II. UNE MULTITUDE DE SCÉNARIOS PROSPECTIFS

Dès lors que l'on s'essaie à identifier les secteurs d'avenir pour l'emploi, on est amené à étudier un grand nombre de scénarios, allant du plus scientifique au plus imaginatif. En définitive, peut-on déjà dessiner le travail de demain ?

A. LE SCÉNARIO COMPTABLE

1. L'approche statistique

Tous les cinq ans, on l'a vu, la Dares 33 ( * ) se livre à un exercice de projection des emplois à dix ans dit PMQ, prospective-métiers-qualifications, afin d'étudier les perspectives à moyen terme de l'emploi par métier.

L'exercice est lourd : l'état partiel des projections pour 2020 est paru en mars 2012, la seconde étape au cours du deuxième trimestre 2013. Cet état sera complété par deux autres scénarios portant respectivement sur les données relatives aux jeunes sortant du système éducatif et sur l'accès au premier emploi.

L'exercice procède à des corrections continues : le précédent état, établi en 2010, s'étant avéré trop optimiste, en raison du contexte de croissance positif de l'époque, il a été rectifié à la baisse, notamment pour revenir sur la surestimation des offres d'emplois peu qualifiés.

L'exercice est normé : il repose sur une nomenclature agrégée des familles professionnelles, mixant le ROME (répertoire opérationnel des métiers-emploi) utilisé par Pôle emploi et des enquêtes qualitatives.

La Dares retient quatre-vingt-sept rubriques distinctes répondant à la logique du métier .

a) Les conditions d'établissement des données

L'exercice statistique réalisé par la Dares pour déterminer les futurs postes à pourvoir repose sur la modélisation des créations/destructions d'emplois et des départs en retraite. Métier par métier, elle additionne les postes qui seront vacants pour cause de fin d'activité et ceux susceptibles d'être créés par la demande attendue. Les remplacements font l'objet de pondérations en fonction de leur probabilité de survenance et de la réglementation en vigueur. Ont ainsi été intégrées en 2012 les données connues alors : la RGPP sur la base de la non compensation d'un départ sur deux dans la fonction publique hospitalière, territoriale et d'État (à l'exclusion du secteur de l'éducation) et la législation sur les retraites telle qu'applicable à l'époque.

Pour la première fois, cette étude intègre l'augmentation de la féminisation des emplois, soit 48,8 % des actifs en 2020 contre 47,5 % en 2010, dans le prolongement des tendances passées, et table sur une présence accrue des femmes dans l'encadrement à l'avenir.

Les données chiffrées se fondent sur les projections « population » de l'Insee et sur la tendance centrale qu'il retient pour intégrer le facteur immigration-expatriation.

En revanche, elles ne tiennent évidemment pas compte du facteur « travail au noir », ni de la mobilité géographique ou du turnover , par exemple élevé dans le secteur de l'hôtellerie-restauration.

La Dares travaille de manière interactive avec les branches professionnelles qui l'informent des tendances qu'elles observent, attentives qu'elles sont aux résultats qui en découleront, ainsi qu'avec de nombreux acteurs : Onisep, Conseil d'orientation des retraites (Cor), Conseil d'orientation pour l'emploi, Afpa, direction de la recherche, des études, de l'évaluation et des statistiques (Drees)...

b) Bilan quantitatif

Ses conclusions sont que le nombre de postes à pourvoir restera élevé du fait de nombreux départs en fin de carrière jusqu'en 2020, soit environ 600 000 par an , même si l'âge moyen de cessation d'activité devrait continuer d'augmenter et que tous les postes libérés ne seront pas forcément remplacés.

Les métiers attendus en forte augmentation à l'issue de la période considérée en raison d'un fort potentiel de création d'emploi sont :

- les métiers d'encadrement et les professions intermédiaires (techniciens, agents de maîtrise) ;

- les métiers de l'aide à la personne , pris dans leur acception large (soins médicaux et aide à domicile) ;

- les professions du bâtiment, notamment dans une perspective environnementale.

À l'inverse, certains métiers à composante administrative ou des emplois d'ouvriers de l'industrie devraient enregistrer un recul, accentué qui plus est par un volume important de départs à la retraite. Ces différents mouvements confirment la tendance française à la tertiarisation des emplois.

c) Les limites de l'exercice

Il n'est pas dans la mission de la Dares de faire des préconisations en termes de politique de l'emploi : cette mission relevait du CAS 34 ( * ) .

Certaines évolutions sont longues à mesurer : les métiers de l'économie verte, encore neufs, mal définis et en évolution sont faiblement pris en compte 35 ( * ) .

2. Les projections démographiques

En prospective, l'élément démographique est sans doute celui qui permet les projections les plus fiables et les mieux fondées. Comment évoluera la population active en France ?

Sans être une structure dédiée à la prospective, la DGEFP, délégation générale à l'emploi et à la formation professionnelle 36 ( * ) , confirme que les mutations du travail à moyen terme reposent pour une large part sur la démographie .

a) La population active

La population active française s'accroît chaque année de 100 000 à 200 000 personnes, ce qui constitue un atout pour la croissance : les chiffres encourageants du FMI, qui tablaient en 2013 sur un surcroît de croissance de 0,5 point par an de mieux que l'Allemagne, s'expliquent par ce motif et ont été repris par la contribution du CGSP « Quelle France dans dix ans ? ».

Le phénomène est amplifié par l'augmentation du taux d'activité des 55-64 ans qui a progressé de dix points depuis 2000.

La tendance joue cependant contre l'insertion des jeunes dans le monde du travail, sachant que 150 000 d'entre eux quittent chaque année le système scolaire sans aucune qualification. Aujourd'hui, environ 400 000 jeunes sont non qualifiés et ne cherchent pas - ou plus - d'emploi.

À court terme, les inconvénients l'emportent sur les avantages : la courbe du chômage croît en France plus vite qu'ailleurs, et notamment en Allemagne, ce qui oblige à mener une politique coûteuse en termes de solidarité sociale.

À échéance 2025, on table sur une stabilisation de la population active , entre 25 et 26 millions de personnes.

La croissance d'aujourd'hui a, évidemment, un impact sur la croissance de demain avec le risque d'un « effet-cicatrice » pour celui qui, commençant son parcours professionnel dans un contexte difficile, en gardera les séquelles pour longtemps, voire pour toujours.

b) Les tendances actuelles du monde du travail

Cinq grandes tendances semblent se dessiner au vu des évolutions récentes.

La poursuite de la tertiarisation de l'emploi , pour deux raisons :

- la part de l'industrie baisse dans l'économie française, pas en termes de valeur ajoutée, grâce à des gains de productivité supérieurs à ceux constatés dans le secteur des services, mais en nombre d'emplois ;

- qui plus est, les entreprises ont externalisé un grand nombre de prestations (nettoyage, informatique, comptabilité et gestion) qui ne sont désormais plus comptabilisées dans l'emploi industriel, et cette tendance va se prolonger.

La fragmentation des formes d'emploi qui se traduit par le fait que désormais, la moitié des demandeurs d'emploi indemnisés le sont au titre des réductions d'activité. C'est typiquement le cas du régime des intermittents du spectacle. C'est également celui de la chute du recours à l'intérim dans le contexte de la crise actuelle : en 2012, il était en net repli de près de 9 % sur son niveau de l'année précédente en équivalents temps plein (ETP) 37 ( * ) .

La diminution de la part du salariat , observable depuis les années soixante-dix. Le taux de création d'entreprise, notamment à l'initiative des demandeurs d'emploi, est particulièrement élevé en France , quelle que soit la forme juridique retenue ; c'est le taux de survie dans la durée qui est faible. Les aides à la création, autrefois distribuées sans réel contrôle, sont désormais orientées sur l'accompagnement du créateur d'entreprise : l'aide Accre 38 ( * ) de la DGEFP organise ainsi son suivi et son soutien pendant trois ans.

Le recours accru au travail à domicile , qui devrait se développer encore avec les nouvelles technologies, dès lors que la couverture numérique du territoire en haut débit se renforcera. La France a aussi intérêt, pour des raisons économiques et environnementales, à implanter davantage l'emploi dans les territoires, et non plus seulement dans les grandes villes.

L'exigence de flexibilité

L'enjeu est de pouvoir mieux absorber les chocs liés à l'évolution du marché du travail. On constate une difficulté française pour parvenir à mieux articuler chômage partiel et formation, alors que la logique voudrait qu'on profite du temps libéré à cette occasion pour améliorer le niveau de formation des travailleurs. Il tient aussi à la nécessité de favoriser et d'accompagner la mobilité géographique et de prospecter les régions en tension.

Il faut garder à l'esprit que l'indemnisation d'un chômeur coûte plus cher, in fine , que son accompagnement vers le retour à l'emploi. Selon un sondage récent portant sur la place du travail dans l'esprit des Européens, il n'est pas anodin d'observer que c'est en France que la valeur travail est classée au plus haut dans les repères identitaires. La perte d'emploi constitue donc bien une menace élevée pour la cohésion sociale.

c) Les tendances attendues à l'horizon 2025

La poursuite de la féminisation de l'emploi, et ce aux deux extrémités de la chaîne : au début du processus, la présence des femmes se concentrait sur les emplois à faible qualification et en temps partiel. On constate désormais une forte progression de l'emploi féminin dans l'encadrement.

La mobilité sociale véhiculée par le travail baisse : en France, la place du diplôme est prépondérante et le travail est la dernière chance de mobilité sociale. Or, on constate que ce processus s'essouffle, ce qu'il faut corriger, par exemple avec l'école de la deuxième chance ou la formation professionnelle continue.

Les politiques à mettre en oeuvre pour accompagner ces évolutions relèvent soit de la prévention (politiques pro-actives) soit de la réparation (politiques réactives) et il faut les mener de front.

3. Les perspectives européennes

Des prévisions sont régulièrement publiées par le Cedefop 39 ( * ) sur l'offre et la demande de compétences dans l'Union européenne. Les dernières tablent sur un retour progressif à la croissance de l'emploi et d'une population active plus âgée mais mieux qualifiée .

a) Trois scénarios pour 2025

Dans sa dernière note d'information, publiée en juin 2013, les perspectives à l'horizon 2025 se fondent sur trois scénarios et couvrent les vingt-sept États membres 40 ( * ) , l'Islande, la Norvège et la Suisse.

Le scénario de base : une reprise économique modeste alimente peu la confiance. Le crédit est plus facilement disponible, ce qui joue en faveur des investissements et des dépenses de consommation. La hausse régulière de la demande extra-européenne favorise les exportations et l'inflation demeure maîtrisée. Les gouvernements continuent de réduire leur dette, mais la hausse des recettes fiscales allège la pression visant à réduire les dépenses. Les taux d'intérêt demeurent faibles. Dans ce scénario, l'emploi retrouve son niveau d'avant la crise entre 2017 et 2018 .

Le scénario optimiste : une reprise économique plus rapide produit davantage de confiance ; la facilité d'accès aux prêts bancaires renforce les investissements et les dépenses de consommation. La forte reprise économique hors d'Europe est bénéfique à tous les secteurs et dynamise les exportations. La hausse de la demande mondiale accroît l'inflation, mais l'augmentation des recettes fiscales facilite l'équilibre des budgets publics, ce qui allège la pression sur les taux d'intérêt. Dans ce scénario, l'emploi retrouve son niveau d'avant la crise entre 2015 et 2016 .

Le scénario pessimiste : une récession économique prolongée érode la confiance. L'accès limité au crédit et la précarité de l'emploi entraînent un repli des investissements et des dépenses de consommation. La reprise économique mondiale est lente et les marchés d'exportation fragiles. La demande en berne réduit l'inflation, mais les problèmes de dette publique subsistent, ce qui accroît la pression en faveur d'une hausse des taxes et de la réduction des dépenses. Les taux d'intérêt sont relevés pour éviter les crises monétaires. Dans ce scénario, l'emploi n'aura toujours pas retrouvé son niveau d'avant la crise en 2025 41 ( * ) .

b) Les offres d'emplois à attendre

Des offres dans tous les secteurs

Les offres d'emplois attendues additionnent les créations de postes (variables en fonction de la réalisation effective des scénarios précédemment construits) et les remplacements résultant des sorties du marché du travail, essentiellement les départs à la retraite. La demande de remplacement est fonction des tendances démographiques et des réglementations nationales sur l'âge de la fin d'activité professionnelle.

En tenant compte du fait que tous les départs ne devront pas forcément être remplacés, on estime à 103,5 millions le nombre d'embauches prévisibles dans l'ensemble de l'Union européenne. S'y ajouteront 2,4 millions (scénario pessimiste), 10,5 millions (scénario de base) ou 13 millions (scénario optimiste) de créations d'emplois.

Mais des emplois exigeant des qualifications plus élevées

Dans les trois cas de figure, le Cedefop anticipe des perspectives d'emplois pour toutes les professions 42 ( * ) et à tous les niveaux de qualification 43 ( * ) . Mais il précise que la plupart des nouveaux emplois exigeront des qualifications plus élevées, ce qui ne signifie pas des certifications de haut niveau : « c'est dans les professions intermédiaires qu'est attendue la plus forte proportion de créations d'emplois » 44 ( * ) .

Simultanément, la part des postes hautement qualifiés devrait croître (44,1 % des actifs en 2025 contre 41,9 % en 2010), de même, mais plus faiblement, que celle des professions élémentaires (11,2 % en 2025 contre 10,2 % en 2010).

Cela étant, même ces derniers emplois seront appelés à se complexifier tandis que les progrès de la technologie feront disparaître des emplois dans tous les segments de qualifications. Il faut en conclure, selon le Cedefop, que « d'ici à 2025, à tous les niveaux de qualification, les emplois proposés seront de plus en plus souvent des emplois difficilement remplaçables par la technologie, les changements organisationnels ou l'externalisation. Il s'agira d'emplois exigeant de penser, communiquer, organiser et décider . »

Les secteurs identifiés comme les plus potentiellement recruteurs sont la distribution, les transports et les services aux entreprises .


* 33 Audition du 21 février 2013.

* 34 À la date de l'audition de la Dares, le 21 février 2013. Elle relève vraisemblablement du CGSP désormais.

* 35 Un Observatoire des emplois de l'économie verte a été créé en 2010.

* 36 Audition du 21 février 2013.

* 37 Note n° 49 de la Dares, juillet 2013, faisant état de 525 100 intérimaires en 2012 ; en octobre 2013, les professionnels de l'intérim annonçaient une reprise et 580 400 ETP.

* 38 Aide au chômeur créant ou reprenant une entreprise.

* 39 Centre européen pour le développement de la formation professionnelle. Son travail de prévision sur l`offre et la demande de compétences est soutenu financièrement au titre de Progress (programme communautaire pour l'emploi et la solidarité sociale), géré par la direction générale Emploi, affaires sociales et inclusion de la Commission européenne.

* 40 Juste avant l'adhésion de la Croatie le 1 er juillet 2013.

* 41 Ce qui signifie aussi que, dans le cadre de sa stratégie globale Europe 2020, l'Union européenne aura atteint son objectif de 75 % des 20-64 ans en emploi en 2020 dans les deux précédentes hypothèses, mais ne sera qu'à 72 % en 2020 et 73 % en 2025 dans le dernier cas.

* 42 Rassemblées sous neuf rubriques synthétiques : professions élémentaires, conducteurs d'installations et de machines, ouvriers de l'assemblage ; métiers qualifiés de l'industrie et de l'artisanat ; ouvriers qualifiés de l'agriculture et de la pêche ; personnels des services et de la vente ; employés de type administratif ; professions intermédiaires ; professions intellectuelles et scientifiques ; membres de l'exécutif et des corps législatifs, dirigeants et cadres supérieurs.

* 43 Regroupés en quatre niveaux : professions élémentaires ; ouvriers qualifiés ; travailleurs non manuels qualifiés ; travailleurs hautement qualifiés.

* 44 On l'a vu, cette analyse n'est pas partagée. Cf pages 25 et suivantes.

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