SEANCE DU 25 OCTOBRE 2001


INSTRUMENTS DE L'UNION EUROPÉENNE
NÉCESSAIRES À UNE LUTTE EFFICACE
CONTRE LE TERRORISME

Discussion d'une question orale européenne
avec débat
(ordre du jour réservé)

M. le président. L'ordre du jour appelle la discussion de la question orale européenne avec débat, n° QE-13.
Cette question est ainsi libellée :
A la suite des attentats survenus aux Etats-Unis, M. Pierre Fauchon interroge Mme le garde des sceaux, ministre de la justice, sur les initiatives que le Gouvernement compte prendre afin de hâter la mise en place par l'Union européenne des instruments nécessaires à une lutte efficace contre le terrorisme.
Il lui demande si les propositions actuellement en discussion, notamment les propositions de décision-cadre relatives à l'harmonisation des législations antiterroristes et au mandat d'arrêt européen, lui paraissent à la hauteur du défi auquel les Etats membres sont confrontés depuis le 11 septembre dernier.
La parole est à M. Fauchon, auteur de la question.
M. Pierre Fauchon. Madame la ministre, ma question aurait pu avoir pour objet de vous demander des nouvelles de M. Solana, mais ce ne sera pas le cas puisque, depuis hier, grâce à M. Moscovici, nous savons qu'il va bien, ce dont je me réjouis. Il est cependant permis de s'inquiéter du silence quasi absolu de l'homme qui devait être la cheville ouvrière, l'image, l'expression de la politique européenne en matière de relations extérieures et de sécurité. Son absence quasi totale, depuis des mois, confirme qu'il n'y a pas véritablement de politique extérieure commune, à l'heure où elle serait particulièrement souhaitée.
La création du poste de Haut représentant, chargé officiellement de donner à l'action extérieure de l'Union - je cite les traités - « visibilité, efficacité, cohérence et continuité », et présenté par la presse en octobre 1999 comme le ministre des affaires étrangères de l'Europe, n'a été qu'un leurre, comme nous l'avions diagnostiqué ici même dès l'origine. Je me permets de souhaiter que M. Solana, dont les mérites personnels ne sont nullement en cause, ait la dignité de démissionner de ses fonctions pour dénoncer l'inconséquence de ceux qui les lui ont confiées.
Tel est « l'état de l'Union » et les déclarations plus ou moins enflammées de quelques leaders nationaux ne sauraient cacher le caractère dramatique de cette carence. L'histoire, qui n'oublie rien, surtout dans les grands moments comme ceux que nous vivons, se souviendra de cette absence de l'Europe !
Reste à savoir si l'Europe est prête à prendre en commun les dispositions juridiques et judiciaires nécessaires pour faire face à toutes les formes de délinquance transfrontalière qui minent sa société et notamment le terrorisme, dont il n'est sans doute pas nécessaire de rappeler l'actualité et la gravité. C'est là, à proprement parler, l'objet de ma question.
Je suis de ceux qui réclament depuis de nombreuses années la création d'un véritable « espace judiciaire européen unifié ». Je dis bien « unifié », car je fais d'ores et déjà une très grande différence entre la notion d'unité et celle de coordination.
C'est dire mon intérêt à l'écoute des annonces faites au lendemain des attentats du 11 septembre dernier. Or je dois dire que ma désillusion, notre désillusion, est à la hauteur de notre espoir. Non seulement les textes proposés par la Commission européenne sont très en deçà des objectifs fixés, mais, en outre, les négociations actuelles entre les représentants des Etats membres, pour autant que nous en soyons informés, tendent encore à en réduire la portée.
Les deux seuls objectifs retenus dans l'immédiat, parmi la gamme des mesures qu'il conviendrait de prendre et qui font l'objet de deux projets de directives-cadres, sont, d'une part, l'harmonisation des législations répressives en matière de terrorisme et, d'autre part, l'institution d'un mandat d'arrêt européen.
Sur le premier point, ma question est simple : croyez-vous sérieusement, madame la ministre, qu'en matière de lutte contre le terrorisme la simple harmonisation des législations permette de faire un pas décisif dans la voie de l'efficacité alors qu'en matière pénale la moindre différence de texte fournit les échappatoires, les motifs de résistance et les occasions de nullité de procédure que l'on devine ? Tout juriste sérieux vous dira que seul un texte unique et commun, ne présentant que des difficultés de traduction, ce qui déjà, en matière européenne, n'est pas si simple, peut fournir une base immédiatement opérationnelle aux actions judiciaires antiterroristes.
Sur le second point, celui du mandat d'arrêt européen, la question est de savoir si l'on va, ou non, sortir des difficultés des procédures d'extradition.
Question préalable : comment expliquer que la France n'a toujours pas ratifié les conventions de 1995 et de 1996, qui prévoient justement de faciliter l'extradition entre les Etats membres ?
Au-delà de cette question, on se plaît à dénoncer l'attitude des autres Etats membres en matière d'extradition. Mais il faut bien voir que la France ne fait pas beaucoup mieux. Je suis obligé de l'admettre.
Ainsi, la France refuse toujours d'extrader ses nationaux, y compris vers les pays de l'Union européenne. Estimons-nous qu'ils seront moins bien traités ailleurs que dans nos propres prisons ?
La procédure d'extradition française n'est ni plus rapide ni plus efficace que les autres. Non seulement elle mêle le judiciaire, l'administratif et le politique, mais elle décourage bien souvent tous les intervenants, y compris parfois les « extradables » eux-mêmes. Il n'est pas rare que, lorsqu'une personne consent, demande même à être extradée pour aller s'expliquer au plus vite devant son juge, elle doive séjourner plusieurs mois en prison. J'ai eu connaissance de cas où l'intéressé a dû subir plus de six mois de détention préventive avant de pouvoir faire le voyage et voir son juge !
La création d'un mandat d'arrêt européen serait donc incontestablement une avancée majeure, à condition toutefois que l'on remplace réellement l'actuelle procédure d'extradition par une simple remise entre Etats membres, comme le prévoient les conclusions du Conseil européen de Tampere, et comme l'ont demandé les chefs d'Etat et de gouvernement.
Or le texte en discussion va beaucoup moins loin. En caricaturant un peu, je n'hésite pas à dire qu'on en reste pratiquement à la bonne vieille extradition !
Ainsi, à l'article 5 du projet, est instituée une autorité centrale non judiciaire, dotée des plus grands pouvoirs puisqu'il est dit que c'est sur la base de ses appréciations que se poursuivra la procédure d'extradition.
Je crois savoir qu'on serait en train de renoncer à l'institution de cette autorité centrale. J'espère que vous pourrez nous le confirmer tout à l'heure, madame le garde des sceaux.
Mais je vois bien d'autres motifs d'inquiétude. Passons sur les multiples exceptions, comme les immunités ou l'amnistie, qui se justifient parfois, mais qui constituent souvent des échappatoires et, à l'occasion, des méconnaissances du principe de reconnaissance mutuelle.
Venons-en au point central, à la question la plus délicate : quelle sera la nature du contrôle juridictionnel dans l'Etat qui est saisi d'une demande d'extradition ?
Tout l'intérêt d'un mandat d'arrêt européen réside en réalité, d'une part, dans l'allégement du contrôle étendu et tatillon du juge de l'Etat saisi de la demande et, d'autre part, dans la suppression du contrôle de la double incrimination, selon laquelle un pays peut refuser l'extradition si l'infraction en cause n'est pas incriminée de manière comparable dans sa propre législation.
Que lit-on à l'article 18 du texte proposé par la Commission, qui est le seul dont nous disposions actuellement, qui est tout de même la base des négociations et qui, venant de la Commission, devrait pouvoir bénéficier d'une présomption favorable ? « Un tribunal de l'Etat membre d'exécution décide s'il y a lieu d'exécuter le mandat d'arrêt européen... » Autrement dit, ce tribunal a purement et simplement le pouvoir d'apprécier s'il y a lieu d'exécuter ou non ; cette faculté de décision laisse pratiquement l'efficacité du mandat d'arrêt à l'appréciation souveraine de la juridiction de l'Etat membre.
En outre, l'article 14 autorise la même autorité judiciaire d'exécution à remettre en liberté la personne arrêtée dans les termes suivants, qui sont d'ailleurs admirables : « Si l'autorité judiciaire d'exécution a des raisons de penser que la personne arrêtée ne s'échappera pas... elle peut décider de la remettre en liberté... » Je vous laisse imaginer ce qu'implique cette formule : « si elle a des raisons de penser... ». Il est simplement précisé qu'on pourra « la remettre en liberté jusqu'à une date fixée d'un commun accord avec l'Etat membre d'émission ». Le rôle de ce dernier est donc limité à la fixation de la date à laquelle la personne devra se présenter.
Vous pensez bien que, entre le moment où l'on aura considéré qu'on a de bonnes raisons de la remettre en liberté et la date à laquelle elle devra se présenter, la personne en question, surtout s'il s'agit d'un terroriste, aura eu tout le temps de prendre le large ! On pourra toujours courir pour la rattraper ! (Sourires.) Et ce n'est pas le dépôt d'une caution, fût-elle extrêmement élevée, qui la dissuadera de s'échapper ! Dans ces milieux-là, l'argent ne manque pas !
Tout est dit !
Enfin, alors que le texte proposé par la Commission supprime le contrôle de la double incrimination - sur ce point, il va relativement loin -, conformément au souhait des chefs d'Etat et de gouvernement - encore rappelé à Gand voilà huit jours -, certains Etats continuent fermement de s'y opposer. La France aurait même proposé de ne supprimer la double incrimination que dans un domaine très restreint.
Cette perspective est inquiétante et fort éloignée des propositions de la Commission comme de la volonté affirmée par les chefs d'Etat et de gouvernement.
Face à de telles incertitudes, il faut à nouveau se demander, en toute innocence : veut-on réellement se donner les moyens de lutter contre la criminalité internationale ? Ou bien va-t-on se contenter de gesticulations verbales autour de la belle formule de « mandat d'arrêt européen » ?
A vrai dire, nous nous trouvons dans une situation absurde, où chaque Etat considère son système judiciaire comme le meilleur et regarde avec méfiance le système de son voisin. C'est donc une carence de confiance.
Or comment peut-on avancer dans la construction européenne sans le minimum de confiance mutuelle que l'on est en droit d'attendre dans cette matière aussi ? Et comment peut-on avancer dans la lutte contre la criminalité internationale si on ne se résout pas, dans ce domaine, comme on l'a fait lors des grands conflits du xxe siècle, à passer du morcellement, du compartimentage des moyens au « commandement unique » ? C'est la leçon de notre histoire !
Sincèrement, madame la ministre, si l'on en reste au stade actuel, mieux vaudrait refuser la création du mandat d'arrêt européen : il me paraît préférable de ne rien faire plutôt que de faire semblant de faire quelque chose !
Un triple rappel s'impose.
Premièrement, un véritable mandat d'arrêt européen devrait s'appliquer à l'ensemble des infractions, à l'exception de quelques particularités, comme l'avortement ou l'homosexualité, et il nécessite la suppression du contrôle de la double incrimination.
Deuxièmement, une personne consentant à être extradée devrait pouvoir être remise immédiatement à l'autorité judiciaire de l'Etat requérant, sans contrôle ni délai, et non pas après six mois de procédure, comme c'est le cas chez nous actuellement.
Troisièmement, si l'intéressé ne consent pas à son extradition, l'autorité judiciaire de l'Etat requis devrait s'en tenir à un contrôle minimal de pure forme sur l'identité de la personne et la régularité formelle de la demande.
Les autres formes de recours devraient être, pour leur part, exercées devant les juridictions de l'Etat d'émission, et non pas de l'Etat d'exécution, ou bien devant une juridiction européenne qui reste à créer, qui serait une branche de la Cour de justice européenne et qui pourrait en effet apprécier, d'un point de vue communautaire, la validité du mandat. C'est une question à laquelle il convient peut-être de réfléchir.
Si, à la rigueur, le contentieux de la détention doit rester dans l'Etat récepteur, alors, il faut que l'Etat émetteur du mandat soit associé à l'appréciation de ce contentieux.
Veut-on vraiment aller dans cette direction ? J'en doute !
Pour conclure, je souhaiterais, madame la ministre, que vous nous disiez quelles sont les chances de voir adopter ces instruments dans les délais prévus, et dans des termes qui soient à la hauteur de la menace.
Si cet objectif ne vous paraît pas susceptible d'être atteint prochainement, ne pensez-vous pas qu'il convient de changer de méthode ?
La procédure des coopérations renforcées ne présente-t-elle pas une opportunité ?
Sinon, la formule de la convention, que j'avais proposée en 1997, qui avait été moquée à l'époque mais qui a été reprise avec succès pour l'élaboration de la Charte des droits fondamentaux, pourrait se révéler judicieuse. Cela permettrait d'associer davantage les parlements nationaux, qui disposent de la légitimité et de l'expertise nécessaires dans toutes ces matières sensibles qui touchent aux droits des individus. Qu'en pensez-vous ?
Telles sont les questions que je crois pouvoir vous poser, moins à titre personnel qu'en votre qualité de représentant parmi nous du conseil des ministres européens de la justice et des affaires intérieures. Mon propos n'implique, en effet, aucun préjugé critique à l'égard de votre action personnelle, madame la ministre : il traduit simplement mes profondes réserves à l'égard de la conduite actuelle des négociations.
Souhaitons, mes chers collègues, que celles-ci se hissent au niveau d'une démarche authentiquement communautaire, sans attendre que nous y soyons contraints par de nouveaux drames. (Applaudissements sur les travées de l'Union centriste, du RPR, des Républicains et Indépendants et du RDSE, ainsi que sur les travées socialistes.)
M. le président. La parole est à M. le président de la délégation du Sénat pour l'Union européenne.
M. Hubert Haenel, président de la délégation du Sénat pour l'Union européenne. Je voudrais tout d'abord remercier notre collègue Pierre Fauchon d'avoir bien voulu poser cette question, qui va nous permettre, madame la ministre, de faire le point sur ce qui se passe aujourd'hui à Bruxelles et sur ce que l'on peut espérer du prochain sommet européen de Laeken.
La semaine dernière, à Gand, les chefs d'Etat et de gouvernement ont adopté une déclaration sur la suite des attentats du 11 septembre et la lutte contre le terrorisme. Lorsque j'ai pris connaissance de ce texte, j'ai éprouvé un sentiment contradictoire : une satisfaction de voir se manifester une forte volonté politique, mais aussi l'impression que les chefs d'Etat et de gouvernement ne faisaient que répéter ce qu'ils avaient déjà affirmé auparavant, lors d'autres Conseils européens.
Car le terrorisme n'est pas un nouveauté pour l'Europe : les Français, les Britanniques ou les Espagnols peuvent en témoigner.
Et cela fait plus de vingt ans que l'on parle de la nécessité d'une lutte concertée, que l'on évoque, à son sujet, la création d'un espace judiciaire européen !
Cette volonté politique d'accélérer la mise en place d'un espace européen de liberté, de sécurité et de justice, le Sénat l'appelle d'ailleurs de ses voeux depuis de nombreuses années. La délégation pour l'Union européenne y a consacré de multiples travaux, comme, par exemple, le rapport de notre collègue Pierre Fauchon sur la construction d'un espace judiciaire européen, qui date de 1997. Plus récemment, le 29 mars 2001, c'est à son initiative que le Sénat a adopté à l'unanimité une résolution tendant à demander au Gouvernement de créer un Eurojust suffisamment fort.
En outre, madame la ministre, le dialogue engagé par la COSAC - la conférence des organes spécialisés dans les affaires communautaires - avec votre prédécesseur, à Versailles, en octobre 2000, a montré que les parlementaires des autres Etats membres rejoignaient souvent notre volonté d'aller plus loin en ce domaine.
On nous annonce désormais une « feuille de route » relative à la lutte contre le terrorisme. Mais si l'on pouvait le combattre à coup de feuilles de papier, cela ferait longtemps que ce fléau aurait été anéanti par les documents européens qui y sont consacrés !
Car ce n'est pas le premier plan de lutte européen contre le terrorisme. Depuis de nombreuses années, chaque vague d'attentats donne lieu à des déclarations d'intention où l'on prévoit un renforcement de la coopération policière et judiciaire et une lutte contre le blanchiment d'argent sale. Ainsi, le Conseil européen de Tampere, en octobre 1999, avait déjà arrêté tout un programme de travail.
Mais, sur le terrain, les répercussions pratiques demeurent malheureusement très limitées.
Alors que les récents attentats démontrent le degré de sophistication atteint par les réseaux terroristes, que l'on craint de nouvelles menaces, comme l'utilisation d'armes de destruction massive, chimiques, bactériologiques ou nucléaires, la coopération policière et judiciaire en est encore au xixe siècle, pour reprendre les mots du ministre espagnol de l'intérieur.
La criminalité organisée ignore les frontières. Les criminels et leurs produits circulent librement sur le territoire de l'Union européenne, mais les policiers et les magistrats demeurent, quant à eux, trop souvent cloisonnés à l'intérieur des frontières nationales.
Il est inadmissible que les réseaux terroristes tirent profit des disparités juridiques et de l'insuffisance des échanges entre les Etats membres.
Depuis longtemps, ces réseaux se servent de certains pays comme des bases arrières pour commettre dans d'autres des attentats meurtiers. Cette situation est intolérable.
Comment expliquer que la France, lorsqu'elle a subi elle-même des attentats sanglants, n'ait pas toujours reçu de certains de ses partenaires la coopération qu'elle en attendait ? Il semble que certains Etats oublient parfois que la construction de l'Europe est fondée sur la solidarité et la confiance mutuelle et qu'elle entraîne des bénéfices, mais aussi des devoirs, comme celui d'une coopération pleine et entière.
Alors, pourquoi une si longue attente pour si peu de résultats ?
Pourquoi a-t-il fallu les dramatiques événements du 11 septembre dernier pour relancer la coopération dans ce domaine ?
Les premiers éléments de l'enquête montrent pourtant que ces actes odieux ont été largement préparés depuis le sol européen, où l'on semble découvrir l'existence de réseaux plus ou moins dormants.
C'est dire l'urgence qu'il y a à prévenir et réprimer le terrorisme à l'échelle européenne, tant par la relance de la coopération judiciaire et policière que par une lutte contre les circuits illégaux de financement.
L'Europe de la justice connaît encore des lacunes criantes. Les juges dénoncent régulièrement les entraves à l'entraide judiciaire pénale, la longueur des commissions rogatoires et la lourdeur des procédures d'extradition. Notre collègue Pierre Fauchon a rappelé l'affaire Rezala et a fait allusion au cas de Rachid Ramda.
Il existe pourtant des instruments européens, d'ailleurs adoptés difficilement, comme les conventions de 1995 et 1996, qui facilitent l'extradition, ou encore la convention d'amélioration de l'entraide judiciaire pénale. Mais ces instruments demeurent inappliqués faute de ratification par tous les Etats membres. Or, parmi les Etats qui n'ont pas encore ratifié ces conventions, figure malheureusement notre pays.
Madame la ministre, pouvez-vous nous livrer les raisons d'un tel retard - de plus de six ans ! - et nous dire quand le Gouvernement compte enfin déposer les outils nécessaires à la ratification de ces conventions ?
Comment la France peut-elle donner parfois des leçons aux autres Etats si elle ne balaye pas d'abord devant sa porte ?
Ainsi que l'a souligné notre collègue Pierre Fauchon et comme l'a récemment regretté publiquement le Président de la République lui-même, les négociations sur le mandat d'arrêt européen semblent piétiner. C'est d'ailleurs pour cette raison que les chefs d'Etat et de gouvernement ont dû intervenir au Conseil européen de Gand, afin de réaffirmer la nécessité d'aller vers une remise directe, de supprimer le principe de la double incrimination et d'aboutir, au plus tard les 6 et 7 décembre prochain, à une approbation de cet instrument.
Alors que je participais, voilà une quinzaine de jours, à une réunion de la COSAC, le Premier ministre belge s'est engagé à faire en sorte que l'on aboutisse, précisant que, si son ministre de la justice et son ministre de l'intérieur ne menaient pas ce dossier à terme, il se substituerait à eux. Cela m'a évidemment comblé de joie et rempli d'espoir !
Aujourd'hui encore, seule une minorité d'Etats membres de l'Union européenne disposent d'une législation spécifique en matière de lutte contre le terrorisme et, parmi ceux-ci, les dispositions sont très différentes d'un Etat à l'autre. Or comment peut-on lutter ensemble contre le terrorisme si l'on ne s'accorde même pas sur une définition et une approche communes ?
La Commission européenne vient de proposer un cadre législatif, avec une définition harmonisée du terrorisme et une échelle de sanctions.
Mais déjà les premières réactions de certains Etats, opposés à toute harmonisation en matière pénale, laissent présager des difficultés à venir.
Il faudrait, madame la ministre, que vous rappeliez à certains de vos homologues, même à ceux qui n'en sont pas familiers, la maxime du droit romain selon laquelle salus populi suprema lex esto : toutes les lois particulières doivent s'effacer s'il s'agit de sauver la patrie.
M. Pierre Fauchon. C'est gentil d'avoir traduit ! (Sourires.)
M. Hubert Haenel, président de la délégation du Sénat pour l'Union européenne. Par ailleurs, la coopération entre certains services de police et de renseignement reste encore très insuffisante, tout le monde s'accorde sur ce constat inquiétant.
Lors de la dernière réunion de la COSAC, à Bruxelles, le ministre belge de l'intérieur s'est indigné du fait que le système européen d'empreintes digitales Eurodac ne fonctionnait pas à cause de l'obstruction d'un seul Etat membre. Et il nous a laissé entendre - même s'il ne nous l'a pas dit clairement - que cet Etat était la France. Pourriez-vous nous éclairer sur ce point, madame la ministre ?
De même, c'est seulement maintenant que l'on découvre la nécessité de constituer des équipes communes d'enquête et d'échanger des informations dites « sensibles ».
Lors d'un récent débat sur Eurojust, je vous avais posé la question, madame la ministre, mais vous n'aviez pas eu le temps d'y répondre : pourquoi n'existe-t-il pas de magistrats de liaison dans tous les pays de l'Union européenne et dans tous les pays candidats, alors que nous savons - vous me l'avez dit un jour - que ces magistrats sont particulièrement efficaces en matière de coopération judiciaire et policière ?
Mme Marylise Lebranchu, garde des sceaux, ministre de la justice C'est vrai !
M. Hubert Haenel, président de la délégation du Sénat pour l'Union européenne. Il faudra, je crois, faire le nécessaire.
Vous avez vous-même admis récemment, madame la ministre, que les mesures de contrôle aux frontières n'étaient pas assez strictes. Les Etats membres devraient donc faire preuve de la plus grande vigilance lors de la délivrance des visas et procéder à des contrôles plus systématiques. Qu'en sera-t-il au fur et à mesure de l'élargissement ? D'une conversation que j'ai eue hier avec notre collègue Jacques Chaumont, qui s'est rendu récemment en Bulgarie, en Roumanie et en Slovaquie, il ressort qu'il y a là un véritable problème. Nous avons besoin d'une vraie police européenne des frontières, et je ne peux que me réjouir de ce que le Premier ministre ait manifesté sa volonté d'aller dans ce sens.
Si l'on élargit l'Europe, il faudra bien que les pays qui ne sont pas habitués à avoir des services de police et une justice très rigoureux bénéficient d'un soutien en la matière ! Il est donc indispensable d'associer les pays candidats à la lutte contre le terrorisme, et ce point devrait faire l'objet d'une grande vigilance dans le déroulement des négociations d'adhésion.
Le point noir de la lutte contre le terrorisme est incontestablement la lutte contre ses moyens de financement. Certaines opérations telles que les attentats récents ont nécessité des moyens logistiques et financiers importants. Par ailleurs, il existe souvent un lien entre les activités terroristes et d'autres formes de criminalité organisée comme le trafic de drogue, le trafic d'êtres humains et la prostitution, le trafic d'armes ou le grand banditisme : autant de crimes intolérables.
Il est donc indispensable de couper les voies de financement du terrorisme en s'attaquant de front à la criminalité financière et au blanchiment d'argent sale. Les enjeux sont considérables, car on parle de sommes qui avoisinent - j'ose à peine citer le chiffre - les 1 000 milliards de dollars par an (M. de Montesquiou marque son étonnement), et peut-être même plus, selon M. de Montesquiou, qui est orfèvre en la matière et qui va sans doute nous en dire davantage tout à l'heure dans son intervention. (M. de Montesquiou sourit.)
Certes, cette lutte doit d'abord être menée dans les enceintes internationales comme l'ONU, l'OCDE ou encore le groupe d'action financière sur le blanchiment de capitaux, le GAFI. Le Sénat a d'ailleurs adopté à l'unanimité, le 9 octobre dernier, le projet de loi autorisant la ratification de la convention des Nations unies sur la répression du financement du terrorisme, signée en décembre 1999.
Mais l'Union européenne doit, dans ce domaine, servir d'exemple. Or la réalité est tout à fait différente. Ainsi, la convention précitée de l'ONU n'a pas été signée par tous les Etats membres : seuls deux Etats l'ont ratifiée.
Dans ces conditions - c'est une question que l'on peut légitimement se poser en tant qu'Européen - ne faudrait-il pas reprendre les éléments contenus dans cette convention dans un texte européen de portée contraignante et obligatoire, en attendant que les autres pays de l'ONU aient ratifié cette convention ?
De même, il est indispensable que les Etats membres ratifient rapidement la directive anti-blanchiment et que soit adoptée la décision-cadre sur le gel des avoirs. En effet, les dispositions législatives, par exemple en matière de secret bancaire, et les pratiques opérationnelles restent très différentes entre les Etats membres, alors même que nous sommes déjà à l'heure de l'euro.
Il convient également de renforcer la coopération des services et de créer, là où elles n'existent pas encore, des structures pluridisciplinaires dédiées spécialement à la lutte contre le blanchiment, sur le modèle du TRACFIN français, la cellule de coordination chargée du traitement du renseignement et de l'action contre les circuits financiers clandestins.
Par ailleurs, les Etats membres devraient se concerter pour prendre des mesures coordonnées à l'encontre des paradis fiscaux, ces véritables « trous noirs » du système financier international, comme le recommande le groupe de travail sur la régulation financière internationale de la commission des finances du Sénat.
Les banques correspondantes sont considérées par les spécialistes comme le maillon faible de la lutte contre le blanchiment. Le lien entre celles-ci et certains fonds d'origine douteuse a été mis en évidence, notamment par le Sénat américain. Quelles initiatives compte prendre le Gouvernement, au niveau européen, à ce sujet ?
On voit bien que, sur tous ces points, il manque à l'Europe un organe qui puisse jouer le rôle utile d'un aiguillon permanent pour lever les réticences des Etats membres, pour assurer le suivi des mesures prises et pour imprimer une direction.
Ne croyez-vous pas, madame la ministre, que ce qui a été fait en matière de politique étrangère et de sécurité commune doit maintenant être fait pour la coopération policière et judiciaire ?
Si l'Europe dispose désormais d'un numéro de téléphone, et même si ce téléphone ne fonctionne pas suffisamment bien,...
M. Pierre Fauchon. Il est aux abonnés absents !
M. Hubert Haenel, président de la délégation du Sénat pour l'Union européenne. Je ne partage pas tout à fait votre point de vue à cet égard, monsieur Fauchon !
Si l'Europe dispose désormais d'un numéro de téléphone et parle d'une seule voix, si elle est si présente aujourd'hui sur la scène internationale, c'est en grande partie grâce à l'institution du Haut représentant pour la PESC, la politique étrangère et de sécurité commune, et à l'action personnelle de M. Javier Solana.
Or tel n'est pas le cas pour la coopération policière et judiciaire : la lutte contre le terrorisme fait intervenir au moins trois ministres différents - intérieur, justice et finances - dans chacun des Etats membres et, quelles que soient les grandes qualités du commissaire européen chargé de la justice et des affaires intérieures - M. Antonio Vitorino est un homme pour lequel j'ai la plus haute estime - il ne dispose pas des moyens nécessaires pour coordonner - au demeurant, ce n'est pas dans ses compétences - les actions en matière de lutte contre le terrorisme, notamment en matière policière, qui constituent l'ensemble des deuxième et troisième piliers.
L'absence de véritable coordination rend cette lutte moins efficace. Je pense, notamment, à la multiplication des groupes de travail au sein du Conseil. Si l'on veut progresser, il faut bousculer les égoïsmes et les tendances constantes des fonctionnaires, des policiers ou des magistrats à rester les maîtres exclusifs de leur pré carré. En effet, souvent, ce ne sont pas les ministres qui freinent les dossiers, mais les services - y compris chez vous, madame la ministre -, car ils n'ont pas envie de se voir dépouillés d'un peu de leur pouvoir.
Pour cela, il faut une volonté politique continue et manifeste, mais il faut aussi que quelqu'un incarne cette volonté politique. Je pense que la France devrait y réfléchir et faire des propositions en ce sens. Le Conseil européen de Gand vient de décider la création d'un coordonnateur européen pour les actions de protection civile. Voilà un exemple !
Ne pourrait-on pas envisager également la création de l'équivalent d'un « M. Solana » au niveau européen, afin de personnaliser la lutte européenne contre le terrorisme et la grande criminalité ? Car la construction d'un espace de liberté, de sécurité et de justice est une nécessité politique - et j'écris politique avec un très grand « P ».
Mes propos vous ont peut-être semblé un peu trop critiques, madame la ministre, mais vous savez bien qu'ils ne s'adressent pas à vous personnellement : c'est le système qui est en cause, aussi bien le système français que le système européen. C'est aussi une critique adressée à l'état d'esprit qui règne trop souvent dans les différents pays de l'Union européenne, et particulièrement chez nous.
Toutefois, ces propos sont ceux d'un homme convaincu, croyez-le bien, madame la ministre, que l'Europe doit avancer rapidement dans ce domaine afin de répondre aux attentes fortes et légitimes de nos concitoyens. En effet, au moment où la France ouvre ce grand débat européen, nos concitoyens ne comprendraient pas quel est le sens donné à cette Europe qui veut s'approfondir et se développer si nous ne sommes pas capables de répondre à leurs attentes.
Ces critiques, madame la ministre, doivent être mesurées à l'aune des grandes ambitions que, pour ma part, je place dans l'Europe. Nous comptons donc sur vous pour que, à Laeken, grâce à la France, toutes ces interrogations soient levées et ces inquiétudes dissipées. (Applaudissements.)
M. le président. La parole est à M. Zocchetto.
M. François Zocchetto. Monsieur le président, madame la ministre, mes chers collègues, dès l'annonce des tragédies qui ont frappé New York et Washington, le 11 septembre dernier, l'Union européenne a manifesté sa solidarité aux côtés du peuple américain, cruellement meurtri par des attentats d'une ampleur sans précédent.
Le chagrin, la consternation et l'indignation se sont ainsi rapidement et légitimement exprimés à la suite du drame subi par l'Amérique. Mais ils ont également laissé la place aux engagements.
En effet, dès le 14 septembre, les chefs d'Etat et de gouvernement des Quinze ont publié une déclaration commune. Dans ce texte, ils ont explicitement reconnu que cette attaque terroriste était aussi dirigée contre les valeurs universelles qu'incarnent les pays de l'Union européenne, c'est-à-dire contre les sociétés ouvertes, démocratiques, multiculturelles et tolérantes.
Plusieurs grands engagements ont été soulignés dans cette déclaration solennelle.
Il s'agit, tout d'abord, de défendre davantage encore la justice et la démocratie dans les affaires du monde ainsi que l'intégration de tous les pays dans un système mondial de sécurité et de prospérité.
Ensuite, il convient d'avoir la volonté de continuer à développer la politique étrangère et de sécurité commune pour que l'Union puisse parler d'une seule voix.
Puis les Quinze ont souhaité rendre opérationnelle au plus vite la politique européenne de sécurité et de défense ainsi que le développement des efforts en matière de renseignement.
Enfin, ils ont estimé indispensable d'accélérer la mise en oeuvre d'un véritable espace judiciaire européen impliquant, entre autres, la création d'un mandat européen d'arrestation et d'extradition ainsi que la reconnaisance mutuelle des décisions judiciaires et des jugements.
Ce programme, madame la ministre, est au premier abord vaste et ambitieux. Il a d'ailleurs été réaffirmé au cours du Conseil européen extraordinaire qui s'est tenu le 21 septembre à Bruxelles et, plus récemment, au cours d'une nouvelle réunion du Conseil européen, le 19 octobre, à Gand.
Les Quinze ont décidé de renforcer la coopération policière et judiciaire par l'instauration du mandat d'arrêt européen ainsi que par l'adoption d'une définition commune du terrorisme grâce à un rapprochement du droit pénal des Etats membres.
Je crois qu'il n'est pas inutile de nous attarder sur ce dernier point.
Il faut noter, en effet, pour le déplorer, que six Etats européens seulement - la France, l'Allemagne, l'Italie, le Portugal, l'Espagne et le Royaume-Uni - se sont dotés d'une législation spécifique dans ce domaine. Le retard est donc considérable car ces législations sont, de surcroît, très différentes entre elles. Face à une telle complexité normative, il semble évident que la voie de l'harmonisation n'est pas la bonne.
En revanche, il nous paraît nécessaire de disposer d'une véritable législation européenne uniforme. C'est en effet l'outil le plus rapide à mettre en oeuvre et le plus efficace.
M. Pierre Fauchon. Très juste !
M. François Zocchetto. Sur le plan du renseignement, la volonté de coopération existe : des équipes communes d'enquête doivent être constituées pour favoriser l'échange d'informations. Ces données seront partagées avec Europol, où une équipe de spécialistes antiterroristes sera mise en place.
Par ailleurs, comme cela vient d'être rappelé, l'Union a souhaité s'attaquer au financement du terrorisme grâce à un ensemble de mesures concernant le blanchiment de l'argent et le gel de certains avoirs. Enfin, Eurojust, le corps de magistrats européens, devra être opérationnel au début de l'année 2002.
La volonté des Quinze s'est donc clairement manifestée.
Mais, madame la ministre, ce programme est-il suffisant ? Répond-il vraiment aux menaces qui pèsent sur les pays de l'Union européenne ?
Ces questions sont d'autant plus légitimes qu'il nous faut admettre une réalité : l'Europe est fragile, l'Europe est menacée. Elle est une cible privilégiée pour de nombreuses raisons : géographiques, historiques, économiques et politiques.
L'Europe, parce qu'elle est proche de plusieurs théâtres de conflits, parce que ses opinions publiques sont fragiles, parce qu'elle a des intérêts partout dans le monde est menacée.
La politique de défense, et plus largement la politique de sécurité, doit donc prendre en compte cette menace au niveau européen.
Pour l'ensemble des pays européens, la lutte contre le terrorisme suppose évidemment de bâtir un système policier et judiciaire efficace. Nous avons le devoir de traquer sans relâche les terroristes, de démanteler leurs réseaux d'appui, de gêner la réalisation au niveau européen de leurs méfaits et, enfin, ce qui paraît également évident, de condamner avec une sévérité dissuasive les responsables. Ce système intégré que nous appelons tous, je l'espère, de nos voeux passe par la création d'un espace judiciaire européen, comme vient de nous l'expliquer amplement notre collègue M. Pierre Fauchon.
Il est exact que l'expérience a montré que, peu à peu, à la faveur de certains dossiers et de convergences d'intérêts, les services de police et de justice de plusieurs pays européens ont pris l'habitude de travailler ensemble. Mais, de l'avis général - les différents orateurs, ce matin, l'ont confirmé - cette coopération bilatérale n'est pas suffisante. Elle est même parfois totalement inefficace.
Au plan communautaire, nous devons être conscients du fait que les efforts d'harmonisation et de coordination, qui sont nécessairement lents, ne produiront pas de résultats rapidement. Or, face à la menace, nous manquons de temps.
Seule la mise en place d'une législation européenne intégrée et uniforme peut permettre de relever le défi du terrorisme.
Par ailleurs, les attentats aux Etats-Unis ont révélé l'importance de disposer d'un outil de renseignement efficace. L'Europe doit donc être aujourd'hui le cadre d'intervention des services spécialisés face aux nouvelles menaces liées au terrorisme.
Enfin, l'histoire montre que si la lutte permet de rendre très difficile la réalisation d'actes terroristes, seul un règlement politique permet l'extinction du phénomène en faisant disparaître les revendications qui le nourrissent.
L'Europe, en particulier la France, a là un champ d'intervention tout indiqué. Il peut s'agir d'aider des Etats européens ou tiers à lutter contre les mouvements terroristes. Il peut s'agir de favoriser les règlements politiques et la promotion des valeurs démocratiques et de coexistence pacifique afin d'éviter que des conflits historiques - ils sont nombreux - ne débouchent sur la violence.
Le renseignement et la prévention des situations de crise, associés à la mise en place d'un véritable espace judiciaire européen, devraient donc constituer les priorités de la politique européenne de lutte contre le terrorisme.
Mais, madame le garde des sceaux, mes chers collègues, le point faible de l'Europe - nous avons tendance à l'oublier - est pourtant évident : l'Europe est une construction inachevée. Cela est vrai dans le domaine de la sécurité comme dans bien d'autres.
La construction d'une réponse juridique et judiciaire européenne complète au terrorisme rencontre des limites qui rendront nécessaire encore longtemps le traitement politique et militaire du phénomène terroriste. Toutefois, la volonté de construire un espace judiciaire intégré, qui est plus que jamais d'actualité et qui dépasse la simple démarche de coopération ou d'harmonisation, est fondamentale. Elle porte en elle un autre grand projet : l'Europe politique. (Applaudissements sur les travées de l'Union centriste, du RPR et des Républicains et Indépendants, ainsi que sur certaines travées du RDSE.)
M. le président. La parole est à Mme Borvo.
Mme Nicole Borvo. Monsieur le président, madame la ministre, mes chers collègues, l'Europe a réagi rapidement aux attentats du 11 septembre. Dès le 21 septembre, le Conseil européen extraordinaire « justice et affaires intérieures » devait présenter un plan d'action visant notamment à exposer les principes directeurs de cette lutte, via une coopération policière et judiciaire renforcée, le développement des instruments juridiques internationaux, la lutte contre le financement du terrorisme, le renforcement de la sécurité aérienne et une coordination de l'action globale de l'Union européenne.
En particulier, il était fait référence aux deux décisions-cadres présentées par la Commission européenne tendant, l'une, à l'adoption d'une définition commune du terrorisme et, l'autre, à l'institution d'un mandat d'arrêt européen qui se substituerait au système actuel d'extradition. C'est sur ces deux propositions que se sont concentrés les débats depuis la fin du mois de septembre jusqu'au sommet de Gand.
L'initiative de M. Fauchon s'inscrit dans cette perspective. Sauf que - et c'est là que le bât blesse - il ne s'agit pas tant de s'interroger sur la politique européenne de lutte contre le terrorisme que de débattre des « instruments de l'Union européenne nécessaires à une lutte efficace contre le terrorisme ».
Cet intitulé est tout à fait symptomatique de la démarche entreprise : au nom de l'efficacité de la lutte contre le terrorisme, c'est en réalité à une accélération du processus d'intégration policière et judiciaire au plan européen que l'on souhaite aboutir.
M. Pierre Fauchon. Absolument ! Je le confirme !
Mme Nicole Borvo. Or cette question mérite d'être discutée, car elle va bien au-delà du simple objectif affiché de lutte contre le terrorisme.
Il ne s'agit pas ici pour le groupe communiste républicain et citoyen de contester la nécessité d'une approche pluriétatique cohérente. Le problème est d'en avoir la volonté politique.
Dès 1995, on disposait des éléments nécessaires pour le faire, comme vient de le faire remarquer M. Haenel, et il est tout à fait préoccupant de voir qu'il a fallu les tragiques événements du 11 septembre pour y revenir.
Nous ne contestons pas la nécessité d'une approche étatique, disais-je. C'est d'ailleurs pourquoi nous sommes favorables à une coopération accrue. Je pense en particulier à la lutte contre le financement du terrorisme, à l'heure où nous connaissons le lien qu'entretient le terrorisme avec les mouvements de capitaux, via notamment les paradis fiscaux off shore.
Comme nous l'avions dit lors de la discussion, ici même, des résolutions tendant à la création d'Eurojust, nous sommes pour une harmonisation accrue des droits pénaux des Etats, qui est loin d'être réalisée aujourd'hui.
Pour ce qui est d'aller plus loin dans le sens de l'intégration, nous ne pouvons que renouveler ici un certain nombre de craintes que nous avons déjà exprimées lors du débat du mois de mars dernier sur la proposition de résolution relative à la création d'Eurojust.
Tout d'abord, les initiatives actuelles révèlent des déficits d'engagement commun de l'Europe sur le plan politique. Le débat technique autour des mérites du mandat d'arrêt européen et de la définition du terrorisme ne peut qu'en souligner les manques alors que la discussion est largement confisquée par la Commission et le Conseil européen, le Parlement européen n'ayant qu'une part limitée.
Les termes mêmes du débat tels que l'Europe les pose, tels que vous les posez, monsieur Fauchon, ne peuvent que conforter les réserves exprimées par mon groupe lors du débat sur la sécurité quotidienne. Avancer dans le sens d'un espace judiciaire intégré exclusivement sous l'angle de la sécurité et de l'efficacité de la lutte antiterroriste me semble - je regrette de le dire - dangereux.
On peut craindre en effet qu'une telle démarche ne légitime des mesures sans grand rapport avec le terrorisme mais concernant la libre circulation, ce qui n'est pas tout à fait la même chose, vous en conviendrez avec moi.
Je ne veux pas oublier qu'en 1986, en pleine période d'attentats terroristes en France, le rétablissement des visas en direction du Maghreb et de l'Afrique noire devait être provisoire. Il n'a jamais été remis en cause, alors que la lutte contre le terrorisme n'y a pas forcément gagné en efficacité.
Aujourd'hui, derrière un certain nombre de propositions se profile la logique des accords de Schengen sur le contrôle des flux migratoires, non seulement illégaux mais aussi légaux.
La rhétorique sécuritaire devient désormais dominante à un point tel que « l'espace de liberté, de sécurité et de justice » voulu par le traité d'Amsterdam et le sommet de Tampere risque de ne devenir qu'un « espace de sécurisation », largement fictive d'ailleurs. Comme l'a dit mon collègue Robert Bret en ouverture du colloque « Frontières et zones d'attente » qui s'est tenu ici ce week-end, « ce n'est pas parce que nous maîtriserons les flux migratoires que nous maîtriserons les terroristes ».
Quid des initiatives tendant à revivifier les relations euro-méditerranée, des coopérations Nord-Sud qui viseraient réellement au développement des pays concernés, sans paternalisme ni appropriation des richesses largement spoliées par une économie libérale qui en a détruit les assises économiques, sociales et culturelles ? Quid de l'annulation de la dette de ces pays ? N'est-ce pas là que devrait se situer le coeur de la lutte contre le terrorisme ? L'Europe n'a-t-elle pas ici à jouer un rôle tout particulier en direction du monde arabe ?
Je déplore vivement que cet aspect de la lutte reste en retrait. C'est en effet dans ce domaine, comme dans celui d'une solution politique au Moyen-Orient ou dans celui de l'embargo à l'encontre de l'Irak, que l'Europe manque d'unité et de dynamisme.
Au sommet de Gand, à l'appel de la confédération européenne des syndicats, des voix se sont élevées pour réclamer une « Europe des solidarités », en soulignant que la guerre contre le terrorisme ne doit pas être une guerre contre les pauvres.
A l'heure où la situation internationale risque d'entraîner un flux important des réfugiés, prenons garde à ce que les mesures visant à renforcer la sécurité ne viennent restreindre le droit à la protection de ces victimes.
Quant aux deux instruments fondamentaux que constituent la définition commune du droit d'asile et l'institution d'un mandat d'arrêt européen, je souhaiterais formuler plusieurs remarques.
La volonté d'éviter toute impunité des personnes coupables de crimes graves et de réprimer partout en Europe des comportements qualifiés unanimement de « terroristes » ne peut que recueillir notre assentiment.
Ce qui nous gêne ici, c'est qu'un fois de plus on avance dans le sens de l'espace judiciaire européen sans se poser la question du contrôle démocratique, comme si la légitimité de l'objectif antiterroriste justifiait de faire l'impasse sur un élément aussi fondamental.
L'exemple d'Europol est édifiant, qui a vu ses compétences se développer au nom de la lutte contre la criminalité, malgré un déficit de légitimité et de contrôle. A cet égard, j'ai en mémoire la communication de notre collègue M. Masson sur les lacunes du contrôle parlementaire.
Cela devrait nous inciter à d'autant plus de vigilance sur les inquiétudes exprimées par différentes associations, dont Amnesty International.
Il convient, madame la ministre, de veiller à ce que l'urgence dans la réponse ne conduise pas à une précipitation préjudiciable aux droits et aux libertés fondamentales. Nous comptons sur vous. Nous souhaitons que vous soyez particulièrement attentive à ce que les deux décisions-cadres soient pleinement conformes aux exigences d'un Etat démocratique lors de la prochaine réunion du Conseil « Justice et affaires intérieures » du 16 novembre.
Nous attirons spécialement votre attention sur la rédaction retenue à l'article 3-1 (f) . Au rang des infractions terroristes, il y est fait référence à « la capture illicite d'installations étatiques ou gouvernementales, de moyens de transport public, d'infrastructures, de lieux publics ou les dommages qui leur sont causés ». Cette rédaction, faute de précision, pourrait s'appliquer aux formes ordinaires de protestations pacifiques que constituent les occupations de bâtiments ou lieux public.
L'institution du mandat d'arrêt européen continue de se heurter à des résistances. Il serait opportun qu'il soit fait mention explicite aux droits de la personne, en rappelant les exigences de l'article 19-2 de la charte qui concerne l'impossibilité d'extrader en direction d'un pays où il existe un risque sérieux de torture ou de traitements inhumains ou dégradants. De même, le respect des droits de la défense jusitifierait la mention des voies de recours.
C'est sur ce point que je terminerai mon intervention, en réaffirmant ma conviction qu'une lutte « efficace » contre le terrorisme, comme nous y invite la question, ne peut se faire aux dépens ni sans la garantie des droits essentiels de la personne humaine. (Applaudissements sur les travées du groupe communiste républicain et citoyen.)
M. le président. La parole est à M. Lagauche.
M. Serge Lagauche. Monsieur le président, madame la ministre, mes chers collègues, les attentats du 11 septembre ont cruellement rappelé à l'Union européenne ses responsabilités, pourtant sobrement énoncées dans le traité d'Amsterdam, celles d'« offrir aux citoyens un niveau élevé de protection dans un espace de liberté, de sécurité et de justice ».
Je dis « rappelé » seulement, car l'Union s'est fixée, depuis le Conseil européen de Tampere d'octobre 1999, un échéancier dense et ambitieux pour la mise en place d'un espace européen commun en matière de coopération policière et judiciaire, en particulier, pour ce qui nous concerne, afin de lutter efficacement contre la criminalité organisée transnationale et, par extension, contre le terrorisme.
Les événements ont eu pour conséquence d'accélérer le mouvement.
L'accord rapide sur des mesures globales et concrètes a pu montrer la solidarité des Etats membres et la détermination de l'Union européenne à être à la hauteur du défi, celui d'une lutte contre un terrorisme multiforme à larges ramifications. Et c'est bien, cette fois-ci, la volonté politique qui a primé sur la différence des cultures juridiques.
Cette nouvelle situation a révélé l'urgence de faire évoluer les mécanismes actuels de coopération policière et judiciaire. C'est sur ces derniers que nous nous concentrons aujourd'hui.
Au printemps dernier, lors du débat au Sénat sur la création de l'unité Eurojust de coopération judiciaire, nous constations la lenteur du processus de construction de l'espace judiciaire européen.
Sa mise en place est aujourd'hui déterminante pour la sécurité des citoyens européens, alors que les systèmes judiciaires des différents Etats membres sont, pour la plupart, inadaptés à la lutte contre les réseaux terroristes internationaux.
Il s'agit désormais, pour lutter contre le terrorisme, à la fois de réfléchir à une évolution des systèmes judiciaires des Etats et d'assurer la mise en cohérence des différents niveaux d'action de nature judiciaire. C'est cette exigence, qui, je pense, doit sous-tendre toute mesure européenne dans ce domaine.
Les Etats membres ont clairement fait le choix de l'efficacité. J'en veux pour preuve, d'abord, l'emploi de la procédure de la décision-cadre, qui permet d'éviter celle, souvent longue, de la ratification et de rendre les décisions rapidement opérationnelles ; ensuite, l'étendue du champ d'application, d'une part, de la définition du terrorisme et, d'autre part, du mandat d'arrêt européen.
En ce qui concerne la proposition de décision-cadre en matière de lutte contre le terrorisme, c'est l'essentiel de la définition française du terrorisme qui semble avoir été retenu. Il doit être bien clair que c'est son caractère intentionnel qui définit, au fond, l'acte terroriste.
Au regard des négociations actuelles, au sein du Conseil, autour de cette proposition de la Commission, je ferai part de mon inquiétude sur le risque de définition de sanctions trop faibles contre les actes ou les tentatives d'actes terroristes qui pourrait réduire considérablement la portée de ce texte essentiel.
Pour ce qui est de la proposition de décision-cadre relative au mandat d'arrêt européen et aux procédures de remise entre Etats membres, elle s'affiche en fait dans la droite ligne des réflexions qui ont sous-tendu les deux conventions d'extradition, signées en 1995 et en 1996, que, d'ailleurs, la France n'a toujours pas ratifiées.
M. Pierre Fauchon. Eh oui !
M. Serge Lagauche. Elle est énoncée par le Conseil européen de Tampere, qui estime que « la procédure formelle d'extradition devrait être supprimée entre les Etats membres pour les personnes qui tentent d'échapper à la justice après avoir fait l'objet d'une condamnation définitive », qu'il faut procéder à « un simple transfèrement des personnes, conformément à l'article 6 du traité sur l'Union européenne », et à l'élaboration de « procédures accélérées d'extradition sans préjudice du droit à un procès équitable ». Cette proposition était programmée par le tableau de bord pour la fin 2001 afin d'être adoptée sous présidence espagnole.
On peut penser que, dans la rédaction actuelle de la Commission, le texte procède à une sorte de mini-révolution : dans l'exposé des motifs, il est bien précisé que « le mandat d'arrêt européen doit couvrir un champ d'application identique à celui de l'extradition auquel il se substitue et concerner aussi bien la phase pré-sentencielle du procès pénal que la phase post-sentencielle ».
Or le tableau de bord fixé par la Commission, après le Conseil européen de Tampere, n'envisage que la suppression de l'extradition aux fins de l'exécution d'une condamnation.
Je tiens ici à souligner l'indécision de nombreux Etats membres qui semblent encore partagés quant au champ d'application de la décision-cadre. Pour notre part, nous estimons que la suppression de l'exigence de la double incrimination est la seule façon d'assurer l'efficacité d'un mandat d'arrêt européen. En ce sens, la position de la France qui vise à établir une liste positive des infractions concernées qui soit la plus large possible et à limiter la double incrimination à une liste restreinte nous paraît équilibrée.
Si ce compromis était adopté, il s'agirait d'un pas important dans le domaine de la coopération judiciaire européenne, puisque la double incrimination était, jusqu'à maintenant, profondément ancrée dans la pratique de la coopération judiciaire pénale. Sa disparition n'est envisageable qu'avec le rapprochement des législations des Etats membres, lesquelles, en la matière, peuvent être parfois très différentes.
Enfin, nous estimons que l'exigence de la garantie des droits individuels est assurée dans ce texte et selon le système proposé.
La combinaison de ces deux décisions-cadres est essentielle, sinon indispensable. La première définit un accord sur les valeurs partagées par les Etats membres, tandis que la seconde propose une harmonisation des actions judiciaires.
On peut noter que, dans les deux cas, c'est l'instrument qui conduit au rapprochement des législations des Etats membres et non l'inverse, comme cela était envisagé jusqu'à présent : la reconnaissance mutuelle des décisions de justice est le principe fondamental de l'une, la suppression de la double incrimination est celui de l'autre. Ce changement de conception devrait permettre d'accélérer un processus qui avait tendance à s'enliser.
Cette étroite combinaison est, à mon sens, aujourd'hui, la seule manière de parvenir à empêcher, comme on doit le faire pour les criminels d'envergure internationale, que les terroristes n'utilisent les vides juridiques entre les Etats membres.
M. Hubert Haenel, président de la délégation du Sénat pour l'Union européenne. Très bien !
M. Serge Lagauche. La mise en oeuvre de ces décisions ne peut se concevoir sans le cadre, l'aide, l'impulsion même des outils qui existent, mais qu'il convient d'adopter définitivement et de ratifier de façon urgente.
Nous pouvons enfin mesurer aujourd'hui l'importance du rôle d'Eurojust comme rouage essentiel dans la coordination des actions des justices nationales. Ses magistrats et ses procureurs y travaillent depuis le mois de mars. Faut-il souligner que la première réunion de coordination avait comme objet le réseau Ben Laden ? Nul ne peut en douter, son rôle sera essentiel dans l'avenir. C'est un outil indispensable à l'instauration de la confiance entre les autorités judiciaires, à la connnaissance des autres systèmes judiciaires et au développement d'actions multilatérales de différentes envergures.
Nous espérons vivement que les Etats membres parviendront à surmonter les dernières difficultés pour arriver à un accord sur l'unité Eurojust, afin que celle-ci soit définitivement adoptée au mois de décembre.
Nous ne pouvons aussi que souhaiter l'adoption rapide de la convention d'entraide pénale, signée en mai 2000, par les Etats membres, et qui doit permettre, notamment, la transmission directe des demandes d'entraide entre les autorités judiciaires des Etats membres, ainsi que l'institution de moyens d'investigation plus opérationnels. A ce sujet, dans un souci de rapidité, le Conseil devrait adopter une décision-cadre sur l'instauration, sans délai, d'équipes communes d'enquête, en complément de l'action d'Europol.
L'Union européenne doit, en outre, veiller à l'application du programme de reconnaissance mutuelle des décisions de justice en matière pénale voté sous présidence française, principe considéré comme la pierre angulaire de la coopération judiciaire pénale. Il devrait s'appliquer aux décisions précédant la phase de jugement, en particulier à celles qui permettraient aux autorités compétentes d'agir rapidement pour obtenir des éléments de preuve et saisir des avoirs, comme dans le cas des avoirs des 27 organisations ou personnes soupçonnées de financer le terrorisme et identifiées par les Etats-Unis.
Nous ne pouvons que nous réjouir, au-delà de la mise en oeuvre de mesures urgentes de coopération policière, du fait que soient examinées et développées des mesures de coopération judiciaire fortes permettant de montrer combien il est essentiel pour l'Union européenne et ses Etats membres de réaliser un espace judiciaire européen, où cohabitent les différents systèmes juridiques et judiciaires.
Nous sommes en train de faire un pas décisif vers la conception d'une territorialité européenne en matière de justice pénale, avec la facilitation de la coopération et de la coordination des autorités judiciaires au sein d'un espace unifié.
Les décisions qui sont actuellement négociées montrent, une fois de plus dans l'histoire de la construction européenne, que, comme pour l'euro, lorsque les Etats membres le veulent bien, ils parviennent à s'entendre sur la conduite de politiques à fort contenu européen, guidées par la solidarité.
Le cynisme commanderait de penser que, en matière de coopération judiciaire, c'est la méfiance qui reste de mise, chaque Etat considérant que son système est le meilleur. Mais la nécessité politique fait aujourd'hui office de confiance. On peut ainsi noter que la Grande-Bretagne vient d'accepter d'extrader Rachid Ramda, soupçonné d'être à la tête de l'organisation responsable des derniers attentats en France. Par ailleurs, nous devrons aussi porter une attention particulière à l'application de ces décisions par les futurs Etats membres de l'Union, dont les sytèmes judiciaires nécessitent encore d'être consolidés.
L'optimisme, ou plutôt la confiance dans la construction européenne, incite à penser que l'intérêt européen commun impose aujourd'hui la nécessité de surmonter, de dépasser cette défiance, car c'est la sécurité et la liberté des citoyens européens qui sont en jeu.
M. Raymond Courrière. Très bien !
M. Serge Lagauche. Nous devons néanmoins veiller à ce que le rapprochement des législations et les garanties en matière de droits fondamentaux ne s'exercent pas au prix d'un nivellement par le bas.
L'actualité a clairement dicté les priorités et démontré la nécessité d'une intégration européenne plus poussée ; cette dernière est, à mon sens, toujours la clé de notre pensée et de notre action européenne. (Applaudissements sur les travées socialistes et sur celles du groupe communiste républicain et citoyen. - MM. Haenel et Fauchon applaudissent également.)
M. le président. La parole est à M. Plasait.
M. Bernard Plasait. Monsieur le président, madame la garde des sceaux, mes chers collègues, le 10 octobre dernier, ici même, le président Henri de Raincourt exprimait l'attachement des membres du groupe des Républicains et Indépendants à voir s'exercer une totale solidarité à l'égard des victimes du terrorisme, de nos alliés dans la riposte ainsi que du peuple afghan.
Prémonitoire sans doute, il concluait : « Il faudra veiller à ce que les bonnes volontés affichées se traduisent concrètement ». Il ajoutait : « La route sera longue avant de pouvoir priver les résaux terroristes de soutiens financier et logistique. »
Malheureusement, cette prudence semble aujourd'hui se vérifier.
Certes, après un mois d'activité frénétique, l'Union européenne peut se féliciter d'avoir engagé soixante-dix-neuf mesures pour lutter contre le terrorisme, mais son souhait de devenir une « puissance globale » sur la scène internationale est encore loin d'être réalisé.
Comme l'ont souligné certains diplomates, le choc créé par les attentats du 11 septembre dernier aux Etats-Unis a bien donné un coup d'accélérateur à l'intégration européenne dans des domaines jusque-là en proie aux susceptibilités nationales.
Dans les conclusions du sommet de vendredi dernier à Gand, les chefs d'Etat et de gouvernement des Quinze se sont félicités de la mise en oeuvre rapide du « Plan d'action contre le terrorisme » lancé un mois plus tôt à Bruxelles lors d'un sommet extraordinaire.
Ce plan a donné le départ d'un nombre impressionnant de réunions ministérielles destinées à marquer la volonté de l'Union européenne d'être présente sur tous les fronts, sans se départir de sa solidarité avec les Américains.
Si, aujourd'hui, les progrès semblent réels en matière de lutte contre le blanchiment des capitaux, de sécurité aérienne ou de coopération entre les services de renseignements, de sérieux blocages persistent concernant la mesure la plus emblématique : la création d'un mandat d'arrêt européen.
Pourtant, un tel mandat est le seul moyen véritable pour empêcher les terroristes de profiter des différences de législation, qui leur permettent d'établir tranquillement leurs bases arrière dans l'un ou l'autre des pays de l'Union.
Nous vivons actuellement avec le système de la double incrimination, qui impose que le délit visé par la demande d'extradition soit punissable dans les deux pays concernés par cette extradition.
Etant donné les difficultés d'application engendrées par ces procédures, il est indéniable que la remise directe permise par le mandat d'arrêt européen est de loin la plus efficace.
Face à cette réalité, le sommet de Gand a donc rappelé aux ministres européens de la justice qu'ils étaient tenus de parvenir à un accord début décembre et de surmonter d'ici là les difficultés d'ordre technique ou constitutionnel avancées par certains.
J'ajoute qu'au-delà du mandat d'arrêt européen il s'agit également d'oeuvrer à la définition commune des incriminations terroristes et du gel des avoirs.
Etant donné l'importance de l'enjeu, nous sommes tous impatients de savoir ce que le gouvernement français va faire concrètement pour que ces instruments soient enfin mis en oeuvre au sein de l'Union européenne.
Madame la garde des sceaux, il n'est pas un Français qui ne puisse comprendre que les différences de législation entre les pays membres d'une même communauté servent à protéger des terroristes qui ont commis des attentats et qui risquent d'en commettre d'autres demain sur notre sol.
A cet égard, les objectifs affichés à Gand vont dans le bon sens. Encore faut-il les concrétiser, et le plus rapidement possible !
Qu'il faille renforcer la coopération entre les services de renseignement, les services de police et les autorités judiciaires, c'est bien évident !
Qu'il faille établir une liste des organisations terroristes, nul n'en doute.
Qu'il faille lutter effectivement et efficacement contre le financement du terrorisme, c'est encore oui.
Mais si l'on ne peut que se féliciter de voir les Quinze s'exprimer collectivement, on doit surtout tout mettre en oeuvre pour que l'ensemble des citoyens de l'Union en voient les résultats le plus vite possible.
En matière de terrorisme, il faut prévenir, et pour cela obtenir tous les instruments juridiques qui nous permettent de le faire avec efficacité.
La France, pour sa part, n'a pas découvert le terrorisme avec les attentats effroyables du 11 septembre. Nous avons connu plusieurs vagues de terrorisme et j'évoquerai à cet égard les attentats commis par Action directe, par le Front islamique du salut, ainsi que ceux qui ont eu lieu rue des Rosiers, rue Copernic ou rue Marbeuf.
Mais, pour ma part, madame la garde des sceaux, pour avoir été présent sur place dans les minutes qui ont suivi l'attentat, je garde en mémoire des souvenirs atroces des victimes du RER à la station Saint-Michel.
Devant une telle lâcheté, de telles souffrances, il y a la révolte, bien sûr, mais, pour les responsables politiques, il doit aussi y avoir une totale détermination à combattre cette ignominie. Cela passe évidemment par le discours, mais sans complaisance, car il n'y a pas lieu de dire que le terroriste de l'un, c'est le résistant de l'autre ! Cela passe aussi par des actes : comment ne pas s'indigner qu'un terroriste qui fut l'homme le plus recherché du monde puisse, de sa cellule, donner une interview à la presse dans laquelle il se félicite de l'effroyable barbarie du 11 septembre ?
Alors, oui, commençons par cesser de faire la promotion des terroristes. Ce sera déjà un premier acte dans la lutte contre le terrorisme.
M. Pierre Fauchon. Très juste !
M. Bernard Plasait. Malgré son rôle diplomatique accru, l'Union européenne n'a pu parler d'une seule voix en matière de défense. Le « Conseil de guerre » que la France a organisé avec la Grande-Bretagne et l'Allemagne, juste avant le sommet de Gand, a illustré cette impuissance des Quinze.
Je sais bien que nos amis italiens et espagnols l'ont mal vécu. En revanche, la Suède, l'Autriche, la Finlande et l'Irlande n'ont vu aucun inconvénient à laisser à d'autres le soin de traiter de questions militaires qui échappent à la compétence communautaire.
Cependant, en ce qui concerne les moyens de lutter contre le terrorisme, il en va de la sécurité de tous les Européens, quels qu'ils soient et où qu'ils soient. C'est pourquoi toutes les réticences doivent être surmontées. Et la France a, plus que toute autre, vocation à contribuer à cette lutte.
Depuis le 11 septembre dernier, nous savons que les terroristes ne se contentent pas de terroriser par quelques attentats meurtriers : ils ont la volonté et les moyens de provoquer des destructions massives. Ainsi, les Américains ont eu davantage de morts dans les tours de Manhattan ce jour-là que sur les plages de Normandie pendant le débarquement du 6 juin 1944.
Nous devons tout faire pour que cette barbarie ne se renouvelle pas. La gesticulation verbale ne remplacera pas les actes. Je crois, madame la garde des sceaux, que, pour l'Europe de la justice, le 11 septembre, l'obligation de moyens a cédé la place à l'obligation de résultat. (Applaudissements sur les travées de l'Union centriste.)
M. Pierre Fauchon. Bravo !
M. le président. La parole est à M. de Montesquiou.
M. Aymeri de Montesquiou. Monsieur le président, madame la ministre, mes chers collègues, l'Union européenne a tout d'abord réagi avec le coeur aux attentats perpétrés le 11 septembre aux Etats-Unis : symboliquement, le 14 septembre, les drapeaux étaient mis en berne dans toute l'Union et trois minutes de silence étaient demandées aux 375 millions d'Européens à la mémoire des victimes. Cette compassion unanime à l'égard du peuple américain, cette émotion partagée au même moment expriment la réalité d'un élan européen authentique.
Vint ensuite le temps des décisions et de l'action : dès le 21 septembre, le Conseil européen se réunissait en session extraordinaire et, depuis, tous les conseils comportent des dispositions relatives au terrorisme. De la même manière, la déclaration des chefs d'Etat ou de gouvernement de l'Union délivrée le 19 octobre à l'issue du Conseil européen informel de Gand est claire : le discours communautaire sur la lutte contre le terrorisme est ferme, sans ambiguïté.
L'Union veut se situer à la pointe de ce combat. Il y a de multiples raisons à cela et j'en retiendrai trois.
Tout d'abord, une cause a été un catalyseur : la démocratie américaine a été symboliquement mais très durement touchée. Malgré des irritations réciproques, les Etats-Unis restent le grand allié qui, à deux reprises, a sacrifié la vie de ses soldats au nom de la liberté.
Ensuite, l'Union a connu la douloureuse et révoltante expérience du terrorisme, notamment en Allemagne, en Italie, au Royaume-Uni, en France et, encore aujourd'hui, en Espagne. L'Union peut être frappée à nouveau, en particulier notre pays. Cet été, en effet, des talibans prisonniers du commandant Massoud me déclaraient que la France serait punie en raison de son soutien au régime algérien contre le Groupe islamique armé.
Enfin, l'Union européenne, c'est une construction régie par des valeurs communes rappelées dans la charte des droits fondamentaux. C'est une construction politique originale, respectueuse des régimes politiques de ses membres, quelle qu'en soit la forme, république ou monarchie, dans la mesure où le caractère démocratique des institutions est assuré. C'est une organisation laïque, mais respectant aussi toutes les religions et dans laquelle hommes et femmes sont égaux.
Pour toutes ces raisons, et en particulier à ce titre, l'Union constitue une cible privilégiée pour des attaques terroristes perpétrées par des fondamentalistes islamistes. En effet, l'Union défend l'une des causes que ceux-ci haïssent le plus : la liberté des femmes.
Lutter contre le terrorisme à l'échelon communautaire, c'est donc défendre notre liberté.
Aujourd'hui, l'Union se mobilise, mais la question posée est bien celle de l'efficacité, car nos concitoyens, déjà trop peu « euroenthousiastes », attendent des résultats, et ils ont raison.
Les instruments nécessaires à une lutte efficace toucheront tous les secteurs, de la lutte contre le bioterrorisme à celle contre le blanchiment, en passant par le renforcement de la défense européenne. Tous les domaines sont sans doute couverts par les soixante-dix-neuf actions engagées pour la mise en oeuvre du plan d'action contre le terrorisme.
Toutefois, la question posée par notre collègue Pierre Fauchon concerne plus spécifiquement la coopération judiciaire complétée par la coopération policière.
Nul ne doute qu'une coopération renforcée au sein du troisième pilier de l'Union européenne permette de mieux lutter contre le terrorisme. Mais, pour cela, il faut que les événements du 11 septembre conduisent à des changements plus profonds. En effet, la coopération en matière judiciaire était initialement considérée comme un sous-produit de la libre circulation des personnes...
M. Pierre Fauchon. C'est exact !
M. Aymeri de Montesquiou. ... et ce, avant que le traité d'Amsterdam, dans son article 29, précise que l'Union avait désormais pour objectif d'offrir aux citoyens « un espace de liberté, de sécurité et de justice ».
En amont, l'harmonisation de l'incrimination du terrorisme, avec les sanctions, constitue une première difficulté. Sa définition doit être précisée et acceptée par tous, alors qu'elle est encore très diversement comprise et assez controversée au sein des Quinze.
La création rapide d'un mandat d'arrêt européen constitue un objectif ambitieux et sa réalisation serait un saut qualitatif au regard de la procédure d'extradition actuelle. Je sais bien que le mandat d'arrêt européen se heurte au problème du champ d'application et de la double incrimination. On peut entendre ceux qui, s'appuyant sur la subsidiarité, soulignent qu'un pays peut refuser d'exécuter le mandat si l'infraction en cause n'est pas incriminée de la même manière selon sa législation. Mais la gravité de la situation ne nous permet pas de retenir cet argument ; soyons efficaces !
La position pragmatique que vous avez défendue au Conseil « justice et affaires intérieures », la semaine dernière, me semble claire : suppression de la double incrimination pour les infractions harmonisées et proposition de liste d'infractions graves. La double incrimination serait alors limitée à des cas précis tels que l'interruption volontaire de grossesse ou l'euthanasie.
Madame la ministre, la recherche d'un accord politique et, plus encore, d'une législation européenne, sont des objectifs majeurs pour le Conseil « justice et affaires intérieures ». Considérez-vous que la volonté des Quinze le permettra ? Quels sont les obstacles essentiels ? Ainsi, la notion d' habeas corpus, socle du droit britannique et quasi inconnue du droit français en est-elle un ? Pour supprimer ces obstacles, quelle stratégie comptez-vous déployer pour convaincre vos homologues ?
Une coopération judiciaire renforcée doit avant tout s'appuyer sur une coopération policière efficace. L'idée d'une meilleure coordination n'est pas neuve : la première conférence des commissaires de police européens s'était déjà déroulée à Vienne en 1914 pour lutter contre les anarchistes russes.
Aujourd'hui, Europol constitue un outil opérationnel. Le travail de croisement de fichiers commence à devenir fécond et je me réjouis qu'une équipe de spécialistes anti-terroristes ait été rapidement constituée.
Toutefois, la confiance en la confidentialité des informations transmises demeure au coeur du dispositif de coopération. Les réticences sont fortes. A titre d'exemple et sans jugement de valeur, choisissons deux pays aux cultures opposées : quel est le degré de confiance d'une Allemagne très scrupuleuse dans les capacités administratives d'une Grèce plus désinvolte ?
Dans l'échange de renseignements, il faudra également conduire un arbitrage entre l'efficacité d'une coopération bilatérale et celle d'une coopération multilatérale. Avant-hier, la France et la Russie ont signé une convention pour échanger des informations. Madame la ministre, ne trouvez-vous pas regrettable et inopportune la signature par notre pays d'une telle convention à l'heure où les Quinze s'attachent à travailler davantage ensemble ?
Une lutte efficace contre le terrorisme contribuera, bien sûr, comme l'a souligné notre collègue Pierre Fauchon, à « davantage d'Europe ». Mais ne nous leurrons pas et ne trompons pas nos concitoyens sous prétexte de les apaiser : il n'y aura pas d'outil miracle pour lutter contre le terrorisme à l'échelon communautaire. De plus, il apparaît deux points faibles et le risque d'une erreur de finalité.
D'abord, le caractère transnational du terrorisme appelle une mobilisation au-delà de l'Union sur le plan mondial. A ce titre, la ratification de la convention internationale pour la répression du financement du terrorisme est urgente.
Ensuite, la confiance mutuelle n'est pas encore acquise entre les Etats membres, ce qui constitue un frein à une coopération véritablement efficace, au niveau judiciaire comme à celui de la police.
L'erreur de finalité serait de vouloir se rassurer par un discours du « tout sécuritaire ». En effet, la recherche et la mise en oeuvre d'outils efficaces pour lutter contre le terrorisme ne doivent pas s'opérer au détriment de la liberté dans le couple liberté-sécurité : l'Union et la France, en particulier, devront veiller à cet équilibre délicat.
Le choix du civisme et donc les mesures fortes et indispensables pour le restaurer permettraient de répondre aussi aux aspirations de sécurité des citoyens européens.
Sinon, le risque serait grand que la recherche d'une sécurité maximale ne mette en danger la liberté constitutive de nos démocraties. Transformer nos démocraties en Etats policiers à la Big brother, voilà un projet que ne renieraient pas les terroristes ! (Applaudissements.)

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