PREMIÈRE PARTIE - L'UNION EUROPÉENNE COMME SECOND PILIER DE LA DÉFENSE EUROPÉENNE : UN TOURNANT HISTORIQUE POUR ASSURER LA SÉCURITÉ DES CITOYENS EUROPÉENS

Les travaux de vos rapporteurs s'inscrivent dans la continuité du précédent rapport d'information de votre commission sur le même sujet, qui s'intitulait « Pour en finir avec l' « Europe de la défense » - Vers une défense européenne », en date du 3 juillet 2013 4 ( * ) . Ce rapport dénonçait la notion d' « Europe de la défense » comme une impasse conceptuelle, dont il fallait sortir d'urgence en construisant une véritable « défense européenne », laquelle était considérée comme une « impérieuse nécessité ».

Malgré des progrès incontestables sur la voie d'une défense européenne, au cours des années récentes, ce constat reste d'actualité.

I. LA PRISE EN CHARGE PAR LES PAYS EUROPÉENS DE LEUR PROPRE DÉFENSE : UNE AMBITION NÉCESSAIRE

A. UNE RÉALITÉ : LE RÔLE DES ÉTATS-UNIS DEMEURE PRÉPONDÉRANT DANS LA DÉFENSE DU CONTINENT EUROPÉEN

Si l'on entend par « défense européenne » l'ensemble des moyens militaires susceptibles d'être mis en oeuvre conjointement ou de manière coordonnée par les pays du continent, dans le cadre de l'Union européenne ou en dehors de ce cadre, force est de constater que cette défense européenne ne joue aujourd'hui qu'un rôle secondaire dans la défense collective de l'Europe.

1. La lente gestation d'une défense européenne ne remet pas en cause le rôle prépondérant des Américains

L'histoire de la défense européenne a démarré par un échec retentissant, celui de la Communauté européenne de défense (CED), rejetée par la France le 30 août 1954. C'est l'échec de l'idée d'une « armée européenne » : le traité signé le 27 mai 1952 5 ( * ) instituait en effet « une Communauté européenne de défense, de caractère supranational, comportant des institutions communes, des Forces armées communes et un budget commun » (article premier). Cette armée européenne, placée sous commandement de l'OTAN, était le moyen de faire admettre le réarmement de la République fédérale d'Allemagne (RFA).

L'idée d'armée européenne ne s'est jamais relevée de cet échec initial et il paraît peu probable qu'il en soit autrement dans un avenir proche .

a) La naissance d'une défense européenne...

L'Europe occidentale s'est placée, après la Seconde guerre mondiale et pendant toute la durée de la Guerre froide, sous la protection des États-Unis, face à la menace soviétique. Les intérêts de ces deux entités - Europe de l'ouest et États-Unis étaient alors très proches, voire identiques et leurs moyens respectifs, aux lendemains de la guerre, sans commune mesure.

La mise en place de l'Union de l'Europe occidentale (UEO) par les Accords de Paris (1954), prenant la suite de l'Union occidentale issue du traité de Bruxelles (1948), après l'échec de la Communauté européenne de défense (CED), n'a pas remis en cause ce constat. Évoluant dans l'ombre de l'OTAN, malgré une certaine revitalisation dans les années 1980, l'UEO est restée au second plan avant d'être concurrencée dans ses objectifs par l'Union européenne, qui en a eu définitivement raison puisque l'UEO a été dissoute en 2011.

Après la Guerre froide, la question de la défense collective du territoire et de la population du continent européen est passée au second plan, suite à l'effondrement du bloc soviétique et en l'absence de menace clairement identifiable.

Cette rupture stratégique a permis de faire émerger, au moins provisoirement, les éléments d'une nouvelle architecture de sécurité, ce qu'illustrent :

- La création de l'Organisation pour la sécurité et la coopération en Europe (OSCE) : celle-ci a succédé en 1994 à la Conférence pour la sécurité et la coopération en Europe (CSCE) issue de l'Acte final de la Conférence d'Helsinki (1975) : la fin de la Guerre froide a semblé ouvrir une nouvelle ère de coopération : « L'ère de la confrontation et de la division en Europe est révolue » 6 ( * ) , pensait-on alors.

- La signature d'un accord de partenariat et de coopération entre l'Union européenne et la Russie (1994) ;

- L'instauration d'une coopération entre l'OTAN et la Russie, qui a abouti à l'Acte fondateur OTAN-Russie de 1997 puis à la création d'un Conseil OTAN-Russie en 2002.

Au même moment, toutefois, les pays européens ont pris brutalement conscience de la nécessité de pouvoir intervenir dans leur environnement proche, éventuellement sans les Américains.

Les guerres de Yougoslavie , qui ont fait environ 150 000 morts en 10 ans (1991-2001), aux portes de l'Union européenne, furent révélatrices de l'incapacité de l'Europe à agir en dehors de l'OTAN , donc sans les États-Unis. Les accords qui ont mis fin à la guerre de Bosnie-Herzégovine en 1995 ont été signés à Dayton aux États-Unis, symbolisant ce que fut la paralysie des pays européens face à la plus importante guerre que le continent ait connue depuis la fin de la Seconde guerre mondiale. C'est de nouveau l'intervention de l'OTAN qui mit fin, il y a vingt ans, à la guerre du Kosovo.

Cet échec collectif européen fut l'électrochoc qui a permis l'apparition d'une politique de sécurité et de défense commune de l'UE dans les années 1990.

Il aura fallu une crise majeure au coût humain considérable, pour permettre de lentes avancées, à ce jour inachevées, malgré d'autres crises qui ont engendré des phases d'accélération (Crimée, Ukraine).

S'il est légitime d'avancer ainsi au rythme de crises révélatrices de mutations dans l'environnement stratégique, il serait néanmoins souhaitable d'ancrer l'ambition d'une défense européenne autonome dans un processus robuste de long terme, et de ne pas attendre qu'une nouvelle crise majeure n'éclate sur le continent, pour aboutir à des résultats tangibles .

En 1992, dans la déclaration de Petersberg, les pays de l'Union de l'Europe occidentale (UEO) ont décidé de la possibilité d'entreprendre, en coopération avec l'OTAN ou l'UE, des missions dans un champ limité. Ces missions, dites « de Petersberg » , sont les suivantes :

- des missions humanitaires ou d'évacuation de ressortissants ;

- des missions de maintien de la paix ;

- des missions de forces de combat pour la gestion des crises, y compris des opérations de rétablissement de la paix.

Le traité de Maastricht, entré en vigueur en 1993, a introduit la politique étrangère et de sécurité commune (PESC) , comme deuxième pilier de l'UE. Le traité d'Amsterdam (1997) a donné notamment pour tâche à la PESC « la définition progressive d'une politique de défense commune, (...) qui pourrait conduire à une défense commune », avec comme objectif de pouvoir réaliser les missions de Petersberg : « Les questions visées au présent article incluent les missions humanitaires et d'évacuation, les missions de maintien de la paix et les missions de forces de combat pour la gestion des crises, y compris les missions de rétablissement de la paix . » (Article 17 du traité de l'Union européenne alors en vigueur).

L'Europe a donc tenté de s'organiser, depuis les années 1990, pour être en mesure de gérer seule des crises, grâce à la mise en place d'une « capacité autonome d'action » 7 ( * ) , dite aussi « capacité opérationnelle » (article 42 du TUE). Elle nourrit ainsi progressivement l'ambition d'une « autonomie stratégique » 8 ( * ) .

Malgré la clause de solidarité entre pays européens, instituée par l'article 42, paragraphe 7 du traité sur l'Union européenne (voir ci-après), cette « autonomie stratégique » demeure un concept limité . L'article 42 du traité sur l'Union européenne, qui a remplacé et complété l'article 17 précité, rappelle en effet que « l'Organisation du traité de l'Atlantique Nord (...) reste, pour les États qui en sont membres, le fondement de leur défense collective et l'instance de sa mise en oeuvre ».

Lors de leurs déplacements, vos rapporteurs ont constaté à quel point, dans tous les pays visités 9 ( * ) , le rôle de l'OTAN comme pierre angulaire de la défense collective européenne constituait une évidence et une nécessité .

b) ... n'a pas remis en cause le rôle prépondérant de l'OTAN...

Durant la Guerre froide, l'OTAN s'est consacrée à sa mission principale : la défense collective, reposant sur l'article 5 du traité de l'Atlantique nord , signé à Washington en 1949, dont on a récemment célébré les soixante-dix ans. Cette clause, qui stipule qu'une attaque contre un des alliés est une attaque contre tous, n'a été déclenchée qu'une fois, par les États-Unis après les attentats du 11 septembre 2001. A l'époque du traité de Washington, les pays membres européens signataires auraient souhaité s'assurer que les États-Unis apporteraient automatiquement leur aide si l'un des signataires venait à être attaqué. Mais, les États-Unis se sont opposés à une telle automaticité et l'article 5 a donc été rédigé en conséquence.

Article 5 du traité de l'Atlantique nord

« Les parties conviennent qu'une attaque armée contre l'une ou plusieurs d'entre elles survenant en Europe ou en Amérique du Nord sera considérée comme une attaque dirigée contre toutes les parties, et en conséquence elles conviennent que, si une telle attaque se produit, chacune d'elles, dans l'exercice du droit de légitime défense, individuelle ou collective, reconnu par l'article 51 de la Charte des Nations Unies, assistera la partie ou les parties ainsi attaquées en prenant aussitôt, individuellement et d'accord avec les autres parties, telle action qu'elle jugera nécessaire, y compris l'emploi de la force armée, pour rétablir et assurer la sécurité dans la région de l'Atlantique Nord.

« Toute attaque armée de cette nature et toute mesure prise en conséquence seront immédiatement portées à la connaissance du Conseil de Sécurité. Ces mesures prendront fin quand le Conseil de Sécurité aura pris les mesures nécessaires pour rétablir et maintenir la paix et la sécurité internationales. »

Le Concept stratégique de l'OTAN (2010) réaffirme la force de cet engagement : « Les membres de l'Alliance se prêteront toujours assistance mutuelle contre une attaque, conformément à l'article 5 du Traité de Washington. Cet engagement reste ferme et contraignant. L'OTAN prendra des mesures de dissuasion et de défense contre toute menace d'agression et contre tout défi sécuritaire émergent qui compromettrait la sécurité fondamentale d'un ou de plusieurs Alliés ou encore l'Alliance tout entière. »

Cette défense collective est assurée jusque et y compris au niveau nucléaire , avec un rôle prépondérant de la force de dissuasion américaine, et des rôles complémentaires des forces de dissuasion française et britannique : « La garantie suprême de la sécurité des Alliés est apportée par les forces nucléaires stratégiques de l'Alliance, en particulier celles des États-Unis ; les forces nucléaires stratégiques indépendantes du Royaume-Uni et de la France, qui ont un rôle de dissuasion propre, contribuent à la dissuasion globale et à la sécurité des Alliés. » 10 ( * )

L'Alliance, dont les activités s'étaient diversifiées après la fin de la Guerre froide (défense collective, gestion de crise et coopération dans le domaine de la sécurité), se recentre aujourd'hui sur la défense collective pour faire face à un « arc d'instabilité » à sa périphérie.

Dans les relations entre l'UE et l'OTAN, il existe ainsi depuis le départ un partage implicite des tâches. La déclaration franco-britannique de Saint-Malo, en 1998, mettait déjà l'accent sur la capacité de l'Union européenne à agir « lorsque l'Alliance en tant que telle n'est pas engagée » , grâce « à des moyens militaires adaptés (moyens européens pré-identifiés au sein du pilier européen de l'OTAN ou moyens nationaux et multinationaux extérieurs au cadre de l'OTAN) » 11 ( * ) . Le rôle de l'UE dans le domaine de la défense a donc été conçu dès le départ comme complémentaire et, pourrait-on même dire, subsidiaire de celui de l'OTAN , afin d'éviter les duplications inutiles.

Des arrangements dits de « Berlin plus » (2003) ont consolidé cette complémentarité, en autorisant l'UE à recourir aux moyens de planification et de conduite d'opération de l'OTAN dans des opérations dans lesquelles l'OTAN n'est pas, en tant que telle, engagée. C'est sur la base de ces arrangements qu'a été transférée à l'Union européenne l'opération de l'OTAN en Macédoine à partir d'avril 2003, puis celle de l'OTAN en Bosnie-Herzégovine à la fin de l'année 2004.

Les relations UE-OTAN se sont approfondies, sur une base plus équilibrée que celle des accords de « Berlin plus », après le sommet de l'OTAN de Varsovie en 2016 . Ce sommet a permis l'adoption d'une déclaration commune UE-OTAN 12 ( * ) , qui fut suivie de l'adoption de 74 mesures communes dans 7 domaines de coopération (menaces hybrides, opérations, cybersécurité, capacités, recherche, exercices, assistance militaire à des pays tiers). Cette évolution a néanmoins confirmé que la défense collective du continent, ou encore ce qu'on appelle la défense « du haut du spectre » relève principalement de l'OTAN :

« En outre, à l'occasion de cette déclaration conjointe, et même si ce que je vais dire n'y est pas écrit, trois règles ont été réaffirmées : la défense collective relève principalement de l'OTAN ; il n'y aura pas d'armée européenne ; il n'y aura pas de duplication des structures de commandement existant dans l'OTAN. Elles ont été systématiquement rappelées dans toutes les réunions des ministres de la Défense, auxquelles le secrétaire général de l'OTAN, Jens Stoltenberg, et la Haute représentante européenne Federica Mogherini s'invitaient mutuellement. Ces règles figurent dans les comptes rendus. Elles constituent le fondement de la coopération entre l'OTAN et l'Union européenne. » 13 ( * )

Les relations UE-OTAN

L'année 2001 a marqué le début des relations institutionnalisées entre l'OTAN et l'UE, qui sont fondées sur les mesures prises pendant les années 1990 en faveur d'une plus grande responsabilité européenne dans le domaine de la défense (coopération entre l'OTAN et l'Union de l'Europe occidentale).

La déclaration OTAN-UE sur la politique européenne de sécurité et de défense (PESD), adoptée en 2002, a défini les principes politiques sur lesquels repose la relation, et elle a confirmé l'accès assuré de l'UE à des capacités de planification de l'OTAN pour ses propres opérations militaires.

En 2003, les arrangements « Berlin plus » ont posé les fondements nécessaires pour que l'Alliance puisse soutenir des opérations dirigées par l'UE dans lesquelles l'OTAN dans son ensemble n'est pas engagée.

Au sommet de Lisbonne, en 2010, les Alliés ont souligné qu'ils étaient déterminés à renforcer le partenariat stratégique OTAN-UE. Avec le concept stratégique de 2010, l'Alliance s'est engagée à travailler plus étroitement avec d'autres organisations internationales afin de prévenir les crises, de gérer les conflits et de stabiliser les situations post-conflit.

À Varsovie, en juillet 2016, les deux organisations ont dressé une liste des domaines dans lesquels elles souhaitaient intensifier leur coopération compte tenu des défis communs auxquels elles étaient confrontées à l'est et au sud : lutte contre les menaces hybrides, accroissement de la résilience, renforcement des capacités de défense, cyberdéfense, sûreté maritime, exercices, etc. Les ministres des Affaires étrangères des pays de l'OTAN ont ensuite entériné, en décembre 2016, quarante-deux mesures visant à faire avancer la coopération entre l'OTAN et l'UE dans les domaines ainsi définis. D'autres domaines de coopération ont été arrêtés en décembre 2017.

L'OTAN et l'UE ont actuellement vingt-deux membres en commun.

Source : www.nato.int

Ce « partage des tâches » implicite, inhérent au partenariat stratégique UE-OTAN, conserve sa pertinence aujourd'hui, même s'il s'agit d'une simplification à visée pédagogique, à partir d'idéaux-types, notamment ceux de « défense collective » et de « gestion de crise ». La frontière entre défense collective, gestion des crises et coopération dans le domaine de la sécurité (les trois missions de l'OTAN) s'est en effet brouillée, en même temps que la distinction entre menace étatique et menace non étatique.

c) ... ni le rôle des États-Unis comme partenaire de la défense de l'Europe

Les États-Unis ne fournissent pas « 90 % » du budget de l'OTAN, comme l'a affirmé le président américain Donald Trump, mais « seulement » 22,1 %, du budget de l'organisation . Les deux autres principaux contributeurs sont l'Allemagne (14,7 %) et la France (10,5%).

Mais ce que les États-Unis reprochent surtout aux pays européens, c'est de ne pas avancer assez vite vers le respect des objectifs fixés par l'OTAN pour 2024 - des dépenses militaires portées à 2 % du PIB, dont 20 % consacrés aux équipements majeurs - ce qui ferait d'eux des « passagers clandestins » (le Président des États-Unis ayant même souhaité que cet effort soit porté à 4 %).

Les États-Unis consacrent, pour leur part, 3,4 % de leur PIB à la défense, soit 605 Md$, ce qui représente deux tiers des dépenses militaires des pays de l'OTAN 14 ( * ) et environ un tiers des budgets militaires totaux dans le monde. En 2018, l'augmentation des dépenses de défense des États-Unis (+ 44 Md$) est d'un montant équivalent au budget de défense de l'Allemagne.

Au sein de ce gigantesque budget militaire américain, les dépenses spécifiquement consacrées à la défense de l'Europe sont estimées à 35,8 Md$ en 2018 15 ( * ) , soit 6 % du total, et... presque autant que le budget de défense de la France (35,9 Md€ en 2019).

Ces dépenses se répartissent entre :

- Le financement de la présence américaine sur le continent européen (29,1 Md$) soit 68 000 personnels issus des cinq composantes de l'armée américaine, dont environ 35 000 en Allemagne, où siège le commandement des forces américaines en Europe (EUCOM de Stuttgart). Pour mémoire, dans les années 1960, 400 000 personnels de l'armée américaine étaient présents en Europe de l'ouest, et encore 200 000 dans les années 1980.

- La contribution américaine à l'OTAN (6,7 Md$).

Depuis 2014, dans le cadre des mesures de réassurance prises par l'OTAN, les États-Unis ont accru leur présence en Europe au travers d'un programme budgétaire dit « Initiative européenne de dissuasion » (EDI 16 ( * ) ) , qui leur permet de financer l'opération « Atlantic Resolve » (OAR) en faveur des pays d'Europe orientale (Bulgarie, Estonie, Lettonie, Lituanie, Pologne et Roumanie).

Le financement de l'EDI n'a cessé de croître, d'1 Md$ en 2014 à 6,5 Md$ en 2019. Ce budget est consacré à un renforcement de la présence par rotation des forces américaines en Europe, à des exercices militaires, à l'amélioration des infrastructures et équipements pré-positionnés et, enfin, au renforcement des capacités des pays partenaires.

Ces chiffres ne couvrent bien sûr pas l'ensemble des moyens que les États-Unis seraient susceptibles d'employer pour protéger l'Europe.

D'autres aspects de la contribution américaine à la défense de l'Europe doivent être ici mentionnés :

- Comme indiqué précédemment les États-Unis jouent un rôle particulier dans la capacité nucléaire stratégique de l'OTAN , tandis que les forces du Royaume-Uni et de la France jouent des rôles complémentaires  (la France n'a pas d'armes nucléaires assignées à l'OTAN et n'est pas membre du Groupe des plans nucléaires de l'organisation 17 ( * ) ).

Par ailleurs, des arrangements de « partage nucléaire » prévoient le stationnement d'armes nucléaires tactiques américaines dans plusieurs pays européens. Bien que l'information ne soit pas publique, 5 pays de l'OTAN sont généralement considérés comme pays hôtes de ces armes nucléaires : l'Allemagne, la Belgique, l'Italie, les Pays-Bas et la Turquie. Le nombre d'armes entreposées dans ces pays est estimé à 140. Pour mémoire, pendant la Guerre froide, où le Royaume-Uni et la Grèce étaient également pays hôtes, le nombre d'armes estimé sur le continent dépassait 7 000. Les armes stationnées à ce jour sont des bombes B61. Elles ont vocation à être délivrées, avec l'accord des États-Unis et du pays hôte (selon le principe de la double clef), par les forces aériennes du pays hôte.

Concrètement :

« Sur la plupart des bases, les armes sont entreposées sous la responsabilité d'unités de soutien américaines. Des chasseurs bombardiers du pays hôte sont affectés et des pilotes formés pour pouvoir emporter ces armes à gravité en cas de décision d'y avoir recours. Ainsi, l'Allemagne entretient pour cette mission la 33ème escadre de chasseurs bombardiers équipée de Tornado PA-200. Les Pays-Bas et la Belgique y dédient des équipages de F-16 (10e Wing Tactique pour la Belgique ; 312ème et 313ème Escadron de la RNAF). En Italie, les Tornado PA-200 du 6ème Stormo ont également la capacité de transporter les B61. Pour ce qui est d'Aviano (Italie) et d'Incirlik (Turquie), ce sont a priori des avions américains qui se chargeraient de transporter les armes » 18 ( * ) .

Cette question du partage nucléaire est fondamentale dans l'analyse de la politique d'acquisition de forces aériennes des pays concernés et, pour l'avenir, dans le dimensionnement du projet de système de combat aérien futur (SCAF) .

Nombre estimé d'armes nucléaires en Europe (2018)

Source : The Hague Centre for Strategic Studies (d'après SIPRI).

- A la demande des Etats-Unis, l'OTAN déploie progressivement un dispositif de défense anti-missile balistique, qui se veut une réponse à la menace iranienne, et a contribué à la dégradation des relations avec la Russie. Ce dispositif comprend une importante contribution américaine décidée en 2009 19 ( * ) : un radar en Turquie, des sites en Roumanie et en Pologne, 4 frégates antimissiles AEGIS basées en Espagne.

- La suprématie américaine est particulièrement marquée dans certains domaines : transport stratégique , intelligence, surveillance et reconnaissance (notamment drones lourds), ravitaillement .

Enfin, une étude a évalué le coût des investissements que devraient réaliser les pays de l'OTAN, dans l'hypothèse purement théorique d'une sortie des États-Unis de l'Organisation , pour pouvoir répondre à deux scénarios 20 ( * ) de conflit :

- 1er scénario : une remise en cause de la sécurité des voies de communication maritimes européennes : dans ce cas, le déficit capacitaire engendré par la sortie des États-Unis de l'OTAN obligerait les pays européens à investir entre 94 Md$ et 110 Md$ pour assurer eux-mêmes leur sécurité maritime ;

- Un scénario de mise en oeuvre de l'article 5 dans le cadre d'un conflit sur le flanc oriental de l'OTAN (occupation par la Russie de la Lituanie et d'une partie de la Pologne 21 ( * ) ). Dans ce cas, pour pouvoir faire face à une telle hypothèse, les membres européens de l'OTAN devraient investir entre 288 Md$ et 357 Md$ , afin de combler les lacunes capacitaires engendrées par le retrait américain.

Ces montants ne sont pas inatteignables , puisque, si les pays européens de l'OTAN respectaient l'objectif des 2 % du PIB, ils dépenseraient 102 Md$ supplémentaire par an.

Ainsi, cette étude met en évidence les implications du débat sur l'autonomie stratégique. Elle suggère de recentrer ce débat sur la question des lacunes capacitaires plutôt que sur celle des mécanismes institutionnels.

« L'autonomie stratégique voulue par la France », nous ont dit nombre de nos interlocuteurs, « personne ne sait ce que c'est ». L'autonomie n'est pas l'indépendance stratégique, c'est une notion relative qui n'est pas en soi significative si l'on ne définit pas quel degré d'autonomie l'on souhaite atteindre, grâce à quels investissements et selon quel calendrier, c'est-à-dire si l'on ne définit pas une feuille de route de l'autonomie stratégique .

En définitive, nos partenaires européens sont nombreux à partager cet avis de M. Wolfgang Ischinger, président de la Conférence de Munich sur la sécurité :

« Il y a beaucoup de petites phrases sur l'autonomie stratégique de l'Europe. Je ne pense pas que ce soit la bonne voie. Notre dépendance des capacités militaires des États-Unis est absolument nécessaire pour la sécurité de l'Allemagne et de l'Europe à court, moyen et long terme. Nous sommes aveugles, sourds et incapables sans notre partenaire américain. » 22 ( * )

2. Une réalité que la France doit prendre en compte malgré sa singularité en Europe

Au regard de cette dépendance à l'égard des Américains, la France fait figure d'exception dans son environnement, ayant construit son outil de défense, depuis les années 1960, dans un objectif d'indépendance nationale.

a) La fin de l'« exception française » à l'OTAN

Lors de sa création, l'OTAN fut activement soutenue par la France, pour impliquer définitivement les États-Unis dans la défense de l'Europe et préserver ainsi la paix. Le quartier général de l'OTAN fut alors implanté en France, jusqu'à la décision du Général de Gaulle, le 7 mars 1966, de cesser la participation de la France au commandement intégré de l'Organisation, tout en demeurant au sein de l'Alliance.

Cette singularité a pris fin en 2009, lorsque le président Nicolas Sarkozy a décidé la réintégration de la France dans les structures intégrées, à l'exception notable du Groupe des plans nucléaires .

Ce faisant, « en organisant en 2009 son retour dans le commandement militaire intégré de l'Alliance atlantique, tout en préservant son statut spécifique dans le domaine nucléaire, la France a pleinement reconnu la place que l'OTAN joue dans la défense de l'Europe ». 23 ( * )

Le Président François Hollande a maintenu cette approche. En 2012, dans un rapport 24 ( * ) à ce sujet, M. Hubert Védrine, ancien ministre des affaires étrangères, a en effet estimé qu'une nouvelle sortie n'était pas envisageable, quels que soient les bénéfices, qu'il a jugés mitigés, du retour de la France dans le commandement intégré de l'OTAN :

« Une (re)sortie française du commandement intégré n'est pas une option. Elle ne serait comprise par personne ni aux États-Unis ni en Europe, et ne donnerait à la France aucun nouveau levier d'influence, au contraire. Au contraire cela ruinerait toute possibilité d'action ou d'influence pour elle, avec tout autre partenaire européen, dans quelque domaine que ce soit. D'ailleurs de 1966 à 2008, soit en plus de quarante ans, aucun pays européen n'a rejoint la ligne d'autonomie française ».

S'il reste une certaine exception française à l'OTAN, elle concerne le statut de notre force de dissuasion.

b) Autonomie stratégique et dissuasion nucléaire

Parmi les pays de l'Union européenne, et les partenaires européens de l'OTAN, la France est la seule à poursuivre un objectif d'indépendance nationale, non exclusif toutefois de certaines interdépendances, dans le cadre de coopérations de défense, comme le souligne la Revue stratégique de défense et de sécurité nationale de décembre 2017.

Même le Royaume-Uni, également puissance nucléaire, qui est notre partenaire le plus semblable en Europe, conçoit sa force de frappe comme étroitement liée à celle des États-Unis et au cadre de l'OTAN, depuis les Accords de Nassau en 1962.

Cette différence notable de culture stratégique est un paramètre à prendre en compte dans le dialogue sur l'autonomie stratégique au niveau européen.

La sémantique est un problème en soi. Le terme de « dissuasion » n'est pas compris de la même façon partout en Europe : à l'OTAN, par exemple, ce concept se rapporte à un ensemble de mesures, y compris dans le domaine conventionnel, visant à faire encourir à l'adversaire un risque supérieur à son gain potentiel. En allemand, la connotation du mot « Abschreckung » (dissuasion), lié au mot « peur », « effroi », est très négative. L'opinion publique européenne est, généralement, peu au fait du concept français de dissuasion, c'est-à-dire de l'idée d'armes nucléaires à visée défensive, dont l'objet est de pouvoir infliger des dommages inacceptables pour l'adversaire, et dont l'une des caractéristiques et d'être en permanence prêtes à être employées, en sorte de n'avoir jamais à l'être. L'arme nucléaire est, en ce sens, une arme fondamentalement politique.

« Pour la France, l'arme nucléaire n'est pas destinée à remporter un avantage quelconque dans un conflit. En raison des effets dévastateurs de l'arme nucléaire, elle n'a pas sa place dans le cadre d'une stratégie offensive, elle n'est conçue que dans une stratégie défensive. La dissuasion, c'est aussi ce qui nous permet de préserver notre liberté d'action et de décision en toute circonstance (...). C'est la responsabilité suprême du Président de la République d'apprécier en permanence la nature de nos intérêts vitaux et les atteintes qui pourraient y être portées. » 25 ( * )

La question du lien entre la force de dissuasion française et la défense européenne a toutefois été posée dès 1992, par le président François Mitterrand, qui s'interrogeait, aux lendemains de la signature du traité de Maastricht : « Est-il possible de concevoir une doctrine européenne (de la dissuasion) ? Cette question-là deviendra une des questions majeures de la construction d'une défense européenne commune ».

En 1995, lors du sommet de Chequers , la France et le Royaume-Uni ont affirmé conjointement qu'il ne pouvait y avoir de situation dans laquelle les intérêts vitaux de l'un seraient menacés sans que les intérêts vitaux de l'autre ne le soient aussi 26 ( * ) .

Par la suite, la question fut de nouveau évoquée par tous les présidents de la République française :

- M. Jacques Chirac : « Le développement de la Politique Européenne de Sécurité et de Défense, l'imbrication croissante des intérêts des pays de l'Union européenne, la solidarité qui existe désormais entre eux, font de la dissuasion nucléaire française, par sa seule existence, un élément incontournable de la sécurité du continent européen » (discours de l'Ile Longue, 19 janvier 2006) ;

- M. Nicolas Sarkozy : « S'agissant de l'Europe, c'est un fait, les forces nucléaires françaises, par leur seule existence, sont un élément clef de sa sécurité. Un agresseur qui songerait à mettre en cause l'Europe doit en être conscient » (discours de Cherbourg, 21 mars 2008) ;

- Et, enfin, M. François Hollande : « La définition de nos intérêts vitaux ne saurait être limitée à la seule échelle nationale, parce que la France ne conçoit pas sa stratégie de défense de manière isolée, même dans le domaine nucléaire. Nous avons affirmé à de nombreuses reprises, avec le Royaume Uni, avec lequel nous avons une coopération sans équivalent, cette conception. Nous participons au projet européen, nous avons construit avec nos partenaires une communauté de destin, l'existence d'une dissuasion nucléaire française apporte une contribution forte et essentielle a` l'Europe. La France a en plus, avec ses partenaires européens, une solidarité de fait et de coeur. Qui pourrait donc croire qu'une agression, qui mettrait en cause la survie de l'Europe, n'aurait aucune conséquence ? C'est pourquoi notre dissuasion va de pair avec le renforcement constant de l'Europe de la Défense. Mais notre dissuasion nous appartient en propre ; c'est nous qui décidons, c'est nous qui apprécions nos intérêts vitaux » (discours d'Istres, 19 février 2015).

La question de la dimension européenne de la dissuasion française a été posée à vos rapporteurs dans les pays européens où ils se sont rendus, notamment de la façon suivante : La France entendait-elle, en prônant une autonomie stratégique européenne, placer l'ensemble de ses partenaires sous son « parapluie nucléaire » ? Tout en rappelant les déclarations précitées, tendant à conférer une dimension européenne à l'identification des « intérêts vitaux » de la France, vos rapporteurs ont rappelé à leurs interlocuteurs les fondamentaux de la force de dissuasion française, composante de notre souveraineté nationale, dont la mise en oeuvre ne saurait être partagée , et qui doit demeurer la prérogative exclusive du Président de la République française.

Peu débattue en France, l'idée d'une européisation de la force de dissuasion française fait toutefois son chemin en Europe, même si cette idée est loin d'être consensuelle. Il pourrait s'agir, selon les partisans de cette évolution, de permettre des arrangements de partage nucléaire à « double clef » avec la France, sur le modèle de ceux existants avec les Etats-Unis, ou d'instituer une contribution de l'Allemagne, ou de plusieurs pays de l'UE, au financement de la force de dissuasion française 27 ( * ) . En 2017, les services du Bundestag ont d'ailleurs estimé que rien ne s'opposait, d'un strict point de vue juridique, à un tel partage financier.

M. Wolfgang Ischinger, président de la Conférence de Munich sur la sécurité, estime pour sa part qu'un partage de la charge financière de la dissuasion ne serait pas incompatible avec un maintien du schéma actuel de mise en oeuvre par le seul président de la République française :

« A moyen terme, la question d'une européisation du potentiel nucléaire français est effectivement une très bonne idée. Il s'agit de savoir si, et comment la France pourrait être disposée à mettre stratégiquement sa capacité nucléaire au profit de l'ensemble de l'Union Européenne. Concrètement?: les options de l'engagement nucléaire de la France ne devraient pas couvrir seulement son propre territoire, mais aussi le territoire des partenaires au sein de l'Union Européenne. En contrepartie, il faudrait définir quel apport les partenaires européens pourraient mettre à disposition pour cela, afin d'arriver à une juste répartition des efforts. Cependant?: l'utilisation possible des armes nucléaires ne pourrait pas être décidée, au final, par un comité de l'UE. Cette décision resterait celle du président français. Ce que nous devons accepter?! » 28 ( * )

Le débat sur un éventuel partage par la France de sa dissuasion nucléaire est toutefois très prématuré. Les voix qui se sont élevées en ce sens sont singulières et non représentatives de la majorité des forces politiques et de l'opinion de nos partenaires européens.

Il faut cependant garder à l'esprit que, pour un certain nombre d'observateurs, notamment dans les pays qui comptent sur la garantie suprême apportée par les forces nucléaires américaines, ouvrir ce débat serait une conséquence logique de l'engagement actif de la France en faveur de l'autonomie stratégique de l'UE.


* 4 Rapport d'information de MM. Daniel Reiner, Jacques Gautier, André Vallini, Xavier Pintat, co-rapporteurs, dans le cadre d'un groupe de travail composé également de M. Jean-Michel Baylet, M. Luc Carvounas, M. Robert del Picchia, Mme Michelle Demessine, M. Yves Pozzo di Borgo et M. Richard Tuheiava, sénateurs.

* 5 Projet de traité signé par les gouvernements de la Belgique, de la France, de l'Italie, du Luxembourg, des Pays-Bas et de la République fédérale d'Allemagne.

* 6 Charte de Paris pour une nouvelle Europe (1990).

* 7 Déclaration franco-britannique sur la défense européenne : Saint-Malo, 4 décembre 1998.

* 8 « Une stratégie globale pour la politique étrangère et de sécurité de l'Union européenne », Service européen d'action extérieure (2016).

* 9 Allemagne, Belgique, Italie, Pays-Bas, Pologne, Roumanie, Royaume-Uni.

* 10 Concept stratégique (2010).

* 11 Déclaration franco-britannique sur la défense européenne : Saint-Malo, 4 décembre 1998.

* 12 Déclaration commune du Président du Conseil européen, du Président de la Commission européenne et du Secrétaire général de l'OTAN, 8 juillet 2016.

* 13 Général Denis Mercier, ancien commandant suprême allié Transformation de l'Otan (audition devant la Commission de la défense nationale et des forces armées de l'Assemblée nationale, 5 mars 2019).

* 14 Les dépenses militaires totales des pays de l'OTAN s'élèvent en 2018 à 919 Md$ (source : OTAN, 14 mars 2019).

* 15 Source : « On the up : western defence spending in 2018 », Lucie Béraud-Sudreau, International Institute for Strategic studies (IISS, 2019).

* 16 « European deterrence initiative » (EDI), programme précédemment appelé « European reassurance initiative » (ERI).

* 17 Depuis les Accords de Nassau entre les États-Unis et le Royaume-Uni (1962), la capacité nucléaire britannique est étroitement liée à celle des Américains et au cadre de l'OTAN, comme le rappelle la National Security Strategy and Strategic defence and security review de 2015.

* 18 « Forces aériennes européennes et mission nucléaire de l'OTAN », Emmanuelle Maitre, chargée de recherche, Fondation de la Recherche stratégique (FRS), Défense & Industries n°13 (juin 2019).

* 19 US European phased adaptive approach (EPAA).

* 20 « Defending Europe : scenario-based capability requirements for NATO's european members », The International Institute for Strategic Studies (IISS, Avril 2019).

* 21 L'étude ne se prononce pas sur le bien-fondé des scénarios envisagés ou leur plausibilité.

* 22 Interview de M. Wolfgang Ischinger, président de la Conférence de Munich sur la sécurité, Ouest France, 9 février 2019.

* 23 Revue stratégique de défense et de sécurité nationale (2017).

* 24 Rapport pour le Président de la République française sur les conséquences du retour de la France dans le commandement intégré de l'OTAN, sur l'avenir de la relation transatlantique et les perspectives de l'Europe de la défense, M. Hubert Védrine (14 novembre 2012).

* 25 Discours du Président de la République sur la dissuasion nucléaire, prononcé à Istres le 19 février 2015.

* 26 Sommet de Chequers (30 octobre 1995).

* 27 Voir par exemple : « NATO nuclear sharing and the future of nuclear deterrence in Europe », The Hague Centre for strategic studies (2018).

* 28 Ouest France, 9 février 2019.