SEANCE DU 15 OCTOBRE 2002


COMMISSION D'ENQUÊTE
SUR LE GROUPE VIVENDI UNIVERSAL

Rejet de la demande de discussion immédiate
d'une proposition de résolution

M. le président. Je rappelle au Sénat que, en application de l'article 30, alinéas 1 et 4, du règlement du Sénat, M. Jack Ralite et Mme Danièle Pourtaud et trente-deux de nos collègues ont demandé la discussion immédiate de la proposition de résolution de M. Jack Ralite et des membres du groupe communiste républicain et citoyen tendant à la création d'une commission d'enquête sur l'utilisation des fonds publics par le groupe Vivendi Universal et sur le devenir des entreprises dudit groupe exerçant des missions de services publics lui appartenant (n° 405, 2001-2002).
Le délai prévu par l'article 30, alinéa 2, du règlement est expiré et le Sénat a terminé l'examen de l'ordre du jour prioritaire.
En conséquence, je vais appeler le Sénat à statuer sur la demande de discussion immédiate.
Je rappelle que, en application de l'alinéa 6 de l'article 30 du règlement, le débat engagé sur cette demande ne peut jamais porter sur le fond. C'est sur la demande de discussion immédiate que le Sénat se prononce et non sur le fond.
Ont seuls droit à la parole : l'auteur de la demande, un orateur « contre », le président ou le rapporteur de la commission.
Aucune explication de vote n'est admise.
La parole est à M. Jack Ralite, auteur de la demande.
M. Jack Ralite. Monsieur le président, mes chers collègues, depuis l'ouverture de la session extraordinaire du mois de juillet, je suis intervenu régulièrement à propos des problèmes de Vivendi Universal.
Je rappelle brièvement mes actions : le 13 juillet, un rappel au règlement ; le 19 août, une lettre au président du Sénat, M. Christian Poncelet ; le 6 septembre, une réception au Sénat de tous les syndicats français et européens de Vivendi Universal ; le 13 septembre, une lettre au Premier ministre cosignée par soixante-dix écrivains, syndicalistes et éditeurs ; le 25 septembre, une lettre à M. Marc Tessier, président de France Télévision, pour souhaiter un débat à la télévision ; le 25 septembre, une lettre au président de la commission des affaires culturelles, M. Jacques Valade, pour demander que celle-ci siège en formation secrète, sur l'initiative des parlementaires des groupes communiste et socialiste ; enfin, le 1er octobre, j'ai pris la parole pour m'étonner que la conférence des présidents n'ait pas retenu l'idée d'une commission d'enquête. J'ajoute que, les 14 et 25 septembre, je suis allé rencontrer les personnels devant l'immeuble de Vivendi Universal, avenue de Friedland.
Pour le moment, rien n'est venu. Ou plutôt, si : on m'a dit que la question posée était intéressante, mais qu'un argument ne permettait pas de conclure : la question concerne une entreprise privée.
A l'occasion du débat sur le projet de loi relatif à la rémunération au titre du prêt en bibliothèque et renforçant la protection sociale des auteurs, qui s'est déroulé le 8 octobre et qui concernait aussi le privé, selon les termes de M. le ministre de la culture et de la communication, je suis intervenu pour proposer à celui-ci de réunir une table ronde sur l'édition. Mais toujours rien, si ce n'est une amorce de discussion avec M. Valade et avec M. le ministre lui-même.
Je rappelle que, à l'Assemblée nationale, trois propositions de résolution ont été déposées en ce sens : la première émanait de M. Ayrault, du parti socialiste, et visait la création d'une mission sur Vivendi Universal ; la deuxième était signée de M. Houillon, du groupe UMP, et tendait « à la création d'une commission d'enquête sur les dysfonctionnements qui ont entraîné l'effondrement du cours boursier de Vivendi Universal » ; la troisième, déposée pas M. Brard, apparenté communiste, avait pour objet la création d'une commission d'enquête portant sur Vivendi Environnement.
Avec une trentaine de mes collègues du groupe communiste républicain et citoyen et du groupe socialiste...
Un sénateur du RPR. Où sont-ils ?
M. Jack Ralite. ... j'ai demandé, comme le règlement du Sénat m'y autorise, une discussion immédiate. Nous y voilà !
Je veux argumenter sur notre objectif - je condense mon propos -, qui est d'élucider le séisme culturel, social, économique, financier, que constitue l'actuel état de Vivendi Universal et d'avancer des propositions pour que cela ne se reproduise plus et que personne, quelle que soit sa puissance ou son imagination, ne puisse jouer dramatiquement avec la culture, la création artistique et littéraire, l'environnement, ainsi qu'avec les hommes et les femmes sans qui cela n'existerait pas et les hommes et les femmes pour qui cela existe.
J'examinerai maintenant deux points qui inspirent la démarche commune des deux groupes parlementaires.
Tout d'abord, c'est une question urgente.
Vous connaissez tous le groupe éditorial VUP, qui regroupe les deux tiers de l'édition de référence, 35 % de l'édition scolaire, 20 % des éditions littéraires. Si je dis : Larousse, Le Robert, Nathan, Dalloz, Dunod, Plon,Laffont, Seghers, La Découverte, Julliard, Belfond, Pocket, 10/18,... je dis l'ampleur de la question.
La situation financière du groupe - 19 milliards d'euros de dettes - conduit M. Fourtou, son actuel P-DG - qui pendant quatre ans, je dois le souligner au passage, a toujours été d'accord avec M. Messier - à chercher un acheteur, un point c'est tout, avec l'objectif que la vente ait lieu dans le mois qui vient.
Dans la presse, les articles polémiques s'opposent, entre ceux qui proposent un achat par les fonds d'investissement et ceux qui proposent un achat par Hachette.
Je ne peux m'empêcher de citer un éditeur américain, André Schiffrin, qui, dans un petit ouvrage intitulé L'Edition sans éditeurs, écrit, à propos des fonds d'investissement : « Dans un premier temps le groupe acheteur publie une déclaration enthousiaste, faisant l'éloge de la société achetée et promettant de maintenir ses glorieuses traditions ; aucun changement majeur n'aura lieu et, dans toute la mesure du possible, il n'y aura pas de licenciements. Puis on annonce des économies absolument nécessaires pour améliorer l'efficacité : les services administratifs vont être fusionnés, et bientôt la comptabilité, les entrepôts, les services d'expédition se retrouvent sous le même toit. Ensuite on réunit les forces de vente, car il est inutile que le même territoire soit couvert par des équipes différentes. Après quoi on découvre de malencontreux recoupements dans le domaine de la production éditoriale, ce qui nécessite certaines rationalisations. Pour finir on annonce la création d'une nouvelle structure éditoriale qui sera commune aux différentes sections des catalogues collectifs, qu'il s'agisse de reprises en livres de poche des titres anciens ou de nouveautés produites en dépassant les anciennes et "inefficaces" divisions du travail. »
Du groupe Hachette, on a souligné que c'était un groupe national. C'est vrai. Hachette et Vivendi, cependant, représentent à eux deux 80 % de la distribution, ce qui entraîne un risque de monopole, donc de « retoquage », si vous me permettez l'expression, par la Commission de Bruxelles.
Un coin de ciel bleu est apparu grâce à un article, paru dans Le Monde, de Pierre Cohen-Tanugi, ancien haut cadre éditorial chez Gallimard, qui estime que, lorsqu'il s'agit d'art, on a le droit, en France, quand il y a vente aux enchères et s'il est question de patrimoine national, d'exercer un droit de préemption.
Pourquoi, dit-il - et je me prête au rêve -, pourquoi n'utiliserions-nous pas un droit de préemption qui, appuyé sur la Caisse des dépôts, contribuerait à créer un espace public dans lequel pourrait mûrir, après une mise à plat, un traitement général du problème de l'édition en France ?
De toute façon, il faut une table ronde.
J'ajoute que, à côté de l'édition, ou trouve le groupe Canal Plus, un fleuron de l'audiovisuel français créé par André Rousselet et qui possède 5 000 films, dont près de 4 000 sont des films français et européens dont on ne sait toujours pas s'ils resteront dans notre patrimoine.
On voit bien qu'on ne peut laisser au seul marché le soin de tout régler. Il y a comme un arraisonnement de la culture par le marché. Je citerai Octavio Paz : « Le marché est efficace, soit, mais il n'a ni conscience ni miséricorde. » Or nous sommes une société de conscience.
Après l'examen de la question dans ses aspects urgents, voyons-la dans ses aspects fondamentaux.
Je ne veux pas être méchant, mais tout de même ! M. Jean-Marie Messier déclarait il y a quelques années : « Vivendi Universal va tourner la page du siècle et du millénaire en devenant le leader mondial de la communication. Quelle réponse aux sceptiques, aux résignés, aux adeptes du pré carré ! »
Mais lui répondait dans le même temps le rédacteur en chef du journal d'Hollywood, Variety : « Même si les gens ne s'en rendent pas compte, beaucoup d'argent européen contribue au financement du cinéma américain », ajoutant : « Les Français ont toujours été furieux de la domination des Américains sur les films. Aussi, le fait que ce soient maintenant les Français qui financent le cinéma américain ne manque pas de piquant. » A l'évidence, cette situation fait penser à la phrase de Coluche : « La victoire est brillante, puisque l'échec est mat. »
Mais je veux aller plus loin sur le fond, sur les fondamentaux.
C'est une question fondamentale sur le plan de l'économie. Les chiffres sont là : l'endettement, je l'ai dit, était de 19 milliards d'euros ; Vivendi emploie 381 000 salariés dans soixante-dix pays, dont près de 100 000 dans les secteurs des médias et de la communication et 295 000 dans le secteur de l'environnement ; il y a 95 800 salariés en France, dont la moitié chez Vivendi Environnement ; enfin, 26 millions de Français sont fournis en eau par Vivendi Environnement.
Au-delà des chiffres, le problème était de regrouper des contenus pour passer dans les tuyaux. C'était la colonisation de la sphère culturelle par la sphère marchande. C'était une étape nouvelle dans la financiarisation. C'était le dogme de l'efficacité du management. C'était le messianisme technologique. C'était le déchargement du projet social et de l'utopie sociale et culturelle sur l'utopie technicienne. C'était l'américanisme des régulations, et tout cela avec le rachat, en quatre ans, de trente entreprises pour 100 milliards d'euros.
C'est fondamental également par rapport au personnel. En France, ils sont près de 100 000 à se poser la question de leurs droits. Ils avaient conquis des droits à l'échelle européenne, ce qui était une originalité de ce groupe. Tout cela leur a été retiré.
Ils ne sont associés à aucune des concertations pour une issue à la crise de Vivendi Universal. Ils se posent la question des licenciements boursiers. Ils réclament un véritable droit, non pas seulement à l'information, mais également de proposition et de contrôle. C'est le droit des salariés dans l'entreprise qui est nouvellement posé à ce niveau d'exigence.
C'est fondamental par rapport à la création. Il s'agit, en vérité, à l'orée du XXIe siècle, du statut de l'esprit, de la tâche de civiliser les nouveaux « nouveaux mondes » issus de l'oeuvre civilisatrice. Dans cette tâche assez inouïe, je le reconnais, il y a l'exception culturelle.
Or M. Jean-Marie Messier a déclaré que « l'exception culturelle franco-française était morte » et qu'il était pour la diversité culturelle, sous-entendu pour la diversité des clientèles. Il y a cinquante ans, dans La littérature à l'estomac, l'immense Julien Gracq nous avait déjà alertés sur le risque des « Galeries Lafayette » de notre littérature.
C'est fondamental par rapport à la France, à l'Europe et au monde. Chacun se souvient de l'AMI, l'accord multilatéral sur l'investissement, et des débats qui ont eu lieu ici même au Sénat pour en venir à bout, ce qui a été rendu possible grâce à l'initiative de l'ancien Premier ministre. C'était la tentative de créer une juridiction internationale privée supplantant la juridiction internationale publique.
Or, à regarder le groupe Vivendi Universal, M. Jean-Marie Messier, c'est l'AMI à lui tout seul ! On peut parler d'un « Etat Messier », d'un « Berlusconi cool », comme je l'ai déclaré l'année dernière aux rencontres cinématographiques de Beaune. Un grand libraire parisien a employé devant moi, pas plus tard qu'hier, l'expression de « messiérisation des esprits ». Cela pose la question d'un organisme international indépendant qui ne fasse pas de la culture une marchandise comme les autres, alors que cette dérive est au coeur de la constitution et des délibérations de l'OMC.
Permettez-moi de vous annoncer qu'un comité de vigilance regroupant quarante des plus grandes organisations françaises liées à la culture et à la création organise, au mois de février prochain, un colloque international rassemblant près de trente pays, précisément sur la création d'un organisme indépendant et opératif.
Se pose la question, et je la pose inlassablement depuis plusieurs années, d'une conférence internationale sur les problèmes de la culture, d'un « Rio » de la culture. L'homme sent en lui des unités plus grandes que ses ancêtres. Il est temps de penser, et Vivendi Universal nous y oblige, des régulations nouvelles pour la culture à tous les niveaux de la société, du local à l'universel.
C'est fondamental par rapport à l'éthique. Je ne prendrai qu'une illustration. Il existe aux Etats-Unis, dans les comptes des entreprises, un critère appelé EBITDA - earnings before interest, taxes, depreciation and amortization - qui est en fait un résultat d'exploitation avant intérêts, impôts, investissements et amortissements. Ce critère enjolive dans de très grandes proportions le chiffre d'affaires. Alors que ce critère était inusité en France, M. Jean-Marie Messier l'a utilisé sans aucune réaction et a pu tromper son monde sans vergogne.

J'ajoute que Barry Diller, l'homme d'Hollywood avec lequel Jean-Marie Messier a fait le dernier agrandissement de son empire, a bénéficié, dans le contrat signé avec ce dernier, de clauses léonines tout à son intérêt qui empêchent aujourd'hui tout délestage, dans ce domaine, de Vivendi Universal.
Il y a là une question de contrôle et de moralité des affaires qui doit être maîtrisée. Présentement, les libéraux américains nous donnent l'impression de faire mieux que nous en la matière.
C'est fondamental par rapport à la responsabilité publique. Je crois que le moment est venu, à la suite de l'énumération que je viens de faire, de mettre à jour une responsabilité publique, notamment en matière de culture, qui ne soit ni l'étatisme ni l'affairisme, mais qui soit une donnée nouvelle tenant compte des mutations, et qu'en tout cas Vivendi Universal impose, par ses gigantesques dérives, comme une ardente obligation.
Alors, la responsabilité est publique en matière de financement : comment ne pas être effaré que le capital de Vivendi Environnement, qui a des délégations de service public avec 8000 communes françaises regroupant 26 millions d'habitants, ait été ponctionné sans aucune réaction ? C'est un financement public détourné dont on sait aujourd'hui qu'une partie non négligeable a été déposée en Irlande.
La responsabilité est publique à raison des organismes créés précisément dans notre pays pour garantir l'accompagnement transparent et rigoureux des évolutions économico-industrielles. Or le Conseil supérieur de l'audiovisuel, le Conseil national de la concurrence, le Centre national de la cinématographie, la Commission des opérations de bourse et la Commission européenne de la concurrence ont tout avalisé, comme obnubilés par celui qu'on appelait alors un champion national, derrière lequel tout le monde a été appelé à se regrouper comme derrière le petit cheval blanc de Georges Brassens. Seul le CSA a bougé, quand les cinéastes ont bougé.
La responsabilité est publique en matière de culture : on voit bien, après avoir « troussé » la question culturelle et de communication de J6M, comme il aimait s'appeler - Jean-Marie Messier Moi-Même Maître du Monde - qu'il faut mettre à jour une responsabilité publique qui soit la loi du secteur public, mais aussi une obligation d'intérêt général pour le secteur privé.
Je la définirai à travers six processus vectorisant son intervention : audace de la création, élan du pluralisme, obligation de production, maîtrise de la distribution, atout d'un large public, coopération internationale toujours plus grande, toujours plus généralisée, toujours plus profonde et n'ignorant ni le Sud ni les ex-pays de l'Est.
Je me résume sur ces développements concernant l'urgence et les fondamentaux : quand un pays abandonne son imaginaire aux grandes affaires, il se condamne à des libertés précaires, et je lui oppose une déclaration de notre collègue aujourd'hui décédé, Maurice Schumann, qui, peu de temps avant son grand départ, eut cette parole à l'Institut : « La seule faute que le destin ne pardonne pas au peuple, c'est l'imprudence de mépriser les rêves. »
Permettez-moi pour conclure de lire la page de garde du livre de J6M.com, c'est une phrase de René Char : « Impose ta chance, serre ton bonheur et va vers ton risque. A te regarder, ils s'habitueront. »
Nous ne nous habituerons pas, nous ne nous habituerons jamais, c'est pourquoi nos deux groupes ont demandé la création d'une commission d'enquête. (Applaudissements sur les travées du groupe communiste républicain et citoyen ainsi que sur les travées socialistes.)
M. le président. La parole est à M. Claude Belot, contre la demande de discussion immédiate.
M. Claude Belot. Monsieur le président, mes chers collègues, nous sommes dans l'utopie.
Il est très agréable d'écouter M. Ralite rêver d'un monde qui n'existe pas et qui, malheureusement peut-être, ne peut pas exister. Or c'est précisément parce que le groupe Vivendi Universal a complètement perdu le sens de la réalité, qu'il s'est laissé aller au rêve, et sans doute essentiellement au rêve culturel, qu'il a rencontré les difficultés que nous connaissons.
Au sein du Sénat, il se trouve que j'étudie plus particulièrement les questions de l'audiovisuel et de la création sur le plan financier et cela m'oblige à regarder le contenu. J'ai donc assisté, d'abord avec surprise ensuite, avec un certain effarement, à une perte complète de repères, qu'il s'agisse de Vivendi Universal ou de Canal Plus, ou encore de AOL Time Warner sur le continent américain. Tous avaient le même objectif : ceux qui maîtrisent les « tuyaux » pourront diffuser les contenus, il faut donc aussi posséder les contenus. Tel était leur rêve.
Malheureusement, le rêve s'est révélé non adapté, ou non adaptable.
La convergence se produira sans doute un jour. Internet ne fera que progresser et ce seront sans doute ceux qui possèderont les contenus qui pourront utiliser les « tuyaux ». Ils ont peut-être eu raison trop tôt.
Il faut se souvenir de cette période de délire, comprise entre 1996 et 2002, et des paroles qui ont été prononcés en ces lieux par les deux derniers ministres de la culture. Il faut rappeler également que M. Jospin a lui-même donné sa bénédiction à M. Messier, qu'il avait reçu au cours d'une audience particulière.
Ce dossier a une histoire et les pouvoirs publics français y ont joué un rôle de grande bienveillance. C'est la vérité, c'est l'histoire, on ne la réécrit pas ! Aujourd'hui, la situation a changé, mais je crois qu'il ne pouvait pas en être autrement.
Regardons attentivement ce qui s'est passé à Canal Plus depuis quelques années. N'oublions pas que cette chaîne a bénéficié d'un monopole ! En contrepartie, elle devait participer à la création française. Au sein du Gouvernement, on finissait même par compter exclusivement sur Canal Plus pour favoriser la création audiovisuelle.
Il était prévu que 20 % des films seraient financés par Canal Plus, ce qui permettrait à la création cinématographique française de devenir l'une des plus performantes d'Europe. Mais Canal Plus n'en avait pas les moyens, on le sait aujourd'hui. Et n'oublions pas que Mme Tasca, au moment de la discussion budgétaire, nous indiquait qu'elle comptait sur les décodeurs de Canal Plus, l'Etat français n'ayant pas les moyens de financer les décodeurs destinés à la télévision numérique terrestre !
Monsieur Ralite, vous avez beaucoup parlé de culture. Pour vous parler très franchement, lorsque j'ai découvert l'ampleur des dégâts - je suivais ces affaires d'assez près - j'ai su que nous allions « droit dans le mur ». Celui qui aurait dû être derrière la caméra était devant, et sans doute un peu trop ! Nous avons alors pu légitimement connaître une période d'inquiétude.
Aujourd'hui, je crois que nous pouvons être quelque peu rassurés. Vivendi Environnement est une entreprise mondiale qui honore la France. La majorité du capital est française et nous trouvons des soldats de la France aux quatre coins du monde, dotés d'un savoir-faire qu'ils ont appris ici, grâce, sans doute, au système des délégations de service public qui a permis de fabriquer le modèle français, devenu quasi universel.
Dans ce contexte, il ne saurait y avoir de risque de délocalisation : il n'est pas question d'emmener les canalisations d'eau, d'assainissement ou de chauffage urbain qui se trouvent dans nos rues. Le risque est nul ! Le capital et le savoir-faire sont là. Les communes françaises ne risquent donc pas grand-chose.
En revanche, il serait certainement du plus mauvais effet que les efforts de prospection et de transposition du modèle français dans le vaste monde, sur l'initiative de cette entreprise et de son concurrent, soient compromis dans le déballage auquel procéderait une commission d'enquête, qui plus est concernant une entreprise privée, ce qui serait assez surprenant. Mais je ne m'étendrai pas trop longuement sur ce sujet...
Pour ce qui concerne Canal Plus, il faut revenir à la réalité : cette entreprise n'avait pas les moyens hier, et elle ne les a pas davantage aujourd'hui, de contribuer à la création cinématographique. Je le regrette avec vous, mais il faut quand bien même prendre conscience de la réalité : il faudra sans doute trouver d'autres moyens de financer la création française.
Enfin, la culture française, dont nous sommes tous usufruitiers et porteurs et que tous les Français contemporains contribuent à enrichir, est tout de même l'une des plus grandes au monde. Elle mérite d'être connue, et vouloir à tout prix qu'elle se replie sur elle-même - j'ai cru comprendre tout à l'heure que c'était le souhait de M. Ralite (Exclamations sur les travées du groupe communiste républicain et citoyen) - est une erreur fondamentale.
A cet égard, je verserai un élément complémentaire au débat.
Pour quelle raison le film français ne s'exporte-t-il pas ? Tout simplement parce que le statut de la création française est unique au monde...
Mme Nicole Borvo. C'est inquiétant d'entendre cela !
M. Claude Belot. ... et que l'écrivain, le cinéaste et même l'acteur sont propriétaires des droits à titre éternel. Il en résulte que plus personne au monde ne veut acheter la création française, qui ne se vend pas, y compris au Canada francophone. Nous en sommes là !
Mme Nicole Borvo. Heureusement qu'il y a le cinéma français !
M. Claude Belot. Il faudra avoir un jour la lucidité - et je pèse mes mots à cet instant - de se mettre à l'unisson du monde, afin précisément que cette culture française puisse s'exporter sur toute la planète, grâce à des entreprises telles que celle dont nous parlons.
Mme Nicole Borvo. C'est inquiétant !
M. Claude Belot. J'ai été ici même le rapporteur de la loi de privatisation de 1993 et j'ai eu l'occasion de travailler, à l'époque, avec M. Fourtou. C'est un homme qui a conduit remarquablement l'entreprise qu'il dirigeait alors ; aujourd'hui, dans ses nouvelles fonctions, il a d'abord fait établir un état des lieux, lequel fait apparaître des données intéressantes, à savoir que l'actif est très supérieur au passif. D'ailleurs, les chiffres qui ont été donnés - 100 milliards d'euros d'actifs, pour 19 milliards d'euros de dettes sont sans doute à vérifier, car ils me semblent trop à l'avantage de l'entreprise.
Quoi qu'il en soit, la situation de Vivendi Universal n'est donc pas catastrophique. Il semble, au contraire, que les actifs nets sont importants, et des acheteurs, à la Bourse de New York, sont intéressés par l'ensemble du groupe. D'ores et déjà, trois investisseurs américains ont passé la barre des 5 % du capital. Par conséquent, ne faisons pas trop baisser la valeur du titre, qui a tendance à remonter depuis quelque temps, par des initiatives visant surtout à permettre à leurs auteurs de se faire valoir sur la place publique, au détriment de l'entreprise, et donc de la France.
En conclusion, je ne crois pas, monsieur Ralite, à l'utilité de la démarche que vous proposez d'engager. Celle-ci me semble au contraire nuisible, et c'est la raison pour laquelle je juge votre initiative inopportune. (Applaudissements sur les travées de l'Union centriste, des Républicains et Indépendants et du RPR.)
M. le président. La parole est à M. le président de la commission des finances.
M. Jean Arthuis, président de la commission des finances, du contrôle budgétaire et des comptes économiques de la nation. Comme tous mes collègues présents ce soir dans l'hémicycle, j'ai écouté avec attention et respect M. Ralite, et ressenti la forte conviction qui inspirait ses propos.
Cependant, je voudrais indiquer que, en l'occurrence, il vise une entreprise privée, avec ses contraintes spécifiques, ses salariés, ses actionnaires. Il n'est donc pas envisageable que la puissance publique interfère dans le déroulement des opérations en cours, car ce serait alors une sorte d'ingérence de la sphère publique dans le devenir d'une entreprise privée.
Mme Nicole Borvo. C'est pour donner des fonds publics que la puissance publique intervient !
M. Jean Arthuis, président de la commission des finances. Nous sommes bien sûr préoccupés par la situation de cette entreprise, par son endettement, par l'effondrement du cours de ses titres à la Bourse et par les mesures drastiques arrêtées par son conseil d'administration, afin de tenter de sauver l'essentiel nous pensons aux salariés dont les emplois sont menacés.
Cela étant, il n'est pas dit que la sphère publique, que les responsables politiques que sont les parlementaires ou les membres du Gouvernement, soient en mesure d'assurer le devenir serein d'une telle entreprise. Il reste en effet à démontrer que l'Etat puisse être un actionnaire vigilant : malheureusement, la chronique, l'actualité nous délivrent un enseignement pour le moins préoccupant à cet égard. Je vous indique d'ailleurs, mes chers collègues, que la commission des finances a l'intention de procéder à des investigations sur l'Etat actionnaire.
Quoi qu'il en soit, quelle est l'urgence ?
Permettez-moi de vous faire observer, mes chers collègues, que Vivendi est une société ayant fait l'objet de considération de la part du gouvernement précédent. Celui-ci lui a donné son appui en certaines circonstances, pour tenter de concrétiser son rêve. Par ailleurs, M. Messier était apprécié de nombre d'élus locaux qui organisaient des festivals culturels, et Vivendi Universal menait ici et là des actions de mécénat jugées exemplaires. S'il y avait urgence, peut-être auriez-vous pu vous manifester plus précocement, monsieur Ralite.
M. Jack Ralite. Mais je l'ai fait !
M. Jean Arthuis, président de la commission des finances. Quelle est aujourd'hui la situation ?
Un nouveau président, Jean-René Fourtou, prend dans l'urgence des décisions lourdes et s'efforce de négocier, dans les meilleures conditions possibles, la vente de maisons d'édition regroupées au sein de Vivendi Universal Publishing. Pensez-vous, monsieur Ralite, que la constitution d'une commission d'enquête serait de nature à faciliter la conclusion de ces transactions difficiles ? Je ne le crois pas, et la majorité des membres de la commission des finances non plus.
Dans ces conditions, nous devons rejeter une initiative quelque peu improvisée, qui mettrait sans doute les pouvoirs publics en porte-à-faux (Exclamations sur les travées du groupe communiste républicain et citoyen.)
Mme Nicole Borvo. C'est excessif !
M. Jean Arthuis, président de la commission des finances. Nous devons prendre en considération le sort des salariés de ce groupe, celui de toutes les sociétés fédérées par Vivendi Universal. Nous devons également prendre en compte l'épargne des multiples actionnaires, dont certains sont sans doute des hommes et des femmes de condition modeste, qui ont vu leurs actifs boursiers, leurs valeurs mobilières perdre soudainement 90 % de leur valeur.
Mme Nicole Borvo. La « France d'en bas » !
M. Jean Arthuis, président de la commission des finances. Je veux croire, comme M. Claude Belot, que l'essentiel peut être préservé. Il serait donc bien imprudent de notre part de prendre une initiative intempestive qui ne ferait que contrarier l'aboutissement des opérations en cours.
C'est pour cette raison que la commission des finances s'oppose à la constitution d'une commission d'enquête sur le groupe Vivendi Universal. Il s'agit d'un groupe privé, et s'il y a eu des manquements à la loi, les personnes concernées ne manqueront pas de saisir l'autorité compétente, en l'occurrence l'autorité judiciaire.
Monsieur le président, mes chers collègues, la commission des finances souhaite donc le rejet de la demande de discussion immédiate. (Applaudissements sur les travées de l'Union centriste, des Républicains et Indépendants et du RPR.)
M. le président. Je mets aux voix la demande de discussion immédiate.

(La discussion immédiate n'est pas ordonnée.)
Mme Hélène Luc. Seul un orateur « contre » avait le droit de parler !

17