PRÉSIDENCE DE M. DANIEL HOEFFEL

vice-président

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EXPÉRIMENTATION

PAR LES COLLECTIVITÉS LOCALES

Adoption définitive d'un projet de loi organique

 
Dossier législatif : projet de loi organique relatif à l'expérimentation par les collectivités territoriales
Exception d'irrecevabilité

M. le président. L'ordre du jour appelle la discussion du projet de loi organique (n° 400, 2002-2003), adopté par l'Assemblée nationale, relatif à l'expérimentation par les collectivités territoriales. [Rapport n° 408 (2002-2003).]

Dans la discussion générale, la parole est à M. le ministre.

M. Patrick Devedjian, ministre délégué aux libertés locales. Monsieur le président, mesdames, messieurs les sénateurs, nous abordons maintenant l'examen du second projet de loi organique dont vous êtes saisis aujourd'hui et qui est relatif à l'expérimentation par les collectivités territoriales.

Ce projet de loi organique est pris sur le fondement du quatrième alinéa de l'article 72 de la Constitution, qui dispose que, « dans les conditions prévues par la loi organique, et sauf lorsque sont en cause les conditions essentielles d'exercice des libertés publiques ou d'un droit constitutionnellement garanti, les collectivités territoriales ou leurs groupements peuvent, lorsque, selon le cas, la loi ou le règlement l'a prévu, déroger à titre expérimental et pour un objet et une durée limités, aux dispositions législatives ou réglementaires qui régissent l'exercice de leurs compétences ».

Le champ d'application de ces dispositions concerne donc l'expérimentation normative par les collectivités territoriales. L'expérimentation sur des transferts de compétences, est pour sa part, régie par les dispositions du nouvel article 37-1, introduit par la réforme constitutionnelle, qui précise que la loi et le règlement peuvent comprendre des dispositions à caractère expérimental.

En pratique, néanmoins, ces deux types d'expérimentation pourront se compléter.

Le droit à l'expérimentation s'articulera avec le pouvoir réglementaire. C'est, en effet, dans le cadre de leur pouvoir réglementaire que les collectivités locales adopteront, à titre expérimental, des délibérations dérogeant à certaines dispositions de la loi ou du règlement lorsqu'elles y auront été autorisées par la loi. A l'issue de l'expérimentation, et si celle-ci a été positive, le législateur pourra généraliser la faculté qu'il a reconnue à un nombre limité de collectivités d'agir au titre de leur pouvoir réglementaire.

Avant de détailler le dispositif, je veux souligner qu'outre les conditions d'ores et déjà prévues par la Constitution le législateur restera maître de la procédure d'expérimentation. C'est en effet à vous et à vous seuls qu'il reviendra d'autoriser l'expérimentation, d'en fixer le cadre et la durée et de décider des suites à lui réserver au vu de l'évaluation qui en sera faite.

L'expérimentation aura un objet et une durée limités.

La loi autorisant l'expérimentation devra définir l'objet de l'expérimentation, qui bien sûr devra être un objet d'intérêt général. Elle devra également préciser la durée de l'expérimentation, qui ne pourra excéder cinq ans. Les précédents, notamment celui de l'expérimentation ferroviaire, démontrent que cette durée est raisonnable.

La loi devra mentionner les dispositions auxquelles il pourra être dérogé.

En effet, la faculté de déroger à des dispositions légales ne pourra être générale. Il reviendra à la loi autorisant l'expérimentation d'énumérer expressément et précisément les dispositions auxquelles il pourra être dérogé.

La loi devra déterminer les catégories de collectivités territoriales auxquelles l'expérimentation sera ouverte.

La loi autorisant l'expérimentation devra déterminer la nature juridique mais aussi les caractéristiques propres des collectivités territoriales pouvant participer à l'expérimentation. Elle pourra ainsi viser des collectivités territoriales répondant à des situations particulières, telles que des villes dépassant un seuil de population, des communes de montagne ou des collectivités situées sur le littoral.

Les collectivités territoriales répondant aux critères fixés par la loi et désirant expérimenter devront adresser au représentant de l'Etat une délibération motivée. Le Gouvernement devra se borner à vérifier que les conditions légales sont remplies avant de fixer par décret la liste des collectivités territoriales autorisées à expérimenter. Dans ce domaine, comme disent les juristes, le Gouvernement aura une compétence liée.

Conformément à la volonté du Constituant d'étendre le bénéfice de l'expérimentation aux groupements de communes, le projet de loi organique en fait expressément bénéficier les établissements publics regroupant exclusivement des collectivités territoriales. Il ressort du débat constitutionnel que ces dispositions ont vocation à concerner essentiellement les établissements publics de coopération intercommunale à fiscalité propre.

Le régime des actes pris dans le cadre de l'expérimentation est précis.

Le projet de loi organique définit précisément le régime des actes des collectivités territoriales qui seront pris dans le cadre de l'expérimentation : leur entrée en vigueur sera subordonnée à leur publication au Journal officiel. Ils seront soumis à un contrôle de légalité renforcé, permettant notamment au représentant de l'Etat d'obtenir, si nécessaire, une suspension automatique pendant une durée maximum d'un mois.

L'Assemblée nationale a spécifié que ces actes devront mentionner leur durée de validité. Les citoyens seront ainsi clairement informés des conditions de caducité des actes pris dans le cadre d'une expérimentation.

L'expérimentation sera évaluée.

Une évaluation comprenant les observations des collectivités territoriales expérimentatrices devra être obligatoirement effectuée avant le terme de l'expérimentation. Sur le fond, cette évaluation devra traiter au minimum trois aspects : le coût et la qualité du service rendu aux usagers ; l'organisation des collectivités territoriales et des services de l'Etat, autrement dit les rapports entre eux, ainsi que la dimension financière de l'expérimentation. Naturellement, pourront s'ajouter d'autres critères.

Enfin, pour assurer l'information du Parlement, le Gouvernement lui soumettra chaque année un rapport faisant état des demandes d'expérimentation dont il a été saisi et des suites qui leur ont été réservées.

Sur la proposition de son rapporteur Michel Piron, l'Assemblée nationale a utilement précisé que ce rapport devra également retracer les propositions formulées par les collectivités territoriales, indépendamment de toute loi autorisant une expérimentation déterminée. Le rapport devra exposer les suites qui auront été réservées à ces demandes et propositions.

La loi décidera, et la loi seule, des suites de l'expérimentation, laquelle sera réversible.

Il reviendra au législateur, avant le terme de l'expérimentation, de décider des suites qu'il entend lui réserver. Il pourra décider de la prolonger ou de la modifier pour une période qui ne pourra excéder trois ans, de maintenir et de généraliser les mesures prises à titre expérimental ou d'abandonner l'expérimentation.

L'Assemblée nationale a précisé que le législateur se prononcera au vu de l'évaluation qui aura été faite de l'expérimentation.

Dans un souci de sécurité juridique, le projet de loi organique prévoit une période de transition jusqu'à la décision définitive du législateur. Ainsi, le dépôt du projet de loi destiné à décider des suites de l'expérimentation prorogera l'expérimentation pour une durée d'un an au plus. En l'absence de ce projet, aucune mesure ne pourra plus être prise à titre expérimental au-delà du terme fixé par la loi ayant autorisé l'expérimentation.

L'Assemblée nationale a logiquement pris en compte le dépôt d'une proposition de loi ayant ce même objet et qui pourra donc produire les mêmes effets.

Le projet de loi organique étend par ailleurs le cadre général des expérimentations qui seront prévues par la loi aux expérimentations par les collectivités territoriales dans le domaine réglementaire.

Ainsi conçu, ce dispositif permettra d'encadrer très précisément l'expérimentation.

Je rappelle que celle-ci a déjà été pratiquée dans le domaine ferroviaire et qu'elle avait été également plus qu'envisagée par la loi relative à la démocratie de proximité pour l'inventaire supplémentaire des monuments historiques, pour les ports et les aéroports. Mais, jusque-là, le dispositif n'était pas encadré.

Je pense qu'avec le présent dispositif le Parlement et les collectivités locales disposeront d'un aiguillon important pour mettre en oeuvre le principe de subsidiarité, qui est inscrit dans la Constitution, et pour contourner les conservatismes, les frilosités qui, bien souvent, freinent les réformes.

On l'a vu de manière très claire pour le secteur ferroviaire, c'est le volontariat qui a conduit au succès de l'expérimentation, laquelle a permis une généralisation ultérieure parce que tout le monde a été édifié par l'expérimentation.

Si l'on avait commencé par la généralisation, les réticences auraient certainement été très importantes, et la réforme aurait peut-être été impossible.

L'expérimentation est donc un moyen de promouvoir la réforme : il est entre vos mains. (Applaudissements sur les travées de l'UMP et de l'Union centriste.)

M. le président. La parole est à M. le rapporteur.

M. Gérard Longuet, rapporteur de la commission des lois constitutionnelles, de législation, du suffrage universel, du règlement et d'administration générale. Monsieur le président, monsieur le ministre, mes chers collègues, nous discutons aujourd'hui d'un dispositif qui s'inscrit dans l'effort de décentralisation engagé par le Gouvernement et dont le lancement a été opéré par la réforme constitutionnelle du 28 mars dernier.

Sur la notion d'expérimentation, je ne vous imposerai pas un discours académique quant aux difficultés de la mettre en oeuvre face à la tradition d'égalité devant la loi de nos compatriotes, pas plus que je n'aurai la volonté de vous ennuyer avec une réflexion sur les inconvénients de l'esprit de système qui nous ont conduits, jusqu'à présent, à chercher des dispositifs uniques, généraux et éternels pour traiter des problèmes qui méritent parfois plus de modestie et plus de pragmatisme.

Je rappellerai simplement que ce texte poursuit et organise, sans doute sans le conclure définitivement, un mouvement qui a été engagé depuis plusieurs années et qui, au sein même de cette assemblée, a suscité des échos et des engagements.

La commission sur l'avenir de la décentralisation, présidée par Pierre Mauroy, avait évoqué cette possibilité d'expérimentation, tout en émettant des réserves ou en invitant à la prudence. En outre, à l'occasion du débat sur la proposition de loi constitutionnelle de Pierre Méhaignerie, qui avait d'ailleurs été adoptée assez largement par l'Assemblée nationale, il avait été suggéré que le principe même de l'expérimentation fasse l'objet d'une modification de la Constitution.

Cette réforme du 28 mars n'était donc pas tout à fait une surprise et il n'est pas, non plus, surprenant aujourd'hui d'en tirer les conséquences avec le présent projet de loi organique.

Ce projet de loi organique a des parrains éminents, notamment en la personne du Président de la République, qui, dans son discours du 10 avril 2002, à Rouen, alors qu'il était candidat - mais, après tout, il est plutôt réjouissant qu'un candidat mette en oeuvre son programme -, proposait, entre l'étatisme jacobin et le fédéralisme importé, une voie moyenne, une voie française, une République des proximités. Il ajoutait immédiatement que cette République des proximités passait nécessairement par la possibilité, pour les collectivités locales, de recourir à l'expérimentation.

En apparence, l'architecture est simple : l'expérimentation est légitime parce qu'elle permet de diviser les risques dans l'espace et dans le temps et « d'esssayer » une formule qui, si elle se révèle pertinente, peut ensuite être généralisée, et cela vaut, comme l'a dit M. le ministre, tant pour la loi que pour le règlement.

Dans l'application de la réforme du 28 mars dernier, deux formes d'expérimentations sont en fait retenues.

Il y a d'abord les expérimentations qui relèvent du législateur en application de l'article 37-1 de la Constitution, dont la mise en oeuvre ne suppose l'adoption d'aucune loi organique.

Il y a ensuite les expérimentations qui relèvent de la faculté ouverte aux collectivités locales par le quatrième alinéa de l'article 72 de la Constitution, dans le cadre des lois d'habilitation, d'être candidates à des expérimentations législatives et réglementaires dans leur domaine de compétence. Ce dispositif est, lui, concerné par le présent projet.

Cette différence n'est peut-être pas aussi claire qu'il y paraît, mais je précise que le législateur, à travers l'application de l'article 37-1 de la Constitution, aura une base constitutionnelle pour autoriser une expérimentation.

Au demeurant, elle existait déjà : de nombreuses lois ont été votées avec une clause de « revoyure » ; la plus célèbre d'entre elles est sans doute la loi de 1975 sur l'interruption volontaire de grossesse, défendue par Mme Veil, mais c'est aussi, plus modestement, le cas des dispositions relatives aux transferts de compétences en matière de transports express régionaux de 1995, complétées en 1997 et devenues définitives en 2002.

L'expérimentation est une méthode de bon sens. Elle dispose désormais d'une base constitutionnelle dans le temps, mais aussi dans l'espace puisque la loi sur le transfert des transports express régionaux prévoyait clairement que cette expérimentation pouvait être limitée non seulement dans le temps, mais aussi à quelques régions.

Les dispositions du quatrième alinéa de l'article 72 de la Constitution sont, elles, au contraire, très nouvelles puisqu'elles permettent au législateur d'autoriser les collectivités locales à se saisir d'elles-mêmes, dans leurs domaines de compétences, et non pas sur n'importe quel sujet, de la possibilité de déroger sur le territoire dont elles ont la charge soit à la loi, soit au règlement.

Y a-t-il une coupure parfaite entre les deux ? Non, et je voudrais évoquer à cet instant, monsieur le ministre, le cas des lois de transfert de compétences.

Les lois de transfert de compétences qui sont en préparation pourront donner lieu, j'en suis convaincu, à des expérimentations. Nous aurons donc à la fois une expérimentation au titre de l'article 37-1 de la Constitution, sur initiative du législateur, et des demandes d'expérimentation qui seront présentées par les collectivités locales au titre du quatrième alinéa de l'article 72 de la Constitution. On peut imaginer que, dans sa sagesse, le Gouvernement proposera vraisemblablement d'adopter, pour la candidature à l'expérimentation au titre de l'article 37-1, des règles découlant directement de celles que nous examinons aujourd'hui et qui sont issues de l'application du quatrième alinéa de l'article 72.

Il reste que, dans un cas, celui de l'application du quatrième alinéa de l'article 72, il s'agira de demandes locales ayant vocation à être généralisées.

L'expérimentation en matière de transferts de compétences contribuera à la mise en oeuvre du principe constitutionnel de subsidiarité. Dire que l'on met en oeuvre le principe de subsidiarité est réjouissant pour l'esprit. Dans la pratique, quel est le niveau de collectivité locale adapté pour exercer telle ou telle responsabilité ? Seule l'expérience peut nous le dire. Or, qui dit expérience dit précisément expérimentation. Les expérimentations relevant du quatrième alinéa de l'article 72 et celles qui relèvent de l'article 37-1 sont donc complémentaires.

Pour conclure sur l'intérêt de la procédure expérimentale, paraphrasant Jacques Bainville lorsqu'il parlait du traité de Versailles, je dirai que aujourd'hui, la loi - le législateur et surtout les administrés s'en plaignent souvent - est à la fois trop ambitieuse dans ses généralités, trop précise dans son descriptif et, finalement, difficile d'application parce qu'elle est trop générale pour ce qu'elle a de précis et trop précise pour ce qu'elle a de général. Formons le voeu que l'expérimentation nous permette d'échapper à ce défaut.

Ayons la lucidité de reconnaître, lorsqu'il faudra passer à l'étape de l'évaluation, puis à celle de la ratification, soit au terme de cinq ans, soit au terme de huit ans, la généralisation d'une expérimentation relèvera naturellement d'un exercice d'analyse et de compromis qui demandera beaucoup de sagesse, de sérénité et, sans doute, accessoirement, de talent.

Je souhaite maintenant évoquer deux points du projet de loi organique tel qu'il a été examiné par l'Assemblée nationale en première lecture.

Le premier concerne la réforme constitutionnelle.

Le Sénat a obtenu que les projets de loi ayant pour principal objet l'organisation des collectivités locales soient examinés en premier lieu par lui.

En l'espèce, le Gouvernement n'a pas estimé que l'article 39 de la Constitution s'appliquait, et je dois dire que j'incline à partager son point de vue, car il convient de distinguer ce qui relève de l'organisation des collectivités locales et ce qui relève des pouvoirs des collectivités locales. Cela étant, puisqu'il s'agit ici d'un projet de loi organique et que, aux termes de l'article 46 de la Constitution - je parle là sous le contrôle du doyen Gélard -, un tel texte est soumis de droit au Conseil constitutionnel, celui-ci sera amené à dire, au fur et à mesure, comment il convient d'interpréter l'article 39 de la Constitution.

Le second point que je souhaite évoquer concerne la prorogation d'une expérimentation. Il faut faire preuve d'imagination et, peut-être, accepter que des principes exceptionnels s'appliquent dans des circonstances plus banales.

Nous savons que les ordonnances deviennent caduques si un projet de loi de ratification n'est pas déposé dans un certain délai, fixé par la loi d'habilitation. En matière d'expérimentation, nous sommes un peu dans le même cas de figure puisque le Gouvernement et l'Assemblée nationale, en première lecture, ont confirmé et enrichi l'idée selon laquelle le simple dépôt d'un projet de loi ou d'une proposition de loi pouvait suffire à proroger d'un an une expérimentation, dans la limite du terme fixé par la loi d'habilitation.

S'agissant du dépôt d'une proposition de loi, cette innovation de l'Assemblée nationale me paraît légitime parce qu'elle permet à l'opposition de rappeler ainsi l'obligation de tirer les conclusions d'une expérimentation.

Cela étant, le dépôt d'un projet ou d'une proposition de loi peut-il, à lui seul, permettre de proroger une expérimentation ? Personnellement, je le crois, puisque le Parlement en a déjà accepté le principe, au-delà des ordonnances, par le biais de la loi n° 2003-6 du 3 janvier 2003 portant relance de la négociation collective en matière de licenciements économiques.

Nous avons là matière à réflexion et nous aurons peut-être, au terme de la saisine du Conseil constitutionnel, un éclairage sur la possibilité que nous ouvrons. Il nous paraît en tout cas de bon sens de faire en sorte que le simple dépôt d'un projet de loi ou d'une proposition de loi permette d'ouvrir une période d'un an - que l'on peut qualifier de « période d'alerte critique » -, pendant laquelle le Parlement doit se prononcer sur un texte déterminant les suites à donner à cette expérimentation. Mais, après tout, qu'il y ait une démarche expérimentale sur une loi organique relative à l'expérimentation est un hommage que nous rendons à la méthode !

Sous le bénéfice de ces observations, la commission des lois vous propose, mes chers collègues, d'adopter sans modification le projet de loi organique tel qu'il nous est transmis par l'Assemblée nationale. (Applaudissements sur les travées de l'UMP et de l'Union centriste.)

M. le président. Mes chers collègues, à la demande de la commission, nous allons interrompre nos travaux quelques instants.

La séance est suspendue.

(La séance, suspendue à dix-huit heures dix, est reprise à dix-huit heures quinze.)

M. le président. La séance est reprise.

Dans la suite de la discussion générale, la parole est à M. Jean-Claude Peyronnet.

M. Jean-Claude Peyronnet. Monsieur le président, monsieur le ministre, mes chers collègues, avant d'aborder le fond du texte que nous examinons, je voudrais dire combien, même après sa discussion à l'Assembléee nationale, même après l'excellente présentation de notre rapporteur, même après vos interventions, monsieur le ministre, à l'Assemblée nationale et ici même, l'obscurité règne pour moi, et j'aimerais que, en dépit des conditions dans lesquelles nous sommes amenés à examiner ce projet, à la fin - je risque le paradoxe ! - de cette interminable session extraordinaire, que tout le monde a envie de voir s'achever (Murmures),...

M. Patrick Devedjian, ministre délégué. Mais non !(Sourires.)

M. Jean-Claude Peyronnet. ... nos travaux d'aujourd'hui permettent de clarifier un peu les choses. Car, je le dis avec humilité : je n'ai pas tout compris !

Hélas ! je me demande si cette absence de clarté n'est pas consubstantielle à la méthode que vous avez délibérément choisie et si, finalement, le fond rejoignant la forme, nous n'avons pas là une illustration nouvelle de nos divergences : vous et nous sommes décentralisateurs, mais nous ne voulons pas mettre en place la même décentralisation !

Voilà un projet qui aurait dû préciser les conditions d'habilitation des dérogations législatives et réglementaires. Il aurait dû fixer des normes et des bornes, au-delà de simples procédures générales sans grand intérêt politique. Il aurait dû définir un cap clair, au-delà de slogans d'accompagnement qui ne donnent guère à penser.

Or la question me semble toujours être : que veut faire le Gouvernement, sinon, comme vous le disiez un jour, monsieur le ministre - je n'ai pas la citation exacte, mais je ne crois pas trahir votre pensée - créer ce que je vais appeler le « mouvement décentralisateur perpétuel ». Est-ce bien cela, monsieur le ministre ?

M. Patrick Devedjian, ministre délégué. Permanent ! C'est bien moins ambitieux !

M. Jean-Claude Peyronnet. Perpétuel, ce n'est pas mal non plus ! (Sourires.)

M. Patrick Devedjian, ministre délégué. Permanent, cela évoque plutôt Trotski ! (Nouveaux sourires.)

M. Jean-Claude Peyronnet. Cela peut se comprendre, après tout, à condition que ce ne soit pas un mouvement brownien !

Sans parler d'agitation, on peut parler de confusion des objectifs, ce qui autorise à craindre que le moindre aléa de la conjoncture ne puisse désorienter, ou en tout cas entraîner un changement de cap.

Ainsi, le résultat du référendum corse, pour une réforme présentée moins comme spécifique qu'exemplaire, aura-t-il sans doute pour effet de geler pendant longtemps toute évolution administrative importante. Voyez les Alsaciens !

Certains se félicitent du résultat, d'autres deviennent très prudents quant au recours à cette procédure de consultation qu'ils imaginaient prochaine. Si la méthode avait été différente, si l'objectif d'une rénovation administrative de la France - pas forcément uniforme - avait été défini par le Parlement, sur proposition du Gouvernement, après un vrai débat national public et clair, et non pas par des assises convenues et stériles, ni par ce projet de loi, qui pourrait aboutir à une sorte de patchwork administratif ingérable, alors, le mouvement de réforme administrative aurait pu continuer. Je crains qu'il ne soit carrément arrêté, et pour longtemps !

Tout cela démontre que laisser libre cours dans ces domaines à la seule initiative locale libère, là aussi, les énergies ; comme vous dites, c'est-à-dire libère les appétits et conduit inexorablement à l'échec parce qu'il se démontre ainsi que le mouvement perpétuel en ces matières - comme en physique, d'ailleurs - risque de s'arrêter bien vite faute tout simplement d'un objectif clairement défini et circonscrit. Le mot de décentralisation ne doit pas être mis à toutes les sauces, il est trop important pour être galvaudé et, à force d'en faire trop et jusqu'à en faire le principal moteur du dynamisme que vous appelez de vos voeux, vous suscitez un rejet d'une extrême gravité. Certes, tel n'est pas votre objectif, mais il est difficile de ne pas déceler dans l'opinion, qui ne voit pas l'intérêt d'une politique aussi confuse, un recul désastreux de l'idée de décentralisation, qui perd de plus en plus sa connotation positive.

Il s'agit de ne pas galvauder le mot pour ne pas déconsidérer la chose et, pour cela, de toujours clairement préciser le but avec cette question : pourquoi et qu'est-ce que cela va apporter en mieux ?

Il ne s'agit pas non plus de se payer de mots : lorsque le Premier ministre, à Versailles, y voit la promesse d'une croissance économique extraordinaire et d'une baisse des impôts, il fait rire tout le Congrès jusque dans ses propres rangs (M. Roger Karoutchi fait un signe de dénégation), mais surtout il décrédibilise l'idée. Il s'agit donc de préciser le but et la finalité : quelle France voulons-nous ? Unitaire avec des adaptations locales dans l'application des lois et règlements ? Ou fédérale avec pour l'Etat central des compétences régaliennes résiduelles par rapport aux pouvoirs locaux prédominants ? Nous sommes toujours, en fait, dans ce débat.

Vous vous défendez, en nous accusant de faire un procès d'intention, d'être fédéralistes. Toutefois, le voyage du Premier ministre en Allemagne, présenté par tous les médias comme un voyage d'étude sur le système fédéral allemand, n'est pas pour nous rassurer, outre l'incongruité d'une telle démarche de la part d'un Premier ministre qui a lancé le mouvement, perpétuel ou non, depuis plus d'un an. Au demeurant, ce voyage était-il bien opportun, à moins d'aller s'informer sur ce qu'il ne faut pas faire ? (M. Roger Karoutchi lève les bras au ciel.) Les journaux sont pleins des quasi-faillites de nombre de collectivités allemandes, dont la ville de Berlin, ce qui est aussi la faillite d'un système pourtant fortement ancré dans la réalité historique germanique. J'espère que M. le Premier ministre en est revenu convaincu des vertus du rôle majeur que l'Etat doit continuer à jouer même dans une France décentralisée.

Comme ses objectifs ne sont pas clairs, il a tout le loisir de les redéfinir. Je le dis avec sérieux et gravité : j'ai l'impression que le Gouvernement ne sait pas où il va, et les choses ne s'améliorent pas depuis des mois.

Nous avons dénoncé les dangers, notamment par imprécision, de la réforme constitutionnelle, et l'on nous avait dit alors que les lois organiques clarifieraient les choses. Je constate que, sur le plan financier, rien n'est clarifié et que, s'il est raisonnable, le Parlement ne devrait pas voter une loi de transfert des compétences sans savoir quel en sera le coût ; il faudrait donc d'abord traiter des finances.

Je constate aussi que la présente loi organique n'apporte aucune clarification sur le fond et qu'elle renvoie à une série de lois simples. Jusqu'à quand va-t-on poursuivre cette fuite en avant ? Jusqu'à quand va-t-on traiter un si beau sujet par des lois minimales successives ? Jusqu'à quand va-t-on poursuivre ce « meccano » qui, en plaçant une vis ici, un écrou là, au vu des fragilités de l'édifice successivement constatées, risque de produire un monstre administratif instable, illisible et inefficace ?

J'en viens donc à votre projet de loi, qui est une illustration de ces propos, monsieur le ministre.

Je ne traiterai pas, sinon pour en sourire, de la non-application de l'article 39-2 révisé de la Constitution qui impose pourtant la primauté d'examen par le Sénat des textes sur la décentralisation. M. le rapporteur justifie laborieusement ce choix - avec les incertitudes qui figurent dans son rapport - par le fait qu'il ne s'agirait pas ici de l'organisation des collectivités. Mon ami Jean-Pierre Sueur vous dira pourquoi il se trompe, avec le Gouvernement, et pourquoi donc le Conseil constitutionnel devrait sanctionner un tel manquement.

Pour ma part, je me contenterai de dire à la majorité du Sénat, ou plutôt de redire, qu'elle avait bien tort de se féliciter à grand bruit de ce qui était présenté comme une grande victoire pour la Haute Assemblée et qui n'était en fait que l'expression d'une satisfaction d'amour-propre dont on voit ici la vacuité. En fait, comme aujourd'hui dans ce débat, et quelles que soient vos réticences de couloir, vous abandonnez les droits du Sénat en refusant d'amender, en votant systématiquement les textes conformes, en renonçant de fait à votre esprit critique au profit d'un accroissement de pouvoir théorique, que le Gouvernement vous enlève quand il le veut, et que de toute façon vous ne voulez pas exercer.

Plus sérieusement, dans le discours que vous avez prononcé à l'Assemblée nationale, monsieur le ministre, lors de la discussion conjointe - j'insiste bien sur ce terme - des deux textes que nous examinons aujourd'hui successivement, vous avez indiqué à bon droit qu'il y avait deux types d'expérimentations : celle de l'article 72 et celle de l'article 37-1 de la Constitution. C'est très juste.

La première concerne en fait la dérogation possible aux lois et règlements pour les collectivités locales. Elle nécessitait une révision constitutionnelle ainsi, sans doute, que la loi organique que nous examinons en première lecture après l'Assemblée nationale. Je dis « sans doute », parce que je ne suis pas complètement convaincu de l'importance de cette loi.

La seconde concerne les compétences transférées de l'Etat vers les collectivités et ne nécessite pas de révision constitutionnelle puisqu'une telle méthode fut déjà utilisée pour le RMI ou pour la CMU, il y a donc fort longtemps.

Apparemment donc, les choses sont claires.

En fait, elles sont confuses, et vous-même, monsieur le rapporteur, mélangez l'« expérimentation-compétence » et l'« expérimentation-dérogation ». En voici la preuve : « L'expérimentation sera limitée à cinq ans. Le précédent en matière ferrovaire montre que c'est un délai raisonnable. »

L'expérimentation en question concerne les lois et règlements et l'expérimentation du transport ferroviaire concerne les compétences. Je crois qu'il y a là une confusion. Comment voulez-vous que l'on s'y retrouve ? Une telle confusion est-elle fortuite ? Je crains que non et qu'elle n'ait pour but, en combinant les articles 72 et 37-1, de permettre des évolutions institutionnelles et organisationnelles qui ne seront pas visibles ou qui le seront peu, mais qui entraîneront des conséquences lourdes. Pourrait-on mieux dire sur cette méthode que ne le dit M. le rapporteur : « L'Assemblée nationale, sur proposition de sa commission des lois, acceptée par le Gouvernement, a souhaité éviter de donner le sentiment que les collectivités territoriales disposeraient d'une habilitation générale à déroger à la loi. »

Autrement dit, cette dérogation que le Gouvernement souhaitait, par application sans doute du fameux mouvement perpétuel ou permanent, a été corrigée dans la forme mais non dans le fond par l'Assemblée nationale. On est ainsi constamment dans le non-dit, l'incertitude ; c'est fâcheux sur le plan du droit parce que trop souvent vous confiez au juge - nous l'avions dénoncé lors de la révision et cela se confirme - le pouvoir de décider du droit à notre place. C'est surtout fâcheux sur le plan politique parce que cela permettra de la part du Gouvernement toutes les inflexions. Nous votons une loi incertaine qui laisse les mains libres au Gouvernement pour faire à peu près ce qu'il voudra.

Quoi qu'il en soit, je vais vous poser deux questions précises qui sont réellement de fond.

Je suis aidé dans ce travail par l'excellent rapport de M. Longuet - je le dis sans flagornerie et ce n'est pas une clause de style : c'est un rapport simple, clair dans une matière confuse, un rapport honnête qui ne masque pas les difficultés. Mais précisément, ce faisant, monsieur le rapporteur, vous me semblez aller très loin dans l'interprétation du projet de loi et de ses conséquences. Cela n'est pas sans faire naître de nouvelles contradictions, mais cela a l'immense mérite de permettre une interrogation du Gouvernement sur les points obscurs ou litigieux.

Je centrerai donc mon propos sur deux séries de questions qui me semblent de fond et qui pour moi ne sont pas claires. Je dis cela tout à fait honnêtement et en toute humilité. Ces questions sont précises quoique complexes, elles appellent des réponses précises, sauf à considérer que la confusion est volontairement entretenue.

Première question : est-il possible de combiner les articles 72 et 37-1 de la Constitution pour permettre le passage de la dérogation expérimentale - je préférerais ce terme à celui « d'expérimentation », qui entraîne une confusion dans les esprits - au transfert de compétences par le biais de la loi d'habilitation ou, hors du champ de cette dernière, par le biais d'une autre loi, notamment de la loi de transfert en se libérant des règles hors du champ du transfert et des règles qui lui sont associées ?

La question pourrait paraître saugrenue et entrer dans le registre du procès d'intention, mais la puce qui somnolait mollement dans mon oreille s'est agitée à la lecture du rapport de M. Longuet. (M. le ministre feint d'écraser la puce sur son pupitre. - Sourires.)

A la page 36, je suis intrigué par votre conclusion, monsieur le rapporteur. Après avoir rappelé les conditions nécessaires au respect « des libertés publiques ou d'un droit constitutionnellement garanti » lors de la procédure d'expérimentation, ce que j'approuve, après avoir signalé, que, comme le rapporteur de l'Assemblée nationale, vous renoncez à énumérer ces droits et libertés pour en confier l'établissement à la jurisprudence du Conseil constitutionnel, ce que je regrette vraiment, après avoir rappelé, ce qui est juste, que l'article 72 fixe les conditions d'exercice des compétences transférées au titre de l'article 37-1 de la Constitution, vous déclarez : « Il n'en demeure pas moins qu'une même loi pourra bien évidemment, à titre expérimental, prévoir un transfert de compétences au profit de certaines collectivités territoriales et, dans le même temps, les autoriser à déroger aux dispositions législatives qui en régissent l'exercice. » (M. le rapporteur fait un signe d'approbation.)

La référence à une « même loi », d'une part - quelle loi ? - et à un « même temps » me donne à penser qu'en combinant finement article 72 et article 37-1, en marge du champ de la loi d'habilitation et hors de la loi de transfert de compétences, il sera possible d'arriver à un véritable bouleversement institutionnel, de façon opaque et pour tout dire complètement masquée !

M. Patrick Devedjian, ministre délégué. Non !

M. Jean-Claude Peyronnet. Je ne peux imaginer que mon interprétation soit la bonne, et je me tourne vers vous, monsieur le ministre, pour lever mes doutes et ceux de mes amis politiques.

Dans le droit-fil de ce transfert possiblement masqué des compétences, il me semblerait nécessaire que vous nous rassuriez aussi sur les relations que vous imaginez entre les collectivités territoriales, domaine que vous évoquez, toujours dans l'examen de l'article L.O. 1113-1 du code général des collectivités territoriales, au sujet des compétences partagées.

Il ne me semble pas que les règles régissant celles-ci soient précisées dans le projet de loi. Vous imaginez donc, dans le silence du texte, que c'est par le biais des collectivités « chef de file » que les dérogations pourraient se faire. Ce serait donc non pas chaque collectivité de niveau différent qui serait autorisée à déroger, mais la seule collectivité chef de file. Il y a bien là toute la confirmation de notre inquiétude, à savoir la tutelle possible d'une collectivité sur une autre, incluse dans ces deux phrases contradictoires du quatrième alinéa de l'article 72 de la Constitution : l'une l'interdisant, l'autre l'autorisant au moyen de la préposition « cependant ».

Plus explicite encore dans le glissement de l'expérimentation-dérogation à l'expérimentation-compétence, ce que vous écrivez à la page 30 de votre rapport, monsieur le rapporteur : selon vous - est-ce l'avis de M. le ministre ? -, et vous l'avez répété tout à l'heure, les dérogations peuvent s'appliquer aux transferts expérimentaux de compétence. Soit !

Mais vous allez beaucoup plus loin : « De surcroît, il sera sans doute intéressant de mettre en place des expérimentations prévoyant à la fois le transfert de certaines compétences à des collectivités territoriales et de les autoriser à déroger aux règles qui en régissent l'exercice. Ainsi, les régions pourraient-elles, simultanément, se voir confier la gestion des collèges, en sus de celle des lycées, et être autorisées à modifier certaines dispositions législatives et réglementaires qui régissent l'exercice de cette compétence afin de les adapter aux situations locales ».

Je crois effectivement que votre interprétation est la bonne, sous réserve de confirmation par M. le ministre. Mais nous voyons que nous nageons de plus en plus dans la confusion et que, là encore, la dérive est évidente entre les articles 72 et 37-1. Et ce n'est pas querelle de mots puisque l'on passe ainsi de la dérogation limitée au transfert subreptice de compétences.

On m'objectera que c'est pour peu de temps, que c'est limité à certaines collectivités.

En fait, se pose la deuxième question que je souhaite évoquer : celle de la généralisation.

C'est une question majeure parce qu'elle détermine la conception de la France que vous voulez construire. Dans l'exemple précédent, y aurait-il la région Bretagne avec la compétence collège et lycée et, à côté, la région Pays de Loire avec la seule compétence lycée ?

M. Gérard Longuet, rapporteur. Pourquoi pas ?

M. Jean-Claude Peyronnet. Ce sujet n'est pas majeur, et je concède que les grands principes républicains ne seraient pas mis en cause dans cette affaire de gestion.

Mais, au nom de la spécificité, vous évoquez le pouvoir de mettre en oeuvre, dans le respect de l'unité nationale, dites-vous - ce que je ne saurais approuver - certaines dispositions particulières. Je voudrais montrer comment, à partir de l'exemple cité, on peut arriver de façon souterraine à bouleverser le paysage institutionnel, et surtout les règles de droit. On va retrouver là la question de la généralisation.

Au bout de quelques années, cinq ou neuf ans, selon ce que nous voterons,...

M. Roger Karoutchi. Huit ans !

M. Jean-Claude Peyronnet. ... la question se posera de l'abandon de cette mesure ou de sa généralisation, car c'est à l'article L.O. 1113-6 la seule possibilité, que j'approuve d'ailleurs, au nom de l'unité nationale.

Vous voyez bien comment la généralisation aurait entraîné, par la loi d'habilitation, un changement radical dans les compétences emblématiques des régions et des départements puisqu'on étendrait l'expérimentation bretonne à l'ensemble de la France, retirant ainsi la gestion des collèges aux départements.

Supposons maintenant que la Bretagne, au nom de sa spécificité, obtienne une dérogation aux règles limitant les subventions en investissements pour les établissements privés d'enseignement au titre de la loi Falloux,...

M. Patrick Devedjian, ministre délégué. Oui, on peut le faire !

M. Jean-Claude Peyronnet. ... à titre expérimental, bien sûr, et pour une durée limitée. Sauf que, là encore, ce n'est pas une vue de l'esprit, il faudra ultérieurement soit abandonner, soit généraliser. Heureusement que vous ne serez plus au pouvoir à ce moment-là (M. Paul Blanc s'esclaffe),...

M. Patrick Devedjian, ministre délégué. Nos enfants, si ! (Sourires.)

M. Jean-Claude Peyronnet. ... car vous auriez démontré l'oeuvre du mouvement perpétuel ou permanent activé par une machinerie dissimulée mais efficace.

Eh bien, mesdames, messieurs, décidément, les risques liés aux ambiguïtés volontaires sont trop grands, et nous ne vous suivrons pas sur ce terrain, qui met en cause de façon subtilement masquée de grands principes républicains, celui d'égalité à coup sûr, mais éventuellement d'autres par ricochet, comme celui de la laïcité.

Vous allez dire : « Décidément, les socialistes sont incorrigibles et toujours contre tout. » Non ! Je le répète, nous sommes aussi décentralisateurs que vous, mais pas au prix de la remise en cause des grands principes républicains.

Au nom de ces grands principes, nous ne sommes même pas hostiles aux dérogations réglementaires ou législatives. Mais pas comme ça ! Vous voyez bien que votre système ne fonctionne pas. Comment, après avoir adapté la loi littoral, par exemple, à titre expérimental, allez-vous abandonner cette expérimentation alors même que des constructions auront, par hypothèse, été réalisées par dérogation en bord de mer ? Mais surtout, à l'inverse, le choix étant obligatoirement entre abandon et généralisation, comment allez-vous généraliser des dispositions très spécifiques qui peuvent se justifier localement ?

Il nous semblerait tellement plus simple de réformer la loi spécifique à tel objet que de passer par la loi d'habilitation ! Définir dans la loi montagne, par exemple, les cas de dérogations possibles nous semble souhaitable. Dans le cas présent, passer par l'habilitation avec la généralisation qui s'ensuit nous semble inacceptable, sauf à remettre en cause la loi spécifique elle-même.

Dès lors, vous êtes pris dans une sorte d'impasse : ou bien vous renoncez à la généralisation - mais alors quid de l'unité nationale ? - ou bien vous maintenez la généralisation obligatoire et vous rencontrez d'autres inconvénients majeurs, sans oublier le non-respect des « droits et libertés » des collectivités qui n'auront pas demandé à bénéficier de telle ou telle disposition que la généralisation leur imposera.

Vous le voyez, nous attendons vos explications avec intérêt, mais vous sentez bien qu'il est peu probable que vous nous convainquiez d'approuver le projet de loi organique. (Applaudissements sur les travées du groupe socialiste.)

M. le président. La parole est à M. Jean-Pierre Sueur.

M. Jean-Pierre Sueur. Monsieur le ministre, après le vigoureux plaidoyer de Jean-Claude Peyronnet, nous nous interrogeons sur le rapport qui existe aujourd'hui entre la décentralisation, telle que vous la concevez, et l'opinion, la citoyenneté, la démocratie dans notre pays, et nous pensons qu'un certain nombre d'événements récents devraient vous inciter à la réflexion. Bien sûr, il y a eu le référendum en Corse. Mais, surtout, très nombreux ont été nos concitoyens à défiler dans les rues en scandant : « Non à la décentralisation ! »

Monsieur le ministre, depuis 1982 et les lois qui ont été votées sur l'initiative de François Mitterrand, Pierre Mauroy et Gaston Defferre, c'est-à-dire pendant vingt ans, je n'ai pas le souvenir que des manifestations aient été organisées contre la décentralisation.

M. Roger Karoutchi. Nous, nous jouons le jeu de la démocratie !

M. Jean-Pierre Sueur. Vous arrivez au pouvoir, vous présentez votre conception de la décentralisation et l'on voit de très nombreux citoyens faire part de leurs peurs, leurs angoisses, leur mécontentement par rapport à la décentralisation.

M. Roger Karoutchi. Jamais manipulés !

M. Jean-Pierre Sueur. Mais, mon cher collègue, les citoyennes et les citoyens qui s'expriment ne sont pas des gens que l'on manipule !

M. Louis de Broissia. Non : il y a eu des élections l'année dernière.

M. Jean-Pierre Sueur. C'est un fait : pendant vingt ans, la décentralisation a suscité une grande approbation au travers de toutes les étapes qu'elle a traversées, alors qu'en une année à peine...

M. Louis de Broissia. Parce que vous avez perdu !

M. Jean-Pierre Sueur. ... sont apparues de grandes difficultés.

Pour quelles raisons ? Tout d'abord, il règne une certaine confusion. Or nous craignons qu'avec cette loi vous n'ajoutiez encore à la confusion et à la complexité.

Par ailleurs, certains préalables ne sont pas explicités. Nombreux sont ceux qui craignent, nous l'avons vu ces derniers mois, que tel transfert, ou tel changement, ne mette en cause le service public, particulièrement l'égalité des citoyens par rapport au service public.

En outre, il ne faut pas oublier les questions d'ordre financier. Je me souviens que M. le Premier ministre s'était engagé à prendre des dispositions financières. La commission pour l'avenir de la décentralisation, présidée par M. Pierre Mauroy, l'avait d'ailleurs préconisé dans son rapport. Elle avait établi qu'il fallait apporter des précisions dans ce domaine avant d'engager un certain nombre de changements.

Certes, la péréquation est inscrite dans la Constitution, mais, à ce jour, nous n'avons pas entendu un mot sur le début du commencement de la mise en oeuvre d'une péréquation plus importante que ce qu'elle est aujourd'hui. Or nous ne sommes pas satisfaits de la situation actuelle, même si nous savons qu'elle résulte de l'action de gouvernements de différentes couleurs politiques. Vous aviez pourtant dit que vous prendriez cette question à bras-le-corps. Compte tenu des changements importants que vous voulez opérer, si des dispositions relativesau financement et à la manière dont les collectivités locales pourront faire face à leurs charges nouvelles ne sont pas prises, nous serons dans une situation extrêmement difficile.

Le projet de loi dont nous débattons, monsieur le ministre, ne comprend pas un seul mot sur les conséquences financières de l'expérimentation. Comment sera-t-elle financée ? Comment les charges nouvelles seront-elles compensées ? Nous n'en savons rien !

M. Patrick Devedjian, ministre délégué. C'est dans la Constitution !

M. Jean-Pierre Sueur. D'autres questions suscitent l'inquiétude dans ce projet de loi, en particulier le délai que vous prévoyez pour l'expérimentation. Il est prévu cinq ans, plus éventuellement trois ans, plus éventuellement un an, c'est-à-dire neuf ans, soit un mandat sénatorial « ancienne formule ». (Sourires sur les travées de l'UMP.) C'est beaucoup ! En effet, à nos yeux, l'expérimentation doit être limitée dans le temps, afin que l'on puisse, au bout de quatre ou cinq ans, porter un jugement et décider soit d'abandonner soit de généraliser.

Il faut encore ajouter « l'année supplémentaire », mais je reviendrai sur ce point en défendant l'exception d'irrecevabilité, car les conditions dans lesquelles cette prolongation pourrait avoir lieu nous semblent poser un problème constitutionnel de grande ampleur.

Je souhaite insister un court instant sur la grande confusion dans laquelle nous risquons de nous trouver en appliquant les articles 37 et 72 de la Constitution eu égard aux interprétations qui en sont faites dans le présent débat et dans les rapports de l'Assemblée nationale et du Sénat.

M. Peyronnet a déjà cité des extraits du rapport de M. Longuet. Je veux citer, à la page 30, cet autre extrait : « En pratique, dites-vous, mon cher collègue, les conditions et la procédure définies par la loi organique pour qu'une collectivité territoriale puisse être habilitée à déroger aux dispositions législatives ou réglementaires régissant l'exercice de ses compétences devraient également s'appliquer aux demandes concernant des transferts expérimentaux de compétences. Elles s'inscrivent, au demeurant, dans le droit-fil de la jurisprudence du Conseil constitutionnel, antérieure à la révision constitutionnelle, concernant toute expérimentation. »

Si je vous lis bien, monsieur le rapporteur, il y a une habile combinaison des deux dispositions et, à terme, nous ne savons plus très bien où nous en sommes. Cette question mérite des éclaircissements.

Nous sommes favorables à l'expérimentation, qui a d'ailleurs déjà été pratiquée, cela a été rappelé, dans le domaine ferroviaire ou dans la mise en oeuvre de telle ou telle prestation sociale.

Mais le principe doit être clair : la loi est générale, elle s'applique à l'ensemble du peuple français. Il est judicieux que l'on puisse l'expérimenter à telle partie ou ensemble de collectivités locales, de telle manière que l'on puisse voir les effets qu'elle produit avant de la généraliser.

Nous craignons cependant que l'ensemble du dispositif mis en place, compte tenu de la longueur des expérimentations et de la difficulté de revenir en arrière, ne crée une France en patchwork, dans laquelle toute une série de collectivités locales mettront en oeuvre des dispositions différentes les unes des autres. L'expérimentation aboutirait alors à une sorte d'éclatement, au lieu de permettre à la loi commune d'être préparée et mise en oeuvre dans les meilleures conditions.

Nous avons vécu, au cours des semaines précédentes, un événement qui nous a beaucoup marqués, s'agissant des marchés publics.

Le projet de décret préparé par M. Mer était totalement ahurissant. Vous vous souvenez de l'idée première du Gouvernement, qui était de porter le seuil à 6,2 millions d'euros. Ce seuil a heureusement été abaissé à 240 000 euros : quelle chute, mais quelle chute salutaire ! Je sais que M. le Premier ministre y a veillé, et il a eu raison. Beaucoup d'élus de tous bords politiques y ont également veillé, et ils ont eu raison.

Ce projet de décret comprenait en outre un dispositif auquel M. le ministre des finances semblait beaucoup tenir : en dessous du seuil, il ne fallait pas de règle. Chaque collectivité devait pouvoir inventer les règles qui lui paraîtraient les meilleures pour assurer la publicité, la mise en concurrence, la transparence, etc.

Nous avons protesté parce que nous ne voulons pas d'une France dans laquelle chaque collectivité définit la règle, définit sa petite partie de loi. Nous pensons que l'expérimentation, conduite d'une certaine manière, peut porter atteinte à l'unité de la République. Nous voulons l'expérimentation pour de meilleures lois pour tous. Or rien ne garantit que le processus que vous mettez en place renforcera l'égalité, l'équité, la justice entre nos territoires et nos collectivités locales.

Ce point demande à être clarifié, et nous pensons que cette clarification est nécessaire eu égard à la conception de la République qui est la nôtre. (Applaudissements sur les travées du groupe socialiste et du groupe CRC.)

M. le président. La parole est M. Pierre Mauroy.

M. Pierre Mauroy. Monsieur le président, monsieur le ministre, mes chers collègues, nous sommes saisis aujourd'hui d'un projet de loi organique relatif à l'expérimentation. L'Assemblée nationale a été amenée à se prononcer très récemment sur ce texte pris en application de l'article 72, alinéa 4, de la Constitution, tel qu'il a été modifié par la révision constitutionnelle du 28 mars 2003.

Je dois vous dire que ma première réaction à ce texte fut une réaction de surprise. En effet, notre assemblée n'a été saisie qu'après l'Assemblée nationale, alors qu'il me semblait qu'avait été votée une disposition constitutionnelle donnant au Sénat la priorité en matière d'examen des projets de loi « ayant pour principal objet l'organisation des collectivités territoriales ».

Mme Nicole Borvo. Absolument !

M. Pierre Mauroy. Je m'interroge donc sur cette révision de l'article 39 de la Constitution que nous avons modifiée le 28 mars dernier. On peut s'étonner que la majorité sénatoriale n'ait pas cherché à faire respecter une disposition constitutionnelle pour laquelle elle s'était battue avec force il y a quelques mois.

Notre Haute Assemblée n'en finit pas de surprendre ! Soucieuse de défendre, dit-elle, la démocratie, elle veille à se protéger de l'alternance, et c'est bien là l'anomalie. Réclamant plus de prérogatives, elle refuse une représentativité plus juste des sénateurs lors de leur élection. Privilégiant plus que de raison les territoires et leurs structures traditionnelles, elle s'apprête à voter aujourd'hui une loi génératrice d'embrouilles, et surtout d'inégalités.

Et pourtant, le texte proposé porte le beau nom d'expérimentation des collectivités territoriales. Ce projet de loi voudrait s'inscrire dans une réforme plus large, souhaitée par les socialistes, d'ailleurs, que j'ai pris l'habitude de qualifier « d'acte II de la décentralisation. »

Cet acte II est important et il me tient particulièrement à coeur, comme il tient à coeur à l'ensemble des membres du groupe socialiste de cette assemblée. Car envisager une décentralisation plus ample, c'est aspirer à refonder l'action publique locale, c'est transformer nos modes de décision et d'exercice du pouvoir, c'est aussi inciter la société civile et nos concitoyens à se saisir des affaires publiques, et c'est aussi prendre en compte les évolutions territoriales du pays.

C'est enfin refonder le pacte républicain, en admettant que l'unité du pays s'ancre désormais dans l'autonomie et la diversité de ses collectivités. C'est d'ailleurs dans ce sens, avec le souci de cette refondation démocratique de nos institutions, que Lionel Jospin m'avait confié la mission de conduire les travaux de la commission pour l'avenir de la décentralisation. Et, il faut bien le dire, avec la lutte contre le cumul des mandats, avec la réduction du mandat présidentiel, grâce aussi aux lois sur la parité et sur la démocratie de proximité, cette réforme était sur la bonne voie.

Aujourd'hui, le Premier ministre, vous-même, monsieur le ministre, et l'ensemble du Gouvernement vous nous avez dit être très attachés à une avancée de la décentralisation. Mais très vite, vous avez voulu faire de ce grand dessein, de cette belle idée à laquelle nous souscrivons, une sorte de concours général entre la droite et la gauche. A ce jour, vous êtes en train de perdre votre pari !

M. Louis de Broissia. Quel pari ?

M. Pierre Mauroy. Au cours des débats de ces derniers mois, les ministres ont bien souvent repris à leur compte, pour se justifier, les travaux de la commission que j'ai eu l'honneur de présider. Je rappelle qu'à l'époque, quelques mois avant la remise du rapport, en octobre 2000, la majorité actuelle avait refusé d'accepter les conclusions de nos travaux et avait préféré se retirer. Oh, bien sûr, je n'étonnerai personne en disant qu'il s'agissait d'un geste politique ! Et M. Raffarin lui-même, qui participait aux travaux de cette commission, avait souligné qu'il existait deux conceptions de la décentralisation : « La vôtre, m'avait-il précisé, n'est pas la nôtre. » On le constate aujourd'hui, effectivement !

C'est ce qui nous amène à rejeter les différents projets de lois que vous nous proposez : dont acte !

Nous sommes, quant à nous, attachés à la décentralisation, car elle ne se limite pas à une répartition juridique des pouvoirs. Non, bien plus que cela, elle doit participer, à nos yeux, à la construction d'un projet de société plus juste et plus solidaire, en assurant la justice sociale entre les citoyens et l'égalité des chances entre les territoires.

La décentralisation, telle que nous la défendons, doit tendre à adapter l'organisation de nos collectivités et leurs compétences aux aspirations des Français, qui attendent un Etat présent sur ses missions d'autorité, de solidarité nationale, de garantie des principes de libertés et d'accès au service public.

Tels sont les enjeux de cet acte II de la décentralisation, telle est la vision claire que nous appelons de nos voeux... et que nous ne retrouvons pas dans les projets successifs présentés par le Gouvernement.

A ce jour, monsieur le ministre, la décentralisation renvoie une image brouillée. On vient de vous le dire, et je me permets de vous le répéter : cette idée ne peut pas être contestée. La décentralisation est de plus en plus incomprise du fait d'annonces sur le transfert massif de personnels de l'éducation nationale sans concertation, ni avec leurs représentants, ni avec les élus, ce qui a entraîné les vives réactions que l'on sait des enseignants solidaires des ATOSS et des personnels médicosociaux. Le Gouvernement a d'ailleurs reculé sur ce point et renvoyé ce dossier à plus tard. Il a bien fait. Il n'a pas pu faire autrement.

Ainsi, au milieu d'une crise sociale grave concernant les retraites, la décentralisation suscite scepticisme, désaffection, et même, pour certains, rejet.

Comment voulez-vous qu'il en soit autrement lorsqu'on sait que des milliers de personnes ont protesté dans des défilés interminables, mais justifiés ? Au-delà des problèmes sociaux et de la retraite, ils se sont prononcés sans nuance contre la décentralisation. Par conséquent, l'idée ne pouvait que reculer devant la nation, devant les citoyens et les citoyennes.

Brouillage encore à propos de textes législatifs équivoques - pour nous en tout cas, nous nous en sommes expliqués - sur les places respectives de l'Etat et des territoires. Dois-je rappeler que la loi constitutionnelle a elle-même suscité des réactions vives au plus haut niveau de l'Etat, autour de l'affirmation première d'une République décentralisée ? Le problème n'est pas que de pure sémantique puisque nous le retrouvons dans tous vos textes qui mettent en doute l'exception française face aux Etats fédéraux européens. Voilà la véritable question.

Brouillage enfin avec le projet de loi organique d'aujourd'hui. Nous, nous l'avons dit - et nous l'avons fait -, nous sommes tout à fait partisans d'octroyer aux collectivités territoriales des possibilités d'expérimentation, mais tout de même dans une relative simplicité et dans la clarté.

Bien encadrée, l'expérimentation accrédite l'idée que la décentralisation est un exercice de liberté, de responsabilité et plus encore d'initiative. Mais, là encore, votre projet suscite une impression de morosité, alors que les enquêtes d'opinion montraient, il n'y a pas si longtemps, que la décentralisation avait la faveur de nos concitoyens.

Comme vous, je lis les journaux, je consulte les sondages. Qu'y voit-on à propos de la décentralisation ? Le scepticisme généralisé et la méfiance des Français... Aujourd'hui, les Français mettent la décentralisation dans les dernières de leurs préoccupations ! De nombreux sondages sont parus avant l'intervention du Président de la République le 14 juillet, à propos des thèmes que les Français souhaitaient qu'il abordât : en tête, l'emploi ; en queue de peloton, dans tous les sondages, la décentralisation.

La décentralisation est moins crédible, c'est un échec pour un projet au coeur de l'action du Premier ministre et du Gouvernement.

Le vote négatif des Corses va aggraver les incertitudes. Je ne l'aborde pas et je ne doute pas de la volonté du Gouvernement de n'accepter ni la violence ni l'impunité. Sur ce point, la loi républicaine est la même pour tous.

La loi organique que vous proposez s'inscrit donc dans une situation bien dégradée. J'ai la mission de souligner cet aspect politique de la situation. On ne peut pas s'enfermer dans des débats techniques lorsque le problème politique se pose avec une telle acuité.

Vous le savez, les socialistes ne sont pas hostiles au principe de la démarche expérimentale. D'ailleurs, l'expérimentation existe déjà dans les faits et dans de nombreuses lois. Elle concerne souvent les modes d'organisation de la fonction publique, ainsi que le transfert de certaines compétences de l'Etat aux collectivités territoriales.

Elle s'applique aussi dans le domaine des télécommunications, M. Sueur vient de le rappeler, et du transport ferroviaire. Encore dernièrement, la loi relative à la démocratie de proximité, adoptée en février 2002, a confié aux régions, à titre expérimental, des compétences nouvelles en matière de développement des ports maritimes, des aérodromes et de patrimoine culturel.

Jusqu'alors, on connaissait donc l'expérimentation-transfert de compétences, où les collectivités locales ne sont pas maîtresses des procédures d'expérimentation ; elles se conforment à des lois et règlements qui comportent des dispositions expérimentales. Sur ce plan, le champ est largement ouvert.

Mais ce que vous proposez dans ce projet de loi organique est de nature différente et va beaucoup plus loin. Il s'agit en effet de déroger, en application du nouvel article 72, alinéa 4, de la Constitution, certes à titre expérimental, aux législations et aux règlements qui régissent une compétence. C'est ce qu'on pourrait appeler « l'expérimentation-dérogation ». Dans ce cadre, l'initiative des collectivités territoriales en matière d'expérimentation se limite, sous certaines conditions, à décider si elles sont ou non candidates à l'offre d'expérimentation proposée par la loi ou l'autorité réglementaire.

Néanmoins, la mise en oeuvre des expérimentations, c'est-à-dire la posssibilité pour les collectivités territoriales de déroger aux lois et règlements qui régissent les compétences qu'elles exercent, risque d'entraîner des initiatives nombreuses, on vient de le rappeler, dispersées et sans cohérence entre elles, qui pourraient fragiliser le respect des principes républicains d'égalité et de solidarité.

Déjà le groupe socialiste, qui a voté en janvier 2001 - M. le rapporteur vient de le rappeler - la proposition de loi constitutionnelle de M. Méhaignerie, avait mis en garde contre une décentralisation à la carte, susceptible de remettre en cause ces principes, et avait fait adopter des amendements permettant de mieux encadrer ce droit à l'expérimentation. Le projet de loi dont nous discutons ne prévoit pas de garde-fous suffisants.

Le texte proposé laisse à ce sujet de nombreuses zones d'ombre sur lesquelles on peut s'interroger - il suffit d'écouter les orateurs qui sont déjà intervenus, y compris M. le rapporteur. Les amendements du groupe socialiste visent d'ailleurs à les corriger, notamment en ce qui concerne la durée et la possibilité de prolongation de l'expérimentation, ainsi que la sortie de l'expérimentation. Comme l'a rappelé excellemment M. Peyronnet, l'expérimentation peut finalement s'étendre sur neuf ans, et je pense que c'est trop long. Avec des délais trop importants, elle deviendra pratiquement inamovible, même lorsqu'elle a un caractère que l'on peut remettre en cause.

L'objet même de l'expérimentation doit être clarifié, ainsi que la méthode. Rien ne semble interdire qu'il soit possible de déroger aux règles d'organisation des compétences entre les différents niveaux de collectivités territoriales. Vous en avez fait la démonstration tout à l'heure. Encore faudrait-il prévoir que les collectivités territoriales donnent leur accord aux dispositions projetées ! A défaut, vous mettrez le feu aux différentes collectivités locales, et le dispositif proposé risque d'être source de difficultés, de confusion et d'insécurité juridique.

La généralisation est le pendant de l'expérimentation-dérogation, comme cela vient d'être dit. Ce principe mériterait d'être plus clairement affiché et d'être mentionné parmi les éléments constitutifs de la loi d'habilitation. L'expérimentation sera-t-elle opérante pour répondre aux spécificités de certaines collectivités territoriales, par exemple les collectivités frontalières, insulaires ou à statut particulier ? La question se pose.

Il faut d'ailleurs relever que le projet de loi ne prévoit aucune procédure permettant de faire remonter et de recenser les propositions des collectivités territoriales au niveau national.

M. Gérard Longuet, rapporteur. Mais si !

M. Pierre Mauroy. Dernier problème enfin, et non des moindres, qui a également été souligné : la question des transferts de charges et du financement de ces expérimentations. Bien entendu, c'est une question centrale sur laquelle le texte reste muet. C'est aussi à ce niveau que l'on peut craindre le renforcement des inégalités entre les régions qui auront les moyens d'expérimenter et celles qui ne le pourront pas.

En effet, les régions seront candidates aux propositions d'expérimentations décidées par le Parlement. Certaines ne le seront pas, parce qu'elles estimeront ne pas avoir les moyens financiers d'une telle expérience. Le risque est donc très important que l'expérimentation reste l'apanage des collectivités qui peuvent financièrement se le permettre.

Ce serait donc non seulement reconnaître le caractère inéluctable des inégalités entre territoires dans notre pays, mais aussi conforter ces inégalités, accentuer des fractures inacceptables et fragiliser d'autant notre pacte républicain !

J'ai distingué l'expérimentation-transfert de compétences, la plus ancienne, de l'expérimentation-dérogation, la nouvelle. Mais l'expérimentation que redoutent le plus les maires, les présidents de régions, de départements, des intercommunalités, qui sont tous concernés, c'est l'expérimentation-transfert. Cela a d'ailleur donné lieu à une discussion très intéressante entre M. le Premier ministre, vous-même, monsieur le ministre, et nous-mêmes.

Vous sentez bien tout de même que vous entrez là dans un cercle qui se referme de plus en plus et que vous serez obligé d'avancer dans la voie que nous proposions concernant l'évolution des communautés urbaines, des communautés d'agglomération.

C'est un problème que l'on retrouvera obligatoirement. D'ailleurs, les interventions des uns et des autres ont bien montré que, dès maintenant, l'étau se resserre et qu'il faudra arriver à une clarification sur ce plan.

Je répète que ce qui sera le plus terrible pour les collectivités territoriales ou locales, c'est l'expérimentation-transfert, que semble rechercher le Gouvernement, et, sur ce point, la plus grande transparence semble nécessaire.

Vous savez fort bien que si l'Etat rencontre des difficultés sur le plan financier, les collectivités locales, qui ne sont pas infiniment riches, en connaissent également. Par conséquent, la solution pour solder les comptes de l'Etat n'est pas de transférer les difficultés financières sur les collectivités territoriales. Si jamais l'on prenait ce travers, la décentralisation perdrait tout à fait de son caractère qui est naturellement autre.

Lors du débat sur la révision constitutionnelle, beaucoup des précisions demandées ont été renvoyées à la loi organique, laquelle nous renvoie à la loi d'habilitation qui, elle-même, renvoie à une loi pour la sortie de l'expérimentation. On a ainsi l'impression de participer à un jeu de piste - ce qui, au demeurant, nous rappelle nos jeunes années (Sourires) -, un jeu de rôles qui risque de déconsidérer la décentralisation et de « détricoter » la République. Voilà ce qui nous inquiète.

Le texte que vous nous proposez aujourd'hui, monsieur le ministre, est trop porteur d'incertitudes et d'inégalités pour que nous l'acceptions en l'état. Nous ne pouvons pas voter ce texte. Derrière les mots, les conceptions divergent. L'acte II de la décentralisation commande des objectifs mieux définis, des financements mieux assurés pour conforter les collectivités locales et renforcer la République. (Applaudissements sur les travées du groupe socialiste.)

M. le président. La parole est à M. Yves Dauge.

M. Yves Dauge. Monsieur le ministre, je centrerai mon intervention sur ce que l'on peut appeler l'expérimentation-dérogation.

L'intervention de M. le rapporteur a bien clarifié les choses : deux articles de la Constitution prévoient deux types d'expérimentation. J'évoquerai ici les expérimentations portant non pas sur les transferts, mais sur le contenu des lois que les collectivités appliquent, notamment des lois relatives à l'urbanisme, à l'environnement - la loi « littoral », la loi « montagne » - ou à l'aménagement du territoire. La liste est longue.

Il faut bien comprendre que nous sommes face à un ensemble de textes qui ont été élaborés depuis près d'un demi-siècle, pour ne pas dire plus. Ils sont la plupart du temps complexes, et les tentatives pour les améliorer ou les rendre plus cohérents sont constantes. Ces textes sont souvent vécus par nos concitoyens et parfois par les maires comme des contraintes. La loi est ambitieuse.

Dans la décentralisation, qu'a-t-on donné aux élus ? La responsabilité d'appliquer les lois, bien plus, que des pouvoirs nouveaux dans des domaines nouveaux. On peut aller dans cette direction.

M. Roger Karoutchi. Justement !

M. Yves Dauge. Monsieur le ministre, les élus que nous sommes, surtout les maires, sont confrontés à des pressions constantes de la part de nombreux citoyens afin que les lois soient aménagées et deviennent moins contraignantes. On observe constamment sur nos travées, lors des discussions sur la loi « montagne », la loi « littoral », les lois sur l'urbanisme, une volonté de retour en arrière pour affaiblir leur niveau de contrainte. C'est un fait.

Ce qui nous inquiète dans cette affaire d'expérimentation-dérogation, c'est précisément l'idée - je ne dis pas que ce soit la vôtre, mais c'est ainsi qu'elle est intéprétée en ce moment - qu'enfin on va pouvoir se libérer du carcan des lois et y déroger.

C'est d'ailleurs ce dernier mot qui m'a beaucoup gêné. En effet, je souhaite que la loi reste une haute ambition appliquée par tous les élus. Mais si je reconnais, monsieur le ministre, que beaucoup de lois pourraient effectivement être aménagées, améliorées par des adaptations locales, je n'irai pas jusqu'à parler de « dérogation ». En fait, avec la décentralisation, on pourrait se poser la question de savoir comment améliorer nos lois et non pas comment y déroger. A mon avis, la nuance politique est tout de même importante.

Cet exercice d'adaptation des lois dans le souci de les améliorer pourrait s'appliquer aux lois « littoral » et « montagne », au code de l'urbanisme. A cet égard, je pense tout simplement à l'article L. 121-1 de ce code - c'est un article essentiel sur lequel se fondent tous nos exercices de planification -, et notamment à la fameuse règle de constructibilité limitée qui est si mal vécue par nombre d'élus.

C'est un fait : pour aménager ces lois et les améliorer, mieux vaudrait prendre la piste, envisagée à une époque, consistant à définir dans la loi nationale des « fenêtres ouvertes » pour faire des exercices appelés « directives d'aménagement territorial ». Ces exercices, qui sont réalisés collectivement pour un massif montagneux, pourraient aussi être envisagés pour le littoral, sans oublier cependant que le littoral normand n'a rien à voir avec le littoral aquitain ou le littoral méditerranéen.

C'est seulement à partir d'une géographie pertinente que l'on peut envisager un exercice local qui permettrait d'affiner la définition donnée par la loi nationale d'un certain nombre de concepts. L'examen de la loi « montagne » a bien montré combien la discussion était récurrente sur la définition du hameau ou de l'habitat. On a vu, en matière de littoral, que les notions nationales, telles que la coupure ou le recul, sont souvent contestées.

J'en conviens tout à fait, l'application uniforme de ces notions sur l'ensemble du territoire n'est pas nécessairement une bonne chose. Comment faire respirer tout cela par une adaptation locale ?

Personnellement, je pense que le dispositif que vous préconisez est dangereux - je vous le dis franchement - parce que l'on va avoir une multitude de demandes de dérogations.

Imaginez que ce travail d'expérimentation-dérogation s'effectue commune par commune. Dans le cadre d'une intercommunalité, que feront les voisins ? Imaginez que, sur un massif de montagne, certaines communes puissent déroger à des règles très contraignantes parce qu'elles l'auront demandé. Qu'en sera-t-il des autres communes qui n'auront pas fait cette demande ou qui ne se seront pas soumises à la même règle ? Quelle sera l'attitude des responsables des communes qui auront l'ambition de faire respecter la loi face à ceux qui auront obtenu une dérogation ? Je fais là une remarque d'ordre purement technique, mais je pense que c'est ce danger qui est devant nous. Sur des ensembles géographiques, qui doivent veiller à une adaptation homogène des lois, comment gérer la multitude des demandes de dérogation ? Vous m'objecterez, monsieur le ministre, que l'encadrement est prévu par la loi. Mais précisément, je voudrais bien savoir de quelle manière.

Pour ma part, je suis assez favorable à une loi qui préconiserait des directives d'aménagement territorial...

M. Michel Mercier. Qui s'y opposerait ?

M. Yves Dauge. ... par littoral ou par massif montagneux. Ces directives nous permettraient de formuler des propositions constructives, qui seraient ensuite soumises au Parlement, afin de les transformer en une loi précisant que, dans telle ou telle région, la loi nationale serait adaptée en fonction de la géographie locale. Dès lors, il ne serait pas question de dérogation, et nous obtiendrions le même résultat. Toutefois, cela se ferait selon une optique radicalement différente, et à des échelles pertinentes.

Par ailleurs, certains l'ont dit, il faut absolument réfléchir à la question du retour en arrière. En effet, si l'on s'aperçoit que, dans le fond, le transfert de compétences n'est pas pertinent, on pourra revenir à la situation antérieure. Mais si l'on procède par la voie législative, comment fera-t-on pour revenir en arrière, sachant qu'après un certain temps d'application l'expérimentation aura eu des conséquences sur le terrain ?

Monsieur le ministre, mon intervention se veut technique sur le plan législatif mais, vous le sentez bien, elle a une dimension politique considérable. Pour ce qui me concerne, je m'inquiète du risque que ce transfert peut entraîner. Je ne dis pas, monsieur le ministre, que vous voulez prendre ce risque, mais j'affirme que le risque existe de voir déstabiliser un ensemble législatif national qui a été édifié avec peine par les gouvernements successifs depuis plusieurs décennies. Cet ensemble risque d'être sérieusement ébranlé par nos concitoyens qui, dans une attitude bien connue, cherchent par tous les moyens et chaque fois qu'ils le peuvent à déroger aux lois. (Applaudissements sur les travées du groupe socialiste.)

M. le président. La parole est à M. Michel Mercier.

M. Michel Mercier. Monsieur le président, monsieur le ministre, mes chers collègues, le projet de loi organique relatif à l'expérimentation par les collectivités territoriales dont nous débattons ce soir entre dix-huit et dix-neuf heures aurait probablement mérité plus de temps. Mais les exigences de l'emploi du temps sont là.

Après les éminentes personnalités qui se sont succédé à la tribune et qui nous ont annoncé la fin de la République, je souhaite en revenir à des choses plus simples et probablement plus réalistes.

Deux articles de la Constitution prévoient en effet deux systèmes d'expérimentation. L'un d'eux porte sur le transfert de compétences afin de préparer sa mise en oeuvre. Ce type d'expérimentation a été effectué dans le passé, parfois avec succès, parfois non. L'expérimentation ferroviaire pour les régions a été citée à juste titre comme étant une bonne chose. En revanche, la prestation expérimentale dépendance, la PED, n'a pas très bien fonctionné.

M. Gérard Longuet, rapporteur. Ce fut pire après !

M. Michel Mercier. Mais après tout, lorsque ce sont des collectivités territoriales qui font l'expérimentation, si cette dernière ne réussit pas, ce n'est pas grave.

M. Gérard Longuet, rapporteur. C'est moins grave !

M. Michel Mercier. C'est effectivement moins grave. Il faut accepter de changer de système, ou du moins de ne pas pousser l'expérimentation plus loin. Si l'Etat lance une expérimentation sans savoir où il va, la catastrophe peut être au rendez-vous.

Aujourd'hui, le projet de loi organique dont nous sommes saisis a un autre objet : il vise à introduire des possibilités de modifications dans l'application des statuts législatifs ou réglementaires d'exercice des compétences.

Tout d'abord, monsieur le ministre, je veux vous dire qu'un mot me semble malheureux dans ce texte : c'est le mot « dérogation ». Ce terme n'aurait jamais dû être utilisé, car il signifie pour beaucoup de nos concitoyens qu'il y a, d'un côté, la norme et, de l'autre, la dérogation qui permet d'échapper à cette norme.

Pour ma part, je comprends ce texte d'une toute autre façon. Tel est l'objet de mon propos.

Aujourd'hui, lorsque l'on veut modifier une loi, on ne sait pas comment faire parce que les choses sont complexes, embrouillées et extrêmement difficiles à mettre en place. La loi peut-être modifiée par une méthode nouvelle, pragmatique, expérimentale.

C'est ce que vous nous proposez. Les compétences des collectivités locales sont déterminées par la loi, et la façon dont celles-ci les exercent ne doit pas toujours être fixée à l'échelon national : elle peut être modifiée au gré des enseignements du terrain.

La possibilité prévue par le projet de loi organique dont nous débattons de remanier la loi devrait s'entendre comme une amélioration. Si l'on avait parlé de l'expérimentation comme d'une amélioration, les choses seraient tout autres.

Le texte prévoit une méthode qui présente un grand intérêt. Désormais, ne seront pas énoncées des vérités toutes faites : le Parlement délibère et, de Dunkerque à Perpignan, tout le monde applique un statut nouveau, sans que l'on sache vraiment si c'est le meilleur. Des expérimentations pourront maintenant avoir lieu à la demande des collectivités locales elles-mêmes. Et, au vu des résultats, on pourra soit généraliser, soit abandonner l'expérimentation.

Je voudrais revenir à l'idée de l'unité de la République. Tout d'abord, il ne faut pas confondre unité et uniformité.

M. Yves Dauge. Absolument !

M. Michel Mercier. L'uniformité n'a jamais engendré l'égalité. Par exemple, aujourd'hui, les places d'hôpital sont moins nombreuses dans la région Nord-Pas-de-Calais que dans la région Rhônes-Alpes, alors que la règle est la même partout. Plus la règle est générale, moins elle est précise et moins elle va nourrir une réelle égalité qui tienne compte de la situation.

Par conséquent, il ne faut pas nous dire que l'absence d'uniformité entraîne l'inégalité. Au contraire, seule la prise en compte de la véritable situation des personnes permettra d'assurer une réelle égalité.

Dès lors que le Parlement arrête lui-même les conditions de l'expérimentation, notamment en fixant les matières dans lesquelles elle peut intervenir, et qu'à la fin de l'expérimentation sera soit élaborée une loi nouvelle, texte de synthèse qui permettra de progresser, soit abandonnée l'expérimentation, l'unité de la règle de droit est maintenue et le Parlement reste maître de l'évolution : à l'évidence, il devra tenir compte des résultats de l'expérimentation.

Il n'y a rien là qui mette en danger la République. Simplement, il est de plus en plus difficile de procéder à des réformes et il vaut mieux effectuer des essais avant de codifier.

Je souhaite que les collectivités territoriales puissent faire bénéficier le Parlement des expériences de terrain, des enseignements de l'application des textes, afin d'améliorer la loi, plutôt que de parler de dérogation. Car cela signifie pour certains que l'on ne va pas appliquer la règle de droit, que l'on va essayer de la contourner pour y échapper. Vous participez, monsieur le ministre, à une amélioration de la législation, et c'est beaucoup plus enthousiasmant.

C'est parce que vous nous proposez une nouvelle méthode de réforme de la loi, qui va vivifier la législation à partir de l'expérience des territoires et redonner à la République tout son sens, que le groupe de l'Union centriste votera ce projet de loi organique. (Applaudissements sur les travées de l'Union centriste et de l'UMP.)

M. le président. La parole est à M. Roger Karoutchi.

M. Roger Karoutchi. Monsieur le président, monsieur le ministre, mes chers collègues, lorsqu'on entend les propos des intervenants socialistes, on se pose sérieusement la question de savoir si c'est nous qui avons changé ou si ce sont eux qui ont évolué.

Monsieur Mauroy, lorsque les réformes relatives à la décentralisation de 1982 et 1983 ont été lancées, je n'étais pas parlementaire et j'enseignais dans un lycée du Val-d'Oise. Je me souviens parfaitement des réunions qui se tenaient à l'époque dans ce lycée : tout un chacun se demandait quelles seraient les conséquences du transfert des lycées et des collèges sur leur statut, sur les conditions de vie, sur les relations avec la mairie et avec le conseil régional, etc.

Un certain nombre d'intervenants socialistes ont fait allusions aux cortèges sur les retraites, aux cortèges sur l'éducation nationale, où l'on scandait : « A bas la décentralisation ! » Sincèrement, mes chers collègues, lorsque les enseignants disaient : « A bas la décentralisation ! », ne pensez-vous pas qu'ils exprimaient un malaise, un mal-être, une interrogation, qui n'avait pas grand-chose à voir avec la décentralisation ? (Mme Nicole Borvo s'exclame.)

M. Paul Blanc. Très juste !

M. Jacques Oudin. Exact !

M. Roger Karoutchi. Monsieur Mauroy, c'est vous, me semble-t-il, qui disiez qu'en fait la décentralisation arrivait en dernière place dans l'échelle des préoccupations des Français.

M. Pierre Mauroy. Effectivement !

M. Roger Karoutchi. M. le rapporteur et M. le ministre l'ont souligné tout à l'heure : la décentralisation est un sujet suffisamment important pour éviter d'en arriver à des excès, même si des difficultés existent et qu'un débat doit avoir lieu.

L'un des principaux problèmes, c'est l'égalité entre les régions et entre les territoires, notamment en matière financière.

Je suis un élu d'Ile-de-France, région qui est souvent qualifiée de « riche ». Comme M. le ministre le sait, je me bats pour faire reconnaître que ce terme n'a de sens que pour certaines parties de la région, et que d'autres parties ne méritent pas ce qualificatif. Mais admettons que nous soyons effectivement une région riche, puissante.

L'inégalité vient-elle de la décentralisation ? (Mme Nicole Borvo s'exclame.) L'expérimentation va-t-elle déclencher de nouveaux facteurs d'inégalité ?

L'inégalité, si tant est qu'elle existe, est liée à l'histoire, à l'économie, à la modernisation, à l'adaptation. En réalité, aujourd'hui, l'égalité entre les régions est due à l'intervention de l'Etat, à la péréquation. Si, demain, les collectivités voient leurs compétences accrues, la réalité de cette péréquation assurera l'unité de la République. Personne n'a dit que nous souhaitions, dans le même temps, donner plus de compétences aux collectivités locales et réduire la péréquation !

Nous savons bien que l'unité, l'égalité tiennent au fait que l'Etat conserve son rôle, qu'il assure la péréquation. Je ne comprends pas comment l'on peut affirmer qu'accroître les compétences des collectivités, c'est forcément augmenter les inégalités !

M. Paul Blanc. C'est parce qu'ils l'ont fait !

M. Roger Karoutchi. Quelle que soit la couleur politique de l'exécutif, l'action des collectivités a contribué à développer les actions engagées, et à élargir les possibilités de chacun. Je ne comprends pas l'opposition que l'on fait entre le transfert de compétences, la décentralisation, et une véritable égalité entre les citoyens. La vraie égalité est assurée par les exécutifs régionaux, départementaux et locaux, qui, quelle que soit leur couleur politique, souhaitent que tous les citoyens vivent mieux. Elle est aussi assurée, en parallèle, par un Etat républicain, responsable : il assure, par la péréquation, la résorption des inégalités liées à l'histoire, à l'économie, à la géographie.

La France ne peut-elle plus avancer ? Monsieur Mauroy, mes chers collègues socialistes, vos interrogations et vos déclarations sur l'expérimentation et les étapes futures de la décentralisation sont inquiétantes si vous considérez que la décentralisation conduira à des inégalités entre les citoyens ! S'il s'agit d'affirmations péremptoires, cela signifie que la décentralisation, que vous avez en partie engagée en 1982, est un échec et qu'il ne faut même plus en parler. Pour ma part, je ne peux pas le croire.

Je suis convaincu que la décentralisation est une chance pour chaque collectivité territoriale, pour notre pays, pour l'ensemble des citoyens.

La décentralistion est appelée à être - elle est déjà ! - le grand chantier de cette mandature, une sorte de fil rouge d'un nouvel édifice institutionnel.

Cet édifice institutionnel est-il dangereux pour l'unité de la République ? Chacun est bien conscient que tel n'est pas le cas. Le plus dangereux pour la République, ce serait une uniformisation, le fait que nous ne puissions plus, en Bretagne, en Provence-Alpes-Côte d'Azur, en Ile-de-France, en Corse, avoir une expression un peu différente.

Un débat s'est engagé entre le dernier intervenant socialiste et M. Mercier à propos de la dérogation. S'agit-il d'une lourde erreur ? L'intervenant socialiste était d'accord avec la dérogation si le terme « adaptation » était utilisé.

J'ignore ce qu'est une adaptation de la loi à l'échelon local, sinon une dérogation ! Je ne vois pas comment on pourrait qualifier l'adaptation d'un point de vue juridique ; c'est nécessairement une dérogation !

S'il s'agit essentiellement de sémantique, on devrait pouvoir trouver un accord. En revanche, si la divergence porte sur le fond, la question est plus politique et, dès lors, un vrai problème se pose sur la manière dont a été engagée la décentralisation et sur ce que l'on veut à terme. Car, il faut bien le dire, lorsque les lycées et les collèges ont été transférés aux régions et aux départements, lorsque la formation professionnelle et l'apprentissage ont été transférés, les régions étaient inégales. L'Ile-de-France a probablement plus de moyens pour construire ses lycées que le Limousin ! Le département du Val-d'Oise a sans doute davantage de moyens pour rénover ses collèges que le département de la Creuse ! Mais, grâce à la péréquation, les collectivités peuvent intervenir et donner à chacun de leurs citoyens les moyens nécessaires. Ainsi, partout en France, les lycées et les collèges se ressemblent, et heureusement !

Au cours des dernières semaines, on a consasté des positions convergentes visant à critiquer la décentralisation. En réalité, certains opposants étaient des partisans d'un centralisme étatique, des jacobins ; d'autres, peut-être des acteurs sociaux un peu jaloux de leurs prérogatives, et s'inquiétant de la décentralisation d'autres, enfin, des opposants classiques au Gouvernement profitant d'un texte pour émettre des critiques.

Tout cela laisse quand même extrêmement sceptique sur ce que l'on souhaite réellement !

Je crois, au contraire, que cette réforme s'impose parce qu'elle participe au renforcement de la démocratie locale. Avec le référendum local que nous venons d'adopter, les citoyens seront mieux informés et pourront peser davantage sur les décisions qui les concernent. Avec le droit à l'expérimentation pour les collectivités territoriales, c'est la capacité de libérer les énergies locales partout sur notre territoire et de développer des initiatives au plus près des préoccupations de nos concitoyens qui sera reconnue.

Notre groupe a toujours été favorable à l'adoption de ce projet de loi, parce qu'il donne une chance sans précédent aux collectivités territoriales et à leurs élus de prendre en main leur destinée.

L'expérimentation, contrairement à ce que peuvent prétendre les jacobins les plus sourcilleux, ne nuit pas à l'indivisibilité de la République et à l'égalité des chances. Bien au contraire, elle les renforce, en permettant aux élus locaux d'adapter les normes législatives et réglementaires aux spécificités locales. Comme vous le voyez, j'ai employé le terme « adapter ».

Avec le droit à l'expérimentation, c'est le droit à la différence, mais aussi le droit à l'identité qui est reconnu. L'uniformité, bien plus que la diversité, nuit à l'indivisibilité de la République.

Prétendre que le droit à l'expérimentation porterait atteinte à l'égalité des chances relève, à mon sens, plus de l'incantatoire que du rationnel.

Je l'ai dit, le transfert des compétences a concerné les lycées et les collèges, l'apprentissage, la formation professionnelle. Or, de 1982 à nos jours, il n'y a eu ni critiques ni contestations.

Chacun se souvient qu'en 1982-1983 les débats avaient été vifs. Ensuite, les différents acteurs, élus et utilisateurs de services qui avaient été transférés, ont finalement pris acte du fait que la décentralisation assurait un meilleur fonctionnement. Aujourd'hui, nos mairies, nos départements, nos régions ont la chance de pouvoir participer davantage à la vie quotidienne.

L'expérimentation peut permettre - doit permettre ! - aux collectivités, en fonction des centres d'intérêts dominants, de s'engager davantage. L'égalité des Français est alors et toujours assurée par l'Etat. L'expérimentation n'est donc pas un risque, c'est une chance, tant que la péréquation - et c'est un Francilien qui parle - demeure un levier utile de pondération des différences entre les territoires.

Reconnaître les différences, ce n'est pas accepter les inégalités, c'est souvent mieux les connaître pour mieux les combattre.

Qui peut croire qu'au plus près de nos concitoyens, alors qu'ils connaissent leur territoire, nos élus locaux ne pourraient pas adapter les normes aussi bien que le font les administrations centrales ? Les élus locaux ont fait, partout dans le pays, la démonstration de leur capacité à franchir chaque palier de la décentralisation avec succès. A chaque fois, les exécutifs locaux ont démontré leur capacité d'initiative, d'innovation et de bonne gestion.

Je veux croire qu'avec la reconnaissance du droit à l'expérimentation c'est la multiplication des initiatives qui pourra se développer. Ainsi, à l'échelle d'un territoire, d'une collectivité, des expérimentations pourront être menées. Les mauvaises seront abandonnées, les bonnes seront d'abord pérennisées, puis étendues aux autres collectivités.

Bien sûr, il y aura - vous avez raison, monsieur Mauroy - une sorte d'émulation entre les collectivités, mais nos concitoyens seront les bénéficiaires de cette émulation grâce à de meilleures gestions avec de moindres coûts, les meilleures expérimentations faisant école auprès des autres collectivités d'un même échelon.

Monsieur le ministre, je crois sincèrement qu'après le référendum local c'est une étape essentielle. Tous les responsables de collectivités, tous ceux qui souhaitent à la fois affirmer les valeurs de leur région, de leur département et de leur commune tout en étant soucieux de l'unité de la République sont bien conscients que l'égalité sera assurée par l'Etat, grâce à la péréquation. Cette intervention est primordiale si l'on veut encore, demain, parler de décentralisation. (Très bien ! et applaudissements sur les travées de l'UMP et de l'Union centriste.)

M. le président. La parole est à Mme Josiane Mathon.

Mme Josiane Mathon. Monsieur le président, monsieur le ministre, mes chers collègues, le projet de loi qui nous est soumis aujourd'hui en première lecture s'inscrit dans le cadre général de la décentralisation que le Premier ministre voulait mener comme un « voyage de la réforme en cent cinquante jours » !

Mais, depuis ce printemps, ce voyage devient chaotique, et des imprévus apparaissent, ceux de la contestation sociale et citoyenne face à ce qui se revèle être un choix de destruction de la République.

Au demeurant, monsieur Karoutchi, il ne s'agissait pas de simples cortèges, et, sans votre manque de concertation, on aurait pu peut-être y voir plus clair.

De toute façon, il ne faut pas confondre unité et uniformité ; ce sont deux choses fort différentes.

M. Roger Karoutchi. C'est exactement ce que j'ai dit, je suis bien d'accord !

Mme Nicole Borvo. Oui, mais à contresens !

Mme Josiane Mathon. Vous n'avez donc pas voulu, monsieur le ministre, d'un débat national préalable à la réforme constitutionnelle cet hiver. Vous n'avez pas voulu vous expliquer devant les Français sur le sens et la portée de vos actes. Ils les ont pourtant vite compris et ils manifestent, depuis, leur refus.

Votre dessein peu à peu s'éclaire dans l'esprit de nos concitoyens. Ce n'est pourtant pas le texte dont nous sommes saisis aujourd'hui qui en facilite la compréhension. Avec ce texte, vous persévérez dans la mise en oeuvre de votre projet, alors qu'il eût été plus démocratique de faire une pause et d'ouvrir enfin, dans le calme et la transparence, le grand débat que nous sommes en droit d'attendre sur les finalités et les moyens d'une décentralisation moderne et solidaire.

Notre opposition à ce texte repose sur deux éléments.

En premier lieu, nous nous opposons à l'objectif que vous assignez à la décentralisation.

Vous prenez soin de parer des vertus de la démocratie de proximité votre oeuvre néfaste à la société française.

Vous évoquez la nécessité de rapprocher les citoyens des lieux de décision, alors que, en moins d'un an, vous avez verrouillé les modes de scrutin des élections régionales et européennes, vous en avez modifié les circonscriptions pour instaurer de force un bipartisme étranger à notre culture politique, cadenassant ainsi les expressions contraires au libéralisme ambiant.

Vous avez refusé chacune de nos propositions pour développer la démocratie participative, et nous l'avons vu encore à l'instant, lors du débat sur le référendum local.

Non, votre argument démocratique ne tient pas, monsieur le ministre.

Notre collègue M. Longuet, dans son rapport, a exhumé les raisons fondamentales de ce projet de loi relatif à l'expérimentation du discours du candidat Jacques Chirac sur ce thème. Celui qui est, depuis, devenu Président de la République cite l'« impératif européen » et la « nécessité économique et sociale ».

Votre vision de la décentralisation est d'abord guidée par ces objectifs d'intégration européenne - j'allais dire « maastrichtienne » tant l'actuelle construction de l'Union européenne est guidée par ce traité et ses dogmes.

Cette construction exige des Etats membres qu'ils se délestent de ce qui entrave la libre concurrence. Les activités d'intérêt général sont ouvertes à la compétition entre multinationales ; les services publics sont privatisés ou vont l'être, et le budget de l'Etat contraint à ne pas répondre aux impératifs du pays.

Ce schéma se heurte à la résistance des peuples, particulièrement en France, on l'a vu ce printemps dans l'éducation nationale.

Notre rapporteur analyse ainsi que l'expérimentation permet de « lever les réticences que suscite souvent toute perspective de changement ».

Conclusion ?

M. Gérard Longuet, rapporteur. Allons-y ! Décentralisons !

Mme Josiane Mathon. Conclusion ? Imposons les réformes localement !

Votre projet politique, présenté nationalement et globalement, ne passe pas ; aussi, vous vous donnez les moyens institutionnels de l'appliquer région par région.

Ce texte menace l'unité même de la République et malmène la liberté et l'égalité des citoyens.

Une deuxième raison nous amène à rejeter ce texte.

Ce projet de loi est flou dans le détail de ses dispositions. Il ne précise pas les compétences qui pourront faire l'objet d'expérimentations par une collectivité, exceptés les conditions d'exercice des libertés publiques et les droits constitutionnels.

Il limite à cinq ans la durée de l'expérimentation, mais il autorise dans des conditions imprécises des délais supplémentaires qui peuvent presque aboutir au double.

Le Gouvernement aurait la maîtrise de l'autorisation d'expérimenter, mais aucun critère n'est fixé pour le guider dans son appréciation.

La possibilité serait ouverte aux collectivités de modifier la législation qui encadre leur mode de gestion de leurs compétences : d'une collectivité à l'autre, le même service répondra à des règles différentes. Voilà la cohésion nationale désarticulée !

En tout état de cause, le financement de ces expérimentations n'est pas prévu. Non seulement l'égalité entre citoyens se verrait rompue, mais leurs collectivités seraient, elles-mêmes, aux prises avec leurs inégalités de situation et de ressources.

Enfin, l'article 2 de ce projet de loi frise le conflit constitutionnel.

Si, en effet, la loi constitutionnelle de 2003 permet cette ouverture, les établissements de coopération intercommunale ne sont cependant pas reconnus comme des collectivités territoriales à part entière.

Telles sont, monsieur le ministre, les différentes raisons de notre opposition à ce texte.

Malgré les avertissements reçus du peuple directement, vous vous obstinez à mettre en oeuvre coûte que coûte le dépeçage de la République. Votre précipitation indique aussi un certain état de fébrilité. Vous présentez un texte flou et à l'imprécision juridique certaine, que le Conseil constitutionnel aura peut-être à commenter.

M. le président. La discussion générale est close.

Mes chers collègues, nous allons maintenant interrompre nos travaux ; nous les reprendrons à vingt et une heures quarante-cinq.

La séance est suspendue.

(La séance, suspendue à dix-neuf heures quarante-cinq, est reprise à vingt et une heures quarante-cinq.)

M. le président. La séance est reprise.

Nous poursuivons la discussion du projet de loi organique, adopté par l'Assemblée nationale, relatif à l'expérimentation par les collectivités territoriales.

Je rappelle que la discussion générale a été close.