SEANCE DU 30 OCTOBRE 2002


M. le président. « Art. 2. - Il est inséré au titre V de la Constitution un article 37-1 ainsi rédigé :
« Art. 37-1 . - La loi et le règlement peuvent comporter des dispositions à caractère expérimental. »
La parole est à Mme Josiane Mathon, sur l'article.
Mme Josiane Mathon. L'article 2 du projet de loi tend à inscrire dans la Constitution la possibilité pour le Parlement et le Gouvernement de prendre l'initiative en matière d'expérimentation.
Il est des expérimentations qui, proposées avec la garantie nationale et avec les moyens que cela suppose, peuvent se révéler positives pour les habitants concernés. C'est déjà le cas, sans qu'il y ait besoin de modifier en quoi que ce soit la Constitution. Ainsi, la régionalisation de la SNCF permet d'assurer un meilleur service aux populations, dans le cadre d'orientations nationales, et sans être autre chose qu'un simple transfert de compétences et de dépenses. Au contraire, elle a amené l'Etat à s'engager plus fortement dans le domaine du ferroviaire : des gares, des lignes ont été rouvertes.
Ce n'est pas ce qui nous est ici proposé, puisque l'orientation du Gouvernement, telle qu'elle est présentée dans l'exposé des motifs, consiste à se défausser de certaines de ses missions sur les collectivités territoriales, sans leur donner les moyens pour y faire face, et avec pour conséquence une inégalité accrue entre les citoyens, ce que nous ne pouvons admettre.
Le Conseil d'Etat avait d'ailleurs proposé d'en prendre acte avec la formulation suivante : « le droit à l'expérimentation pourra déroger au principe d'égalité ». De même, le rapport de la commission des lois souligne que « par définition, l'expérimentation entraînera une rupture de l'égalité entre les territoires et les individus qui entreront dans son champ et ceux qui en seront exclus ».
N'oublions pas que les expérimentations concerneront des domaines aussi fondamentaux que l'éducation ou la santé qui, selon nous, font partie intégrante des missions nationales de l'Etat.
L'article 2 ne prévoit aucune garantie quant aux limites qui seront données aux expérimentations, y compris dans les domaines que le Gouvernement qualifie de « régaliens » et déclare vouloir se réserver. Or, comme le souligne, là encore, le rapport de la commission, la révision constitutionnelle permettra des expérimentations « dans des domaines ayant trait aux libertés publiques, tels que celui de la justice ».
C'est extrêmement inquiétant, et les magistrats qui ont participé récemment à la rencontre que nous avons organisée au Sénat concernant le projet de loi de M. Sarkozy s'en sont émus auprès de nous. Après les enseignants et les personnels de la fonction publique, les magistrats !... Cela commence à faire beaucoup de mécontents !
Pour nous, l'expérimentation ne saurait être mise en oeuvre que sous la responsabilité nationale, qui doit assurer unité, solidarité, égalité des droits et cohésion nationale, qui sont considérés comme des missions de l'Etat.
De plus, alors qu'une expérimentation est, par définition, réversible, aucune garantie n'est donnée en ce sens. C'est « le législateur ou le pouvoir réglementaire » qui décidera de la rendre applicable à l'ensemble des collectivités, sans que celles-ci l'aient demandé.
Par ailleurs, le Président de la République déclarait lui-même, à Rouen, le 10 avril dernier : « La nation doit maintenant aller plus loin, beaucoup plus loin, en prenant cette fois des garanties contre tout retour en arrière. »
Outre son caractère on ne peut plus flou, cet article est le deuxième d'un texte qui prône une philosophie générale, une conception de l'Etat particulièrement inquiétante, puisqu'elle remet en cause l'égalité des citoyens et des territoires. Quelles seront réellement, dans ce contexte, les missions futures de l'Etat ?
Ajoutons que les orientations générales du Gouvernement en matière sociale et économique, comme en matière de dépenses publiques, nous incitent à la plus grande prudence.
Pour toutes ces raisons, nous ne souhaitons pas le maintien de cet article qui recèle pour l'avenir les plus grandes incertitudes.
M. le président. La parole est à M. Yves Dauge.
M. Yves Dauge. Il est vrai que cette pratique, cette « bonne pratique » comme disait M. le garde des sceaux, cet appel à l'innovation qu'est l'expérimentation a donné des résultats tout à fait remarquables et appréciés de tous depuis longtemps. Sur ce point, il n'y a pas de désaccord entre nous.
Il est également vrai que l'expérimentation se fait sous le contrôle vigilant du Conseil constitutionnel. En effet, comme la commission des lois l'a bien fait remarquer, nous sommes en contradiction avec le principe d'égalité. C'est clair et net ! Dans ces conditions, le Conseil constitutionnel a d'ailleurs été particulièrement strict et réticent par rapport à l'extension du champ de l'expérimentation dans le domaine des libertés publiques.
Ce point qui nous inquiète nous amène à vous interroger : quelle est véritablement votre intention ? Vous pouvez certes nous rassurer, mais, comme chacun le sait, la Constitution, qui est faite pour durer, sera utilisée par d'autres. Il est vrai aussi qu'une pratique sous contrôle constitutionnel c'est une chose et que constitutionnaliser une pratique en opposition avec le principe d'égalité rend l'exercice un peu plus difficile. Nous sommes inquiets, c'est vrai, quant aux éventuelles dérives. J'aimerais que M. le ministre nous dise comment il voit les choses.
M. le président. Je suis saisi de sept amendements qui peuvent faire l'objet d'une discussion commune.
Les deux premiers sont identiques.
L'amendement n° 125 est présenté par MM. Peyronnet, Bel, Charasse et Courteau, Mme Durrieu, MM. Dreyfus-Schmidt, Dauge, Frimat, Frécon, Lagauche, Lise, Marc, Mauroy, Raoul, Sueur et les membres du groupe socialiste.
L'amendement n° 173 est présenté par Mmes Borvo et Mathon, MM. Bret, Autain et Autexier, Mmes Beaudeau et Beaufils, M. Biarnès, Mme Bidard-Reydet, M. Coquelle, Mmes David, Demessine et Didier, MM. Fischer, Foucaud, Le Cam et Loridant, Mme Luc, MM. Muzeau, Ralite et Renar et Mme Terrade.
Ces deux amendements sont ainsi libellés :
« Supprimer cet article. »
L'amendement n° 4, présenté par M. Garrec, au nom de la commission, est ainsi libellé :
« Rédiger comme suit cet article :
« Après l'article 34 de la Constitution, il est inséré un article 34-1 ainsi rédigé :
« Art. 34-1. - La loi peut, pour un objet et une durée limités, autoriser des expérimentations. »
Le sous-amendement n° 216, présenté par MM. Peyronnet, Bel, Charasse et Courteau, Mme Durrieu, MM. Dreyfus-Schmidt, Dauge, Frimat, Frécon, Lagauche, Lise, Marc, Mauroy, Raoul, Sueur et les membres du groupe socialiste et rattachée, est ainsi libellé :
« Dans le texte proposé par l'amendement n° 4 pour insérer un article 34-1 dans la Constitution, après les mots : "une durée limités", insérer les mots : ", dans le respect du principe d'égalité". »
L'amendement n° 88, présenté par M. Charasse, est ainsi libellé :
« Au début du texte proposé par cet article pour l'article 37-1 de la Constitution, ajouter les mots : "Dans le respect du principe d'égalité et pour la mise en oeuvre d'objectifs de valeur constitutionnelle,". »
L'amendement n° 126, présenté par MM. Peyronnet, Bel, Charasse et Courteau, Mme Durrieu, MM. Dreyfus-Schmidt, Dauge, Frimat, Frécon, Lagauche, Marc, Mauroy, Raoul, Sueur et les membres du groupe socialiste et rattachée, est ainsi libellé :
« Rédiger comme suit le début du texte proposé par cet article pour insérer un article 37-1 dans la Constitution :
« Dans le respect du principe d'égalité,... »
L'amendement n° 234, présenté par le Gouvernement, est ainsi libellé :
« Dans le texte proposé par cet article pour insérer un article 37-1 dans la Constitution, après le mot : "comporter" insérer les mots : ", pour un objet et une durée limités,". »
L'amendement n° 127, présenté par MM. Peyronnet, Bel, Charasse et Courteau, Mme Durrieu, MM. Dreyfus-Schmid, Dauge, Frimat, Frécon, Lagauche, Lise, Marc, Mauroy, Raoul, Sueur et les membres du groupe socialiste et rattachée, est ainsi libellé :
« Après les mots : "dispositions à caractère expérimental", rédiger comme suit la fin du texte proposé par cet article pour insérer un article 37-1 dans la Constitution : "pour une durée et un objet limités". »
La parole est à M. Jean-Claude Peyronnet, pour défendre l'amendement n° 125.
M. Jean-Claude Peyronnet. Cet amendement tend à supprimer l'article 2.
Nous ne sommes absolument pas hostiles à l'expérimentation, nous l'avons pratiquée. Bien avant que ce soit la mode, certains départements ont ainsi expérimenté le RMI, tandis que d'autres ont testé à titre expérimental la prestation dépendance, et bien d'autres choses.
Nous ne sommes pas du tout hostiles à l'expérimentation, nous pensons même que c'est une bonne chose, mais nous estimons que la formulation du projet de loi est trop générale.
En 1993, dans des circonstances que chacun connaît, le Conseil constitutionnel avait posé un certain nombre de règles sur la nature et la portée de ces expérimentations, avait défini les cas dans lesquels celles-ci pouvaient être entreprises, les conditions et les procédures selon lesquelles elles devaient faire l'objet d'une évaluation conduisant à leur maintien, à leur modification, à leur généralisation ou à leur abandon...
Autrement dit, affirmer tout de go que l'expérimentation peut se faire sans autre borne, sans autre précision, sans autre limitation nous semble très discutable.
Cette rédaction ouvre par ailleurs la possibilité de procéder à des expérimentations réglementaires sans habilitation législative préalable ; cela nous préoccupe aussi.
Le flou de la rédaction et l'absence d'information sur le contenu des lois organiques - nous ne pouvons pas disposer des lois organiques maintenant, mais nous aurions aimé avoir des éclaircissements sur certaines directions, sur certains thèmes - rendent totalement incertains le champ d'application de ces expérimentations, leurs modalités de mise en oeuvre et les conséquences qui pourraient en découler à terme.
Dans ce domaine comme dans d'autres, il nous semble que les choses sont allées un peu vite et qu'il n'est peut-être pas extrêmement urgent d'inscrire dans la Constitution la nécessité de réaliser de telles expérimentations.
En fait, il y a, d'une part, l'expérimentation qui est déjà possible sans qu'il soit nécessaire de modifier la Constitution, et à laquelle j'ai fait allusion : un certain nombre de projets de loi ont prévu l'expérimentation dans telle ou telle collectivité territoriale. Il y a, d'autre part, les expérimentations dans des domaines plus larges, notamment ceux qui concernent les libertés publiques.
Pour la justice, par exemple, le danger, c'est de mettre en cause gravement le principe d'égalité des citoyens, ou d'ouvrir la voie du transfert de larges politiques nationales sans que des limites aient été précisées.
Nous considérons donc une fois encore que tant les principes d'unité et d'invisibilité de la République que celui de l'égalité des citoyens sont en cause, et que le dispositif, trop général, présente de trop graves dangers pour que nous l'acceptions.
Nous proposons donc de supprimer l'article 2.
M. le président. La parole est à Mme Josiane Mathon, pour défendre l'amendement n° 173.
Mme Josiane Mathon. Nous réaffirmons avec force notre volonté de supprimer l'article 2, dans la mesure où nous nous opposerons à tout ce qui peut porter atteinte à l'égalité des citoyens sur l'ensemble du territoire.
M. le président. La parole est à M. le rapporteur, pour défendre l'amendement n° 4.
M. René Garrec, rapporteur. Nous le retirons, monsieur le président, au profit de l'amendement n° 234 du Gouvernement, qui nous semble mieux rédigé et qui reprend nos idées.
M. le président. L'amendement n° 4 est retiré.
En conséquence, le sous-amendement n° 216 n'a plus d'objet.
La parole est à M. Michel Charasse, pour présenter l'amendement n° 88.
M. Michel Charasse. L'article 37-1 que l'on nous propose d'insérer dans la Constitution vise à autoriser la loi et le règlement à prévoir des expérimentations.
Dans le cadre législatif actuel, et des compétences locales en particulier, tout est déjà possible. S'agissant de leurs compétences respectives, les collectivités territoriales font ce qu'elles veulent : certaines attribuent des bourses départementales, dont elles fixent le montant et d'autres n'en attribuent pas, le tarif des transports scolaires peut varier d'un département à l'autre ; on peut lancer des expérimentations en matière de construction ou d'aménagement de collèges ou de sections de ceux-ci. Bref, beaucoup de choses sont d'ores et déjà possibles, pourvu que le principe d'égalité soit chaque fois localement respecté. D'ailleurs, la commission des lois l'a très judicieusement fait remarquer dans son rapport.
L'Etat, de son côté, peut réaliser toutes les expériences qu'il veut pour ses propres services. On entend souvent dire que quatre ou cinq départements ont été choisis pour expérimenter un nouveau système de délivrance des permis de conduire ou des cartes grises, ou encore un nouveau système de traitement de certains dossiers agricoles, etc. Ce n'est donc pas nouveau !
Par ailleurs, on peut toujours, dans le cadre des expérimentations, voire en dehors, introduire toutes les différences que l'on souhaite selon que l'on est rural ou urbain, que l'on est en plaine ou en montagne, que l'on est retraité ou actif, que l'on appartient à une profession libérale ou salariée. Bref, les possibilités sont déjà très nombreuses.
Je me suis donc demandé pourquoi le Gouvernement proposait d'inscrire cette disposition particulière dans la Constitution, qui est tout de même un texte très solennel. En effet, si l'on respecte les principes fondamentaux, cette disposition est inutile. Donc, on l'inscrit, c'est pour ne pas les respecter ! Cela vaut pour le principe d'égalité comme pour un certain nombre d'autres grands principes.
D'ailleurs, cette mesure n'est pas nécessaire puisque le Conseil constitutionnel et le Conseil d'Etat ont déjà accepté le principe des expérimentations pourvu que ce soit très temporaire, très ciblé et très précis. Je me dis donc que l'on veut aller plus loin. Or, aller plus loin, c'est courir le risque, à terme, de remettre en cause les grands principes.
Je propose donc, monsieur le président, pour que les choses soient claires, de dire - en tout cas, c'est sous-entendu - que les expérimentations qui sont déjà autorisées aujourd'hui pourront se poursuivre, pourvu qu'elles respectent le principe d'égalité et la mise en oeuvre d'un objectif de valeur constitutionnelle. En effet, le Conseil constitutionnel, en particulier, a parfois considéré qu'un certain nombre d'exceptions sont toujours possibles lorsqu'il s'agit d'atteindre un objectif de valeur constitutionnelle. C'est donc une précaution !
Par conséquent, on ne met pas en place une France à deux vitesses si l'on respecte le principe d'égalité et la mise en oeuvre de dispositions propres à satisfaire un objectif de valeur constitutionnelle. Mais tel sera le cas si l'article reste tel qu'il est rédigé, même s'il est modifié par l'amendement n° 234 du Gouvernement auquel a fait allusion M. Garrec tout à l'heure : préciser « pour un objet et une durée limités » est quand même la moindre des choses !
Il faut que nous soyons clairs et que nous sachions ce que nous faisons : remettons-nous en cause les grands principes de la République ou pas ? Déjà, à propos de l'organisation décentralisée, le doute demeure. Mais, là, nous nous enfonçons encore plus dans l'incertitude et encore moins dans le doute.
M. le président. La parole est à M. Jean-Pierre Sueur, pour présenter l'amendement n° 126.
M. Jean-Pierre Sueur. Cet amendement tend à rappeler le respect du principe d'égalité ; Michel Charasse vient d'en parler éloquemment. Il nous a déjà été dit, en commission, qu'il n'était pas utile de faire figurer le principe d'égalité dans cet article : étant donné qu'il est déjà inscrit dans l'article 1er de la Constitution, il a une valeur générale.
Il nous paraît toutefois important que ce principe d'égalité apparaisse dans l'article 2 qui ouvre la possibilité constitutionnelle de l'expérimentation. En effet, des expérimentations ont déjà eu lieu sans que la Constitution ait été modifiée pour autant : les expérimentations sont possibles dès lors qu'elles sont prévues et encadrées par la loi ; cela a été largement rappelé. Des expérimentations très utiles et très pertinentes ont été menées, par exemple en matière de transport ferroviaire régional.
Dès lors, pourquoi modifier la Constitution ? Nous craignons que ne se produise, en effet, une dérive, qui serait renforcée par d'autres articles du projet de loi. Car la possibilité de créer toutes sortes de collectivités à la place des collectivités existantes et le pouvoir pour les collectivités de se doter de compétences différentes selon leur choix peuvent aboutir à un système profondément inégalitaire : telle université sera très bien dotée, alors qu'à quelques kilomètres telle autre université, qui compte de nombreux étudiants, aura beaucoup moins de moyens. Est-ce normal ? Dans tel département, dans telle région, quand bien même le voudrait-on, on ne pourra pas procéder à des expérimentations faute de crédits suffisants, par exemple dans le domaine universitaire.
Il nous paraît donc très important de préciser que le recours aux expérimentations doit se faire dans le respect du principe d'égalité. Nous savons bien que toute expérimentation est, par nature, une renonciation à une certaine forme d'égalité, en tout cas, d'uniformité, puisque les choses ne se passeront plus exactement de la même façon.
M. Jean-Jacques Hyest. Vous adorez l'uniformité !
M. Jean-Pierre Sueur. Pas du tout ! Il nous paraît utile - tel est d'ailleurs l'objet de la décentralisation - que chaque région, chaque département, chaque commune puisse faire valoir son identité, sa personnalité, ses projets propres, mais il faut que cela soit compatible avec le principe d'égalité. Le respect des diversités et le respect de l'égalité ne sont pas antinomiques. Sinon, toutes les mesures que nous prenons aujourd'hui et tout ce qui a été réalisé en matière de décentralisation serait vain !
C'est pourquoi il est pleinement justifié de rappeler le principe d'égalité au moment où l'on fait figurer dans la Constitution le droit à l'expérimentation. (Très bien ! et applaudissements sur les travées socialistes.)
M. le président. La parole est à M. le garde des sceaux, pour présenter l'amendement n° 234.
M. Dominique Perben, garde des sceaux, ministre de la justice. Cet amendement se justifie par son texte même : il vise à préciser que l'expérimentation se fait « pour un objet et une durée limités ». Cela devrait donc répondre à certaines interrogations qui viennent d'être exprimées.
Mais je voudrais profiter de l'examen de cet amendement pour rappeler le sens de l'article 2, dont je vous donne lecture : « La loi et le règlement peuvent comporter des dispositions à caractère expérimental. » Je souhaite d'emblée dissiper un doute qui a été émis tout à l'heure : il ne s'agit aucunement de prévoir une expérimentation qui consisterait à transférer à une collectivité territoriale une compétence qui est aujourd'hui assumée par l'Etat !
M. Michel Charasse. Ce n'est pas précisé dans le texte !
M. Dominique Perben, garde des sceaux. Seul l'Etat est concerné par cet article ; il n'est pas inutile de le rappeler !
S'agissant maintenant de la signification profonde de cet article, les choses doivent être bien claires. Tout d'abord, il est indiqué : « la loi et le règlement ». Nous souhaitons, en effet, dans ces deux domaines, assurer une plus grande sécurité juridique aux possibilités d'expérimentation.
Il serait paradoxal de donner aux collectivités territoriales la possibilité de procéder à des expérimentations et de laisser l'Etat se heurter à de grandes difficultés pour le faire.
Nous sommes tous convaincus - les propos qui ont été tenus hier après-midi l'ont montré - de la nécessité de réformer l'Etat. Nous sommes également tous convaincus soit par l'observation, soit par l'expérience, de la difficulté d'y parvenir.
Or, à l'évidence, aujourd'hui, compte tenu de la nature de la société, mais aussi des contraintes de toute nature, il est beaucoup plus facile de procéder à une expérience en un lieu donné et pendant une durée de temps limitée, d'en tester les résultats et, ensuite, de pouvoir convaincre les partenaires de généraliser cette expérience ou de ne pas le faire. Et si l'on a réalisé deux ou trois expériences légèrement différentes sur le même objet, on peut choisir l'expérience qui a le mieux fonctionné. Tel est l'objectif !
Pourquoi - au fond, c'est le sens des interrogations qui ont été émises - le faire figurer dans la Constitution ? Eh bien ! tout simplement, monsieur Sueur, parce qu'il y a une contradiction intellectuelle entre le principe d'égalité et le principe d'expérimentation.
M. Jean-Pierre Sueur. C'est tout le problème !
M. Dominique Perben, garde des sceaux. Il ne faudrait pas se priver de l'expérimentation au nom du principe d'égalité et d'un respect trop strict de ce principe. (Et voilà ! sur les travées socialistes.) Les choses sont claires ! Il faut savoir de quoi l'on parle : vous avez eu, vous aussi, l'expérience du gouvernement, mesdames, messieurs les sénateurs de gauche, et vous savez combien il est difficile de réformer l'Etat. Il faut donc bien se donner enfin les moyens de rendre son efficacité à l'autorité publique. Sinon, nos concitoyens apporteront à l'impuissance publique la même réponse que le 21 avril dernier ! (Exclamations sur les travées socialistes.)
Pourquoi le Gouvernement a-t-il retenu cette rédaction, qui lui paraît prudente ? Tout simplement pour permettre un contrôle : le respect de ce principe doit être étroitement proportionné à l'intérêt général. Le Conseil constitutionnel aura ainsi la capacité de mesurer l'intérêt de l'expérimentation à l'aune du respect du principe d'égalité.
Si l'expérimentation est d'origine parlementaire, le Conseil constitutionnel procédera à une analyse de l'importance de l'expérimentation, donc de l'exception relative par rapport au principe d'égalité. Si l'expérimentation est d'origine réglementaire, c'est le Conseil d'Etat qui sera compétent.
Le dispositif qui vous est soumis ne présente donc pas de risque quant au respect des grands principes de nos institutions républicaines. C'est une possibilité d'ouverture, strictement contrôlée par le Conseil constitutionnel et par le Conseil d'Etat, qui permettra d'engager des expérimentations dans des conditions de sécurité juridique plus évidentes qu'aujourd'hui.
Lors de l'examen du projet de loi d'orientation et de programmation pour la justice...
M. Jean-Jacques Hyest. Excellent exemple !
M. Dominique Perben, garde des sceaux. ... un débat a eu lieu sur ce sujet. M. Fauchon m'avait alors demandé d'expérimenter, dans deux ou trois tribunaux d'instance, l'échevinage entre juges professionnels et juges non professionnels. Je lui ai répondu la vérité, à savoir qu'une telle expérimentation était impossible aujourd'hui. Eh bien ! mesdames, messieurs les sénateurs, si vous adoptez ce texte, je pourrai demain vous proposer une disposition législative permettant une telle expérimentation, sous le contrôle du juge.
Tel est le sens de ce texte, qui me paraît très important. Je vous assure, en tant que ministre de la justice, que, compte tenu des interrogations que nous pouvons avoir les uns et les autres sur d'éventuelles évolutions des procédures pénale ou civile, notamment, ce texte sera extrêmement utile. Je le rappelle, il sera appliqué sous le contrôle du juge constitutionnel, s'il s'agit de la loi, ou du Conseil d'Etat, s'il s'agit du règlement. Je demande au Sénat de bien y réfléchir.
Je souhaite que ce texte puisse, comme un signal de la réforme de l'Etat, être voté à la plus large majorité possible. (Très bien ! et applaudissements sur les travées du RPR, des Républicains et Indépendants et de l'Union centriste, ainsi que sur certaines travées du RDSE.)
M. le président. La parole est à M. Jean-Claude Peyronnet, pour présenter l'amendement n° 127.
M. Jean-Claude Peyronnet. Cet amendement va tout à fait dans le sens des préoccupations que vient d'exprimer M. le garde des sceaux, puisqu'il s'agit de préciser et d'encadrer un peu plus le droit à l'expérimentation ; il ne semble pas que le Gouvernement puisse s'y opposer !
Il s'agit, en effet, de préciser qu'on ne peut pas expérimenter sans fixer des bornes, à la fois sur l'objet de l'expérimentation et sur sa durée. Nous rappelons également, comme M. le garde des sceaux à l'instant, qu'une évaluation est nécessaire avant la modification de l'expérimentation, son abandon ou son extension.
M. le président. Quel est l'avis de la commission ?
M. René Garrec, rapporteur. Les amendements identiques n°s 125 et 173 sont contraires à la position adoptée par la commission. En effet, nous considérons que le recours à l'expérimentation constitue une irremplaçable méthode au service de la modernisation de l'Etat.
L'expérimentation permet de tester une réforme à une petite échelle, afin d'en mesurer les avantages et les inconvénients et d'en améliorer les dispositions avant d'en généraliser l'application. Elle permet également de dissiper les craintes et de lever les réticences que suscite souvent toute perspective de changement. Mieux acceptée, la réforme peut être mise en place plus rapidement et produire ses effets pleinement.
Indépendamment de son incontestable valeur symbolique, la révision constitutionnelle est nécessaire pour qu'il soit possible d'entreprendre des expérimentations, comme le disait M. le garde des sceaux tout à l'heure, dans les domaines ayant trait aux libertés publiques, comme la justice, où le Conseil constitutionnel veille au strict respect de l'égalité des citoyens.
La commission est donc défavorable aux amendements identiques n°s 125 et 173.
S'agissant de l'amendement n° 88, la commission a émis également un avis défavorable.
La révision constitutionnelle a précisément pour objet d'éviter que l'application du principe d'égalité des citoyens devant la loi, qui est très stricte dans le domaine de la justice, ne puisse faire obstacle à des expérimentations, par exemple en matière d'échevinage, que nous évoquions tout à l'heure.
En revanche, le principe d'égalité continuera de s'appliquer dans le cadre de chaque expérimentation.
Enfin, il n'est pas certain que la notion d'objectifs à valeur constitutionnelle couvre l'ensemble des motifs pouvant justifier le recours à l'expérimentation.
Les expérimentations recouvrent souvent des actions simples permettant de tester une nouvelle action sur le terrain, et M. le garde des sceaux pouvait sans doute fournir bien d'autres exemples encore. Personnellement, je crois être suffisamment éclairé !
S'agissant de l'amendement n° 126, je dois dire que, par définition, l'expérimentation entraîne une rupture d'égalité sur le territoire entre les individus qui entrent dans le champ de l'expérimentation et ceux qui en sont exclus.
En revanche, dans le champ même de chaque expérimentation, le principe d'égalité devra toujours faire l'objet d'une application stricte.
Enfin, il faudra veiller à ce que ces expérimentations soient réversibles. La commission émet donc un avis défavorable sur l'amendement n° 126.
Par l'amendement n° 234, le Gouvernement reprend nos positions, et je l'en remercie. La commission a donc émis un avis favorable.
Enfin, l'amendement n° 127 est satisfait par l'amendement du Gouvernement.
M. le président. Quel est l'avis du Gouvernement ?
M. Dominique Perben, garde des sceaux. Le Gouvernement est défavorable aux amendements identiques de suppression n°s 125 et 173.
S'agissant de l'amendement n° 88 de M. Charasse, le Gouvernement - comme M. Peyronnet - est d'accord sur l'objet et la durée limités. En revanche, réaffirmer dans le même article le principe d'égalité, c'est annuler l'effet de l'introduction de l'expérimentation.
Le Gouvernement est donc défavorable à l'amendement n° 88.
Le Gouvernement est également défavorable à l'amendement n° 126.
Quant à l'amendement n° 127, nous estimons également qu'il est satisfait par l'amendement n° 234 du Gouvernement.
M. le président. Je mets aux voix les amendements identiques n°s 125 et 173.

(Les amendements ne sont pas adoptés.)
M. le président. Je mets aux voix l'amendement n° 88.

(L'amendement n'est pas adopté.)
M. le président. Je mets aux voix l'amendement n° 126.

(L'amendement n'est pas adopté.)
M. le président. La parole est à Mme Marie-France Beaufils, contre l'amendement n° 234.
Mme Marie-France Beaufils. J'ai été très intéressée par les arguments donnés tout à l'heure par M. le ministre. En effet, lorsque nous avons commencé à débattre de ce texte, nous avons eu un échange sur ce qu'il fallait entendre par l'expression « organisation décentralisée » qui nous était proposée à l'article 1er. Or j'entends qu'il s'agirait aussi d'expérimenter dans le domaine des libertés publiques, la justice en particulier.
Nous découvrons, en fait, au hasard d'un amendement, que le Gouvernement réintroduit l'organisation décentralisée de la République, et non pas seulement des collectivités territoriales.
Et nous étions hors sujet tout à l'heure ?
M. le président. La parole est à M. le garde des sceaux.
M. Dominique Perben, garde des sceaux. Madame le sénateur, je ne peux pas vous laisser tenir de tels propos sans répondre !
Je croyais l'avoir expliqué clairement tout à l'heure, il ne s'agit pas, pour l'Etat, de se décentraliser lui-même : je ne vois d'ailleurs pas ce que cela voudrait dire, puisqu'il ne pourrait se décentraliser que sur une collectivité territoriale.
L'amendement n° 234, qui précise que l'expérimentation est décidée « pour un objet et une durée limités », peut donc très bien viser une initiative qui réponde à une définition autre que spatiale ; l'expérimentation ne s'entend pas nécessairement par rapport à un territoire de l'administration d'Etat.
Dans ce cas de figure, il ne s'agit pas du tout de confier à d'autres une compétence, l'Etat continue à l'assumer ; simplement, pour améliorer le fonctionnement de l'administration d'Etat, il souhaite expérimenter telle ou telle modalité d'action. C'est tout à fait autre chose, c'est une démarche parfaitement naturelle mais qui peut se heurter au principe d'égalité, si l'on s'en tient à une analyse juridique trop stricte. C'est la raison pour laquelle nous souhaitons rendre possible ce type d'expérimentation.
Je le dis avec beaucoup de sincérité, madame le sénateur, c'est probablement le moyen de préserver l'idée que nous nous faisons, en France, du service public.
M. Jean Chérioux. Bravo !
M. le président. La parole est à M. Michel Charasse, pour explication de vote.
M. Michel Charasse. J'ai été, moi aussi, très intéressé par les propos qu'a tenus M. le garde des sceaux quand il a présenté tout à l'heure l'amendement n° 234.
Il faut que les choses soient claires, d'autant plus que, sur le sujet du principe d'égalité, les ministres ont manifesté une certaine différence d'appréciation lorsque nous les avons auditionnés à l'occasion de la réunion commune de la commission des lois et de la commission des finances, l'un nous disant qu'il s'agissait de respecter le principe d'égalité - il a varié un peu depuis -, l'autre nous disant que le principe d'égalité devait être un peu assoupli.
Mes chers collègues, qu'est-ce donc qu'une application stricte du principe d'égalité ? Excusez-moi, mais le principe d'égalité a toujours été appliqué strictement par la jurisprudence, qu'elle soit constitutionnelle ou administrative, lorsqu'il était réellement, profondément et véritablement en cause. Et si, comme je le rappelais tout à l'heure, les juridictions - ou le Conseil constitutionnel - ont toujours accepté le principe de l'expérimentation, c'est parce qu'elles ont considéré que le principe d'égalité n'était pas gravement, fondamentalement, irrémédiablement mis en cause !
Je suis de ceux qui pensent que le principe d'égalité ne fait pas obstacle à l'expérimentation : s'il y fait obstacle, c'est que le principe est profondément en cause. Il n'y a donc pas de contradiction entre expérimentation et principe d'égalité : on peut l'appliquer strictement si le dispositif est temporaire, s'il est précis. Tel est d'ailleurs l'objet de l'amendement n° 234.
Lorsqu'il y a un objectif de valeur constitutionnelle, c'est-à-dire quand il y va de l'intérêt général - ce peut être le principe de continuité de l'Etat, le principe d'unité et d'indivisibilité, et je pourrais en énumérer quarante -, alors on peut apporter des correctifs, parce qu'il s'agit de trouver un équilibre entre des principes de valeur constitutionnelle : l'objectif de valeur constitutionnelle, d'un côté, le principe d'égalité, également de valeur constitutionnelle, de l'autre.
Je persiste donc à penser que ce dispositif n'est pas forcément utile,... sauf si l'on veut aller plus loin !
Mme Nicole Borvo. Ah !
Mme Marie-France Beaufils. Qu'on le dise, alors !
M. Michel Charasse. Là est la question ! Je dois dire que, bien que M. le garde des sceaux ait fourni tout à l'heure des explications et des exemples qui seront extrêmement utiles au titre des travaux préparatoires, il n'empêche qu'il y a des domaines dans lesquels nous devons admettre, les uns et les autres, que le principe d'égalité est intouchable.
Envisagerait-on, un jour, d'établir un régime des peines, c'est-à-dire un code pénal, par région, et ainsi d'en revenir aux provinces de la royauté ?
Mme Nicole Borvo. Ah !
Mme Marie-France Beaufils. Ce serait le retour des féodaux !
M. Guy Fischer. Des barons !
M. Michel Charasse. C'est un domaine important !
Que certaines dispositions pratiques du code de procédure pénale, que les méthodes d'investigation, par exemple, puissent faire l'objet de dispositions spécifiques, à la limite... Il existe d'ailleurs déjà des différences entre l'outre-mer et la France métropolitaine à cet égard. Mais le régime des peines ! Que les tribunaux relèvent de la puissance publique de l'Etat, dont c'est l'une des attributions régaliennes, c'est une donnée que l'on ne peut pas remettre en cause !
Pourrait-on envisager de confier une partie de la sécurité publique à des agents ne relevant pas de l'Etat ? A l'heure actuelle, seule une catégorie d'agents, tout en étant des agents de l'Etat, ne sont pas désignés par lui, ce sont les maires et les adjoints. Mais, en dehors de ceux-là, tous les autres agents relèvent de l'Etat.
Peut-on décider, demain, qu'il y aura plusieurs régimes de sécurité sociale ? Peut-on décider, demain, de lancer des expérimentations en matière de retraite, du genre : « en Bretagne un peu plus, ailleurs un peu moins » ? Et, pour rassurer ceux d'entre vous qui pourraient être inquiets, mes chers collègues, je mets naturellement la Corse à part puisque, comme tout le monde le sait, elle a tous les droits.
Il nous faut donc être précis : on ne peut se cramponner au principe intangible d'égalité lorsque l'intérêt national est en jeu et impose parfois de le transgresser, modérément ou temporairement, sur des points précis, mais on ne peut pas le transgresser si c'est simplement pour le plaisir de le transgresser et de fabriquer une France à plusieurs vitesses !
Monsieur le garde des sceaux, si tel était le sens des propos que vous avez tenus tout à l'heure - vous l'aurez peut-être mieux exprimé que je ne l'ai fait - alors, évidemment, je suis quelque peu rassuré. J'espère simplement que, derrière cette disposition que vous prévoyez d'introduire à l'article 37-1 nouveau, ne se dissimulent pas des arrière-pensées qui vont au-delà des propos que vous avez tenus et au-delà de ce que je suis prêt, moi, à accepter.
L'intérêt national, cela existe aussi. Il existe, notamment, une loi de 1938 sur l'organisation de la nation en temps de guerre qui, si elle avait été soumise au Conseil constitutionnel, aurait peut-être, à l'époque, été un peu écornée. Il n'empêche qu'elle prévoit un certain nombre d'exceptions au droit de propriété, au régime des réquisitions, etc., mais c'est en vertu de l'intérêt national. L'intérêt d'une compagnie folklorique en Bretagne, en Corse, en Auvergne ou ailleurs ne peut justifier, pour le plaisir temporaire de quelques-uns, telle ou telle expérimentation.
L'amendement n° 234, qui rejoint d'ailleurs celui de M. Peyronnet, présenté juste après, parce qu'il introduit dans l'article 37-1 la notion d'objet et de durée limités - ce qui est un morceau, je le précise, de la jurisprudence constitutionnelle en la matière, notamment la décision de 1993 par laquelle a été annulée la proposition de loi présentée par M. Barrot sur les expérimentations conduites dans le cadre des universités -, me satisfait donc pleinement.
Toutefois, je crois que, dans le raisonnement, il faut être beaucoup plus précis. On ne touche pas au principe d'égalité pour faire plaisir à quelques-uns ; on y touche si c'est essentiel à la vie nationale et, dans ce cas-là, on peut toujours en discuter. Mais s'il s'agit d'expérimenter pour le plaisir, de satisfaire ici ou là un journal, une mode passagère, ou d'obliger un ministre en visite, etc., moi, je vous avertis, je n'en suis pas. La République, cela ne peut vraiment pas se manipuler comme cela ! (Applaudissements sur les travées socialistes et sur celles du groupe communiste républicain et citoyen.)
Cela étant dit, je voterai, bien sûr, l'amendement n° 234.
M. le président. La parole est à M. Gérard Delfau, pour explication de vote.
M. Gérard Delfau. A partir de cette discussion sur le droit à l'expérimentation, nous touchons au fond du débat que nous avons depuis hier et qui concerne à la fois le principe d'égalité et le champ réel d'application de ce texte de loi.
Sur le principe d'égalité, je n'ai cessé d'affirmer - vainement, je le reconnais - depuis le début de ce débat - et je ne suis d'ailleurs pas le seul - que les inégalités de ressources entre collectivités locales étaient considérables. Un récent classement effectué par Le Monde entre régions métropolitaines en montre l'ampleur et indique, ce qui ne m'a pas étonné, que l'Ile-de-France était en tête et ma région bonne dernière.
M. Jean-Jacques Hyest. Non, et je vais vous donner des exemples !
M. Gérard Delfau. Contrairement à ce que j'entends dire de temps en temps, toutes les expériences qui sont menées montrent qu'une plus grande autonomie des collectivités locales aggrave nécessairement les inégalités existantes.
D'où ma première réflexion : je voterai le texte de loi tel que vous nous le présentez, à condition qu'il soit rééquilibré par la réaffirmation que l'Etat, garant de la cohésion sociale et territoriale, consentira en contrepartie un effort supplémentaire pour éviter que les écarts ne se creusent davantage et que les collectivités locales ne voient pas leurs revenus diverger plus gravement encore.
L'expérimentation - et j'en reviens à la première partie de mon raisonnement - sera bien quand même, d'une certaine façon, messieurs les ministres, un luxe pour les collectivités territoriales qui peuvent se l'offrir. On sait bien que les collectivités territoriales qui disposeront d'une marge financière se lanceront plus facilement dans ce type d'expérimentation et, au bout du compte, se profile le risque majeur qu'elles n'arrachent ainsi de nouvelles compétences.
Je prendrai un exemple simple : le problème de la forêt.
Une région qui bénéficie de forêts très productives voudra avoir la compétence de la forêt. Or, si d'une façon ou d'une autre, il n'existe plus de gestion nationale des forêts, les régions qui possèdent des forêts productives en assumeront, à l'évidence, facilement les charges. Mais les autres, pour qui la forêt est d'abord un lieu d'accueil et représente un risque d'incendie, comment feront-elles pour assumer cette charge financière ?
Messieurs les ministres, je reviens donc à mon premier propos : je suis personnellement convaincu qu'une nouvelle étape - et non pas une rupture - de la décentralisation serait une bonne chose, à condition que vous nous donniez les moyens d'équilibrer les effets pervers - qui sont inéluctables - de cette disposition générale.
Mais le second problème qui se pose et qui, à mon avis, est plus important et plus grave encore concerne le champ d'application.
Depuis le début du débat, monsieur le garde des sceaux, vous nous expliquez que ce texte s'adresse aux collectivités territoriales et vous nous avez demandé - nous ne l'avons pas tous accepté dans cette assemblée - d'inclure la formule d'organisation décentralisée. Mais l'exemple que vous choisissez relève de la compétence de l'Etat ! Il y a là une contradiction qui démontre que ce texte n'est pas abouti, que ce texte est flou, confus, et ce n'est pas le travail de la commission qui nous aidera à l'éclaircir.
Ce texte vise-t-il simplement à donner plus de pouvoirs aux collectivités territoriales ou modifie-t-il au contraire substantiellement le fonctionnement de l'Etat ?
Voilà une autre question, messieurs les ministres, pour laquelle nous aimerions une réponse claire, car sinon les dispositions qui seront votées le seront dans la confusion, et leur application comportera des risques majeurs. (Applaudissements sur les travées socialistes.)
Mme Hélène Luc. Bonne question !
M. le président. La parole est à M. Jean-Jacques Hyest, pour explication de vote.
M. Jean-Jacques Hyest. La disposition introduite dans cet amendement n° 234 est certainement une des plus importantes de la réforme qui nous est proposée. D'ailleurs, on l'a bien dit, à la décentralisation est liée la réforme de l'Etat.
Peut-on parler d'expérimentation quand, dans leur domaine de compétences propres, on laisse aux collectivités la possibilité d'intervenir ? M. le garde des sceaux a cependant donné de bons exemples dans lesquels la jurisprudence du Conseil constitutionnel ou la jurisprudence administrative ne permettent pas l'expérimentation. Des exemples d'innovations dans le domaine de la justice ont même été donnés aujourd'hui, qui s'écartaient de la loi. Je pense ainsi aux délégués du procureur, etc.
Monsieur le garde des sceaux, n'aurions-nous pu expérimenter les juges de proximité dans un certain nombre de juridictions d'abord, et ensuite étendre cette expérience ? Je pense que cela aurait été sage. Cela ne remet pas en cause le principe d'égalité, mais je suppose que, si nous l'avions fait, le Conseil constitutionnel nous aurait censurés.
C'est un bon exemple, mais l'on pourrait en trouver beaucoup d'autres. Cela peut être un problème d'organisation de l'Etat, dans le cadre de son pouvoir réglementaire.
Nous le savons tous, certains services de l'Etat, certains services de police et de gendarmerie ont été organisés différemment et des expérimentations ont pu être conduites. Tous les services doivent normalement être organisés de la même manière dans notre pays, ce qui, selon moi, est un peu dommage. Je pense que l'expérimentation est une voie extrêmement prometteuse...
M. Gérard Delfau. Non !
M. Jean-Jacques Hyest. ... permettant d'engager des réformes de l'Etat et de les faire accepter. En effet, à vouloir les faire toutes ensemble, on prend le risque de les voir souvent se perdre dans les sables !
Des expérimentations bien conduites, puis généralisées si elles réussissent, me paraissent extrêmement importantes dans le cadre de la réforme de l'Etat.
Mme Nicole Borvo. Il faut modifier la Constitution pour cela !
M. Jean-Jacques Hyest. Beaucoup le réclament depuis longtemps. Faut-il rappeler que l'Assemblée nationale a même voté un texte dans ce domaine, il n'y a pas si longtemps ?
En résumé, oui à l'égalité, non à l'uniformité, qui, à mon avis, n'est pas forcément la meilleure des choses. Convaincu qu'il s'agit certainement d'une des dispositions les plus importantes de ce texte, bien entendu, je voterai l'amendement n° 234.
M. le président. La parole est à M. Bernard Frimat, pour explication de vote.
M. Bernard Frimat. L'amendement n° 234 qui, au-delà du fait qu'il se situe juste avant dans l'ordre de la discussion, présente une certaine familiarité avec l'amendement de M. Jean-Claude Peyronnet appelle deux remarques.
Ce texte est relatif à l'organisation décentralisée de la République. M. Devedjian a, à de multiples reprises, disqualifié une certain nombre d'amendements au motif qu'ils ne se rapportaient pas au projet de loi.
Vous nous avez expliqué, monsieur le ministre délégué, que la décentralisation concernait les collectivités territoriales. Or, au sujet de cet amendement, vous avez dit vous-même - je vous cite, je l'espère sans déformer vos propos : « C'est l'Etat pour lui-même ». Si c'est l'Etat pour lui-même, c'est non pas de la décentralisation, mais de la déconcentration. Dès lors, vous vous placez dans une situation curieuse, celle de déposer vous-même un cavalier sans rapport avec le texte que vous nous proposez puisqu'il porte sur l'organisation décentralisée et que la décentralisation concerne, selon vous, les collectivités territoriales. C'est un premier point : c'est un aspect dont on n'arrive plus à discerner s'il relève de la déconcentration ou de la décentralisation.
Je vous suis parfaitement quand vous dites qu'il faut expérimenter. Effectivement, on peut admettre ce point de vue et j'ai relevé, dans le propos de M. Hyest, de nombreuses idées fort pertinentes sur l'expérimentation. On est bien là dans le domaine de l'organisation de l'Etat, et non pas dans celui de l'organisation décentralisée.
Ma seconde remarque concerne le principe d'égalité, pour lequel vous avez un respect si infini que, chaque fois qu'on vous le présente, vous l'écartez, ce qui est un moyen, me semble-t-il, assez efficace pour ne pas le rencontrer.
Mais, à partir du moment où vous mettez en oeuvre une expérimentation, qui n'est pas une décentralisation mais qui est une déconcentration, celle-ci s'applique dans une zone géographique.
M. Jean-Jacques Hyest. Pas forcément !
M. Bernard Frimat. Elle peut, mon cher collègue, avoir une zone géographique d'application !
Dans l'exemple que M. le garde des sceaux a lui-même cité, qui concernait la possibilité d'expérimenter l'échevinage dans certains endroits, on est bien sur une zone territoriale. Dans cette zone territoriale d'application, monsieur le garde des sceaux, que faites-vous du principe d'égalité ?
Peut-être aurait-il été préférable de le conserver - vous l'avez mis de côté, allez-vous me dire, pour obéir aux principes généraux - parce qu'il est contradictoire - contradiction intellectuelle, avez-vous dit - de le réintroduire, puisque, à l'intérieur de votre champ territorial d'application, il n'est pas imaginable un seul instant que vous n'appliquiez pas le principe d'égalité.
M. le président. La parole est à M. Jean-Pierre Sueur, pour explication de vote.
M. Jean-Pierre Sueur. J'ai été extrêmement frappé par la grande netteté avec laquelle M. le garde des sceaux a expliqué tout à l'heure qu'il y avait contradiction - je crois ne pas trahir ses paroles - entre le principe d'expérimentation et le principe d'égalité.
Vous nous avez expliqué, monsieur le garde des sceaux, que l'expérimentation déroge, d'une façon ou d'une autre, même si elle est limitée, au principe d'égalité.
Tout en soutenant votre amendement n° 234, je veux vous dire que nous ne partageons pas votre point de vue sur ce point, car c'est l'idée qu'on se fait de l'égalité qui est en cause.
Je m'adresse aussi à notre collègue M. Hyest. Si l'on se fait de l'égalité une conception vétilleuse, relevant du nivellement, de la grisaille, de l'uniformité, du « tous pareils », cette conception-là n'est pas la nôtre et elle est en contradiction avec la décentralisation.
Qu'est-ce que la décentralisation depuis 1982 ? C'est l'attribution de pouvoirs aux collectivités locales pour accroître leurs possibilités d'initiative, de créativité, leur permettre de prendre davantage de risques. Cela signifie pour elles une plus grande liberté.
Quand nous réaffirmons que, selon nous, le principe de l'égalité doit rester vivant, vigoureux, au moment où l'on évoque l'expérimentation, c'est au regard d'une conception plus générale et plus forte de l'égalité, qui doit être garantie par la Constitution, selon une cohérence d'ensemble, qui implique des droits égaux pour les collectivités, l'attribution de moyens analogues aux différentes collectivités en fonction de leurs charges, l'introduction de dispositions financières que nous allons examiner.
Loin de nous l'idée de nous opposer à une expérimentation qui peut servir ce grand principe de l'égalité, lequel n'a rien à voir avec la caricature qui s'attache à certaines conceptions sociales quelque peu archaïques, complètement « uniformisatrices » et dans lesquelles personne ne se reconnaît plus aujourd'hui.
M. Patrice Gélard, vice-président de la commission. Ah !
M. Jean-Pierre Sueur. Soyons clairs ! Ayons une conception dialectique plutôt que de revenir à des clivages qui n'ont plus de pertinence !
Enfin, M. Charasse a souligné quelques différences qui existaient entre certains membres du Gouvernement. Pour ma part, j'ai lu avec intérêt la déclaration suivante d'un de vos collègues, monsieur le garde des sceaux : « Il ne faudrait pas aboutir à ce que les régions puissent choisir leurs compétences à la carte. Si le RMI devait, par exemple, être transféré aux départements, il le serait à tous les départements, sinon il n'y aurait plus d'unité de la République. » L'avez-vous reconnu ?
M. Gérard Delfau. M. Fillon ! M. Jean-Pierre Sueur. En effet ! (M. Jean-Claude Peyronnet applaudit.)
M. le président. Je mets aux voix l'amendement n° 234.

(L'amendement est adopté.)
M. le président. En conséquence, l'amendement n° 127 n'a plus d'objet.
Je mets aux voix l'article 2, modifié.

(L'article 2 est adopté.)

Article 3