DÉBAT AVEC LA SALLE

Joël BOURDIN

Nous allons passer aux questions sur les deux premiers ateliers. Monsieur Postel-Vinay.

Grégoire POSTEL-VINAY

Je m'occupe de la stratégie de la DGCIS, c'est-à-dire de la Direction générale de la compétitivité des industries et des services. J'aurai juste trois observations. Je ne sais pas si ce sont des questions.

La première est que j'ai été tout à fait séduit par les exposés sur les questions d'objectifs et de méthodes présentés par Hugues de Jouvenel, Monsieur Chapuy, et Bernard David. Sur ce point, je crois qu'il n'y a pas de divergences.

La seconde serait à la fois un message d'optimisme et de facteur de fragilité par rapport au dilemme exposé par Hugues de Jouvenel sur le fait que loin du prince on est inutile, et que trop près, on est phagocyté par des tâches de pompiers, en particulier dans une période où, comme il y a de l'eau partout à la suite de l'incendie, on patauge un peu et que pour repeindre les murs cela devient difficile.

L'élément d'optimisme, c'est que la création du Programme interministériel de prospective sur les mutations économiques a tout de même conduit à des travaux sur les éco-industries. Ceci a abouti à des programmations de long terme significatives en termes de choix.

Je rejoins ce qu'a dit là aussi Hugues de Jouvenel sur le fait que la prospective est revenue un peu à l'ordre du jour. Je serai moins pessimiste que lui sur FutuRIS. Je pense que ce qui a été écrit à cette occasion a participé à la remontée de l'effort en termes de recherche et d'innovation à partir de 2003 et surtout 2005, et aux réformes qui ont été mises en oeuvre à partir de 2007. Je peux témoigner que cela a toujours servi dans la stratégie nationale de recherche et d'innovation. Cela sert aussi dans la concentration des moyens sur les pôles de compétitivité et sur les projets qui sont montés actuellement pour atteindre des masses critiques significatives, plutôt que du saupoudrage. Donc un facteur d'optimisme.

Il y a des facteurs de fragilité sur lesquels il me semble qu'il faut insister. Qu'il s'agisse des budgets ou des ressources humaines, nous sommes en diminution au niveau de l'Etat. Ceci est à rapprocher de ce qui s'est passé dans les années 1993, lors d'une crise qui était beaucoup moins grave que celle-ci où on voyait simultanément s'accroître les discours sur l'Etat stratège, sur la nécessité de vision de long terme, etc., et où, simultanément, la partie des moyens pour répondre à cette exigence diminuait. Je pense qu'il faut éviter ce risque sérieux de schizophrénie.

L'autre facteur de fragilité est lié à la crise : c'est sur l'articulation prospective et stratégie. Lorsque les Etats-Unis larguent dans la nature 730 milliards de dollars pour un plan de relance, les Chinois 560, on est dans des ordres de grandeur qui bouleversent tellement les principaux points de repère qu'on arrive forcément dans ce qu'a dit Pierre Chapuy tout à l'heure, c'est-à-dire qu'un grand nombre d'hypothèses de base sont largement bouleversées par les masses en cause. Il faut donc une réactivité forte, et par conséquent de l'interactivité entre les acteurs en permanence, sinon on risque d'être fragilisé.

Ce que je constate aujourd'hui pour la partie interministérielle qui, certes, progresse, c'est qu'il y a encore un manque d'interaction entre les analyses de long terme budgétaires - j'ai appris avec intérêt que le Sénat réfléchit à ce que serait le budget à l'horizon 2030 -, et les travaux de chacun des ministères dépensiers, chacun pour ce qui le concerne. En pratique, si on se trouve dans une situation où l'Etat est exsangue et les collectivités locales aussi, à horizon de temps donné, à ce moment-là, les marges de manoeuvre sur l'investissement bouleversent considérablement ce qu'on peut faire, et cela pose des questions nouvelles sur les participations nouvelles privées et publiques et sur l'organisation des priorités. Cet aspect bouclage entre budget et les progrès de chacun me semble un sujet à l'ordre du jour.

Que faire ? J'ai pour ma part trois suggestions. D'abord, la participation des experts aux travaux du Parlement, et notamment du Sénat, comme gardien du temps long, me paraît effectivement utile . Il y a sur la place de Paris de bons experts en la matière. Ils ne sont pas si nombreux que cela, par conséquent, l'entrecroisement des travaux des uns et des autres, dans le respect de la séparation des pouvoirs et de la Constitution, bien entendu, est clairement une priorité que l'urgence créée par la crise rend nécessaire.

La deuxième est la coopération internationale, c'est ce qu'a bien montré, me semble-t-il, le travail que vient d'exposer Bernard David : on ne peut pas penser seuls, pour nous-mêmes, notre avenir sans réfléchir simultanément avec nos amis européens , avec des structures et des comparaisons internationales éventuellement plus vastes.

La troisième serait sur les priorités . J'en donnerai seulement trois. La première, c'est l'Asie, dont on ne parle pas suffisamment en tant que telle, même si on fait des projections à long terme sur la Chine, l'impact de ce continent sur l'industrie, sur les services à caractère industriel est à ce point colossal qu'il faut réellement revisiter ce que nous faisions en la matière, et envisager un basculement de pouvoir, qui me paraît probable, entre Etats-Unis et Chine.

La deuxième est sur le budget . Dans la situation actuelle, il y a plusieurs façons de réduire des difficultés budgétaires. Je vais les traiter de manière purement technique : il y a l'inflation, la fiscalité, le report sur les générations futures, les conflits et l'innovation.

L'inflation pose des problèmes considérables. La fiscalité est difficile à augmenter, compte tenu de la stabilité de nos voisins, et par conséquent du différentiel de compétitivité, comme l'a expliqué d'ailleurs le président de la République lundi dernier. Le report sur les générations futures n'est pas tenable à long terme, et par conséquent il pose aussi un problème. Les conflits, c'est-à-dire le non-paiement de dettes, conduisent à des situations qui sont redoutables. Il reste donc l'innovation. C'est mon troisième et dernier point.

Ne pas casser le moteur de l'innovation et des entreprises pour la création de richesses sans laquelle aucune des solutions et des préoccupations légitimes, qu'elles soient en matière de santé publique, de retraites, de tout ce qu'on veut, ne sera possible que lorsqu'il y aura les marges de manoeuvre nécessaires. Ceci doit être une forte priorité dans les travaux qui seront entrepris. C'est d'ailleurs la même chose que les priorités affichées par le Président de l'Union européenne en parlant d'impact pour la croissance et l'emploi, ce qui me semble être un axe fort qui devrait structurer nos travaux.

Évelyne DIDIER, sénatrice de Meurthe-et-Moselle

Je voudrais souligner la qualité des interventions et remercier les différents intervenants. Dans la dernière intervention, il y a quelque chose que je n'ai pas entendu, c'est un partage différent des richesses. Il me semble que c'est une des données qui devraient être évoquées.

J'aurais une question peut-être pour les spécialistes de la prospective. On a beaucoup dit que l'avenir se réfléchissait par regard au présent, voire au passé. J'aurais envie de poser la question d'une autre manière. Le passé et le présent ont-ils creusé des lignes de force telles que nous sommes dans une évolution ou plutôt dans des ruptures ?

Je voudrais dire enfin que nous sommes, nous parlementaires, forcément des généralistes, et pas des spécialistes, que les interventions sont très riches, qu'il nous faudra un temps pour les digérer. Il y a beaucoup d'enseignements à tirer.

Fabienne KELLER, sénateur du Bas-Rhin

Je voudrais à mon tour remercier l'ensemble des intervenants pour la richesse des présentations. On a tous un peu rajeuni. On était un peu en cours aussi. On vous a écoutés. Il y avait de la matière. Il est vrai que pour la dernière présentation, je serais heureuse d'avoir le PowerPoint . Je pense que ce sont des matheux qui ont rédigé cela, car c'est très rationnel.

Joël BOURDIN

Elle est polytechnicienne.

Fabienne KELLER

Cela m'a juste bien rajeunie. Plus sérieusement, merci pour ces présentations très complémentaires. Nous sommes tous très heureux de nous engager derrière le président Joël Bourdin dans ce travail de prospective, et grâce aux administrateurs qui s'engagent dans cette démarche. Notre positionnement est complémentaire du vôtre. On n'a pas vocation à faire nous-mêmes des études trop complexes, mais en revanche on peut peut-être essayer de comprendre une matière qui existe et qui permet des croisements d'analyse, des compléments de regards.

Je voudrais insister sur cet aspect, car il va falloir que nous choisissions entre le stratège et le pompier. Donc le mieux, ce serait de nous aider à faire le lien entre ce qui risque d'arriver, les tendances, les facteurs et comment, texte après texte, décision après décision, ou analyse après analyse, on peut faire cheminer une conviction partagée qui permet de rendre acceptables un certain nombre de décisions.

Un exemple concret : je pense au développement durable. Je pense que nous sommes tous d'accord sur l'objectif pour l'instant. Nous avons tous pris conscience d'un certain nombre de réalités, mais nous ne sommes pas forcément capables de prendre des décisions et des arbitrages de court terme.

Pour faire très court, nous sommes tous à peu près certains que le réchauffement climatique aura lieu, mais payer la taxe carbone tout de suite, seul un Français sur trois est prêt à le faire. Pour ma part, je voudrais aussi dire qu'on a évoqué beaucoup de sujets assez techniques, scientifiques ou qui donnent lieu à des modélisations. Les thèmes sur lesquels nous sommes plusieurs à vouloir nous investir sont des thèmes très humains, ou peut-être la dimension d'analyse sociologique, le mélange de facteurs, certains pouvant être vérifiés et mesurés, d'autres pas du tout, car très intuitifs et beaucoup plus qualitatifs, me semblent une dimension importante aussi de ce travail prospectif. Je vais parler de ma petite chapelle.

Pour ma part, je voudrais travailler sur les difficultés des jeunes de dix, quinze ans dans les quartiers très sensibles. Quel avenir dessine-t-on, puisqu'une grande partie de la jeunesse grandit aujourd'hui dans les quartiers fragiles ? Quels sont les facteurs ? Comment peut-on influer ? C'est un mélange d'analyses très quantifiées et de réalités, de ressenti, de vécu par les acteurs.

Si vous pouvez nous donner aussi quelques clés sur comment on fait quand on a une base d'informations très variée, comment on construit aussi, entre des univers très variés, une conviction partagée qui permet de tracer des orientations que, politiquement après, nous pouvons faire accepter de manière très large. Merci.

Michel THIOLLIÈRE, sénateur de la Loire

Moi aussi, je me réjouis de ce qu'on a entendu qui est très rafraîchissant intellectuellement parlant, et qui est au coeur de nos préoccupations, puisqu'on travaille à l'articulation entre ce que sont les populations et les territoires, en permanence.

Vous avez fort bien développé l'échelle du temps et le temps de la prospective dans vos différentes études. Vous avez également développé le point de vue qui est le vôtre par rapport aux différents sujets que vous avez évoqués. La question que je me pose est la suivante : quel est le bon niveau pertinent de territoire par rapport auquel on peut travailler en fonction, comme on l'a vu avec le CEA, de ce que sont nos territoires, nos régions, nos collectivités territoriales ? Le monde, tel qu'il est, est en train de bouger. Quel vous paraît être le niveau pertinent pour avoir des prospectives qui sont les plus fiables possible ?

La deuxième question que je me pose est par rapport à vos perspectives temporelles que vous situez à dix, vingt ou trente ans suivant les cas. Or, il me semble, à travers ce que je peux vivre de mon côté en tant qu'élu, que c'est une sorte d'éloignement progressif du temps de l'action publique et du temps des activités privées. A savoir qu'il semble que les activités privées se développent plus vite, ou en tout cas, se transforment plus vite, alors que le temps de l'action publique est de plus en plus lent.

Quand vous parlez de vingt ans par exemple, c'est à peu près le temps qu'il faut entre le concept ou l'imagination d'un grand projet public et sa réalisation. Sans aller très loin, c'est simplement ce temps qu'il faut pour mettre en place une grande infrastructure de transport, une grande infrastructure hospitalière.

Quand on voit le temps qu'il nous faut pour mettre en place de grandes infrastructures, beaucoup de choses me semblent déjà prédéterminées dans notre action publique alors que vous êtes en train de nous dire qu'il faudrait qu'au contraire on soit dans des logiques parfois de rupture ou d'évolution qui ne sont pas déjà conditionnées par le travail de l'action publique.

La question que je me pose est la suivante : dans les scénarios que vous avez évoqués les uns et les autres, quels sont ceux qui ont une chance de réussite dans notre pays aujourd'hui par rapport à ce qui est une extrapolation par rapport au présent et les possibilités de changement ? A l'évidence, il y a des grands paquebots qui sont déjà lancés, et on ne peut pas leur faire changer de cap du jour au lendemain.

Joël BOURDIN

Je vais simplement donner une information, sans me permettre de répondre, à propos de la question posée par Évelyne Didier sur le partage des richesses. C'est la commande qui nous a été faite par le président du Sénat. Je devrais présenter un rapport à la délégation et au président du Sénat au mois de septembre, sur l'évolution prévisible de la valeur ajoutée et de la gouvernance sociale des entreprises. C'est un vaste sujet auquel, chers collègues, vous pourrez apporter vos contributions. Qui veut répondre à nos sénateurs ? Monsieur de Jouvenel ?

Hugues de JOUVENEL

Je ne prétends pas répondre à toutes ces questions. Je veux juste faire peut-être quelques remarques. Les unes sur les aspects de méthode et les autres sur les questions de fond qui ont été évoquées. Sur les aspects de méthodes, il vous a été présenté des scénarios sous forme d'images. Monsieur le sénateur Thiollière, vous êtes bien aimable en disant qu'on a insisté sur la nécessité de prendre en compte la dimension du temps. Non, on n'a pas suffisamment insisté sur cette dimension.

La prospective, ce n'est pas le long terme, c'est tout le trajet qui va du présent à l'horizon 2020, 2030 ou 2050, et tout le trajet qui nous ramène de 2050 ou 2020 vers le présent pour savoir ce qu'on fait demain matin. Je crois que cela n'a pas été dit, et je voulais le préciser. Dans un scénario, il y a à la fois la représentation qu'on se forge de la situation actuelle et il y a les cheminements qui correspondent à autant de « si » et de « alors ». Là, il s'agit de savoir quel acteur peut agir sur quel levier et à quel moment pour sortir du tendanciel et bifurquer dans une autre direction.

Je suis sur les aspects temporels, l'autre question porte sur les échelles territoriales, mais je pense que les uns et les autres vont réagir. Je fais, moi aussi, beaucoup d'accompagnement de démarches de prospective territoriale, et je tends à penser que toutes les échelles géographiques sont bonnes à prendre, dès lors qu'il y a des acteurs qui sont prêts à agir et ont les moyens d'agir.

Sur une prospective d'un quartier, cela a du sens, sachant qu'on ne va pas considérer le quartier in vitro , mais qu'il faut prendre en compte son environnement extérieur. Faire une prospective au niveau d'une communauté urbaine, d'une communauté d'agglomération, d'un département ou d'une région a également du sens.

Suivant le type de problème posé, on va être amené à définir des horizons qui, en règle générale, sont un peu des horizons qui sont des compromis entre - vous l'avez dit vous-mêmes - des horizons longs parce que les infrastructures en transport engagent le territoire pour des décennies, sinon des siècles, et des horizons plus courts, parce qu'on ne construit pas une halte-garderie pour des siècles.

Dernière remarque sur les aspects de méthode : Fabienne Keller a rappelé que tout cela avait l'air très mathématique. Je dois quand même insister sur le fait qu'une démarche prospective - tout le monde l'a dit ici - se veut pluridisciplinaire, systémique, holistique, pour laquelle on va être amenés à prendre en compte des variables molles aussi bien que des variables dures. Méfions-nous de notre penchant qui est de nous précipiter sur les variables dures sous prétexte qu'on sait les mesurer - ce qui ne veut pas dire que les chiffres, pour autant, sont justes et robustes -, et de négliger trop les variables molles. Par exemple, quand je regarde les territoires ou les organisations, je vois bien que la capacité des gens à travailler ensemble, que le portefeuille de compétences, le degré de confiance, le fait d'être animé, d'être mobilisé autour d'un objectif collectif, ce sont des variables molles que l'on mesure moins aisément, mais qui sont peut-être autrement plus déterminantes.

Ceci m'amène à faire une remarque en rapport avec la réflexion de Grégoire Postel-Vinay s'agissant d'innovations. Un des grands problèmes dans ce pays est que quand on parle d'innovations, on pense tout de suite aux innovations scientifiques et technologiques, et on néglige beaucoup trop l'aspect innovation sociale, socioculturelle, socio-organisationnelle.

Moralité, on a une fuite en avant dans les investissements physiques - on voit cela dans les entreprises, mais aussi dans les territoires - qui sont souvent utilisés à 20 ou 30 % de leur capacité, sinon moins, parce qu'on n'a pas fait les investissements corrélatifs qui étaient nécessaires pour que les gens acquièrent des savoir-faire, s'organisent autrement, etc.

Pour rebondir sur ce que disait Grégoire, on ne peut pas raisonner sur la France in vitro. On est dans un monde qui bouge avec des équilibres ou des déséquilibres géoéconomiques et géopolitiques absolument majeurs. On peut discuter sur la Chine, sur l'Inde, sur le Brésil qui est en train de « nous tailler des croupières » en Méditerranée au moment où on s'embarque sur l'UPM (Union pour la Méditerranée) . En tout cas, il me paraît clair que la fonction prospective en France sur le contexte géopolitique international est défaillante. Il y a des carences importantes qu'il faut relever.

Je termine par un mot sur tendances et ruptures . Il y a des tendances lourdes. On ne va pas inverser le vieillissement démographique. Il peut être plus ou moins intense selon les territoires. On est plus vieux dans le Sud que dans le Nord, et pour cause, mais on n'a aucun moyen d'inverser la tendance avant plusieurs décennies. Concernant le changement climatique, à supposer qu'on cesse à l'instant d'émettre des gaz à effet de serre, vu la durée de vie des gaz qu'on a déjà émis, on est empuanti pour un siècle.

En revanche, il y a des phénomènes de rupture. Autrement dit, méfions-nous de ne pas extrapoler le passé. Sandrine a, je crois, évoqué l'économie résidentielle, qui est très ancienne, sur laquelle Laurent David a fait des travaux tout à fait remarquables. De là à extrapoler ce qu'on a observé dans le passé sur le futur, je dis : « Méfions-nous. ». L'économie résidentielle est très ancienne. C'étaient des territoires qui vivaient grâce à des gens qui étaient partis en préretraite, qui étaient en bonne santé, qui avaient vingt ans de retraite en bonne santé avec de hauts revenus et qui jouaient un rôle stimulant vis-à-vis de la demande. Mais les gens qui vont partir à la retraite en 2015, 2020, 2025 auront-ils le même pouvoir d'achat que ceux qui sont partis à la retraite en 1990, 1995 ? Personnellement, j'ai beaucoup de doutes. S'ils n'ont pas fait le plein de leurs droits et qu'il leur manque une annuité de cotisation, il leur manquera 30 % de pouvoir d'achat.

Ce n'est pas parce qu'on a observé hier que l'économie résidentielle jouait un rôle déterminant dans la dynamique de nos territoires qu'on peut bâtir une stratégie à l'horizon des vingt prochaines années, en extrapolant purement et simplement sur cette tendance.

Pierre CHAPUY

Je souscris évidemment à tout ce qu'a dit Hugues. Je voudrais juste insister sur deux points. Je ne sais pas si c'est en réponse directe à certaines questions, mais sur l'importance de la rétrospective, on a beaucoup parlé du présent, mais il faut regarder aussi loin dans le passé qu'on doit ou qu'on a envie de regarder dans le futur.

Le temps passé à la rétrospective, à la construction d'une représentation partagée des facteurs clés qui impactent le sujet considéré est une part importante des démarches de prospective (cela suppose de rassembler la documentation sur ces facteurs, de prendre en compte leurs interactions, de prendre conscience du rythme de chacun de ces facteurs - certains changeant vite, d'autres lentement -, d'analyser les interactions entre les facteurs, les acteurs qui sont derrière, puisque l'idée est de rechercher quelles sont les forces motrices, les dynamiques qui vont faire bouger.

Quelquefois, on est plus intéressé par l'avenir des facteurs qui sont des facteurs dépendants que par les facteurs moteurs. Il faut donc travailler sur ces facteurs moteurs. Sur ce premier point, c'est ce qu'on appelle classiquement la documentation de la base de prospective . C'est un travail lourd. Si c'est un travail lourd et suffisamment partagé, les représentations du système, des futurs possibles en découlent facilement. Si on n'a pas fait ce travail préalable, on reste dans les oppositions de vision ancrées sur du sable.

J'aborde un deuxième point qui a été évoqué dans quelques présentations : les personnes qui participent à la réflexion prospective en retirent tout le bénéfice , y compris l'appropriation, la compréhension mutuelle, la structuration du système, le rythme du temps, les interactions entre les facteurs, les ruptures, etc. La difficulté tient au fait que, la plupart du temps, il y a beaucoup plus de gens à l'extérieur de ce groupe qu'à l'intérieur, bien évidemment. Il y a un problème de transmission, de communication, d'appropriation. C'est une vraie difficulté.

Je reviens sur l'estuaire de la Seine. On s'est concentré sur la production de scénarios. Les gens qui ont travaillé dans le comité de pilotage et le groupe technique en ont eu tout le bénéfice. Évidemment, cela percole ensuite, puisqu'ils restent acteurs du territoire, mais on n'a pas consacré de temps à ce qu'on fait de ces résultats pour en valoriser l'appropriation. Ce n'est pas dans le cahier des charges, mais c'est, malgré tout, une phase au moins aussi importante, et c'est très difficile, car le gros avantage de la réflexion prospective, c'est de changer ces représentations, d'accepter les transformations, d'accepter les ruptures.

Pour prendre un exemple sur les ordres de grandeur qui vont changer - ce n'est pas moi qui l'ai inventé - on est à la fin de la domination de l'homme blanc occidental sur la planète. On a cela dans notre référence permanente. Il faut qu'on arrive à changer ce référentiel. C'est vrai ou ce n'est pas vrai. A quel rythme ? Dans quelles conditions ? On est peut-être plutôt dans des ruptures à la fois géopolitiques, économiques, sociales, environnementales. Les sujets qui nous préoccupent aujourd'hui en matière d'environnement étaient déjà tous sur la table de la conférence de Stockholm en 1972, il y a quarante ans.

On a eu quarante années de croissance économique rapide, de pression sur les milieux naturels, sur les ressources. On a vraisemblablement plutôt les problèmes devant nous, en matière de ressources économiques, de ressources écologiques ou de ressources naturelles.

Bernard DAVID

Juste deux points très rapidement. Un sur le périmètre de la prospective. Il me semble essentiel de ne jamais faire de prospective orpheline, c'est-à-dire de prospective pour laquelle on n'ait pas préalablement la question à laquelle on souhaite répondre. Se mettre d'accord sur la question qu'on veut éclairer par la prospective, c'est déjà toute une part du travail , et c'est de cela que découlent ensuite le périmètre, ce qui va être dedans et ce qui va être dehors.

Second point concernant l'échéance à laquelle on regarde : ce que je vous ai montré du CEA correspond beaucoup à ce qu'on appelle depuis une dizaine d'années la « prospective du présent », c'est-à-dire celle dont on va jouer à se projeter la vision de l'avenir, pour mieux comprendre ce qui se passe aujourd'hui et pour être mieux en mesure de traiter la situation d'aujourd'hui. Quand on parle du présent, très souvent on est gêné parce qu'il y a des choses qu'on n'ose pas dire, des choses politiquement incorrectes, etc. Le fait de dire qu'on va parler du futur nous libère . Là, on ose dire des choses vraiment inconvenantes, mais qui sont quand même des choses qui nous dérangent. Une fois qu'on a fait cela, on s'est libéré, et on peut réellement parler des choses.

Il faut voir la prospective comme une arène dans laquelle on va pouvoir construire une représentation partagée et plus vraie du présent, donc être plus en mesure de traiter les questions d'aujourd'hui, la prospective n'étant finalement qu'un prétexte à un jeu, etc. Pour reprendre le questionnement de Fabienne Keller, quelle peut être aujourd'hui la représentation du futur d'un jeune de dix, quinze ans ? Comment se représente-t-il le futur ? Que regarde-t-il ? Si on s'intéresse à cela, on va faire apparaître un certain nombre de choses qu'on va pouvoir ordonner et, à partir de cela, faire des scénarios sur ce que pourrait être le futur d'un jeune, suivant qu'il attache plus ou moins d'importance à tel ou tel aspect. Là, on va commencer à discuter et parler bien sûr du présent.

Sandrine PAILLARD

Je voudrais souligner quelque chose qui a été dit, l'importance des innovations et des transformations sociétales et l'importance de sortir du déterminisme technologique dans lequel on est. Penser que le seul moteur de transformation ou le moteur essentiel est la technologie, c'est vraiment une erreur. De façon liée, même si ce n'est pas évident, regarder du côté de la Chine est certes important. On a loupé la montée de la Chine, mais c'est déjà terminé, cela on le sait. Ce qui me semble très important, au-delà des pays émergents, c'est de voir ce qui va se passer en Afrique subsaharienne, où la population va plus que doubler d'ici à 2050. Avec les problèmes de sécurité alimentaire qu'on a aujourd'hui, c'est peut-être quelque chose qu'il faudrait aller regarder de beaucoup plus près et ne pas encore se mettre en retard comme on l'a été avec l'émergence de la Chine.

Joël BOURDIN

Nous allons aborder notre troisième et dernière séquence. Il y aura encore des prises de parole. Jean-Pierre Sueur, qui ne sera plus là tout à l'heure, souhaite poser une question.

Jean-Pierre SUEUR, sénateur du Loiret

Dans cette maison, nous sommes toujours tiraillés, puisqu'il y a une séance publique en ce moment sur la réforme territoriale. Je voulais dire qu'en vous écoutant, j'avais le sentiment qu'il y avait plusieurs niveaux de prospective, et je voulais savoir ce que vous en pensiez.

Premièrement, j'ai le sentiment qu'il y a une prospective assez simple qui consiste à prolonger les courbes. On a un certain nombre d'éléments, et puis on voit ce que cela va donner dans x années, une fois qu'on a mis tous les facteurs dans la machine.

Il y a un deuxième point qui est que, naturellement, cela ne se passe pas comme cela. Les systèmes bougent considérablement à un moment, ils changent, s'effondrent, se transforment, par exemple, quand il y a une crise financière. Je ne sais pas si beaucoup de prospectivistes l'avaient prévue. Certainement que si, car lorsqu'on réfléchit au problème de la bulle financière, de l'économie spéculative, fatalement, il était inconcevable de penser que cela ne puisse pas un jour ou l'autre tomber par terre. C'était finalement prévisible, mais ce n'est pas prévisible au sens des choses qui sont au fil de l'eau.

De même, par rapport à l'homme blanc. Après tout, si je lis Claude Lévi-Strauss, je comprends beaucoup de ce qui va se passer par rapport au pluralisme des appréhensions, par rapport à l'humanité. Il a dit cela depuis tellement longtemps !

Vous avez parlé des retraites, cher Président. Que va-t-il se passer pour les retraites, le pouvoir d'achat, etc., en 2030, 2040, 2050 ? On en a déjà une idée assez précise, sauf qu'un facteur peut arriver qui est la volonté des êtres humains. Il n'est pas interdit de faire de la politique et de penser qu'une fois qu'on a un certain nombre de données, il existe un courage collectif, courage qui peut être quelquefois poussé par un certain nombre de facteurs, pour décider que les êtres humains vont changer le système de retraite.

Je ne sais pas si on peut prévoir cela, mais on peut supposer qu'il y aura aussi de la volonté de changer l'ordre des choses, ce qui introduit la part de la liberté, et le fait que, forcément, la prospective ne peut pas avoir raison au sens où elle n'intégrerait pas comme facteur considérable la capacité de la liberté collective des êtres humains de se doter d'un avenir. Voilà ce que je ressens en vous entendant. Je me permets de dire cela avec l'indulgence du président parce que je dois aller au débat.

Joël BOURDIN

Merci. C'était une communication, à moins que quelqu'un veuille répondre brièvement parce qu'il faut qu'on avance.

Grégoire POSTEL-VINAY

Lorsque Pierre Massé prend la tête du Commissariat général au plan pour la reconstruction, il explique qu'il s'agit de dessiner des avenirs qui soient suffisamment réalistes pour pouvoir arriver, et suffisamment volontaristes pour être souhaitables et catalyser les énergies de tout le monde. C'est exactement ce que vous dites, c'est-à-dire que l'objectif est de montrer les ruptures possibles et les énergies nécessaires à catalyser pour que les réformes nécessaires deviennent possibles, ce qui est au fond l'art de la politique.

De ce point de vue, il est nécessaire d'avoir une appropriation - je crois que cela a été dit en termes de communication des différents scénarios - pour que chacun soit conscient de ce qui est nécessaire, sinon pour les mathématiciens il y a un paradoxe de Condorcet sur les choix collectifs qui fait qu'il n'y a aucune raison que la meilleure solution collective prévale. Ceci ne peut être surmonté que par des visions collectives assez fournies.

Les thèmes associés à ce dossier

Page mise à jour le

Partager cette page