influencé seulement à la marge les modes d'alimentation des Français.

Les innovations alimentaires proposées au cours des trente dernières années ont au contraire profondément modifié nos comportements alimentaires en délitant partiellement le lien identitaire avec l'aliment, en faisant évoluer notre temps alimentaire et en modifiant les modèles culturels d'alimentation .

a) L'érosion du lien identitaire avec l'aliment

Un rapport récent du Commissariat général du plan (« La décision politique face au risque ») soulignait que les conditions de la production agroalimentaire se sont profondément modifiées en un demi-siècle, évoluant d'une dimension locale à une dimension internationale, et d'une dimension artisanale ou préindustrielle à une dimension industrielle.

Par suite, une part croissante des consommateurs ne fait plus nécessairement le lien entre le produit agricole d'origine et l'aliment transformé . Chacun connaît l'anecdote de cette institutrice qui, demandant à des enfants d'une classe maternelle de dessiner des poissons, a reçu en retour des rectangles censés représenter les poissons panés que consommaient ces enfants.

Mais il y a plus grave : à l'occasion de distributions gratuites d'aliments à des populations urbaines défavorisées, on a constaté que certains des récipiendaires - consommateurs par ailleurs de chips, de frites ou de purée lyophilisée - ne savaient pas quoi faire d'une pomme de terre...

Ces faits illustrent les fractures socioculturelles qui se dessinent dans notre société. Ces attitudes sont aussi représentatives d'une perception émiettée ou reconstituée de l'aliment. Elles facilitent ainsi des comportements alimentaires déconnectés de la transformation des aliments primaires, comme la prise d'aliments décalée des horaires traditionnels chez les adultes ou le grignotage chez les enfants et les adolescents.

L'aliment est devenu un produit fini uniquement lié à ses possibilités immédiates de consommation 6 ( * ) .

b) Un nouveau partage du temps alimentaire

La rupture des modes de vie traditionnelle a modifié notre « temps alimentaire ».

Le temps contraint par le transport en milieu urbain et le travail a limité l'ampleur de la pause alimentaire de midi. L'instauration de la journée continue dans beaucoup d'entreprises a amplifié ces effets. En résultent le développement de l'alimentation collective d'entreprise et surtout l'alimentation nomade, du sandwich aux panini ou aux steaks hachés dont l'usage a été popularisé par une grande enseigne américaine. L'extension de ce comportement alimentaire, fondé sur une prise d'aliments rapide, censée par sa composition (pain, viande, matière grasse, fromage, feuille de salade) représenter symboliquement un repas complet n'est pas anodine. Elle instaure une rupture jugée inquiétante par les diététiciens .

De même, le temps contraint des femmes, la « double journée » - professionnelle et familiale - a-t-il contribué à une simplification de la composition des repas familiaux. La « double journée » des femmes a aussi pour conséquence de libérer la prise alimentaire des enfants et des adolescents entre le retour de l'école et le repas du soir.

Or, ce temps contraint converge avec les nouveaux usages du temps libre pour déstructurer encore plus les comportements alimentaires familiaux . La télévision, que les Français regardent en moyenne trois heures par jour, la vidéo, les jeux électroniques constituent une offre de substitution au temps consacré au repas familial du soir.

Mieux, au Royaume-Uni apparaissent aujourd'hui des programmes immobiliers où l'espace de cuisine est réduit à sa plus simple expression.

Cela étant, il convient de nuancer ce propos.

Par exemple, l'enquête INCA du CREDOC 7 ( * ) (2000) montre que 75 % des adultes déjeunent à la maison et que 88 % y dînent. Au total, les repas hors domicile ne représentent que 19 % des dépenses alimentaires (50 % aux Etats-Unis). De même, le soir, 50 % ne dînent jamais d'un repas « à plat unique ».

Mais le bilan tracé par le CREDOC montre qu'il existe bien une évolution de nos comportements alimentaires marquée par une progression de l'alimentation nomade.

En France, entre 1990 et 2000, la consommation annuelle de sandwiches de toutes natures a doublé pour atteindre 615 millions d'unités par an ; elle reste, cependant, très éloignée de celle des Britanniques (2,2 milliards par an), comme elle le reste pour les sodas et jus de fruits (98 ml/jour en France pour les adultes et 198 ml/jour pour les adolescents, 362 ml/jour au Royaume-Uni).

Cette tendance s'affirme lorsque l'on examine la répartition démographique des consommateurs . Les personnes âgées consomment plus de produits « traditionnels » (pain, soupe, légumes, fruits) et prennent davantage de repas à domicile. En revanche, auprès des adolescents et des pré adolescents (mais non pas des enfants), on enregistre de fortes hausses de consommation, par rapport à la moyenne, des sandwiches, pizzas et quiches, chocolats, sucre et dérivés du sucre.

3. L'évolution des modèles culturels de consommation d'aliments

a) L'inversion du rôle de la calorie

Les diététiciens entendus à l'occasion de ce rapport ont rappelé que si les famines avaient disparu en France depuis le règne de Louis-Philippe, la sous-nutrition - en particulier enfantine - était encore répandue dans l'entre-deux-guerres.

Le modèle de consommation dominant après guerre était encore marqué par la nécessité de l'aliment, exacerbée par le souvenir des privations de l'occupation - le rationnement n'a été supprimé qu'à la fin des années 40. Si l'on vivait - en particulier en Europe du Sud - pour bien manger, on mangeait surtout pour vivre.

L'évolution enregistrée depuis un demi-siècle a déqualifié ce rôle de la calorie.

Moins sollicités par l'effort physique, les Français se dégagent du pic des 3400 calories consommées vers 1900. Nos concitoyens évoluent vers une consommation quotidienne d'environ 2500 calories pour les hommes et de 500 calories de moins pour les femmes.

D'indispensable, l'apport calorique est devenu diabolisé.

Cette inversion des valeurs recouvre une structure de consommation calorique très corrélée à ce que l'on peut appeler la fracture alimentaire. En effet, dans les couches les plus défavorisées, la consommation calorique masculine quotidienne approche ou dépasse les 3000 calories alors que les bourgeois gras caricaturés par Daumier ont tendance à disparaître, tout comme les patrons à embonpoint représentatifs des 200 familles dans les campagnes d'affiche du Front populaire.

Par contre, l'obésité semble devenir, mais pas exclusivement, la marque des populations les plus défavorisées des « cités ».

b) La déqualification des aliments de nécessité

Les transferts sectoriels qui ont marqué la France de la seconde moitié du 20 e siècle ont eu une conséquence directe sur les modèles de consommation alimentaire.

Les aliments de pénurie ou de nécessité surconsommés par des catégories sociales en déclin 8 ( * ) , agriculteurs, ouvriers, sont eux-mêmes en déclin : légumes secs, pain, pommes de terre, etc.

Par exemple, la consommation quotidienne de pain est passée de 900 g par personne en 1900 à 325 g en 1950 et à 160 g aujourd'hui.

Cette fatalité s'exprime assez bien dans le tableau suivant qui montre, notamment, la baisse de la consommation de glucides depuis 1961 :

c) Les conséquences de la « féminisation » de la société

Ce concept, dégagé par Claude Fischler dans son ouvrage, traduit une pesée socioculturelle lourde sur l'évolution des consommations alimentaires. Mais on aurait pu aussi bien parler du rôle social dominant de l'image ou de la montée de la lipophobie.

L'idée part du constat que la plupart des nouvelles offres agroalimentaires ont été conçues pour les femmes à la fois comme préparatrices des repas mais aussi comme consommatrices directes : plats allégés, produits laitiers au bifidus, etc.

L'observation par l'INSEE de l'évolution des consommations alimentaires du Français - à domicile et au travail - de 1981 à 1996 tend à la valider :

 

1981

1996

Volume en croissance très forte

 
 

Jus de fruits, de légumes

110

500

Volume en forte croissance

 
 

Plats cuisinés
Condiments, vinaigres, sauces préparées
Produits laitiers frais
Aliments diététiques et pour bébés
Vins AOC et vins de qualité supérieure

110
100
110
100
100

250
230
220
210
210

Volume en croissance moyenne et légèrement au-dessus

 
 

Crèmes glacées
Céréales secondaires (riz...)
Boissons non alcoolisées élaborées (gazeuses...)
Poissons en conserve, surgelés, fumés
Eaux minérales

100
100
100
100
100

200
200
180
180
100

Volume décroissant

 
 

Pain
Triperie
Entremets desserts, petits déjeuners
Pommes de terre
Pâtisserie fraîche
Veau
Sucre
Laits concentrés et secs
Vins de consommation courante
Cheval
Tabac

100
100
100
100
100
100
100
100
100
100
100

92
90
90
80
80
75
70
60
50
40
35

Source : Comptabilité nationale, INSEE

d) La substitution glucidique

Les glucides, qui représentaient 57 % des apports énergétiques des Français en 1960, n'en représentaient plus que 46 % en 2000.

Mais si on prend la consommation quotidienne du pain on s'aperçoit, sur la même période, qu'elle a infiniment plus baissé, de 265 g à 160 g, soit 40 %.

Le compte n'y est donc pas.

Il est donc très probable que cette baisse de consommation de sucres lents ait été partiellement compensée par un recours aux sucres courts, et ceci en dépit de la baisse de la consommation directe de sucre culturellement rejeté comme apport contribuant à la prise de poids.

Les hausses de consommation de produits comme les jus de fruits, les desserts et certains produits laitiers, les sodas, les crèmes glacées et naturellement les confiseries permettent de conjecturer qu'il y a une substitution partielle des consommations glucidiques chez nos compatriotes.

Sur ce point comme sur d'autres, la déstructuration des comportements alimentaires traditionnels rejoint et rejoindra de plus en plus les préoccupations de santé publique .

*

* *

Un bouleversement tranquille est donc intervenu dans les comportements alimentaires et dans l'offre d'aliments aux Français depuis cinquante ans.

Mais la déstructuration annoncée des comportements alimentaires traditionnels doit être nuancée .

D'une part parce que les informations géographiques, économiques et démographiques, en particulier, montrent que les pratiques alimentaires demeurent contrastées dans notre pays.

D'autre part parce que la France s'apparente beaucoup plus largement, sur ce plan, à l'Europe du Sud qu'à l'Europe du Nord. Les notions de qualité de l'aliment et de convivialité de sa consommation sont autant de freins à la mise en place d'une alimentation nomade et déstructurée qui imprègne déjà fortement les Etats-Unis, le Royaume-Uni et une partie de l'Europe du Nord.

* 6 Afin de lutter contre cette coupure culturelle, le ministère allemand de l'alimentation a introduit dans les écoles primaires des jeux qui permettent aux élèves de faire le rapport entre le blé et le pain ou le porc et la saucisse.

* 7 CREDOC : Enquête nationale sur les consommations alimentaires (2000).

* 8 En tant qu'aliments de nécessité, ils peuvent bénéficier d'un effet de qualité : marchés des pains spéciaux, pommes de terre destinées à une cuisson vapeur (Ratte, Belle de Fontenay) ou engouement pour les pâtes consommées à l'italienne.