Mme Michèle Alliot-Marie, ministre d’État, garde des sceaux, ministre de la justice et des libertés. Monsieur le président, monsieur le président de la commission des lois, mesdames, messieurs les sénateurs, en clarifiant le statut pénal du chef de l’État, la loi constitutionnelle du 23 février 2007 a modifié la lettre de la Constitution, dans le respect de ses principes.

Aux termes de la norme suprême, le Président de la République veille au respect de la Constitution. Il assure le fonctionnement régulier des pouvoirs publics ainsi que la continuité de l’État. Il est le garant de l’indépendance nationale, de l’intégrité du territoire et du respect des traités.

Le Président de la République est donc la clé de voûte de nos institutions ; ce principe, bien que parfois critiqué, a été admis.

L’unité nationale exige « qu’au-dessus des contingences politiques, soit établi un arbitrage national qui fasse valoir la continuité au milieu des combinaisons ». C’était la volonté du général de Gaulle. C’est l’esprit de notre Constitution, et je crois que nous y sommes finalement tous attachés.

Le principe d’irresponsabilité pénale du chef de l’État en découle directement. Il est commun, ne l’oublions jamais, à la plupart des démocraties contemporaines.

Parce que le Président de la République est le représentant de la nation, il bénéficie des immunités qui s’attachent à cette qualité.

Parce qu’il participe directement à l’exercice de la souveraineté, il doit pouvoir exercer en toute indépendance le mandat dont il est investi.

Parce que, tout en étant soumis au respect de la règle générale, il doit être soustrait aux intimidations ou aux pressions qui s’exerceraient sur lui et l’empêcheraient de remplir sa fonction, les procédures judiciaires de droit commun sont suspendues.

Mesdames, messieurs les sénateurs, l’immunité dont bénéficie le Président de la République ne saurait pour autant avoir le caractère d’un principe général et absolu. Elle est attachée à une fonction, elle n’est pas attachée à une personne. C’est pourquoi elle ne dure que le temps de son mandat. Tout délai de prescription ou de forclusion est suspendu pendant cette période. C’est pourquoi aussi la protection cesse dès lors que la fonction présidentielle elle-même est mise en péril.

Une procédure de destitution du Président de la République par la Haute Cour est donc prévue « en cas de manquement à ses devoirs manifestement incompatible avec l’exercice de son mandat. »

La nouvelle rédaction de l’article 68 a renforcé la cohérence de notre Constitution sur ce point. M. le président de la commission des lois a rappelé qu’était retenue, auparavant, la notion de « haute trahison ». La raison en est évidente : on n’échappe jamais à son histoire, et cette rédaction faisait surtout référence à des situations de guerre, tout en mettant en lumière le caractère exceptionnel de la procédure.

La proposition de loi organique soumise à votre examen vise à préciser les conditions d’application de cette nouvelle rédaction.

Vous avez eu raison de rappeler, monsieur Patriat, que l’article 68 de la Constitution appelait le vote d’une loi organique. Mais, depuis 2007, nous avons été occupés par un travail législatif intense, qui tendait à répondre à un certain nombre de situations, non pas d’urgence, mais d’application quotidienne. Or les cas où la responsabilité du Président de la République aurait pu être mise en cause ont été tout à fait exceptionnels depuis le début de la Ve République, aucune tentative en la matière n’ayant d’ailleurs abouti. Le travail législatif a donc porté, légitimement, sur d’autres urgences et d’autres priorités.

Monsieur Patriat, j’ai le sentiment que votre démarche traduit une certaine impatience, que je peux certes comprendre. Pour autant, l’impatience ne doit pas conduire à légiférer dans la précipitation. C’est d’ailleurs presque un paradoxe puisque vous me reprochez souvent, comme à l’ensemble du Gouvernement, de légiférer trop vite, même si les textes examinés sont parfois dans le circuit parlementaire depuis de longs mois, voire de nombreuses années. Nous raisonnons là un peu à fronts renversés.

Si savoir prendre le temps de la réflexion est une exigence qui vise tous les domaines, c’est particulièrement nécessaire à l’égard de nos institutions. Sur ce sujet, dans la mesure du possible, nous devons rechercher le consensus, et vous le savez bien, mesdames, messieurs les sénateurs, quelles que soient les travées sur lesquelles vous siégiez dans cet hémicycle : en effet, ce sont fondamentalement les institutions qui nous permettent de vivre et de travailler ensemble.

Le texte aujourd'hui soumis à votre examen comporte un certain nombre de pistes intéressantes. Néanmoins, comme le président Hyest, je considère qu’il n’apporte pas de garanties suffisantes face au risque de dénaturation de l’esprit des dispositions constitutionnelles, esprit que vous me semblez partager. C'est la raison pour laquelle il est important que nous sachions travailler ensemble pour régler un certain nombre de questions soulevées, à fort juste titre, par M. Jean-Jacques Hyest. Pour ma part, sans les reprendre toutes, je veux souligner ma préoccupation quant au risque d’un double glissement relatif, d’une part, à la portée du texte et, d’autre part, à la procédure prévue par l’article 68 de la Constitution.

La présente proposition de loi organique tend à modifier la portée de la procédure de présentation du chef de l’État devant la Haute Cour, laquelle doit demeurer l’exception. C’est une exigence constitutionnelle, une nécessité institutionnelle, parce que la stabilité du fonctionnement de l’État repose largement sur celle de la fonction présidentielle. Remettre en cause cette réalité reviendrait à porter atteinte à l’ensemble de nos institutions. C’est bien la raison pour laquelle l’encadrement juridique des propositions de résolution tendant à la réunion de la Haute Cour doit tenir compte de ce caractère d’exception. Or, monsieur Patriat, les conditions de recevabilité de tels textes prévues par la présente proposition de loi organique sont encore insuffisantes.

Deux conditions sont visées à l’article 1er.

Premièrement, la proposition de résolution doit être motivée. Cette règle, indiscutable dans son principe, sera, je le pense, systématiquement respectée.

Deuxièmement, une telle proposition doit être signée par soixante députés ou soixante sénateurs. Monsieur le sénateur, vous reconnaissez vous-même que ce seuil est identique à celui qui est requis pour la saisine du Conseil constitutionnel. Or cette dernière saisine n’est pas exceptionnelle, c’est le moins que l’on puisse dire, puisque tous les projets de loi sont soumis quasiment systématiquement au Conseil constitutionnel. J’estime, quant à moi, que la gravité de la procédure tendant à la destitution du Président de la République exige que les parlementaires déposant une proposition de résolution soient plus nombreux que ceux qui peuvent intenter un recours devant le Conseil constitutionnel, faute de quoi, même si ces deux conditions sont satisfaites, le contrôle de recevabilité effectué par le Parlement dans un délai de six jours ne pourra pas jouer un rôle de filtre efficace.

Pour ma part, je considère que la procédure de l’article 68 de la Constitution ne doit pas devenir une procédure de droit commun, ne doit pas, en quelque sorte, être banalisée ; sinon, la portée du texte constitutionnel serait modifiée, et la nature du dispositif voulu par le constituant serait altérée.

En raison de son caractère exceptionnel, la mise en cause du chef de l’État devant la Haute Cour vise des cas qui doivent être eux-mêmes exceptionnels – mettons de côté la haute trahison, dont l’interprétation est difficile – et dépasser les clivages partisans.

Aujourd'hui, alors que nous étudions le fonctionnement de nos institutions, nous devons avoir à l’esprit, quelle que soit notre opinion politique, le fait que la procédure en cause ne doit pas devenir un instrument utilisé à de pures fins partisanes. Nous savons bien que l’alternance fait partie de la vie politique et que, les uns et les autres, nous pouvons être confrontés à une telle situation. Par conséquent, par-delà nos préoccupations immédiates, nous devons voir les conséquences d’une telle procédure sur le long terme.

Un recours trop facile à la procédure de destitution favoriserait le détournement des dispositions constitutionnelles. D’aucuns pourraient être tentés de la transformer en tribune contre le président de la République du moment.

Il faut prendre en compte non seulement les principes, mais également la réalité de notre vie politique, qui, malheureusement selon moi, est largement axée sur la communication. Vous voyez fort bien l’incidence que peut avoir le seul déclenchement d’une procédure sur la stabilité de nos institutions, comme sur la vie internationale, de plus en plus prégnante et présente.

Tout d’abord, la procédure pourrait présenter un risque d’incohérence avec nos principes institutionnels. Rappelons que, en vertu de la Constitution, le Président de la République n’est pas responsable devant le Parlement, contrairement au Premier ministre et au Gouvernement. Or, si la procédure en question avait pour résultat de conduire le chef de l’État à rendre des comptes aux assemblées sur la politique qu’il conduit et sur laquelle il a été élu, la cohérence de nos institutions ne serait plus assurée.

La procédure pourrait également présenter un risque de déstabilisation de l’exécutif. Si la responsabilité, que vous qualifiez de « politique », du Président de la République était mise en cause trop fréquemment, la procédure deviendrait une sorte de machine à provoquer des crises institutionnelles. C’est un véritable risque pour le fonctionnement de nos institutions, au moment où, plus que jamais, notre société a besoin de stabilité et de visibilité.

Par ailleurs, comme le démontrent certains faits qui se sont produits dans d’autres grandes démocraties, la seule mise en œuvre de la procédure produirait immédiatement un écho international qui décrédibiliserait la personne représentant notre pays au niveau international, c'est-à-dire le Président de la République. Point n’est besoin de vous rappeler ce qui s’est passé aux États-Unis à deux ou trois reprises au cours de ces dernières années : nous avons bien vu que la position d’un président susceptible d’être mis en cause, comme celle du pays qu’il représente, s’est trouvée affaiblie.

C'est la raison pour laquelle, mesdames, messieurs les sénateurs, je crois réellement que le débat sur la mise en œuvre de la procédure de l’article 68 de la Constitution nécessite que nous prenions le temps d’une véritable réflexion commune de fond sur l’équilibre de nos institutions, tout en reconnaissant que les choses ont sans doute trop tardé.

Monsieur Patriat, comme vous l’avez souligné tout à l’heure, cette démarche doit être exempte de toute polémique et doit associer tous les groupes politiques.

Le Gouvernement travaille sur ce sujet. Si je ne vous ai pas présenté aujourd'hui un texte, c’est parce qu’un certain nombre d’hésitations demeurent quant aux questions de fond soulevées par le président Hyest. Je vous propose – et je réponds en cela à la demande de M. Hyest – de reprendre notre discussion sur la base du projet de loi organique que le Gouvernement est en train d’élaborer et que je vais présenter en conseil des ministres dans le courant du premier semestre de cette année. La procédure aurait pu être plus rapide, mais l’interruption des travaux parlementaires résultant de la tenue des élections régionales bouscule quelque peu notre calendrier. Notre travail commun permettra de trouver un juste équilibre entre le respect de la Constitution et la nécessaire effectivité du mécanisme prévu à l’article 68 de ce même texte.

Mesdames, messieurs les sénateurs, telle est la raison pour laquelle le Gouvernement partage la position de M. Hyest, qui propose le renvoi à la commission de la proposition de loi organique. (Applaudissements sur les travées de lUMP. – Mme Anne-Marie Escoffier applaudit également.)

M. le président. La parole est à M. Jean-Pierre Bel.

M. Jean-Pierre Bel. Monsieur le président, madame la ministre d’État, mes chers collègues, la réforme du statut pénal du chef de l’État, déclarée urgente nécessité lors de la campagne présidentielle de 2002, n’est toujours pas achevée en 2010.

La motion tendant au renvoi à la commission de la proposition de loi organique que nous examinons aujourd’hui montre, s’il en était besoin, la pertinence de l’initiative de mes collègues François Patriat et Robert Badinter – le président Hyest l’a reconnu –,…

M. Jean-Jacques Hyest, rapporteur. Tout à fait !

M. Jean-Pierre Bel. … initiative qui a sans doute contribué à hâter les réflexions du Gouvernement.

Selon vos dires, madame la ministre d’État, le Gouvernement se prépare à présenter un projet de loi organique pour préciser la procédure de destitution du chef de l’État « en cas de manquement à ses devoirs manifestement incompatible avec l’exercice de son mandat », aux termes de l’article 68 de la Constitution. Notre initiative a donc stimulé son ardeur.

Lorsque ce projet de loi organique sera déposé, nous pourrons alors comparer les dispositions résultant de l’initiative parlementaire et de l’initiative gouvernementale et prendre le meilleur des mesures proposées ! Mais le dépôt d’un texte gouvernemental ne suffit pas, comme nous avons pu le constater à de nombreuses reprises : en effet, nous devons parfois attendre de nombreuses années avant d’en discuter. Or nous avons l’opportunité d’examiner dès aujourd’hui la présente proposition de loi organique.

L’encombrement de l’ordre du jour parlementaire, que nous évoquons si souvent et qui n’est en rien diminué par nos nouvelles méthodes de travail, fait craindre en effet que nous ne devions attendre encore longtemps. Nous constatons cette difficulté tous les jours.

Pourtant, l’absence de loi organique paralyse la volonté du constituant : le statut pénal du chef de l’État est en suspens – je n’ose le qualifier de « bancal ». Il le protège complètement, mais cette immunité absolue n’est pas équilibrée par la mise en œuvre de la procédure de destitution. Je ne veux pas croire que cette paralysie soit volontaire.

Par ailleurs, que peuvent signifier les droits de l’opposition dès lors que toutes nos initiatives sont systématiquement écartées, comme l’est, certes de manière élégante, celle qui est soumise ce matin à la Haute Assemblée et qui a été reconnue comme étant dénuée de tout esprit polémique ? Mais rien n’empêchait le Sénat d’examiner notre proposition, de prendre position dès aujourd’hui, sans attendre toujours le feu vert du Gouvernement. Cette attitude passive contredit la notion même d’initiative parlementaire.

Mes chers collègues de la majorité, si vous voulez que le Sénat occupe une plus grande place dans le paysage institutionnel, il faut de temps en temps faire preuve d’un peu d’audace pour faire avancer ce sujet. Craindriez-vous les foudres de la plus haute autorité ? Les initiatives parlementaires à l’Assemblée nationale, notamment celles du président du groupe UMP, M. Copé, me semblent davantage prises en considération,…

M. Jean-Jacques Hyest, rapporteur. Pas toujours !

M. Jean-Pierre Bel. … même lorsqu’elles paraissent émaner d’un cabinet d’avocats très important.

Voilà donc trois ans que le Congrès du 19 février 2007 a définitivement adopté une révision de la Constitution précisant le statut pénal du chef de l’État.

Bien sûr, nous n’avons pas voté cette révision constitutionnelle. Nous avons alors invoqué des motifs sérieux pour nous abstenir. Ces derniers se confirment aujourd’hui compte tenu d’une conception très particulière du chef de l’État de son privilège pénal, laquelle pose un problème juridique grave qui constitue une atteinte à l’État de droit.

Lors de la réforme du statut pénal, nous avions estimé que l’inviolabilité générale pour tous les actes accomplis pendant ou avant le mandat présidentiel était excessive, car elle englobait tous les événements de la vie ordinaire. Madame la ministre d’État, une telle règle ne peut être justifiée par la responsabilité du Président de la République quant à l’incarnation de l’unité nationale. Le Président est chef de l’État, certes, mais il demeure aussi un citoyen soumis au principe d’égalité devant la loi, qui fait partie de notre héritage républicain !

Nous avions estimé également que la procédure de destitution était à relier à la responsabilité politique du Président,…

M. Jean-Jacques Hyest, rapporteur. Absolument !

M. Jean-Pierre Bel. … qu’elle était un acte politique et non juridique puisque le motif de la destitution n’est pas précisé.

M. Jean-Jacques Hyest, rapporteur. Pas judiciaire !

M. Jean-Pierre Bel. En conséquence, seule l’Assemblée nationale pouvait selon nous mettre en jeu cette responsabilité politique, puisque le Sénat ne peut être frappé de dissolution et que ses membres ne sont pas élus au suffrage universel direct.

Enfin, nous avions fait remarquer que, même destitué, le Président de la République pouvait continuer à siéger au Conseil constitutionnel.

Malgré leur bon sens, nos propositions de suppression de cette disposition baroque n’avaient pas été retenues.

Ces trois raisons avaient motivé notre abstention.

Le texte que François Patriat vient de présenter au nom du groupe socialiste aujourd’hui au Sénat a un but modeste : il vise en effet simplement à préciser les conditions de dépôt et d’inscription à l’ordre du jour de la proposition de résolution portant réunion de la Haute Cour, d’une part, et les modalités de la procédure d’examen, de débat et de vote de la proposition de destitution, d’autre part.

Modeste, cette initiative parlementaire nous paraît cependant particulièrement opportune alors que, de notre point de vue, la pratique présidentielle depuis 2007 a substantiellement modifié l’équilibre que le constituant avait recherché avec cette réforme du statut pénal du chef de l’État.

Cette réforme voulait équilibrer immunité et destitution. Mais l’immunité était trop large, et la destitution était une arme trop facile en cas de cohabitation pour une majorité sénatoriale qui, jusqu’à ce jour, paraît immuable.

Or, cette réforme du statut pénal du chef de l’État a bien donné naissance, comme l’a indiqué à cette même tribune M. Frimat le 7 février 2007, « à des situations invraisemblables qui priveraient de manière choquante, pour une période de cinq ou dix ans, et peut-être davantage, des citoyens du droit de réclamer à la justice le respect des droits les plus élémentaires concernant leur personne ou leurs biens du simple fait que le Président serait concerné ».

Je ne souhaite pas non plus entrer dans la polémique, mais il faut tout de même aborder les questions telles qu’elles se posent, et constater – nous le voyons tous les jours, en particulier dans les colonnes de la presse – les changements de la fonction présidentielle en termes de style comme de contenu. Nous pouvons néanmoins faire de ce point un élément d’illustration de la question qui est posée.

Madame la ministre d’État, vous avez regretté la trop grande importance de la communication dans la vie publique. Mais l’hyper-présidence de M. Sarkozy est également une hyper-exposition de sa vie personnelle. Et lorsque la frontière entre la vie privée et la vie publique est aussi volontairement brouillée, les risques de dérapage s’en trouvent augmentés. C’est ce qui est arrivé.

Je veux simplement rappeler un certain nombre de faits qui dénotent cette évolution.

Le chef de l’État, qui a fait un choix concernant l’exposition de sa vie privée, a multiplié les procès : contre la publicité d’une compagnie aérienne, ce qui a permis à son épouse d’obtenir 60 000 euros de dédommagement (Protestations au banc de la commission.), puis pour la publication d’un SMS. Dans cette affaire, pour la première fois depuis bien longtemps, un président de la République déposait une plainte au pénal contre un organe de presse. Celle-ci a d’ailleurs été retirée après les excuses publiques du journaliste.

M. Jean-Jacques Hyest, rapporteur. Cela n’a aucun rapport avec la responsabilité politique du chef de l’État !

M. Jean-Pierre Bel. Multiplier les procès pour protéger sa vie privée n’est pas anodin lorsque l’on a les relations que l’on sait avec des patrons de presse, et surtout lorsque l’on dispose d’un statut juridique intouchable…

Mme Michèle Alliot-Marie, ministre d'État. Je croyais que l’on était hors polémique, monsieur Bel !

Mme Nicole Borvo Cohen-Seat. Ce n’est pas de la polémique, c’est la réalité !

M. Jean-Pierre Bel. Je ne vois pas pourquoi nous n’aborderions pas dans cette assemblée des sujets traités quotidiennement dans les chroniques, sur les ondes et à la télévision !

M. Jean-Jacques Hyest, rapporteur. Nous discutons de la Haute Cour, pas d'autre chose !

M. Jean-Pierre Bel. J’ai noté qu’un ancien Premier ministre – mais je ne veux pas épiloguer sur cette affaire –, M. de Villepin, avait constaté – je cite ses avocats – « une rupture du principe du procès équitable, le Président jouissant par sa fonction d’une immunité pendant son mandat ».

M. Patrice Gélard, vice-président de la commission des lois. Oh là là !

M. Jean-Pierre Bel. Peut-être ne fallait-il pas en parler, mais ces points ont été repris dans la presse ; ils pouvaient donc être cités aujourd’hui.

Il y a donc de toute façon un problème à régler sur ce plan, dans la mesure où le Président de la République peut attaquer en justice sans pouvoir être attaqué lui-même.

M. Jean-Jacques Hyest, rapporteur. Mais cela n’a aucun rapport avec la responsabilité !

M. Jean-Pierre Bel. Le problème n’est pas de savoir si le chef de l’État dispose de droits dont ne bénéficie aucun autre justiciable, mais bien de remédier au déséquilibre résultant de ses initiatives procédurales. En effet, lorsque le Président de la République s’invite à un procès, ce dernier ne peut être équitable puisque l’une des parties jouit d’une immunité et d’une inviolabilité constitutionnelle et générale.

Ces privilèges doivent avoir comme contrepartie le fait que le chef de l’État s’abstient au maximum d’intervenir dans les procès qui le concernent en tant que citoyen.

Mes chers collègues, vous voyez que les réticences et les critiques que nous avions formulées lors de la discussion de la réforme constitutionnelle de 2007 étaient fondées. Cette réforme est allée trop loin sur le plan de l’immunité, ce qui se traduit par une impunité excessive.

Ce n’est pas une raison pour refuser de mettre en application l’autre volet de la révision constitutionnelle, à savoir la procédure de destitution.

La décision que va rendre le Sénat sur le sort de notre initiative parlementaire risque selon nous d’être équivalente à l’enterrement d’une loi organique pourtant voulue par le constituant en 2007 alors qu’il incombe au chef de l’État de veiller au respect de la Constitution. Aucune raison ne s’oppose à l’examen – je dis bien « l’examen » – aujourd’hui de cette initiative parlementaire qui ne fait que remédier à la carence du Gouvernement que vous avez constatée.

C’est la raison pour laquelle notre groupe s’opposera à la motion de renvoi à la commission et vous demande de débattre de cette proposition de loi organique.

Dans le cas contraire, j’aurais une proposition à faire : si cette motion devait être adoptée, et avant que la commission ne se saisisse de nouveau de ce texte, je demanderais au président du Sénat – et il serait dans son rôle – de saisir, en application de l’article 39 de la Constitution, le Conseil d’État afin que ce dernier donne un avis éclairé à notre assemblée. Il y a un précédent. Ce serait un grand pas en avant qui permettrait de clarifier des points essentiels sur un sujet sensible : c’est important pour nous, mais aussi pour l’idée que les Françaises et les Français se font de l’équité entre citoyens, et tout simplement de la démocratie dans notre République. (Applaudissements sur les travées du groupe socialiste. – Mme Anne-Marie Escoffier applaudit également.)

M. le président. La parole est à Mme Anne-Marie Escoffier.

Mme Anne-Marie Escoffier. Monsieur le président, madame la ministre d’État, mes chers collègues, la proposition de loi de nos collègues du groupe socialiste vient opportunément combler un espace législatif laissé vacant par le Gouvernement depuis la révision constitutionnelle du 23 février 2007. Faut-il rappeler que le régime de responsabilité du Président de la République a été modifié à cette occasion et qu’une loi organique aurait dû en fixer les nouvelles modalités d’application ? Je ne veux imputer ce vide juridique évident qu’à la complexité du dispositif à mettre en œuvre pour le combler.

Avant cette révision constitutionnelle, l’irresponsabilité du chef de l’État et l’inviolabilité en résultant ne pouvaient être renversées qu’en raison d’actes rattachables à sa fonction et relevant de la haute trahison. Une Haute Cour, qui ne s’est d’ailleurs jamais réunie,…

M. Jean-Jacques Hyest, rapporteur. Heureusement !

Mme Anne-Marie Escoffier. … constituée de magistrats professionnels et de douze parlementaires, avait pour fonction de juger le Président de la République.

À la suite d’un différend entre le Conseil constitutionnel et la Cour de cassation sur l’interprétation de la compétence de cette juridiction spéciale, la révision constitutionnelle a eu pour objet de modifier en ses articles 67 et 68 les modalités de mise en œuvre de la procédure de destitution du Président de la République.

Le nouvel article 67 reprend les principes traditionnels d’irresponsabilité et d’inviolabilité ainsi que celui de suspension de la prescription introduit en 2001.

L’article 68, quant à lui, écarte la notion de haute trahison pour lui substituer celle de « manquement à ses devoirs manifestement incompatible avec l’exercice de son mandat », notion cependant tout aussi floue que la première.

Le Parlement dans son ensemble est désormais érigé en Haute Cour appelée à se prononcer sur la destitution du chef de l’État à la majorité des deux tiers de ses membres.

Il était donc prévu qu’une loi organique viendrait préciser la nature de l’immunité, non seulement pénale, mais aussi civile et administrative, ainsi que la notion de manquement incompatible étendue à des actes antérieurs ou détachables.

Tel est l’objet de la proposition de loi examinée aujourd’hui, qui comporte cinq articles dont je rappellerai rapidement le contenu.

L’article 1er prévoit que la proposition de résolution tendant à demander la réunion de la Haute Cour doit être signée par soixante députés ou sénateurs qui l’auront motivée.

L’article 2 fixe les délais requis pour apprécier la recevabilité de la proposition de résolution et pour l’examiner. Il prévoit en outre que son adoption doit être approuvée à la majorité des deux tiers des membres de chacune des assemblées.

L’article 3 fixe la composition et les pouvoirs du bureau de la Haute Cour présidée par le président de l’Assemblée nationale.

L’article 4 fixe la composition et les pouvoirs d’une commission qui, comme le ferait une commission d’enquête, autorise le Président de la République à être entendu.

Enfin, l’article 5 arrête les modalités d’exercice des pouvoirs de la Haute Cour : publicité des débats, prises de parole, modalités de vote, majorité qualifiée, effet immédiat de la décision.

Cette proposition a très largement pris appui sur le rapport de la commission Pierre Avril remis le 12 décembre 2002 au Président de la République, lequel avait souhaité qu’une réflexion soit menée sur le statut pénal du chef de l’État.

Si nous tous ici présents ne pouvons que regretter que le Gouvernement n’ait pas pris l’initiative de déposer un projet de loi organique dans des délais convenables, le groupe du RDSE veut saluer la proposition qui a été faite, quand bien même ce texte reste d’une ambition limitée ; la rédaction des articles 67 et 68 laisse en effet peu de marge de manœuvre au final.

Néanmoins, cette proposition ouvre des voies de discussion, en particulier s’agissant du nombre des signataires de la proposition de résolution, ici fixé à soixante. Sous le régime de l’ancien article 67, ce nombre devait correspondre au dixième des membres de l’assemblée concernée. La commission Avril avait quant à elle suggéré qu’un parlementaire ne puisse être signataire que d’une seule proposition de destitution durant un même mandat présidentiel.

Parmi les autres objets de discussion, citons encore les délais d’inscription à l’ordre du jour, la possibilité d’introduire le principe de la navette entre les deux assemblées dans le cas où le texte n’aurait pas été adopté dans les mêmes termes dans les deux chambres, les critères de recevabilité pris en compte hormis ceux qui ont trait à la motivation et au nombre de signataires, enfin l’application des principes généraux du droit à un procès équitable, même si l’on ne se situe pas dans un cas relevant strictement du cadre juridictionnel.

Les discussions qui pourraient naître de ces interrogations montrent suffisamment l’intérêt d’un débat approfondi et ouvert.

En même temps, aiguillonné par cette proposition de loi, le Gouvernement se dit prêt à soumettre très vite – vous avez parlé du premier semestre de cette année, madame la ministre d’État – un projet de loi organique. Il est nécessaire que ce délai soit arrêté et respecté.

M. le rapporteur a, quant à lui, déposé une demande de renvoi à la commission, pour que ces deux textes soient examinés ensemble.

Je le répète, le groupe RDSE, auquel j’appartiens, salue l’initiative prise par nos collègues du groupe socialiste et souligne le bien-fondé de leur proposition de loi organique, car l’absence de texte organique, en empêchant toute procédure de destitution du Président de la République, contredit l’intention même du constituant.

Toutefois, le groupe RDSE, attaché au respect absolu des principes qui fondent l’esprit même de la République et de la Constitution, souhaite s’abstenir sur cette proposition de loi organique et sur la motion présentée par M. le rapporteur, qui est aussi le président de la commission des lois.

M. le président. La parole est à Mme Nicole Borvo Cohen-Seat.

Mme Nicole Borvo Cohen-Seat. Monsieur le président, madame le garde des sceaux, mes chers collègues, avec notre débat d’aujourd’hui, nous reprenons, ou du moins nous pourrions le faire, la discussion engagée ici même, le 7 février 2007, sur une question particulièrement importante et sensible politiquement, à savoir la responsabilité pénale du chef de l’État. Ce débat avait abouti à l’adoption de la loi constitutionnelle du 23 février 2007, modifiant l’article 68 de la Constitution.

Curieusement, une disposition clef de cette réforme, c'est-à-dire la procédure de destitution du Président de la République prévue par l’article 68 « en cas de manquement à ses devoirs manifestement incompatible avec l’exercice de son mandat », est inopérante : aucun projet de loi organique permettant la mise en œuvre de cette procédure par le Parlement n’a été présenté par le Gouvernement, ni donc, bien sûr, voté par le Parlement.

Avant de rappeler les raisons qui, il y a trois ans, justifiaient notre opposition au projet de révision constitutionnelle, je souhaite indiquer que l’absence de volonté du Gouvernement de donner au Parlement un droit de regard, et même de contrôle, sur le comportement pénal du chef de l’État constitue tout un symbole…

En effet, le renforcement du régime présidentiel organisé par le chef de l’État, qui trouve sa concrétisation dans la révision constitutionnelle de juillet 2008 et dans l’attitude du Président de la République au quotidien, ne s’accorde guère avec l’instauration d’une forme d’« impeachment à la française ».

L’idée même d’une convocation par un Parlement constitué en Haute Cour ne plaît guère, à mon avis, à celui qui a obligé les députés et sénateurs, réunis en Congrès selon son bon vouloir, à l’écouter sans aucune contrepartie.

D'ailleurs, il faut toujours le souligner, le chef de l’État, outre ses fonctions étendues de Président de la République, exerce celles de chef du Gouvernement, de dirigeant de la majorité parlementaire et de leader du parti dominant de la majorité. À ses prérogatives s’ajoutent d’importants pouvoirs de nomination dans les médias et la justice !

Chacun le sait ici, la présidence actuelle a modifié l’équilibre institutionnel, et elle continue chaque jour de le faire, pour favoriser, plutôt que l’émergence d’un système présidentiel, car celui-ci exigerait des contre-pouvoirs, celle d’un pouvoir personnel de type néo-bonapartiste.

Le débat de 2007 apparaît donc à la fois bien proche et bien lointain. En effet, comment ne pas nous rendre compte que nous sommes en train de changer de régime ?

Il est légitime de vouloir prendre les dispositions législatives nécessaires à l’application de l’article 68, et nous ne nous opposerions pas à cette proposition de loi de nos collègues du groupe socialiste si la majorité, protectrice du pouvoir exécutif, n’occultait pas le débat, en proposant une motion pour renvoyer ce texte en commission sine die.

M. Jean-Jacques Hyest, rapporteur. Mais non !

Mme Nicole Borvo Cohen-Seat. Bien sûr que si !

Autrement dit, la majorité fait en sorte que l’initiative parlementaire ne s’applique pas dans certains domaines. En effet, ce débat pourrait avoir lieu s’il existait une égalité entre l’initiative législative du Parlement et celle du Gouvernement, ce qui n’est pas le cas.

Toutefois, nous estimons, quant à nous, que l’heure viendra où le Parlement devra se saisir de son propre devenir, s’interroger sur son rôle et sa place dans l’architecture institutionnelle de notre pays, proposer et faire adopter des dispositions de rééquilibrage entre les pouvoirs exécutif et législatif.

Voilà pour le contexte.

Sur le fond, nous avions exposé en 2007 notre position quant au statut actuel du Président de la République.

Il n’est pas contestable, pour nous, que la fonction du chef de l’État doit être protégée, mais nous considérons que, en dehors des actes commis par ce dernier dans le cadre de sa charge, et à tout moment, un seul principe doit prévaloir, celui qui fait du Président de la République un citoyen comme les autres. À ce titre, le chef de l’État doit être redevable de ses actes devant les tribunaux de droit commun, y compris au cours de son mandat.

Nous n’adoptions pas à l’époque une attitude provocatrice, puisque nous rejoignions une tradition forte de la doctrine constitutionnelle française, symbolisée par l’éminent professeur Léon Duguit. Celui-ci, évoquant en 1924 l’article 6 de la loi constitutionnelle du 25 février 1875, indiquait ceci : « Le président n’est responsable que dans le cas de haute trahison. On s’est demandé quelquefois si cette formule excluait la responsabilité du président pour les infractions de droit commun. Évidemment, non. Dans un pays de démocratie et d’égalité comme le nôtre, il n’y a pas un citoyen, quel qu’il soit, qui puisse être soustrait à l’application de la loi et échapper à la responsabilité pénale. » Mes chers collègues, c’était le régime applicable en 1875... Depuis lors, nous avons en quelque sorte avancé à reculons !

Jean Foyer, ancien garde des sceaux, l’un des pères de l’article de la Constitution dont nous discutons, rappelait, en s’opposant au Conseil constitutionnel, que le Président de la République devrait être considéré sur le plan pénal comme un simple citoyen, en dehors de l’exercice de ses fonctions bien entendu.

Ainsi, responsabilité et inviolabilité sont-elles aujourd’hui organisées : le Président de la République est irresponsable ad vitam aeternam des actes commis dans le cadre de ses fonctions, et, pour les autres, il faudra attendre la fin de son mandat !

Or, nous le savons tous, une instruction engagée cinq ans ou plus probablement dix ans après les faits reprochés perd fortement de ses moyens et de son efficacité.

En 2007, nous avions défendu une position claire, qui reprenait une idée portée par l’Assemblée nationale en 2001 : les tribunaux communs doivent être compétents pour les actes commis par le Président de la République en tant que citoyen ordinaire et pendant l’exercice de son mandat, qu’il s’agisse d’un divorce, d’un accident de la circulation, ou pire.

Cette voie préservait le principe de la séparation des pouvoirs, ainsi que celui, qui ne souffre aucune exception, de l’égalité des citoyens devant la loi. Une telle modification de la Constitution se révélerait d’autant plus opportune que, je le répète, le Président de la République actuel multiplie les procédures judiciaires, y compris contre des insultes proférées à son égard, alors que la réciproque n’est pas possible ; pourtant, chacun a en tête certaines occasions qui auraient pu permettre à un simple citoyen de saisir la justice contre lui.

La cour d’appel de Versailles vient d’affirmer que le chef de l’État était une victime comme une autre, et donc qu’il avait droit à des réparations en toutes circonstances. En l’occurrence, il devrait être aussi un justiciable comme un autre, pour les affaires de droit commun.

En conclusion, comment ne pas évoquer une certaine frustration devant les limites du débat ouvert aujourd’hui ? D'ailleurs, c’est la fonction présidentielle dans son ensemble qui, selon moi, doit être revue, mais ceci est une autre histoire...

Nous voterons donc contre la motion tendant au renvoi de ce texte à la commission, car le débat doit et peut avoir lieu. Néanmoins, si la procédure avait suivi son cours, nous nous serions sans doute abstenus sur la proposition de loi de nos collègues.

M. le président. La parole est à Mme Catherine Troendle.