M. Éric Doligé. Quelle exagération !

M. Guy Fischer. … dont le Président de la République peut resserrer les liens selon son bon vouloir et les exigences de l’heure, avec la complicité du groupe majoritaire, qui détiendra un pouvoir absolu dans chaque assemblée ?

On comprend mieux, dans ce contexte, l’acharnement stupéfiant de l’UMP à conserver la maîtrise du Sénat contre vents et marées, contre la volonté populaire.

Mes chers collègues, en évoquant ces quelques points, j’ai tenu à vous alerter sur l’importance de votre vote. J’ai tenu à dévoiler la véritable ambition du pouvoir en place : changer le régime, porter un coup masqué à la démocratie.

L’évolution du fonctionnement de nos institutions depuis l’élection du Président de la République au suffrage universel, en 1962, devrait vous inciter à une réflexion en profondeur sur le mode d’élection du Président de la République.

Les sénateurs du groupe communiste républicain et citoyen, pour leur part, refusent cette rupture d’équilibre au profit du Président de la République et au détriment du pluralisme et du débat démocratique, et c’est sans hésitation qu’ils voteront contre le texte qui nous est soumis. (Bravo ! et applaudissements sur les travées du groupe CRC, ainsi que sur certaines travées du groupe socialiste.)

M. le président. La parole est à M. Nicolas Alfonsi.

M. Nicolas Alfonsi. Monsieur le président, madame le garde des sceaux, monsieur le secrétaire d’État, mes chers collègues, le projet de loi constitutionnelle relatif à la modernisation des institutions dont nous entamons la discussion est d’une ampleur sans précédent, et il est de ce fait malaisé d’avoir une vue d’ensemble de la révision générale initiée par les propositions du comité de réflexion présidé par M. Balladur.

Il est clair cependant que, au-delà du terme commode de « modernisation » qui comporte toujours une part d’ambiguïté, ce texte prétend, pour l’essentiel, établir le rééquilibrage entre les pouvoirs publics, notamment en faveur du Parlement, ainsi qu’une meilleure protection des droits fondamentaux.

S’agissant de ces droits, nous souscrivons aux dispositions garantissant une meilleure effectivité des droits des citoyens : création par voie constitutionnelle d’un Défenseur des citoyens, assortie des réserves que nous devons exprimer s’agissant du champ de ses compétences et de la concurrence avec les autorités indépendantes existantes ; amélioration du fonctionnement du Conseil supérieur de la magistrature, sous réserve de son caractère paritaire, notamment en matière disciplinaire ; enfin, contrôle de constitutionnalité des lois ouvert aux justiciables par voie d’exception suivant une procédure de renvoi préjudiciel au Conseil constitutionnel.

M. Michel Charasse. C’est ce que voulait François Mitterrand !

M. Nicolas Alfonsi. Il convient, en outre, d’approuver le principe d’égal accès aux fonctions publiques ou privées entre hommes et femmes, ainsi que l’appartenance des langues régionales au patrimoine de la République, même si le fait d’inscrire ce principe dans un article 1er A de la Constitution est en chute libre par rapport à l’indivisibilité de la République et peut surprendre certains constitutionnalistes.

S’agissant du rééquilibrage entre pouvoirs publics, ce qui va dans le sens du renforcement réel des pouvoirs du Parlement mérite également d’être soutenu. Mais ce renforcement n’est-il pas en réalité illusoire ?

Certes, il est temps de desserrer certains mécanismes du parlementarisme rationalisé, notamment par une meilleure répartition de l’ordre du jour, par l’augmentation du nombre des commissions permanentes, par les assouplissements apportés au droit d’amendement, ou encore par l’allongement du délai d’examen des textes.

De la même façon, la faculté de consulter pour avis le Conseil d’État concernant les propositions de lois, l’amélioration du contrôle et de l’évaluation des politiques publiques, y compris par des résolutions sur des actes communautaires, ou encore la possibilité de saisir le Conseil constitutionnel en ce qui concerne l’article 16 de la Constitution, sont, à nos yeux, souhaitables.

Si les aspects positifs du projet de loi constitutionnelle doivent être soulignés, l’ajustement des responsabilités au sein du pouvoir exécutif peut, en revanche, susciter plus de perplexité au moins sur deux points.

D’une part, la modification du rôle du Premier ministre dans le domaine de la défense nationale ne s’impose pas d’évidence.

D’autre part, et surtout, les modalités de communication du Président de la République avec le Parlement appellent une appréciation nuancée.

D’un côté, le droit d’accès du Président de la République aux assemblées rompt avec une longue tradition parlementaire héritée des débuts de la IIIe République, pleinement justifiée par l’absence de responsabilité du Président devant l’Assemblée nationale.

M. Nicolas Alfonsi. D’un autre côté, la révision proposée n’a apparemment pas d’autre objet que de moderniser le droit de message, qui peut apparaître suranné.

Après tout, le Président est appelé à s’exprimer dans l’enceinte de parlements étrangers, et des chefs d’État étrangers sont déjà intervenus devant le Parlement français.

Mais pour autant, est-ce un argument suffisant pour rompre avec une tradition qui risque de conduire le Président de la République à sortir de son rôle d’arbitre et de porter éventuellement atteinte à son crédit ?

Sans doute l’inconvénient que présente l’intervention sans débat ni vote à l’Assemblée nationale, alors que seul le Gouvernement est responsable devant celle-ci, a-t-il été atténué en première lecture puisqu’il a été prévu que le Président de la République ne peut prendre la parole que devant le Parlement réuni à cet effet en Congrès. Cela signifie néanmoins que le Congrès devrait être convoqué – une fois par an ? À tout moment ? – et que les parlementaires devraient s’habituer à se réunir à Versailles pour ne pas voter.

Mme Nicole Borvo Cohen-Seat. Tout un symbole !

M. Nicolas Alfonsi. Voilà une troublante innovation lorsque l’on sait que, jusqu’à présent, les congrès à Versailles se concluaient toujours par un vote.

M. Jean-Louis Carrère. À la lanterne !

M. Nicolas Alfonsi. En réalité, nul ne peut prévoir la pratique institutionnelle qui résulterait d’une telle disposition.

Sans s’alarmer a priori, on peut légitimement s’interroger, d’une manière plus générale, sur l’acclimatation aux institutions de la Ve République de dispositions inspirées du régime présidentiel américain, telles que l’adresse au Congrès, l’interdiction d’exercer plus de deux mandats présidentiels ou l’avis parlementaire sur les nominations considérées comme les plus importantes.

En définitive, ce sont plutôt des mesures inutiles ou incertaines qui entretiennent le doute et appellent des réserves.

Quelques dispositions du projet de loi constitutionnelle recouvrent des mesures de convenance dont la justification objective n’a pas jusqu’à présent été exposée avec une clarté suffisante.

Ainsi en est-il du droit de retour automatique au Parlement des ministres démissionnaires ; cette disposition déjà envisagée puis abandonnée en 1974 ne répond pas à l’esprit de la Ve République. Elle serait sans effet sur la stabilité gouvernementale, mais pas sans conséquence sur l’instabilité ministérielle au sein du Gouvernement.

D’autres dispositions sont des mesures en trompe-l’œil. Ainsi, la limitation des conditions dans lesquelles le Gouvernement peut engager sa responsabilité sur un texte devant l’Assemblée nationale est-elle un réel renforcement des droits du Parlement alors que cette responsabilité n’a été mise en jeu qu’à trois reprises depuis dix ans ?

Nous aurons l’occasion de revenir sur cette modification essentielle qui marque à nos yeux une rupture profonde avec la tradition de la Ve République et tente de faire croire à l’opinion que le crédit du Parlement se trouvera augmenté.

De même, le référendum d’initiative mixte, mi-parlementaire mi-populaire, selon nous difficilement praticable, n’apparaît pas comme un progrès réel pour l’institution parlementaire.

Enfin, la Constitution ne saurait comporter, nous semble-t-il, des mesures de circonstances. Une révision constitutionnelle ne doit pas être faite, défaite, refaite, au gré de l’évolution de nos réflexions sur l’élargissement, en particulier de l’entrée de la Turquie dans l’Union européenne, car il est alors à craindre que les détenteurs du pouvoir constituant ne se déterminent uniquement en fonction de leurs convictions politiques du moment.

M. Gérard Delfau. Très bien !

M. Nicolas Alfonsi. Nous avons apprécié les efforts du président de la commission des lois pour parfaire le texte adopté par l’Assemblée nationale, sous réserve du scrutin sénatorial sur lequel nous émettons les plus vives réserves.

Si la commission des lois a sensiblement amélioré ce projet fourre-tout – j’allais dire ce projet « baroque » –, bien des réserves demeurent.

Madame le garde des sceaux, vous connaissez les sensibilités différentes qui s’expriment au sein de notre groupe et qui se sont encore récemment enrichies. Ouvert à la discussion et ne nourrissant aucun préjugé sur ce texte, nous nous déterminerons, à l’issue du débat, en fonction des améliorations qui lui auront été apportées. (Applaudissements sur les travées du RDSE, ainsi que sur certaines travées de l’UMP, de l’UC-UDF et du groupe socialiste.)

M. le président. La parole est à M. Nicolas About.

M. Nicolas About. Monsieur le président, madame le garde des sceaux, monsieur le secrétaire d’État, mes chers collègues, dans la grande révision constitutionnelle qui nous est présentée afin de moderniser les institutions de la Ve République, le point central, celui qui nous concerne le plus directement, est la rénovation des méthodes de travail du Parlement.

J’interviens en qualité de président de la commission des affaires sociales, mais ne concluez pas du fait que je n’aborde pas l’ensemble des autres dispositions que je les tiens pour négligeables.

M. André Boyer. D’accord !

M. Nicolas About. Cette révision présente, pour nous, deux intérêts majeurs.

D’abord, elle vient affirmer solennellement que le rôle du Parlement consiste, parallèlement à sa mission la plus sacrée de législateur, à exercer sa puissance de contrôle de l’action du Gouvernement. Ce n’est certes pas une innovation. Nous effectuons depuis longtemps cette tâche difficile qui mobilise du temps, de l’énergie et des moyens, notamment humains, moyens qui demeurent encore réduits au vu de l’ampleur de l’ouvrage.

C’est dans cet objectif que nous avons créé, au sein de la commission des affaires sociales, la mission d’évaluation et de contrôle de la sécurité sociale, la MECSS, qui fait désormais figure d’expert dans le monde austère des finances sociales. Je le dis sans immodestie, sachant que c’est à son président, M. Alain Vasselle, qu’elle le doit.

Je suis très satisfait du choix que nous avons fait de mêler étroitement vote des lois, en l’occurrence la loi de financement de la sécurité sociale, et organe de contrôle. Cela nous permet de savoir comment et quoi contrôler avec pertinence, tout en préparant sur un mode prospectif les réformes à venir.

C’est pourquoi je ne doute pas que, après avoir obtenu la reconnaissance de la MECSS dans la loi organique, notre assemblée s’emploiera à en affirmer officiellement l’existence dans son règlement, lequel sera appelé à être profondément remanié à l’issue de la procédure de révision constitutionnelle.

Par ailleurs – et c’est le second point de mon propos –, la procédure pratique d’examen des textes de loi devra rompre avec des habitudes solidement ancrées, acquises depuis 1958.

La rupture qui sera, pour nous, la plus sensible tient au fait qu’il nous est proposé de débattre désormais en séance publique du texte issu des travaux de la commission saisie au fond.

C’est là une revendication ancienne qui répond à une logique de respect du travail des parlementaires. Il en découlera néanmoins certaines difficultés techniques, que nous saurons bien sûr résoudre dans notre règlement mais sur lesquelles nous avons encore besoin de renseignements supplémentaires de la part du Gouvernement. Je pense notamment aux modalités pratiques d’application de l’article 40 de la Constitution, à l’ardente nécessité d’une présence renforcée au stade du débat en commission afin d’être assuré de bien rendre compte de la diversité des opinions et de la majorité qui s’en dégagera, à la rigueur et à la sérénité qui doivent présider à l’adoption d’un texte dès lors qu’il fera foi, ensuite, à l’ouverture de la séance publique.

Des amendements ont été présentés sur ce point, y compris par moi-même. Monsieur le président de la commission des lois, je ne doute pas que nous en tirerons les éléments nécessaires à notre réflexion.

M. Jean-Jacques Hyest, rapporteur. Comme toujours !

M. Nicolas About. Je l’espère !

Je souhaite aussi que les nouveaux délais d’examen qui, selon le texte du projet de loi, devraient être accordés aux parlementaires pour leur laisser le temps de travailler soient considérés comme une règle impérieuse et respectés.

M. Gérard Delfau. Très bien !

M. Nicolas About. Mes chers collègues, je reviendrai plus précisément sur ces différents points à l’occasion de la discussion des amendements que j’ai déposés. Mon intention, croyez-le bien, est de faire en sorte que la norme supérieure, la norme constitutionnelle, reflète les préoccupations de la société actuelle dans la diversité de ses composantes, qu’elle se préoccupe notamment – et vous savez que je n’aime pas ce terme – …

M. Bernard Saugey. Vous avez été bien formé !

M. Nicolas About. …d’égalité des chances et de bonne gestion des finances publiques. (Applaudissements sur les travées de lUC-UDF et de lUMP.)

M. le président. La parole est à M. Robert Badinter.

M. Robert Badinter. Monsieur le président, madame le garde des sceaux, mes chers collègues, je me serais volontiers associé aux propos liminaires de M. de Rohan lorsqu’il a salué la mémoire du grand homme que fut le fondateur de la République dont nous avons aujourd’hui à nous entretenir.

Jamais on ne témoignera assez de reconnaissance pour celui qui a sauvé l’honneur de la France face à ce qu’il faut bien appeler « l’immonde régime de Vichy ».

J’ai été sensible aussi à l’attention qu’il a manifestée en rappelant que François Mitterrand, devenu Président de la République, avait scrupuleusement observé la Constitution. C’était son devoir de républicain. J’ajoute qu’il disait volontiers qu’avant lui la Constitution était dangereuse, et qu’après lui elle le redeviendrait ! (M. Jean-Louis Carrère applaudit.)

Lorsque le Président de la République a fait part de sa volonté de réformer les institutions, j’ai d’abord pensé aux brillantes perspectives que cette annonce ouvrait !

Selon la lettre de mission que M. Nicolas Sarkozy a adressée au comité Balladur, il ne s’agissait rien de moins que de « redéfinir les relations entre les différents membres de l’exécutif », c’est-à-dire entre le Président de la République et le Premier ministre, d’encadrer les pouvoirs du Président de la République par de réels contre-pouvoirs, de « rééquilibrer les rapports entre le Parlement et l’exécutif », de s’interroger sur « l’opportunité de reconnaître dans la Constitution l’existence d’un véritable pouvoir judiciaire ». Le Président de la République soulignait également la nécessité de s’interroger sur les modes de scrutin qui « ont à l’évidence un effet majeur sur l’équilibre des institutions ».

D’aucuns pensaient alors, moi le premier, qu’un grand souffle réformateur allait passer sur toute la Constitution de la Ve République. (Sourires sur les travées du groupe socialiste.)

Lorsqu’on aime l’histoire, surtout l’histoire constitutionnelle, on ne peut pas ne pas se rappeler que c’est exactement ce que Napoléon, de retour de l’île d’Elbe, avait demandé à Benjamin Constant. On connaît le produit : ce fut le texte étriqué de l’acte additionnel aux constitutions de l’Empire, que Chateaubriand se plaisait à dénommer, ironiquement, « la Benjamine ».

J’ignore le nom que la présente révision laissera à la postérité : peut-être « l’Édouardienne », qui exhale un certain parfum anglais qui conviendrait bien à son auteur ? Néanmoins, tant de propositions du comité Balladur ont disparu en cours de route ou ont été altérées qu’il vaudrait sans doute mieux chercher vers son premier inspirateur et appeler cette révision « la Nicolette ». (Sourires.) Ce serait en tout cas charmant.

Néanmoins, je crois plutôt, à mesurer le fossé si large entre les proclamations de départ et les dispositions qui nous seront soumises à l’arrivée, que ce qui s’imposera probablement sera l’expression chère au Président Chirac, que l’on connaît bien : ce sera une révision qui aura fait « pschitt » !

En effet, en matière constitutionnelle, mes chers collègues, la portée d’une réforme se mesure non pas au nombre, mais à l’importance des règles adoptées, et il suffit parfois de modifier un article pour changer la nature de nos institutions. Chacun pensera à cet égard à ce qui est advenu quand le général de Gaulle a fait voter la réforme essentielle de 1962.

Le texte que l’on nous propose compte bien des dispositions. Mais il n’est pas porté remède à ce qui constitue aujourd’hui le défaut majeur de nos institutions : l’hyperpuissance du Président de la République.

Depuis 1962, depuis l’instauration de l’élection du Président de la République au suffrage universel, disposition à laquelle les Français sont d’ailleurs si attachés aujourd’hui qu’il paraît démocratiquement impossible d’y porter atteinte, nous vivons sous un régime singulier : ce que j’appellerai l’« omnipouvoir » d’un homme – peut-être demain d’une femme –, élu démocratiquement par le peuple, certes, mais qui jouit pendant son mandat de pouvoirs supérieurs, quasiment sans comparaison avec ceux de tout chef d’État ou de gouvernement d’une autre démocratie occidentale.

Mme Nicole Borvo Cohen-Seat. Eh oui ! C’est sûr !

M. Robert Badinter. Tout à l’heure, M. le Premier ministre a eu la gentillesse de rappeler que l’on doit, pour dénommer ce régime, utiliser le terme de « monocratie ». La monocratie, c’est le gouvernement d’un seul ; et c’est bien ce qu’est le régime sous lequel nous vivons.

Je citerai, parce que c’est à mon sens le meilleur commentaire que l’on puisse donner de nos institutions et leur meilleure interprétation, le propos célèbre du général de Gaulle lui-même, dans la célèbre conférence de presse du 31 janvier 1964 : « L’autorité indivisible de l’État est confiée tout entière au Président par le peuple qui l’a élu, il n’en existe aucune autre, ni ministérielle, ni civile, ni militaire, ni judiciaire, qui ne soit conférée et maintenue par lui. » C’est la parole du maître !

Le propos traduit bien la prédominance écrasante du Président de la République française dans nos institutions. Elle ne s’efface que dans un cas : celui de la cohabitation.

Depuis la réforme de 2000, cependant, qui a instauré le quinquennat et a fait se succéder élection présidentielle et élections législatives, toute hypothèse de cohabitation doit, en dehors de circonstances extraordinaires, être exclue.

C’est dans cette conjonction de l’élection directe par le peuple et de la maîtrise de la « majorité présidentielle » – c’est ainsi qu’elle se qualifie à l’Assemblée nationale – qu’il faut trouver la source de l’hyperpuissance du Président de la République française. Il n’y a pas, en effet, comme aux États-Unis, d’autonomie réelle du pouvoir législatif. Le Président américain, je le rappelle, ne peut dissoudre ni la Chambre des Représentants ni le Sénat ! La séparation des pouvoirs, de ce fait, n’est pas une formule, c’est une réalité. En France, au contraire, le Président de la République, tel que les institutions l’ont amené à être, est un véritable aigle à deux têtes : il est le maître souverain de l’exécutif, puisqu’il nomme et renvoie à sa guise tous les ministres, y compris le Premier, en même temps qu’il contrôle politiquement le pouvoir législatif via le principal parti de la majorité, dont il est le chef.

Le résultat est simple, et vous connaissez l’axiome de l’Ancien Régime : « Cy veut le Roi, cy veut la loi. » Je l’ai souvent évoqué, le Président de la République, via la majorité présidentielle, est en fait le principal législateur français.

Si l’on y ajoute le pouvoir de nomination aux grands emplois de l’État, on a la mesure de cette puissance présidentielle qui, je le répète encore, est sans équivalent. Elle est d’autant plus grande qu’elle s’exerce sans que jamais au cours du mandat la responsabilité politique du Président puisse être engagée par ses décisions : c’est tout le pouvoir, sans la responsabilité.

Ainsi, l’échec du référendum de 2005 sur le traité constitutionnel européen n’a eu aucune conséquence politique. Et c’est bien là le paradoxe constitutionnel singulier, unique : le Président peut tout et n’est responsable de rien. Je pense que l’on ne peut pas mieux définir la « monocratie » à la française.

La vraie question, s’agissant du projet de révision, est de savoir si celui-ci réduit effectivement ou non la prédominance excessive du pouvoir présidentiel. Or, lorsqu’on analyse ce projet dans le détail, lorsqu’on suit son évolution, on constate que la réponse, hélas ! est pour l’essentiel négative. Ce n’est pas à un rééquilibrage de la Constitution que l’on vous demande de procéder, mes chers collègues ; en vérité, il s’agit tout au plus d’un léger lifting !

M. Roger Karoutchi, secrétaire d'État. Alors, ce n’est pas la peine d’en parler !

M. Robert Badinter. Si l’on s’attache au cœur de notre sujet, le pouvoir même du Président de la République, force est de reconnaître que le projet le conserve pour l’essentiel.

Je laisse de côté l’accessoire : le renoncement aux grâces collectives. Rien ne contraint le Président à accorder des grâces collectives. En revanche, inscrire dans la Constitution que nul ne le pourra plus… Nous avons connu des moments où, entre la surpopulation des prisons françaises et des étés particulièrement chauds, seules les grâces collectives successives conduites par des présidents de la République, par humanisme, je le veux bien, par nécessité souvent, ont permis d’éviter une explosion carcérale.

Je laisse également de côté la légère modification de l’article 16 : la vérité est que celui-ci correspond à l’histoire. Je ne crois pas, au demeurant, que ce soit au Conseil constitutionnel d’intervenir pour en apprécier les conditions : cela ne relève à mon avis pas de sa mission. Mais nous sommes là dans l’extraordinaire.

Quant à la limitation à deux mandats successifs, cette question avait déjà été débattue en 2000 et avait été écartée, non par une sorte d’inspiration néo-poutinienne, mais pour une autre raison : faudrait-il véritablement se priver, dans des circonstances extraordinaires, exceptionnellement graves pour la nation – et l’on pense tout de suite à la guerre –, d’un bon Président, d’un Président qui aurait la confiance des citoyens ? Pourquoi ? Et en temps ordinaire, il est extrêmement douteux, mes chers collègues, qu’un même Président puisse obtenir du suffrage de nos concitoyens, tels qu’ils sont, trois renouvellements successifs. (Mme Nicole Borvo Cohen-Seat s’exclame.)

Reste la véritable innovation : la prise de parole du Président devant le Parlement réuni en Congrès, suivie d’un débat hors sa présence.

Je me suis interrogé, comme nous tous. Je crois qu’à la vérité il y a là plus qu’une volonté de mettre en scène l’éloquence présidentielle, bien entendu retransmise à la télévision.

En s’exprimant devant le Parlement tout entier réuni en Congrès,…

M. Robert Badinter. … le Président – pensez-y, mes chers collègues – apparaîtra physiquement devant tous les Français comme le chef de la majorité parlementaire. C’est elle qui applaudira longuement les bons passages, c’est elle qui se lèvera pour l’ovation finale, c’est elle qui approuvera ainsi, spectaculairement, la feuille de route, le programme que le Président lui aura proposé, et ce comme aux États-Unis. Et le rôle constitutionnel traditionnel du Premier ministre comme chef de la majorité parlementaire s’en trouvera gommé aux yeux de tous : ce sera la « Présidence impériale » se montrant en majesté à Versailles.

Mme Nicole Borvo Cohen-Seat. Chaise à porteurs !

M. Robert Badinter. J’en viens au pouvoir de nomination du Président de la République à certaines hautes fonctions. Le comité Balladur avait prévu, justement, qu’une commission parlementaire serait constituée qui donnerait son avis sur les projets de nomination, et je considère que c’est un plus. Mais entre-temps est survenu un admirable, un étonnant tour de passe-passe : la proposition qui nous vient de l’Assemblée nationale prescrit certes que le Président ne pourra passer outre un avis négatif de la commission, mais cela ne vaut que si celui-ci a été émis à la majorité des trois cinquièmes des suffrages exprimés. Dès l’instant où une telle majorité est requise, exit toute possibilité de rechercher le consensus, et l’opposition se trouve, comme toujours, sans recours !

M. Patrice Gélard. Il a une façon de lire la Constitution qui m’effraie !

M. Robert Badinter. On a mieux que moi évoqué les questions touchant le Parlement. Je relèverai simplement, ne voulant pas à ce stade entrer dans les détails, les éléments suivants : la discussion des textes tels que les auront adoptés les commissions, elles-mêmes plus nombreuses ; la maîtrise partielle de l’ordre du jour partagée entre la majorité et l’opposition, même si, avec quinze jours pour le Gouvernement et une semaine pour la majorité, dont un jour réservé à l’opposition, cela ressemble à un cheval, une alouette ; un droit d’amendement plus libre ; tous ces éléments sont des avancées, de petites avancées, mais des avancées réelles.

Néanmoins, ce qui compte vraiment, c’est le pouvoir du Président s’exerçant au Parlement à travers la majorité dont il est le chef : dans nos institutions, les deux mains, celle de l’exécutif et celle du législatif, obéissent en vérité à un même cerveau, celui du Président.

M. Jean-Jacques Hyest, rapporteur. Nous aussi nous avons un cerveau, tout de même !

M. Robert Badinter. La volonté réelle de rééquilibrage passe par les droits nouveaux qui seraient éventuellement reconnus à l’opposition : c’est à cela, et à cela seulement, qu’il faut la mesurer. Or, que constatons-nous ? On nous promet un statut de l’opposition. Or rien ne laisse penser que certaines commissions seraient présidées par des parlementaires de l’opposition – c’est une pratique inconnue au Sénat –….