M. le président. La parole est à M. Jack Ralite.

M. Jack Ralite. Monsieur le président, madame le ministre d’État, monsieur le ministre, mes chers collègues, « Jamais il ne faut se raidir. Jamais il ne faut se bunkeriser. Jamais il ne faut détester », « L’un des plus grands problèmes de la France, c’est le sectarisme », a déclaré le Président de la République dans un entretien au Nouvel Observateur. Il y demande aussi « pardon » à quelques personnes qu’il avait maltraitées. Il s’engage à avoir de la « retenue », à organiser la « transparence », à refuser « l’hypocrisie ». Il va jusqu’à regretter Le Fouquet’s.

Mais il ne s’excuse pas auprès des jeunes « racailles » à « nettoyer au kärcher » de La Courneuve et d’Argenteuil. (Murmures sur les travées de lUMP et de lUnion centriste.) Il affirme qu’il va continuer imperturbablement sa politique néolibérale et antisociale.

Avec la décision du Conseil constitutionnel, certains ont espéré que le réexamen de la loi HADOPI allait être l’objet d’un toilettage salutaire. Eh bien, non : le vocabulaire change, mais l’esprit demeure ! Et si Mme le garde des sceaux, héritière du dossier, rend à la justice ce que la loi HADOPI 1 lui avait confisqué, elle y introduit subrepticement « l’ordonnance pénale », celle-là même que le Sénat, lors de la discussion de la loi du 12 mai 2009 de simplification et de clarification du droit et d'allégement des procédures avait écartée dans un rapport de notre collègue Bernard Saugey.

Écoutons-le : « Votre commission est particulièrement réservée face à cette extension massive du champ de l’ordonnance pénale […]. Il s’agit d’une procédure écrite et non contradictoire basée essentiellement sur les faits établis par l’enquête de police et au cours de laquelle la personne n’est, à aucun moment, entendue par l’institution judiciaire. Si l’ordonnance pénale a montré son utilité dans le traitement de contentieux entièrement simples, telles les infractions au code de la route, elle n’est pas nécessairement adaptée pour des contentieux plus complexes.

« Comme l’ont fait observer les magistrats entendus lors de l’examen de ce texte, étendre le champ d’une procédure rapide et dépourvue de publicité apparaît contradictoire avec la volonté affichée par les pouvoirs publics de renforcer la transparence de l’institution judiciaire. Un recours systématisé à la procédure de l’ordonnance pénale pourrait affecter la qualité de la justice.

« Votre commission s’était déjà, à l’occasion de la loi Perben II, opposée à une extension massive du domaine de l’ordonnance pénale. Elle en a supprimé les dispositions dans l’article 63 de la proposition de loi ».

Or ce retour inadmissible de l’ordonnance pénale « bunkerise » HADOPI 2 et concerne toutes les contrefaçons. En fait de « retenue » présidentielle, il n’y en a aucune dans ce texte, pas plus que dans la loi HADOPI 1, où avait été introduit, in extremis, un cavalier sur le droit d’auteur des journalistes non conforme à l’esprit des États généraux de la presse de l’automne dernier.

Et cela se passe sans consultation de la commission des lois, sans que son président, pourtant interrogé sur ce point par la présidente du groupe CRC-SPG, Nicole Borvo Cohen-Seat, en ait demandé la saisine.

C’est un mépris, une déqualification du travail parlementaire, une démission ! Et, madame le ministre d’État, il n’est pas convenable de m’avoir dit en commission des affaires culturelles, quand j’ai abordé cette question, que c’était faux.

Le ministre de la culture a été plus loin. Sur l’ensemble de mon exposé, il a commenté : « C’est brillant, mais tout faux ». Je connaissais Les Fausses Confidences de Marivaux, La Fausse Maîtresse de Balzac, Les Faux-monnayeurs de Gide, Le Faussaire de Schlöndorff ; je connaissais la « fausse note », le « faux pas » ou « le faux-fuyant » dans un débat, mais, comme le ministre du travail a agi de la même façon avec le président du groupe socialiste à l’Assemblée nationale en lui répondant, le 30 juin, lors des questions d’actualité, « C’est faux ! », avant de passer à son ordre du jour, j’ai l’impression que c’est un nouveau mot de passe du Gouvernement ou bien, avec le remaniement ministériel, l’arrivée d’un personnage digne des Caractères de La Bruyère, un « Monsieur Toufo » qui, entre un faux plafond et un faux plancher, raisonne à plafond bas ! (Rires.)

La Bruyère ajouterait : « Il y a des gens qui parlent un moment avant que d’avoir pensé. »

En tout cas, si je suis « tout faux » – je ne demandais d’ailleurs pas à être « tout bon » (Nouveaux rires.) –, je suis en bonne compagnie, notamment celle du Conseil d’État, dont le journal La Tribune du 30 juin rapporte la vive préoccupation sur HADOPI 2. Ne me rétorquez pas qu’il existe le précédent du code de la route : le Conseil constitutionnel a estimé le 10 juin qu’il n’y a « pas d’équivalence possible entre la situation de l’internaute et de l’automobiliste ».

On me dira : « Tout cela est fait pour ce droit qui vous est si cher, vous qui, depuis tant d’années, combattez fidèlement pour lui, le droit d’auteur ».

Je ne suis pas naïf, et quand, dans Le Nouvel Observateur, le Président déclare : « J’ai compris, mon rôle était de défendre la création et les artistes », je suis stupéfait ! Sa lettre de mission à Mme Albanel, du 1er août 2007, les méfaits de sa RGPP, la « réduction générale des politiques publiques », déstabilisante, voire « volatilisante » pour un ministère qui fête le cinquantième anniversaire de sa création, le rétrécissement du budget de la culture, tout cela milite à l’opposé.

Et ce n’est pas tout !

Sur le droit d’auteur, seuls les actes départagent. Or le Sénat et l’Assemblée nationale avaient voté à l’unanimité, voilà deux ans, une définition des œuvres patrimoniales. Le Gouvernement n’en a jamais assuré la moindre application. Lors de la discussion – déjà en urgence – en mai 2006 de la loi DADVSI destinée à transposer la directive européenne du 22 mai 2001, on pouvait lire, au considérant 7 de celle-ci que « le cadre législatif communautaire relatif à la protection du droit d’auteur et des droits voisins doit [...] être adapté et complété dans la mesure nécessaire au bon fonctionnement du marché intérieur ».

Le droit moral, essentiel au droit d’auteur, n’a été évoqué que douze fois au cours du débat à l’Assemblée nationale, où la majorité déclarait chercher l’équilibre en la matière, alors que le marché l’a été cent quatorze fois. De plus en plus, l’équilibre entre droit d’auteur, droit des publics et droit de l’exploitant, qui a toujours été le résultat d’un compromis – le droit d’auteur en étant le centre et la dynamique –, est aujourd’hui rompu par l’accroissement de l’emprise de l’économie financiarisée sur la vie de la société.

Le centre de gravité du droit d’auteur s’est clairement décalé vers la protection des investissements, sous la pression de puissants groupes d’intérêt avec qui le Gouvernement travaille en fertilisation croisée.

Ainsi se développe un « droit d’auteur sans auteur » dans le cadre du nouvel Esprit des lois, « la concurrence libre et non faussée », qui n’est pas pour rien dans la crise actuelle.

C’est pourquoi, le 13 mai dernier, lors de la discussion – encore en urgence – de la loi HADOPI 1 au Sénat, nous avons déposé un amendement sur la réaffirmation solennelle du droit d’auteur comme un droit fondamental comprenant le droit moral et garantissant la rémunération de l’auteur et de ses ayants droit.

À la suite de la décision du Conseil constitutionnel du 10 juin 2009 et afin de renforcer la protection du droit moral des auteurs – spécificité française –, nous réfléchissons au dépôt d’une proposition de loi qui tendra à faire reconnaître le droit moral comme principe constitutionnel.

Le 13 mai dernier, nous avions aussi déposé un amendement sur la reconnaissance de l’accès égalitaire à internet à haut débit comme droit fondamental de tous les citoyens, sur l’ensemble du territoire.

Nous avions proposé, dans un troisième amendement, la création d’un conseil pluraliste « Beaumarchais-internet-responsabilité publique et sociale », comprenant d’abord ceux qui font les programmes, ceux qui les regardent et les chercheurs qui analysent leur rencontre, amendement clef, car ces trois catégories de citoyens sont absentes de toutes les structures d’études gouvernementales.

Un quatrième amendement tendait à instituer une contribution des opérateurs de télécommunications au financement des droits d’auteur et de la création, ce qui n’efface pas la nécessité d’une contribution raisonnable des internautes.

Un autre amendement concernait la constitution d’une plateforme publique de téléchargements, votée à l’unanimité en 2006 et toujours pas appliquée !

Enfin, un dernier amendement portait sur la garantie des droits d’auteur des journalistes et des photojournalistes. J’étais hier à l’inauguration des rencontres de photographie d’Arles et je vous assure que les photographes sont très inquiets.

La majorité a refusé tous ces amendements, ce qui lui interdit décemment de se dire défenseur des auteurs et des artistes et, plus généralement, de la création.

Dans le texte de la commission de la culture, en familiarité avec le Gouvernement, il n’y a pas de réponse au défi que doit relever ce secteur de la vie sociale, humaine et culturelle. Ce projet de loi crée un monde des issues fermées.

Nous étions dans une situation hadopitoyable ? Le texte d’aujourd’hui crée une situation hadopire ! Et, même si vous avez la majorité, monsieur le ministre, vous n’aurez qu’une victoire à la hadopyrrhus… (Sourires.)

Rappelons que M. Olivennes, actuellement directeur général délégué du Nouvel Observateur, mais alors PDG de la FNAC, chargé par l’Élysée d’établir les bases d’une loi, avait réalisé un document traitant le problème au bénéfice des grandes affaires et blessant les internautes et les auteurs. Les cloisons et les clivages Olivennes, superficiels et déséquilibrés, sont restés tels quels dans HADOPI 2.

Le droit d’auteur est un grand héritage, « nous devons le défendre et dans un même mouvement nous en défendre, sinon nous serions inaccomplis ». Pierre Boulez a beaucoup travaillé cette question. Dans l’un de ses cours au Collège de France, j’ai lu ceci : « La mémoire du créateur ne doit pas le rassurer dans l’immobilité illusoire du passé, mais le projeter vers le futur avec peut-être l’amertume de l’inconfort, mais plus encore avec l’assurance de l’inconnu. » Et Pierre Boulez poursuivait : « Avoir le sens de l’aventure ne veut pas dire pour autant brouiller les traces, ignorer l’antécédent. Curieusement, la création s’appuie constamment sur deux forces antinomiques : la mémoire et l’oubli. »

Je n’ai pas trouvé de plus forte métaphore que dans Le Soulier de satin, où Claudel fait dire à Rodrigue : « La création est un jeu de racines qui font éclater la pierre, l’organique détruisant le minéral. » Nous sommes pour l’exploration des territoires de l’inédit sachant se nourrir des éclats du passé. Nous sommes pour travailler dans l’espace du doute actif. Nous partageons la pensée de poète palestinien Mahmoud Darwich quand il dit : « Je ne reviens pas, je viens. »

Le numérique est un grand dérangement. C’est tout avoir, tout savoir, tout voir dans l’instant. C’est l’omniprésence de l’événement. Tout voir sans être vu et dans les plus grands espaces. S’affranchir de l’apesanteur, réussir à être partout à la fois, à mener ses affaires, à parler toutes les langues. Le numérique, c’est une efficacité insolente pourvu que l’on ne rencontre pas de bugs. Il provoque un effet de dépaysement. C’est un nouvel âge de l’humanité qui doit déboucher sur de grandes libertés, et non sur un grand système géré par un grand ou un petit suprême.

Or votre projet de loi a organisé un clivage entre ces deux secteurs, la création et le numérique, qui doivent se réguler ensemble pour proposer aux grandes affaires une convention d’usages, d’avenir. Personne ne peut s’exonérer de cette obligation de société. Personne ne doit éviter, dans le respect réciproque, de mener une dispute authentique, profonde, constructive. C’est pourquoi les États généraux de la culture, qui depuis 1987 ont participé à tous les combats, dont ils ont parfois eu l’initiative, pour ne pas avoir de « retard d’avenir », organiseront au Sénat, le lundi 28 septembre, une rencontre entre tous les acteurs intellectuels et populaires de la vie culturelle qui peuvent et doivent « travailler à la fin de l’immobile » et déboucher, en multipliant les occasions de penser, sur une régulation moderne, qui « bourdonne d’essentiel », de sens.

M’adressant aux forces du travail et de la création, je leur transmets ce texte de Jean-Luc Godard :

« Je ne dirais pas de mal

« de nos outils

« mais je les voudrais utilisables

« s’il est vrai, en général

« que le danger n’est pas dans nos outils

« mais dans la faiblesse

« de nos mains

« il n’est pas moins urgent

« de préciser

« qu’une pensée qui s’abandonne

« au rythme de ses mécaniques

« proprement

« se prolétarise

« je veux dire

« qu’une telle pensée

« ne vit plus de sa création »

Notre groupe, le groupe CRC-SPG, veut construire. Le Sénat a débattu sur ces questions vingt heures et quinze minutes les 4, 9 et 10 mai 2006, dix heures et trente minutes les 29 et 30 octobre 2008, et deux heures et quarante minutes le 13 mai 2009, soit, en tout, trente-trois heures et vingt-cinq minutes. Notre groupe a voté contre le projet de loi la première fois, s’est abstenu la deuxième, et a refusé de participer au vote la troisième.

Dans un premier réflexe, je voulais garder cette troisième attitude ; elle demeure sur la durée. Mais nous avons beaucoup réfléchi, en familiarité avec deux grands penseurs et résistants : Jean Cavaillès appelant à assurer une « révision perpétuelle des contenus par approfondissement et rature » et Georges Canguilhem, selon lequel il faut « dégager une place vacante pour un concept mieux avisé ».

Cette loi ne réglera rien ni pour les internautes ni pour les auteurs, elle accroît leurs oppositions entre eux et leurs divisions internes, ce qui paralysera l’imagination et embarrassera les juges. C’est tellement vrai que le ministre de la culture a annoncé en commission son intention de créer une coordination sur la rémunération des auteurs.

De plus, cette loi étend de façon biaisée et inacceptable le champ d’application de l’ordonnance pénale, procédure qui s’appliquera à l’ensemble de la contrefaçon – et quand s’appliquera-t-elle à toute la justice ? –, frappera les internautes, heurtera l’attachement fondamental des auteurs à la liberté et concernera toute la société.

En fait, vous vous êtes raidis, bunkerisés, sectarisés, sans retenue et sans transparence. Face à cette agression contre la liberté, contre les libertés, face à une loi qui dit une chose et en fait une autre, nous ne pouvons que nous opposer, dans l’esprit de ce qu’écrivait André Malraux, premier titulaire du ministère des affaires culturelles, en 1959 : « L’homme ne devient homme que dans la poursuite de sa part la plus haute »...

Nous voterons non ! (Applaudissements sur les travées du groupe CRC-SPG et du groupe socialiste, ainsi que sur certaines travées du RDSE.)

M. le président. La parole est à Mme Françoise Laborde.

Mme Françoise Laborde. Monsieur le président, madame le ministre d’État, monsieur le ministre, mes chers collègues, nous voici rassemblés une fois de plus pour légiférer en matière de téléchargement d’œuvres culturelles sur internet.

Aujourd’hui, deux nouveaux ministres sont chargés du dossier avec pour mission de régler ce problème une bonne fois pour toutes...

Le 13 mai dernier, le Sénat adoptait la loi désormais dite « HADOPI 1 ». Avec la majorité des membres de mon groupe, je l’avais votée pour les raisons que j’avais eu l’occasion de préciser à maintes reprises.

Nous étions parvenus à l’accord de principe selon lequel informer et responsabiliser ceux que l’on nomme, parfois injustement, les « pirates », éduquer les plus jeunes de nos concitoyens, était la voie la plus noble pour parvenir à nos fins. Cette sensibilisation des consommateurs à la notion de droit d’auteur sera, à l’avenir, l’une des clés de la réussite du sauvetage de la production culturelle.

Le principe de riposte graduée, adopté dans la loi « Création et internet », me semblait l’outil parfaitement efficace et réaliste dont nous avions besoin. Il consistait en une démarche consensuelle, pédagogique et novatrice pour lutter contre le piratage.

La décision éclairée du Conseil constitutionnel nous a permis de hisser clairement au rang de liberté fondamentale l’accès aux services de communication en ligne. Je m’en réjouis d’autant plus vivement que c’est aussi la position du Parlement européen. Cependant, le Conseil des Sages a censuré, je pourrais même dire décapité le dispositif de « riposte graduée ».

En réponse, le Gouvernement nous propose la voie des sanctions pénales. Non seulement ce choix est disproportionné, mais, je le répète, il va à l’encontre des dispositions votées par le Parlement européen en ce domaine. De surcroît, dans les modalités de sa mise en œuvre, il fait fi de la réalité, celle des contournements rendus possibles par le streaming, technologie de plus en plus sophistiquée et répandue.

Plus grave, dans son principe, ce texte est purement et simplement inapproprié en matière de libertés publiques et d’économie globale à long terme.

Pourtant, en 2007, face à la gravité de la crise du secteur culturel, le Président de la République avait mis en place une mission de « sauvetage » de l’industrie culturelle qui avait abouti au rapport Olivennes. Ce dernier a inspiré la loi HADOPI 1. Ses maîtres mots étaient : lutte contre le téléchargement sauvage, notamment par la pédagogie, et mesures en faveur de l’épanouissement de l’offre légale.

Il est regrettable que cette montagne ait accouché d’un arsenal disproportionné en matière pénale et d’une souris en matière de politique culturelle relative aux technologies de l’internet. Nous avons d’autres leviers que la peur du gendarme pour relancer l’économie de la culture sur internet et promouvoir la création artistique !

Comment garantir la juste rémunération des auteurs, en particulier celle des indépendants ? Le projet de loi ne répond pas à ce défi, et je regrette, vous l’avez compris, qu’il ne crée pas de véritable économie de la culture internet.

Combien de temps le Gouvernement laissera-t-il les artistes s’appauvrir ? Combien de temps encore avant la mise en place d’une licence globale, seule solution « gagnant-gagnant » tant pour les libertés publiques que pour la rémunération des artistes et l’économie en général ?

Ce nouveau système de rémunération est le seul qui puisse satisfaire à la fois les auteurs, les artistes, les éditeurs, les producteurs et les diffuseurs, et c’est pour cette raison qu’il doit inspirer le Gouvernement et les professionnels pour trouver une solution de sortie de crise, avant la faillite complète de notre si chère exception culturelle française.

Le texte que nous allons examiner prévoit une procédure pénale simplifiée, à juge unique, sans débat contradictoire, sans enquête préalable, celle de l’ordonnance pénale, la même qui est prévue en matière de contraventions au code de la route ou encore de consommation de produits stupéfiants... Cette loi, une fois votée, instituera l’infraction aux droits d’auteurs !

Ces solutions ne sont donc pas satisfaisantes.

D’une part, nous avons déjà eu l’occasion de tester l’efficacité du recours à un arsenal juridique sévère : trois ans après l’adoption de la loi DADVSI, le délit de contrefaçon, jugé excessif, n’a toujours pas été appliqué, et c’est tant mieux. D’autre part, le pouvoir d’appréciation du juge sera entaché par une procédure peu respectueuse des droits de la défense.

Ce texte retire à la Haute autorité pour la diffusion des œuvres et la protection des droits sur internet le pouvoir de sanction pour le rendre à l’autorité judiciaire. Mais quel sera le rôle de cette dernière si le dossier préparé par la Haute autorité ne laisse au juge qu’une marge de manœuvre ténue ?

Pour toutes ces raisons, il y a fort à parier que le texte que nous examinons aujourd’hui ne passera pas, lui non plus, le barrage du Conseil constitutionnel, qui invoquera certainement les principes de séparation des pouvoirs et de proportionnalité des peines, sans oublier le respect des droits de la défense.

Madame le ministre d’État, monsieur le ministre, vous nous proposez un texte pénal, alors que nous voulions seulement instituer la responsabilisation des utilisateurs d’internet par la riposte graduée tout en redonnant du souffle à l’économie de la filière culturelle.

S’entêter à considérer les jeunes qui échangent des fichiers comme d’épouvantables criminels en puissance, c’est l’inverse de la philosophie qui nous avait inspirés jusqu’à maintenant. Pourquoi choisir de faire glisser le Parlement sur la pente répressive ?

Comment redonner du souffle en faveur des artistes et de leur rémunération ? Car, ne nous leurrons pas, à l’instar de la musique, ni le cinéma, ni la littérature, ni aucun pan de la création culturelle ne sera épargné par ces problématiques. La question qui reste en suspens est bien celle de l’économie globale du secteur culturel.

Monsieur le ministre, ce nouveau projet de loi ne mettra pas un point final à la saga législative du numérique. Il est urgent d’envisager, comme les États-Unis sont déjà en train de le faire, la mise en place d’un système de licence globale.

Rien dans ce projet de loi ne permet pour l’instant d’envisager l’avenir de la culture avec optimisme. C’est pourquoi je m’abstiendrai. (Applaudissements sur certaines travées du RDSE, ainsi que sur les travées du groupe socialiste et du groupe CRC-SPG.)

M. le président. La parole est à M. Jean Louis Masson.

M. Jean Louis Masson. Monsieur le président, madame le ministre d’État, monsieur le ministre, mes chers collègues, internet intervient à l’échelle du monde. Il relève donc, à tout le moins, d’une coordination européenne. Or, sur ce dossier, il est extrêmement regrettable que l’Union européenne n’ait pas fixé de manière plus précise – nous n’en sommes actuellement qu’à des ébauches – une ligne d’action applicable dans tous les États membres.

L’Union européenne s’occupe de bien des choses : peut-on fabriquer du vin rosé en mélangeant du vin rouge avec du vin blanc ? Jusqu’à quel point peut-on tolérer des cornichons courbés ou des carottes fourchues ? (Sourires.) Oui, chers collègues, l’Union européenne vient de remettre en cause la réglementation qui existait depuis plusieurs années et qui interdisait la vente de carottes fourchues…

L’Union européenne s’occupe donc de mille choses qui n’ont vraiment aucune importance, mais elle est quasi absente dans certains domaines où elle pourrait être efficiente. On ne peut que le regretter.

Certes, actuellement, des réflexions sont en cours. Il aura donc fallu attendre de nombreuses années, et assister à l’explosion d’internet, pour que les institutions européennes, notamment le Parlement, commencent à envisager la possibilité de s’intéresser au dossier !

Si la situation est aujourd’hui ce qu’elle est, c’est du fait de la carence européenne : l’Europe n’a pas fait son travail, laissant chaque pays essayer de gérer au mieux le système.

Ce n’est pas pour autant, mes chers collègues, que je suis favorable au projet de loi qui nous est soumis.

Lorsque nous avons examiné le premier projet de loi HADOPI, j’avais souligné qu’il n’était manifestement pas conforme à la Constitution et que le Conseil constitutionnel le censurerait. C’est ce qui est arrivé !

Je ne comprends pas l’entêtement dont fait preuve le Gouvernement, sur ce point comme sur beaucoup d’autres. Je trouve extrêmement regrettable qu’il tente un passage en force. Le texte a été retoqué par le Conseil constitutionnel ? Le Gouvernement revient à la charge !

C’est comme pour le travail du dimanche. Quand les choses ne vont pas dans votre sens, vous revenez à la charge jusqu’à obtenir ce que vous voulez.

Cette attitude des pouvoirs publics, en particulier de ceux qui nous dirigent au plus haut niveau, est extrêmement regrettable, raison pour laquelle je voterai contre ce projet de loi.

M. le président. La parole est à M. David Assouline.

M. David Assouline. Monsieur le ministre, en novembre 2003, votre prédécesseur travaillait déjà à un texte visant à protéger le droit d’auteur dans la société de l’information.

Quatre ministres, deux présidents de la République, presque six années et bientôt trois lois plus tard, il est d’autant plus triste de constater que nous en sommes toujours au même point, que le débat public sur le sujet s’est enlisé dans une impitoyable guerre de tranchées entre défenseurs du droit d’auteur et tenants d’une liberté sans limite sur internet.

Que de temps perdu au nom de l’urgence !

Comme les lois du 1er août 2006 et du 12 juin 2009, ce texte s’inscrit, en effet, dans une stricte perspective de défense d’un modèle économique préexistant, sans jamais sérieusement envisager son adaptation à ce qu’il est convenu d’appeler la « révolution numérique ».

Pourquoi serait-il impossible de faire évoluer ce modèle tout en préservant le principe fondateur et proprement révolutionnaire de notre droit d’auteur, à savoir ce droit moral auquel sont si attachés les artistes, aux quatre coins du monde, et si redevables à la France d’en avoir été la pionnière ? Comme l’affirmait si hautement Victor Hugo dans son discours d’ouverture du Congrès littéraire international de 1878 : « L’écrivain propriétaire, c’est l’écrivain libre. Lui ôter la propriété, c’est lui ôter l’indépendance. »

Nous, sénateurs socialistes, n’oublions jamais l’origine révolutionnaire du droit d’auteur, avec les lois fondatrices de 1791 et de 1793 ! Ne perdons jamais de vue qu’il fallut des majorités de gauche pour réformer, dans le consensus – j’y insiste –, le régime du droit d’auteur au XXsiècle, avec la loi Defferre du 11 mars 1957, puis avec la loi Lang du 3 juillet 1985 !

Or, comme les législations précédentes, celle que l’on a sous les yeux fait le pari qu’une nouvelle autorité administrative indépendante apportera, quasiment à elle seule, des réponses suffisantes à une véritable question de société, touchant tant à l’avenir de la création artistique qu’à l’évolution des usages économiques et sociaux d’internet.

Bien sûr, comme les deux textes l’ayant précédé, le projet de loi HADOPI 2 est discuté avec engagement de la procédure accélérée, donc en urgence, quelques jours seulement après la censure par le Conseil constitutionnel du projet HADOPI 1 initial.

Ainsi notre commission a-t-elle été saisie du projet de loi le 24 juin pour rendre son rapport le 1er juillet ! Qui plus est, le contenu du texte modifie la loi pénale, sans pour autant que notre assemblée puisse bénéficier de l’avis des membres de la commission des lois.

En tout état de cause, personne n’ignore les réticences du Conseil d’État quant à la régularité des dispositions pénales dont HADOPI 2 est le support pour pallier les failles de HADOPI 1, ce qui a d’ailleurs amené notre rapporteur – toujours volontaire – à travailler, apparemment sans guère de conviction, à la « sécurisation juridique » du dispositif.

Mais il est vrai que le Gouvernement n’avait d’autre possibilité que d’en passer par la loi pénale, sauf à priver la fameuse « riposte graduée » de son volet réellement dissuasif.

Or, selon les représentants des ayants droit, la dissuasion n’opérera chez les adeptes du téléchargement illégal que si les sanctions tombent en nombre suffisant pour ne pas laisser place aux calculs de probabilité ; c’est bien sur ce point que se fondent les promoteurs du texte.

Sur ce plan, l’étude d’impact annexée au projet de loi laisse songeur : sur 450 000 échanges quotidiens de fichiers illégaux – c’est, me semble-t-il, une appréciation a minima – seuls 10 000 seraient suivis de l’envoi d’un « message primaire » et 3 000 de l’envoi d’une lettre par la HADOPI.

Finalement, 50 000 actes de ce type feraient l’objet d’un signalement à l’autorité judiciaire, soit moins de 0,03 % du volume total des infractions supposées. Autrement dit, une goutte d’eau dans la mer !

De surcroît, la situation misérable de notre justice ne permet pas d’envisager le traitement efficace de 50 000 affaires supplémentaires par an. Sauf à maintenir ces tribunaux de proximité victimes de la nouvelle carte judiciaire, madame le garde des sceaux...

Pour contourner ce sérieux problème d’administration de la justice, le Gouvernement a choisi d’assimiler les infractions instaurées par son texte à celles qui sont prévues par le code de la route et, en conséquence, de les soumettre aux mêmes procédures de jugement simplifiées dites du juge unique et de l’ordonnance pénale, et ce alors que la commission des lois du Sénat s’est toujours opposée à l’extension du champ d’application de cette dernière procédure.

Cependant, ni dans ses caractéristiques matérielles ni dans ses conséquences potentielles pour la société, l’infraction au code de la propriété intellectuelle principalement visée par le projet de loi, c’est-à-dire le si vague « manquement à l’obligation de surveillance de son accès à internet », n’est comparable aux comportements délictuels de certains chauffards.

Perpétuellement confrontés à la multiplication de lois pénales bavardes et imprécises dont ils cherchent souvent vainement les justes modalités d’application, les magistrats vont donc devoir digérer très vite ce nouveau texte, alors qu’ils sont déjà notablement en sous-effectifs pour rendre correctement la justice à droit constant.

À cet égard, madame le garde des sceaux, des questions simples me viennent à l’esprit.

Vous évaluez à quatre-vingt-trois le nombre d’emplois à temps plein nécessaires pour assurer l’application de ce projet de loi. Pouvez-vous dès lors nous informer de la date prévisionnelle de création de ces postes ?

Ces fonctions devront-elles être plutôt assurées par des magistrats et des fonctionnaires expérimentés ou par de jeunes recrues ?

Quel budget sera affecté en année pleine à la formation de ces personnels ?

Faute de réponses concrètes à ces questions, le côté bancal du dispositif nous semble évident.

Mais, au-delà des moyens, l’application des dispositions du projet de loi soulève de multiples questions juridiques. Ainsi, le ministère public ne peut-il recourir à l’ordonnance pénale que lorsqu’il résulte de l’enquête judiciaire que les faits reprochés au prévenu sont établis.

Parallèlement, les renseignements concernant notamment les ressources et les charges de la personne poursuivie doivent être suffisants pour permettre la détermination de la peine.

Or l’établissement des faits reprochés aux prévenus et la connaissance de leur situation exigeront vraisemblablement la conduite de perquisitions à leur domicile ou la saisie de pièces à conviction, comme des disques durs d’ordinateur, toutes opérations devant être autorisées par une ordonnance motivée du président du tribunal de grande instance compétent et devant se dérouler avec l’assistance d’officiers de police judiciaire.

Autrement dit, les dispositifs de poursuite des auteurs présumés des délits prévus aux articles L. 335-2, L. 335-3 et L. 335-4 du code de la propriété intellectuelle risquent de devenir rapidement, pour paraphraser un représentant d’un syndicat de magistrats, « monstrueux à gérer ».

Votre étude d’impact, madame le garde des sceaux, semble donc bien peu réaliste.

Dans ces conditions, il est quasiment utopique d’imaginer que pourra être rapidement traité un contentieux de masse, car c’est bien de cela qu’il s’agira.

Pourquoi avoir donc bricolé à la va-vite, sans prendre le temps de la concertation ni même celui d’un travail parlementaire serein, ce dispositif pénal bancal, qui complexifie encore un peu plus l’arsenal répressif existant, en particulier depuis la loi DADVSI ? Car nous ne sommes pas dépourvus de lois, mes chers collègues, songez-y…

Après la décision du Conseil constitutionnel du 10 juin dernier, la sagesse aurait voulu que le Gouvernement se range au conseil que nous lui donnions sur ces travées, dès la discussion de la future loi d’août 2006, en l’appelant à organiser un large processus de concertation mettant en présence tous les acteurs concernés.

Loin de nous l’idée de vouloir par là valoriser quelques thuriféraires des nouvelles technologies, voyant uniquement dans le World Wide Web un espace de liberté sans contrainte, c’est-à-dire un poulailler libre ouvert à n’importe quel renard libre. Au risque, naturellement, de voir disparaître les plus faibles...

Malheureusement, HADOPI 2, comme HADOPI 1, passe à côté de la question essentielle restée pendante depuis les prémices de la révolution numérique : quel avenir souhaitons-nous réserver au droit d’auteur « à la française » auquel nous tenons, c’est-à-dire au droit moral, fondement indiscutable de notre exception culturelle et vecteur primordial de diffusion et de diversité des œuvres ?

Ce ne sont pas les quelques mesures de la loi du 12 juin dernier supposées inciter au développement des offres légales qui suffiront à répondre. Depuis le début, on nous presse : faites vite une loi, nous dit-on, et, en attendant, nous allons développer une offre concurrente qui diminuera le téléchargement illégal. Mais nous ne voyons rien venir de significatif, ou si peu… D’autant moins que, pour ce qui est du cinéma, le CNC s’est montré incapable de trouver un terrain d’entente avec l’ensemble de la filière pour remettre concrètement à plat la chronologie des médias.

Quel est donc le sens de tout le processus législatif initié il y a trois ans, dans les conditions et avec les résultats que l’on connaît, si l’usine à gaz mise en place par HADOPI 1 et HADOPI 2, qui est destinée à dissuader nos concitoyens d’échanger des fichiers illégaux, n’est pas accompagnée d’offres légales aux contenus riches, diversifiés, accessibles à tous de manière simple et bon marché ?

À l’heure de la révolution numérique, qui brise nombre de traditions et de codes culturels multiséculaires, il s’agit plus fondamentalement pour les responsables politiques de relever un défi d’une rare complexité : réussir à réguler les usages et le fonctionnement des nouveaux réseaux de communication électronique afin de permettre la diffusion la plus large possible des œuvres culturelles sur support numérique, dans le respect du droit exclusif des artistes de décider du sort de leurs créations.

Comme vous l’avez vous-même reconnu, monsieur le ministre, ce chantier d’ampleur historique nécessitera évidemment d’engager une réflexion approfondie sur le devenir de la rémunération des créateurs.

En effet, dans un pays comme le nôtre, où plus de 18 millions d’internautes bénéficient d’un accès à haut débit, il est primordial de rechercher le consensus, de cesser de diviser les Français et de les monter les uns contre les autres, notamment les créateurs et les « consommateurs de culture », pour inventer de nouvelles formes de rémunération des créateurs, sans céder à la logique facile du copyright à l’américaine, alternative que nous rejetons.

Dans cette perspective, il sera sans doute inévitable de mettre à contribution les fournisseurs d’accès à internet, dont l’essor de l’activité est notamment lié à la richesse et à la qualité des contenus culturels disponibles, et qui bénéficient donc d’un transfert de valeur économique substantiel, en partie au détriment du financement de la création.

Monsieur le ministre, si vous lancez ce chantier, et le plus tôt serait le mieux, vous trouverez chez les sénateurs socialistes des partenaires responsables et vigilants, animés de l’esprit de Jean Zay, le ministre de l’éducation nationale et des beaux-arts du Front populaire, lorsque celui-ci lança, en août 1936, un grand projet visant à redéfinir la place des « travailleurs intellectuels » dans la société démocratique.

Cessez de faire croire qu’une digue virtuelle peut tenir face à la déferlante de la révolution numérique ! Inventons ensemble, monsieur le ministre, et nous serons présents, le nouveau modèle économique de la diffusion culturelle à l’heure de la révolution numérique. (Applaudissements sur les travées du groupe socialiste et du groupe CRC-SPG, ainsi que sur certaines travées du RDSE.)