M. Hugues Portelli, rapporteur. Le second sujet porteur d’incertitudes concerne les perspectives de développement du nouveau contentieux.

Il paraît aujourd’hui impossible de prédire avec certitude l’ampleur que prendra le contentieux du contrôle de constitutionnalité a posteriori. La situation se présentera peut-être de manière très différente selon les juridictions.

Depuis 1974, il convient de le rappeler, la quasi-totalité des lois concernant les droits et libertés a été soumise au Conseil constitutionnel, de sorte que le nombre de dispositions législatives contraires à la Constitution, même antérieures à 1958, ne devrait pas être infini.

La jurisprudence des cours suprêmes et du Conseil constitutionnel devraient donc réguler les flux et concentrer les questions sur les problèmes de constitutionnalité les plus importants.

Dans cette perspective, on peut penser qu’une synergie s’instaurera entre le Conseil constitutionnel, d'une part, et le Conseil d’État et la Cour de cassation, d'autre part, dans un dialogue de juges renforcé.

Sous le bénéfice de ces observations, la commission des lois vous propose, mes chers collègues, d’adopter le projet de loi organique ainsi modifié. (Applaudissements sur les travées de l’UMP et de l’Union centriste, ainsi que sur certaines travées du RDSE.)

Mme la présidente. La parole est à Mme Nicole Borvo Cohen-Seat.

Mme Nicole Borvo Cohen-Seat. Madame la présidente, monsieur le secrétaire d'État, mes chers collègues, le projet de loi organique que nous examinons aujourd’hui a pour objet de mettre en application l’article 61-1 de la Constitution tel qu’il ressort de la réforme du 23 juillet 2008 et de mettre en œuvre le mécanisme d’exception d’inconstitutionnalité.

Cet article prévoit que, dorénavant, tout citoyen pourra contester, de manière indirecte, lors d’un procès, à l’exception des procès en cour d’assises, la régularité d’une loi au regard de la Constitution.

La réforme institue un système de double filtrage : celui de la juridiction saisie au fond et celui qui est prévu devant les juridictions supérieures – Cour de cassation et Conseil d’État.

Ainsi, les juridictions du fond devront statuer sans délai sur la question posée par le justiciable et en motivant leurs décisions. Dans le cas où la disposition contestée intéresse le litige, que le Conseil constitutionnel ne l’a pas déjà déclarée conforme, « sauf changement de circonstances », ou si elle revêt un caractère sérieux, les juges du fond devront transmettre la requête soit au Conseil d’État, soit à la Cour de cassation.

Ces institutions auront trois mois pour donner suite et transmettre, par décision motivée, au Conseil constitutionnel, qui rendra, lui aussi, une décision motivée dans les trois mois à la suite d’un débat contradictoire

Ainsi, se met en place, avec cette réforme, un contrôle a posteriori de la loi votée par le Parlement, qui pourra se voir abrogée par le Conseil constitutionnel.

Nous avons eu l’occasion de nous exprimer lors de la révision constitutionnelle sur l’article 61-1, que nous n’avons pas voté.

Je rappelle notre position : qu’il soit clair que nous sommes favorables au principe du contrôle de constitutionnalité d’une loi par les citoyens eux-mêmes, à condition, bien entendu, d’une part, que cela constitue une avancée démocratique dans le respect de leurs droits et libertés, d’autre part, que la sécurité juridique soit assurée, et donc, que la loi ne soit pas incertaine sous l’effet de recours interjetés devant le juge.

J’ajoute que le citoyen pouvant saisir la Cour de justice des Communautés européennes d’une disposition législative dès lors qu’il estime que les droits et libertés résultant de la Convention européenne de sauvegarde des droits de l’homme et des libertés fondamentales ne sont pas garantis, il paraissait bien anachronique qu’il ne puisse rien faire s’il estime que ses droits résultant de notre Constitution ne sont pas respectés par la loi !

Notre critique de l’article 61-1 de la Constitution tient, d’abord, à la composition du Conseil constitutionnel – je vais y revenir – et à la procédure qui suit la sanction d’inconstitutionnalité.

En effet, nous considérons que, quel que soit le mode de saisine, la déclaration d’inconstitutionnalité devrait avoir pour conséquence non pas la suppression par le Conseil constitutionnel des dispositions litigieuses de la loi, voire de la loi elle-même, mais de provoquer un retour au Parlement. C’est à lui qu’il devrait appartenir de décider, sous la forme du vote en matière constitutionnelle, s’il veut abroger la loi ou réviser la Constitution –quoi de plus normal puisque le législateur est constituant ?

En réalité, notre abstention sur cet article 61-1 et, donc, sur la loi organique tient principalement à la nature du Conseil constitutionnel en France.

Les pouvoirs que lui confère l’article 61-1 en font une Cour constitutionnelle – M. Badinter avait d’ailleurs sollicité cette dénomination sans succès ! Or, en l’état, le mode de désignation de ses membres le prive, à mon sens, d’une légitimité démocratique suffisante.

J’observe que, dans la plupart des pays européens, si les cours constitutionnelles sont, comme le Conseil constitutionnel en France, désignées par des instances politiques, les mécanismes sont différents.

Les juges constitutionnels sont généralement élus par le Parlement à une majorité qualifiée – ce n’est pas la même chose que l’article 13 de notre nouvelle Constitution ! – et pour certaines de ces cours, le pouvoir judiciaire participe de leur désignation.

Il n’est rien de semblable en France où le Conseil constitutionnel, du fait de son mode de désignation et de l’évolution hyper-présidentialiste de nos institutions, risque d’être toujours très majoritairement lié à la couleur présidentielle.

Il comprend, en outre, un anachronisme s’il en est : je veux parler des anciens Présidents de la République nommés à vie, qui risquent d’y être de plus en plus nombreux. Le Gouvernement a refusé de bouger, même sur ce point !

Aussi comprendrez-vous que nous ne pouvons que confirmer notre point de vue à l’occasion de l’examen de la loi organique, qui ne peut en rien modifier ces anomalies, et je le regrette !

Je voudrais néanmoins évoquer quelques aspects de cette dernière.

En effet, il est à craindre, dans la pratique, que seuls les justiciables les plus aisés ou les groupes de pression n’aient la possibilité de mettre en œuvre les dispositions de cette réforme. Il y aurait donc là une remise en cause du principe d’égal accès à la justice pour l’ensemble des citoyens, la majoration de l’aide juridictionnelle n’étant, de toute évidence, pas suffisante eu égard au coût de la défense devant les juridictions supérieures.

Le fait d’instaurer un double filtrage peut s’avérer un obstacle tel qu’il dépossède le citoyen de son droit. En effet, les conditions du filtrage laissent une large part à l’interprétation des juges. Ainsi, le président du Conseil national des barreaux, Thierry Wickers, a pu préciser que « Dans les pays où ces types de filtre avaient été instaurés, ils ont été très vite abandonnés, car jugés justement trop filtrants ». On peut ainsi parfaitement imaginer que les juridictions se reconnaissent compétentes pour trancher la question.

Par ailleurs, il existe, entre la juridiction administrative et la juridiction judiciaire, un risque de divergences susceptible de remettre en cause l’unité de la jurisprudence, risque qui peut être accentué, notamment, en raison du flou de la notion de « changement des circonstances ».

On nous dit que ces filtres seraient destinés à éviter l’engorgement. Précisément, le président de la Cour de cassation, M. Vincent Lamanda, craint qu’en l’état actuel des moyens de la justice et du fait d’une multiplication du nombre des recours, conséquence de la judiciarisation accrue de notre société, les délais, même s’ils sont limités en matière de contrôle de constitutionnalité, ne soient encore plus longs. Or les justiciables se plaignent déjà de la lenteur de la justice !

Les juridictions, qui vont avoir pour rôle de filtrer les recours, vont ainsi voir leurs tâches s’alourdir. Cependant, rien n’est dit à ce sujet, alors que des formations seront nécessaires, de l’avis même des intéressés, comme l’a rappelé M.  Bertrand Mathieu lors de son audition. Encore une fois, la question des moyens dévolus à la justice est posée.

Le procureur général près la Cour de cassation, M. Jean-Louis Nadal, souhaite, lui, un renforcement du dialogue entre le Conseil d’État, la Cour de cassation et le Conseil constitutionnel pour éviter un afflux trop important des demandes dans les premiers temps, notamment en raison de la notion assez floue du « changement des circonstances ». Or la réforme institue, de fait, une hiérarchie au profit du Conseil constitutionnel.

Ma dernière remarque concerne la nature du contrôle de constitutionnalité. Dorénavant, la loi sera soumise à un contrôle a priori et a posteriori. Cela fait peser un véritable risque sur la sécurité juridique : une loi en application depuis des années, qui a donc créé des droits, pourra ainsi être abrogée à tout moment.

Rappelons que, selon l’article 62 de la Constitution, « Une disposition déclarée inconstitutionnelle sur le fondement de l’article 61-1 est abrogée à compter de la publication de la décision du Conseil constitutionnel ou d’une date ultérieure fixée par cette décision. Le Conseil constitutionnel détermine les conditions et limites dans lesquelles les effets que la disposition a produits sont susceptibles d’être remis en cause. »

Ainsi, c’est au Conseil constitutionnel qu’il revient de décider de la date d’abrogation. Comme le souligne le professeur Dominique Rousseau, « il est donc possible que le justiciable à l’initiative de la saisine ne puisse pas, personnellement, bénéficier de cette abrogation », ce qui accentuera son sentiment d’injustice.

J’ajoute que l’absence de légitimité démocratique suffisante du Conseil constitutionnel ne rend pas évidente pour les intérêts du justiciable la priorité donnée au contrôle de constitutionnalité sur le contrôle de conventionalité, priorité qui paraît pourtant logique en droit, et que j’approuve.

Je ne prendrai qu’un exemple. La France a été condamnée à plusieurs reprises par la Cour européenne des droits de l’homme, la CEDH, pour durée excessive de la détention provisoire. La loi du 5 mars 2007, votée, précisons-le à la suite de l’affaire d’Outreau, a modifié l’article 144 du code de la procédure pénale pour « encadrer le recours à la détention provisoire ». Or, le maintien de la notion vague de « risque de trouble à l’ordre public » n’a pas été contesté par le Conseil constitutionnel a priori. Il est donc possible, il est même certain qu’un recours par un justiciable ne sera pas suivi d’effet auprès du Conseil constitutionnel, alors que la CEDH le jugera finalement recevable et pourra de nouveau condamner la France pour le motif précité.

En réalité, le fait que le Gouvernement refuse que l’on discute du statut des membres du Conseil constitutionnel au motif que cela ne découle pas directement de l’application de l’article 61-1 pose un grave problème.

Je le répète, cette réforme, qui fait du Conseil constitutionnel une Cour constitutionnelle, une sorte de Cour suprême, sans modifier aucunement l’institution elle-même, est choquante et il est regrettable que les parlementaires s’en accommodent !

Mon groupe s’abstiendra. Pour être tout à fait claire, si nous choisissons de nous abstenir plutôt que de voter contre, c’est par respect des citoyens : nous souhaitons qu’ils aient le droit de contester la constitutionnalité d’une loi ; mais nous voulons manifester, par notre abstention, les réserves qu’il y a lieu de souligner concernant l’exercice effectif de ce droit.

Mme la présidente. La parole est à M. François Zocchetto.

M. François Zocchetto. Madame la présidente, monsieur le secrétaire d’État, mes chers collègues, avec l’examen de ce projet de loi organique, nous entrons dans une nouvelle étape de la mise en application de l’ensemble des dispositions de la révision constitutionnelle votée il y a maintenant plus d’un an.

Le texte ouvre au justiciable la possibilité de saisir le Conseil constitutionnel.

La question de constitutionnalité s’inscrit en cohérence avec les principes de notre droit. Elle réaffirme la hiérarchie des normes juridiques, dans le respect de notre architecture constitutionnelle. La primauté de la Constitution sur les règles de droit interne se trouve ainsi réaffirmée.

On peut espérer que cette réforme permettra de mettre fin à un curieux paradoxe qui amenait le citoyen soucieux de faire valoir certains de ses droits à valeur constitutionnelle à se tourner vers les juridictions européennes, et non vers un juge français.

Aujourd’hui, il est impossible au justiciable de soulever le moyen tiré de l’inconstitutionnalité d’une loi. C’est, selon moi, une anomalie. Désormais, ce moyen pourra être soulevé au cours de toute instance, devant toute juridiction, qu’elle relève du Conseil d’État ou de la Cour de cassation.

Cette évolution était d’autant plus attendue que la France avait, à ce sujet, un retard à combler par rapport à la plupart de ses voisins européens.

En effet, une majorité des cours constitutionnelles européennes, comme les cours italienne ou allemande, ont été d’emblée conçues pour être accessibles aux citoyens.

Cette réforme ne fait donc que mettre, un peu tardivement, la France au diapason de la plupart des démocraties, notamment européennes.

Le président Badinter avait ouvert la voie à de nombreuses reprises vers cette évolution. (M. Robert Badinter opine.) Aujourd’hui, nous avons la concrétisation des attentes des uns et des autres.

Si la réforme de 1974 a conduit à une quasi-systématisation du contrôle du Conseil constitutionnel sur les textes présentant un doute sérieux quant à leur constitutionnalité, ce contrôle exercé à titre préventif se trouvera désormais complété par un mécanisme à vocation curative, a posteriori.

Le présent projet de loi permettra ainsi de s’assurer de la conformité à la Constitution de l’ensemble de notre corpus législatif, aussi bien pour les textes entrés en vigueur avant 1974 que pour ceux qui ont été adoptés depuis et qui n’ont jamais été soumis au Conseil au simple motif qu’ils étaient présumés ne pas poser de difficulté sérieuse.

À ce propos, nous pouvons nous interroger sur les conséquences très importantes qu’est susceptible d’emporter l’abrogation de lois anciennes, jamais soumises au contrôle du Conseil constitutionnel et pourtant appliquées depuis des décennies. N’allons-nous pas rencontrer des problèmes au regard de l’exigence de sécurité juridique ? Des distorsions ne vont-elles pas apparaître entre, d’une part, des décisions anciennes, définitives, ayant l’autorité de la chose jugée et, d’autre part, des décisions sur le même thème, différentes du fait d’une remise en cause par le Conseil constitutionnel de dispositions législatives ?

Monsieur le secrétaire d’État, il serait bon que vous nous éclairiez sur ce sujet, qui constitue un motif d’inquiétude. Efforçons-nous de nous prémunir, à l’occasion de cette réforme, contre le risque d’une insécurité juridique qui pourrait générer de l’incompréhension chez nos concitoyens.

Dans l’ensemble des pays ayant mis en place un contrôle de constitutionnalité a posteriori, la question de l’existence ou non d’un filtrage des requêtes a, le plus souvent, largement conditionné sa viabilité. Ici, le débat a été tranché par le texte même de l’article 61-1, qui dispose que le Conseil constitutionnel devra être saisi de cette question « sur renvoi du Conseil d’État ou de la Cour de cassation ».

Ce n’est donc pas le projet de loi organique qui instaure ce filtre, puisque celui-ci est expressément prévu par la Constitution modifiée. Le projet de loi organique ne vise qu’à définir ses conditions de mise en œuvre.

Lors de l’examen de ce texte à l’Assemblée nationale, nos collègues députés ont accompli, comme l’a dit le rapporteur, un travail significatif.

Ils ont notamment souhaité renforcer le droit ouvert par l’article 61-1 en favorisant les mécanismes de transmission et de renvoi de la question de constitutionnalité.

On doit d’ailleurs saluer une modification d’ordre sémantique qui a son importance : le texte soumis à notre assemblée qualifie de « prioritaire » cette question de constitutionnalité.

L’utilisation du terme « prioritaire » dans le projet de loi organique porte, peut-être, à discussion, mais elle n’en implique pas moins que le moyen tiré de l’inconstitutionnalité d’une disposition législative puisse être examiné avant tous les autres et aussi que cet examen soit conduit avec célérité puisque prioritaire.

Je tenais également à revenir sur la question du délai.

Dans sa version initiale, le projet de loi organique ne fixait aucun délai au juge pour transmettre à la juridiction suprême la question de constitutionnalité.

Nos collègues députés ont exprimé la crainte que le juge n’attende la mise en état de l’affaire pour se prononcer sur le moyen tiré de l’inconstitutionnalité d’une disposition législative, le privant de son principal intérêt.

Ils ont ainsi prévu que le juge transmette « sans délai et dans la limite de deux mois » la question prioritaire de constitutionnalité au Conseil d’État ou à la Cour de cassation.

Il est vrai que ce délai de deux mois imparti aux juridictions pour statuer pourrait induire des effets pervers. Le juge du fond ne sera-t-il pas tenté de laisser courir le délai afin de laisser à la cour suprême le soin de statuer ?

Dans une telle hypothèse, le premier filtre ne jouerait pas ; le Conseil d’État et la Cour de cassation pourraient se trouver engorgés, ce qui entraînerait un allongement des procédures, à rebours de l’objectif poursuivi.

Je me réjouis donc de l’adoption, en commission, d’un amendement déposé par le rapporteur supprimant ce délai impératif, ce qui devrait apporter une souplesse accrue à la procédure.

S’agissant de la question des incompatibilités imposées aux membres du Conseil constitutionnel, comme le rapporteur et plusieurs de mes collègues de la commission des lois, je me suis interrogé : la juridictionnalisation des missions du Conseil constitutionnel ne devrait-elle pas conduire à adapter le régime d’incompatibilités de ses membres afin d’éviter tout conflit d’intérêts ?

M. Robert Badinter. Certainement !

M. François Zocchetto. Le dispositif proposé en matière d’incompatibilités imposées aux membres du Conseil constitutionnel devra certainement être renforcé si nous votons le présent projet de loi organique.

Actuellement, c’est le règlement du Conseil constitutionnel qui prévaut. Or ce règlement ne répond qu’en partie à l’objectif de prévention de tout conflit d’intérêts.

On conçoit fort bien que des problèmes spécifiques puissent survenir pour les membres du Conseil constitutionnel exerçant par ailleurs des activités qui ne se limitent pas, comme on avait pu l’imaginer à un moment, à celles qui relèvent des professions d’avocat, d’officier public ou d’officier ministériel.

Plus largement, un certain nombre de personnes n’exerçant pas les professions que je viens d’évoquer sont fréquemment amenées à intervenir dans des procédures contentieuses, par exemple, et sans que ce soit limitatif, dans les procédures applicables devant les conseils de prud’hommes, les tribunaux administratifs, les différentes juridictions fiscales ou encore les tribunaux des baux ruraux

Bref, à mes yeux, plus que l’exercice d’une profession en tant que telle, c’est l’acte accompli par la personne qui intervient dans l’instance qui compte.

Nous avons choisi, et je crois que c’est la sagesse, de nous référer au règlement intérieur du Conseil constitutionnel, lequel, je n’en doute pas, sera en mesure d’apporter toute l’attention nécessaire à cette question.

Pour finir, je voudrais rendre hommage, et ce n’est pas une clause de style, à notre rapporteur, Hugues Portelli, dont le travail et l’indépendance font honneur à la fonction de parlementaire. (Applaudissements sur les travées de lUnion centriste et de lUMP. – M. Jacques Mézard applaudit également.)

(M. Jean-Léonce Dupont remplace Mme Catherine Tasca au fauteuil de la présidence.)

PRÉSIDENCE DE M. Jean-Léonce Dupont

vice-président

M. le président. La parole est à M. Robert Badinter.

M. Robert Badinter. Monsieur le président, monsieur le secrétaire d'État, mes chers collègues, je tiens à m’associer à l’hommage qui vient d’être rendu au travail du rapporteur.

Je tiens aussi à dire que, si notre ami Jean-Pierre Sueur m’a cédé la priorité dans la discussion générale, c’est parce que l’essentiel sera dans son propos : le cœur du débat lui revient. Mon propos, lui, sera rétrospectif et prospectif, mais d’ordre général.

Pourquoi « rétrospectif » ? Parce que, à cette tribune, j’ai envie de m’écrier : enfin ! (Sourires.)

Voilà plus de deux décennies en effet que je souhaite, avec d’autres, très ardemment que les justiciables français puissent demander dans le cours d’un procès que soit déclarée non conforme à la Constitution une loi qui porterait atteinte à leurs droits et libertés garantis par cette même Constitution, sous réserve, bien entendu, que cette loi n’ait pas déjà fait l’objet d’une décision du Conseil constitutionnel. Deux décennies…

Cette exception d’inconstitutionnalité, comme on l’appelait et que l’on nomme aujourd'hui « question prioritaire de constitutionnalité », elle était nécessaire !

Il est prodigieux de penser – et, en termes de sociologie juridique, l’on s’interrogera d’ailleurs longtemps – que cette nécessité n’ait pas été reconnue tant elle était évidemment nécessaire, et cela pour deux raisons.

En premier lieu, le contrôle a priori, abstrait, de constitutionnalité, essentiellement exercé aujourd'hui – au-delà des quatre plus hautes instances de l’État – sur saisine des parlementaires est, par définition, partiel : nombre de lois lui échappent, ou par indifférence ou pour des raisons politiques.

Je citerai, à titre d’exemple, les lois mémorielles. Dieu sait qu’elles posaient des problèmes de constitutionnalité, mais aucune n’a été déférée au Conseil constitutionnel : la chose était politiquement trop sensible…

Un texte me tenait particulièrement à cœur, le nouveau code pénal, instrument considérable, voté, après de très longs travaux parlementaires, en 1994. J’attendais au Palais-Royal, je guettais même la saisine par le Premier ministre afin qu’un contrôle a priori intervienne et nous permette ensuite de ne plus nous interroger sur la constitutionnalité de telle ou telle disposition. Eh bien, rien n’est venu !

Indépendamment de ces lois qui sont « oubliées » pour des raisons politiques ou parce qu’on les considère comme des textes de consensus, il y a un deuxième cas : certaines lois, notamment en matière fiscale ou sociale – lois généralement complexes dans le détail –, se révèlent, dans leur application, porteuses d’inconstitutionnalités que personne, au moment de leur discussion, n’avait décelées, le cas le plus commun, souvent évoqué, étant celui de la rupture d’égalité entre justiciables.

Enfin, demeure, évidemment, le cas des lois antérieures à l’institution du contrôle de constitutionnalité en France.

En toute logique juridique, dès lors qu’on avait instauré un contrôle de constitutionnalité, contrôle dont de surcroît, grâce à la révision de 1974, on avait, disons-le, largement étendu le champ, on ne pouvait conserver de pareilles lacunes.

Il fallait donc compléter le dispositif en instaurant un mécanisme de contrôle a posteriori, cette fois-ci concret, dont le justiciable pourrait bénéficier face à une loi dont on lui ferait application et qui, à ses yeux, porterait atteinte à ses droits et libertés constitutionnels.

En second lieu, cette protection nécessaire du justiciable me paraissait une exigence d’autant plus essentielle que, comme cela a déjà été relevé, notamment par M. le rapporteur et par M. Zocchetto, nous avions atteint un point de contradiction juridique insoutenable, très exactement depuis octobre 1981.

Un des jours de ma vie publique auquel j’attache le plus de prix est celui où je me suis rendu à Strasbourg pour lever les réserves barrant au justiciable français l’accès à ce qui était alors la Commission européenne des droits de l’homme et, surtout, à la Cour européenne des droits de l’homme.

Il y avait dans cette situation quelque chose de véritablement inouï quand on pense au rôle que la France avait joué dans le cadre de l’élaboration de la convention européenne des droits de l’homme et, partant, dans la création de la Cour européenne des droits de l’homme, dont l’un des fondateurs fut, je le rappelle, le grand René Cassin, qui en fut aussi président.

Je me souviens fort bien d’une conversation dans laquelle celui-ci disait, en riant : c’est merveilleux, je suis le président d’une grande juridiction qui ne connaît pas d’affaires !

Nous Français, nous avions interdit aux justiciables français l’accès à ces instances européennes instaurées pour assurer le respect de leurs droits !

Cette contradiction absolue ne pouvait pas subsister.

En effet, à partir du moment où on reconnaissait au justiciable français la possibilité d’user du recours en « non-conventionnalité » en leur ouvrant l’accès à Strasbourg, on ne pouvait pas à Paris les traiter en mineurs : alors qu’ils étaient devenus des majeurs conventionnels, les citoyens français ne pouvaient rester des mineurs constitutionnels, attendant que leurs représentants parlementaires veuillent bien saisir le Conseil constitutionnel et développer leurs moyens…

C’était un système à proprement parler boiteux et qui ne pouvait subsister. À peine étais-je arrivé au Conseil constitutionnel que, bien entendu, j’entrepris de voir comment forcer la voie pour régler cette contradiction insupportable et tout à fait contraire à l’intérêt des justiciables français.

Le grand Churchill disait toujours que le propre des notables vieillissants est de confondre leurs discours et leurs souvenirs ; un instant, je vais m’abandonner à la tentation…

Je le dis très franchement, j’ai eu beaucoup de mal à convaincre le Président Mitterrand.

Si l’on revient en arrière, on remarquera que, dans les programmes successifs pour l’élection présidentielle et, en général, dans les programmes de la gauche, on était partisan d’une cour suprême, à l’américaine ou à l’allemande, devant laquelle jouerait évidemment l’exception d’inconstitutionnalité.

Je ne trahis pas de secrets en disant que cette perspective grandiose était en réalité un moyen de mettre en cause le Conseil constitutionnel, que, chacun le sait, en tout cas chacun des lecteurs de ses écrits, le Président Mitterrand n’aimait guère, et le terme est faible !

Par conséquent, le projet d’une cour suprême permettait de dénoncer tous les défauts du Conseil constitutionnel alors même que sa réalisation apparaissait, il faut bien le reconnaître, difficile.

À cet égard, le Président Mitterrand rejoignait la sensibilité commune à tous – je dis bien à « tous » – les grands parlementaires de la iiie République et de la ive République, élevés dans la tradition jacobine, républicaine : pour eux, le Parlement était le dépositaire de la volonté générale.

N’oublions pas qu’il s’agissait de républiques fondamentalement parlementaires, culture dont les hommes et les femmes de cette génération étaient imprégnés : le Parlement était souverain et l’idée qu’une loi votée par lui puisse faire l’objet d’une évaluation, d’une censure, d’une abrogation par des juges leur était insupportable, impossible à admettre.