M. André Trillard. Vous l’aurez !

Mme la présidente. La parole est à M. le rapporteur.

M. Josselin de Rohan, président de la commission des affaires étrangères, de la défense et des forces armées, rapporteur. Monsieur le ministre, permettez-moi de joindre mes félicitations à celles que mes collègues vous ont déjà adressées lors de la précédente discussion.

Je vous présente tous mes vœux de réussite dans votre mission, et je veux vous dire que nous croyons en vous pour poursuivre la coopération confiante que nous avons eue avec vos prédécesseurs.

M. Jean-Louis Carrère. Le prédécesseur immédiat !

M. Josselin de Rohan, rapporteur. Le Parlement européen et le Conseil ont adopté en 2009 le « paquet défense », qui est un ensemble formé de deux directives et d’une communication de la Commission européenne de 2007 intitulée : « Stratégie pour une industrie européenne de la défense plus forte et plus compétitive. »

Les deux directives sont la directive 2009/43/CE du 6 mai 2009 simplifiant les conditions des transferts de produits liés à la défense dans la Communauté, plus communément dénommée Transferts intracommunautaires, ou TIC, et la directive 2009/81/CE du 13 juillet 2009 relative à la coordination des procédures de passation de certains marchés de travaux, de fournitures et de services par des pouvoirs adjudicateurs ou entités adjudicatrices dans les domaines de la défense et de la sécurité, et modifiant les directives 2004/17/CE et 2004/18/CE, plus communément dénommée Marchés publics de défense et de sécurité, ou MPDS.

La communication de 2007 pose l’équation fondatrice selon laquelle la politique européenne de sécurité et de défense, la PESD, rebaptisée par le traité de Lisbonne « politique de sécurité et de défense commune », la PSDC, ne peut se passer d’une BITDE – base industrielle et technologique de défense – forte et que seule une BITDE compétitive peut donner à l’Europe les moyens de concevoir et de fabriquer des équipements de défense de manière autonome et à un coût abordable.

La directive de mai 2009, qui simplifie les conditions des transferts de produits liés à la défense au sein de l’espace économique européen, doit être transposée avant le 30 juin 2011.

La directive de juillet 2009, qui harmonise les règles émanant des codes de marchés publics des États membres pour permettre une meilleure transparence et de meilleures conditions de concurrence dans le processus d’achat des équipements de défense, doit être transposée avant le 21 août 2011.

Ensemble, ces textes marquent un tournant par rapport au régime dérogatoire des règles du marché unique qui régit la production et l’achat d’armement.

Ce régime, fondé sur l’article 296 du traité des Communautés européennes, devenu le nouvel article 346 du traité sur le fonctionnement de l’Union européenne, le TFUE, permet à chaque État d’éviter de recourir à la concurrence chaque fois qu’il estime que ses intérêts essentiels en matière de sécurité sont en jeu. L’interprétation extensive qui en avait été faite avait permis à certains États européens de mettre leurs industries de défense à l’abri de toute concurrence européenne.

Cette utilisation abusive avait conduit à fermer des marchés civils sous prétexte de la préservation des intérêts de sécurité, ce qui avait fait naître un contentieux devant la Cour de justice des Communautés européennes.

Face au risque d’extension jurisprudentielle du domaine de la libre concurrence, les industriels européens ont milité en faveur d’une réglementation plus claire. C’est ce qui a donné naissance aux directives du paquet défense, qui ont été finalisées pendant la présidence française de l’Union européenne, au second semestre 2008.

Si le droit issu des négociations préserve la spécificité des marchés de défense et de sécurité d’une application mécanique des règles du marché, il n’impose pas formellement une clause de préférence communautaire, ainsi que vous l’avez indiqué, monsieur le ministre.

Pourtant, l’émergence d’une authentique BITDE suppose l’existence d’une préférence communautaire à l’égard des opérateurs économiques de pays tiers au grand marché et de l’application du principe de réciprocité entre États européens à l’intérieur du grand marché.

C’est dire l’importance de cette transposition. En tant que législateurs, il nous revient de trouver un juste équilibre entre, d’une part, une salutaire ouverture à la concurrence, qui stimulera l’innovation, améliorera la compétitivité des entreprises et permettra aux États de réduire les coûts d’acquisition des biens d’équipement et, d’autre part, une trop grande ouverture, qui détruirait bon nombre d’entreprises et nous rendrait trop dépendants d’armes fabriquées par d’autres pour assurer notre propre défense.

De ce point de vue, le texte qui nous était proposé par le Gouvernement nous a semblé perfectible et la commission a effectué une modification de l’article 5 du projet de loi, en introduisant le nouvel article 37-2 de l’ordonnance du 6 juin 2005.

Je souhaiterais, dans le cadre de cette discussion générale, formuler un certain nombre d’observations.

Premièrement, la production et le commerce des armes de guerre et de leurs munitions ne pourront jamais être considérés comme une production et un commerce ordinaires.

M. Gérard Longuet, ministre. Effectivement !

M. Josselin de Rohan, rapporteur. Forger des armes de guerre pour les armées n’est pas produire des biens de consommation pour le public. En autoriser l’exportation est un acte politique. Importer des armes suppose d’avoir confiance en l’État qui les fournit et en la volonté de celui-ci de poursuivre les approvisionnements si le pire devait se produire.

Un État peut être souverain sans pour autant produire d’armes, mais aucun État souverain digne de ce nom ne peut rester indifférent à la production ni au commerce des armes de ses armées.

Du reste, la question se pose : un État peut-il disposer d’une défense crédible sans base industrielle et technologique de défense, ou BITD, autonome ? À nos yeux, celle-ci constitue l’une des conditions de notre indépendance.

D’autres pays, en Europe ou ailleurs, ont apporté à cette question une réponse plus nuancée, soit qu’ils n’aient pas les moyens d’entretenir une telle base, soit qu’ils s’en remettent à des États tiers pour se procurer les armements dont ils ont besoin, soit, enfin, qu’ils estiment que leurs alliances, notamment l’OTAN, assureront à leur place leur défense.

Il est pourtant évident que l’industrie de défense est l’un des moteurs de la recherche, du développement économique et de l’emploi dans tous les pays qui en possèdent une.

La recherche et développement, la R&D, en matière de défense est particulièrement innovante. C’est, par construction, une R&D de « rupture », puisqu’il s’agit de réaliser des armes procurant un avantage décisif sur les autres et, donc, de mettre en œuvre des technologies qui n’existent pas encore.

Elle s’oppose en cela à la R&D civile, qui est plus souvent « incrémentale ». C’est pour cette raison que la R&D militaire est stratégiquement importante et que les programmes d’armement sont, en règle générale, plus longs et plus coûteux que prévu.

Beaucoup d’innovations sont issues de la R&D militaire et profitent à l’ensemble de l’économie, ce qui conduit souvent les pays importateurs d’armes de guerre à demander des compensations industrielles, ou offsets, afin d’acquérir des compétences industrielles qu’ils n’ont pas et qu’ils recherchent dans des secteurs jugés par eux stratégiques.

Deuxièmement, la présente transposition permet une indéniable modernisation de notre droit. La directive TIC, comme la plupart des directives européennes, laisse une marge de manœuvre importante aux pouvoirs législatifs nationaux. Celle-ci peut être utilisée pour réexaminer la législation nationale, moderniser les procédures et se débarrasser des archaïsmes en s’inspirant des meilleures pratiques européennes. C’est ce qu’a fait le Gouvernement dans le cadre de cette transposition, en remettant à plat le système législatif actuel et en lui substituant un nouveau dispositif beaucoup plus efficace, ainsi qu’en simplifiant les procédures d’autorisation et en instituant un contrôle a posteriori efficace.

Il nous faut combiner une réforme de ces procédures avec le strict respect du texte de la directive, de manière à assurer la sécurité juridique de la transposition.

Nous observons aussi que les directives du paquet défense ont été élaborées avant la crise financière. On peut y voir l’avancée d’une Europe de la défense davantage orientée vers les marchés que vers les États, reflétant la théorie anglaise dite de la best value for money. Ces directives n’auraient-elles pour seul effet que de nous permettre d’acquérir nos armes à moindre coût, un tel avantage ne serait pas à dédaigner dans un contexte budgétaire contraint.

Mais à eux seuls, ces textes ne permettront pas de réaliser l’Europe de la défense. La logique qui les sous-tend devrait permettre de disposer de bases équitables de concurrence entre industriels européens, ce qui ne suffira pourtant pas à construire une BITD européenne forte et autonome.

Il faudrait pour ce faire non seulement l’affirmation de la préférence communautaire et la régulation des conditions de marché, c’est-à-dire une politique de l’offre, mais aussi une politique de la demande qui suppose l’harmonisation, d’une part, des besoins et des programmations par les états-majors des pays de l’Union et, d’autre part, de l’effort de défense dans chacun des pays qui la composent.

La force de l’industrie américaine vient de ce qu’elle dispose d’un marché intérieur qui est non seulement protégé par le Buy American Act, mais également vaste et profond. Or la dimension du marché américain des armements dépend tant de l’importance des sommes qui y sont consacrées que de l’uniformisation des besoins au sein d’une même armée.

Les industriels américains fabriquent des blindés, des frégates et des avions de combat pour répondre aux besoins d’un seul État fédéré, à la différence de ce qui se passe en Europe.

La puissance de leur industrie, comme de leur R&D, leur permet de s’assurer des avantages incomparables à l’exportation et de concurrencer durement leurs compétiteurs européens sur les marchés mondiaux.

Tant que l’Europe ne sera pas capable d’harmoniser la demande, de mettre fin à la segmentation de ses industries de l’armement ou d’organiser une coopération efficace entre ses entreprises de défense, la lutte demeurera inégale.

C’est assez dire que le préalable à la réalisation de l’Europe de la défense est une volonté politique forte des États membres. La coopération franco-britannique initiée par les traités signés à Londres en novembre dernier marque véritablement une nouvelle étape dans la construction d’une Europe de la défense.

Elle constitue une approche très différente des précédentes en ce qu’elle réalise une véritable rupture par la substitution, d’une part, d’une démarche pragmatique et concrète à une architecture globale et mal assurée et, d’autre part, de programmes d’équipement précis et financés à des velléités ou des réalisations minces.

Elle peut être le prélude aux coopérations renforcées prévues par le traité de Lisbonne qui, seules, sont susceptibles de faire progresser la PSDC, la politique de sécurité et de défense commune, et lui donner de la consistance.

Monsieur le ministre, peut-être pourrez-vous nous dire ce que vous pensez de l’initiative germano-suédoise, qui propose la mise en commun et le partage dans le domaine de l’armement au sein de l’Union européenne, ou des suites données à la lettre qui a été adressée par votre prédécesseur et ses homologues allemand et polonais à la Haute Représentante de l’Union européenne pour les affaires étrangères et la politique de sécurité ?

Le texte dont la commission des affaires étrangères, de la défense et des forces armées vous recommande l’adoption ne crée pas une révolution dans le domaine des industries de défense européennes. Il représente une étape importante et indispensable dans la réalisation d’une véritable BITD. Il ouvre des perspectives et autorise des espoirs : puisse-t-il permettre de déboucher rapidement sur des projets mobilisateurs et crédibles !

Avant de conclure, je veux souligner l’excellente qualité de l’étude d’impact qui accompagne le texte transmis par le Gouvernement, ainsi que la grande diligence et efficacité de l’ensemble des services de l’État concernés pour répondre aux demandes d’information et d’explication que nous avons formulées.

Je tiens à féliciter notre collègue député Yves Fromion, auteur d’un rapport remarqué sur la directive Transferts intracommunautaires, et à remercier notre collègue sénateur Daniel Reiner, qui a su éclairer utilement les travaux de notre commission sur la directive Marchés publics de défense et de sécurité.

Sous le bénéfice de ces observations, la commission des affaires étrangères, de la défense et des forces armées que j’ai l’honneur de présider, vous recommande, mes chers collègues, d’adopter ce texte. (Applaudissements sur les travées de lUMP et de lUnion centriste, ainsi que sur certaines travées du RDSE.)

Mme la présidente. La parole est à Mme Michelle Demessine.

Mme Michelle Demessine. Madame la présidente, monsieur le ministre, mes chers collègues, l’examen de ce projet de loi intervient à un moment où l’actualité nous rappelle cruellement la place importante que tiennent l’industrie de l’armement et le commerce des armes de guerre dans les relations internationales, sans même évoquer le marché des avions-ravitailleurs de l’armée américaine, qui, échappant à EADS, est finalement revenu à Boeing.

Que ce soit en Tunisie, en Égypte, ou récemment en Libye, la question de nos ventes d’armes de toute nature à ces pays est un sujet qui compte pour appréhender et analyser les situations.

Concernant la Libye, il est évident qu’il y a un lien direct de responsabilité entre l’utilisation d’armes conventionnelles ou d’avions par le colonel Kadhafi pour réprimer son peuple dans le sang et la vente de ces matériels par notre pays.

M. Jacques Gautier. Cela n’a aucun rapport avec le texte !

Mme Michelle Demessine. Cette question est l’un des deux grands sujets abordés dans le texte que nous examinons aujourd’hui. En effet, il s’agit de transposer dans notre droit interne deux directives européennes, c’est-à-dire d’y adapter notre législation nationale.

La première directive traite précisément du contrôle des importations et des exportations de matériels de guerre dans l’espace européen. La seconde vise à harmoniser les procédures des marchés publics dans le domaine de la défense.

Cette dernière est l’illustration parfaite du dogmatisme ultralibéral de la Commission européenne. Celle-ci a ainsi trouvé le moyen, avec l’accord des États membres – dont notre pays –, de rendre totalement inopérant l’article 346 du traité de fonctionnement de l’Union européenne, communément appelé traité de Lisbonne, qui, je le rappelle, permet à un État de préserver ses intérêts essentiels de sécurité lorsqu’il les estime menacés.

Sous prétexte de réduire le coût d’achat de nos armements et d’accroître la compétitivité de nos industries, nous devrions accepter une ouverture totale de nos marchés de défense, y compris hors de l’espace européen, et ce sans aucune garantie de réciprocité !

Je n’insisterai pas sur les dangers – tout le monde les a à l’esprit – que comporte la transcription de cette directive pour la construction de l’Europe de la défense, dont la perspective s’éloignera encore plus.

Nous pouvons voir là très clairement non seulement le résultat des pressions des lobbies européens pro-atlantistes, mais aussi une conséquence de notre réintégration sans condition dans le commandement militaire de l’OTAN. Nous savons en effet que cette ouverture à une concurrence débridée profitera essentiellement à l’industrie de défense la plus puissante, car les États-Unis – soyons sans illusions, mes chers collègues –, poursuivront leur politique protectionniste, comme le montre le tout récent exemple des avions-ravitailleurs.

Toutefois, il faut souligner la volonté et les tentatives de M. le président de notre commission pour trouver une solution juridique sous la forme d’une préférence communautaire souple, qui permettrait de limiter cette ouverture totale.

Je consacrerai l’essentiel de mon propos à la première directive. Celle-ci, selon le jargon technocrato-commercial, vise à fluidifier le commerce des biens de défense dans l’espace européen, pour améliorer la compétitivité à l’exportation des entreprises d’armement.

Elle propose pour cela d’harmoniser et, surtout, de simplifier les procédures. En réalité, il s’agit d’alléger les contrôles sur les importations et les exportations de matériels de guerre en Europe. Si cette démarche peut à la rigueur se comprendre dans l’espace de l’Union européenne, encore que tous les pays ne soient pas au même niveau en matière de déontologie et de contrôle des matériels de guerre, tel n’est pas le cas pour les exportations hors de l’Union.

Pourtant, alors que rien dans la directive ne nous obligeait à le faire, le Gouvernement a choisi, à l’occasion de la transposition, de réformer également le régime d’autorisation et de contrôle des exportations vers les États qui ne sont pas membres de l’Union européenne.

J’ai de sérieuses réserves sur cette façon de procéder. En effet, le double niveau d’autorisation que constituaient l’agrément préalable et l’autorisation d’exportation est supprimé, pour être remplacé par un système de licence unique, tel qu’il existe dans d’autres pays européens.

Concrètement, cela revient à remplacer un système de contrôle a priori, qui – j’en suis consciente – était lourd et lent, par un contrôle a posteriori. Pourtant, l’ancien système pouvait fonctionner efficacement, même utilisé in extremis, notamment pour la Tunisie ou l’Égypte. Je suis en revanche sceptique sur les bienfaits du nouveau dispositif.

Au contraire, il aurait fallu renforcer le système de contrôle. En effet, à l’heure actuelle les matériels de guerre exportés peuvent être assez facilement détournés d’un usage habituel et utilisés de façon incontrôlée. Ils peuvent aussi être réexportés vers des zones de conflits. Une telle situation est essentiellement due à un manque d’efficacité, résultat d’une absence de moyens de vérification fiables des contrôles post-exportation.

Il est donc indispensable de mieux contrôler les ventes d’armes, afin que les États soient en mesure de prévenir toute vente risquant de tomber entre les mains d’organisations incontrôlées. En refusant de se doter de ces moyens, les États prendraient aussi le risque de se rendre complices de graves violations des droits de l’homme ou du droit international humanitaire. Plus simplement, ils pourraient ainsi entraver le développement économique et social d’un pays.

Les industriels trouveront certainement des avantages dans la simplification et la souplesse des procédures, ainsi que dans le raccourcissement des délais de délivrance des autorisations.

En revanche, je crains que le respect d’une déontologie rigoureuse en matière d’armements ne souffre de cette plus grande facilité d’obtention des autorisations et de ce contrôle a posteriori.

Comme le souligne fort justement M. de Rohan dans son rapport, « la production et le commerce des armes de guerre ne peuvent être considérés comme une production et un commerce de marchandises ordinaires. »

Il doit y avoir dans tout cela de la morale, sinon une certaine éthique. Cela passe par le respect des valeurs que notre pays prétend promouvoir partout dans le monde, mais aussi par celui des règles internationales auxquelles nous avons souscrit.

Certes, dans ses prises de positions officielles, notre pays ne peut être pris en défaut, puisque nous jouons un rôle important et positif dans de nombreuses instances internationales. Raison de plus pour que nous ne baissions pas la garde à l’occasion de la transposition de cette directive ! Or tel est précisément ce que nous pouvons craindre.

Avec l’exemple de la Libye, on comprend mieux l’exigence d’inscrire ces grands principes dans la loi. Ce qui se passe dans ce pays illustre aussi le décalage existant entre l’affirmation de grands principes, en particulier le respect des droits de l’homme, sur lequel nos gouvernants paraissent souvent arrogants aux yeux des étrangers, et la réalité de la politique étrangère et de défense du Gouvernement.

Ces grands principes avaient été proclamés par le Président de la République. Alors qu’il était candidat à l’élection présidentielle, il en appelait « à tous ceux qui, dans le monde, croient aux valeurs de la tolérance, de la liberté, de la démocratie, […] à tous ceux qui sont persécutés par les tyrannies et les dictatures ».

Les membres du Gouvernement connaissaient pourtant, comme tout le monde, le vrai visage du pouvoir du colonel Kadhafi. Je ne critique pas le fait que nous entretenions des relations commerciales de toute nature avec ce type de régimes.

Ce que je dénonce, en revanche, monsieur le ministre, c’est que vous ayez continué à afficher vos grands principes et que, dans le même temps, vous vous soyez laissé volontairement leurrer par de tels régimes, au point d’être complaisants avec eux.

Ainsi, il est de notoriété publique que le régime libyen finançait habilement des campagnes de publicité pour vanter les potentialités de son pays et faire miroiter de juteux marchés.

La façon dont le Président de la République avait reçu Kadhafi en France en 2007 est l’illustration caricaturale de votre méthode, qui allie cynisme et défense d’intérêts économiques.

Malgré les mises en garde, y compris celles qui émanaient de nos diplomates sur place, vous avez trop facilement sacrifié vos valeurs à des marchés que vous avez crus fructueux.

Cette invitation en France avait été adressée au guide libyen, sous le prétexte de le remercier de la libération des infirmières bulgares et de le réintégrer au sein de la communauté internationale. En réalité, il s’agissait de vendre des armes à un pays opportunément effacé de la liste du terrorisme et de placer rapidement sur ce marché nos industries de défense, trois ans après la levée de l’embargo de l’Union européenne.

Le Président de la République s’était d’ailleurs prématurément et imprudemment félicité de contrats mirobolants, concernant quatorze Rafale, trente-cinq hélicoptères Tigre, des missiles, un système de communication militaire, des navires...

Au final, on ne saura pas ce qu’il est véritablement advenu de ces commandes, évaluées à dix milliards d’euros, puisque la liste des matériels réellement exportés n’a pas été rendue publique. On sait en tout cas que les contrats pour les quatorze Rafale, les missiles Milan et les centrales nucléaires ne se sont pas concrétisés.

À cet égard, concernant les exportations d’armements, nous avons déposé un amendement visant à apporter une plus grande précision, donc une plus grande transparence, au rapport annuel que le Gouvernement adresse au Parlement.

Monsieur le ministre, la discussion de ce texte peut vous donner l’occasion d’inscrire dans la loi les grands principes dont vous vous revendiquez. Ce serait d’autant plus légitime que la France a déjà affiché ses convictions en adoptant des positions fortes sur cette question, en particulier à l'échelle européenne.

Ainsi, lors de la présidence française, elle a joué un rôle important pour faire adopter par l’ensemble des autres pays membres une position commune particulièrement novatrice.

Les critères fixés pour que les États membres accordent des autorisations d’exportation permettraient, s’ils étaient strictement respectés, d’exercer un contrôle efficace.

Notre pays joue également un rôle déterminant dans le cadre des négociations en cours relatives à un traité sur le commerce des armes.

M. Gérard Longuet, ministre. Tout à fait !

Mme Michelle Demessine. Dès lors, pourquoi ne pas transcrire concrètement dans notre droit national l’esprit des critères de cette position commune et les principes que nous proclamons dans les instances internationales ? Cela aurait le mérite d’être clair !

Au total, monsieur le ministre, votre texte n’intègre pas suffisamment dans notre législation les engagements que nous avons pris à l'échelle européenne en matière de contrôle des armes conventionnelles. Il ne permet pas non plus d’atteindre le niveau de transparence nécessaire dans l’exercice de ce contrôle.

Au vu de l’ensemble de ces observations, notre groupe votera contre ce texte, car, plus largement, au-delà des considérations techniques et juridiques complexes de cette transposition, nous estimons que l’ouverture totale des marchés de l’armement à la concurrence est pleine de périls. Le commerce des armes ne peut être soumis au dogme de la libre circulation des marchandises, ni à celui de la concurrence libre et non faussée. En effet – nous le savons par expérience, pour l’avoir vécu dans bien d’autres domaines –, plus cette logique est appliquée concrètement, plus la maîtrise démocratique recule et plus les valeurs humaines sont mises à mal.

Mme la présidente. La parole est à M. Jean-Pierre Chevènement.

M. Jean-Pierre Chevènement. Madame la présidente, monsieur le ministre, monsieur le président de la commission, mes chers collègues, le Pentagone vient d’en décider, Boeing souffle à EADS le contrat géant – 35 milliards de dollars – des 179 avions-ravitailleurs de l’armée de l’air américaine.

Le résultat était si peu attendu que le représentant démocrate de l’État de Washington, où se trouvent – précisément à Seattle – les usines Boeing, M. Jay Inslee, avait déjà dénoncé, par erreur il est vrai, une « décision néfaste » et appelé à sa remise en cause !

Faut-il s’en étonner ? Pour un marché de défense de cette importance, le réflexe protectionniste a joué au plus haut niveau. Comme l’a justement fait remarquer le président de la commission, M. Josselin de Rohan, le jeu n’est pas égal entre les deux rives de l’Atlantique : « Il n’y a pas d’équivalent en Europe du Buy American Act. La disproportion des moyens consacrés à la recherche […] constitue un handicap majeur. Les règles américaines sont telles qu’il est même difficile de vendre un avion de transport aux Américains, puisqu’il faut disposer sur le sol américain de filiales totalement contrôlées par des ressortissants américains, c’est la règle dite des proxy boards, en plus de déployer sa production sur place… » Je cesse de citer M. de Rohan, car, si je poursuivais, j’aurais l’impression de lui donner la possibilité de s’exprimer deux fois ! (Sourires.)

Tel est donc le moment que choisit le Gouvernement pour présenter au Parlement un projet de loi visant à transposer deux directives européennes d’esprit fondamentalement libéral. La seconde, surtout, visant les marchés de défense, tend à restreindre l’utilisation de l’article 346 du traité sur le fonctionnement de l’Union européenne, ex-article 296 du traité sur les Communautés européennes.

Or, je le rappelle, c’est cet article qui permet à chaque État d’éviter de recourir à la concurrence chaque fois que ses intérêts essentiels en matière de sécurité sont en jeu.

On croit donc rêver, monsieur le ministre, d’autant que la directive MPDS, Marchés publics de défense et de sécurité, ne fait nullement mention d’une préférence communautaire !

Comment en sommes-nous arrivés là ?

Tout commence par une communication de la Commission européenne, dont l’inspiration libre-échangiste n’est plus à démontrer, faite le 5 décembre 2007, donc avant la crise financière.

La présidence française de l’Union européenne, au second semestre de 2008, a cru bon d’aller dans le même sens, sous le prétexte qu’un marché unique de l’armement permettrait de renforcer la « base industrielle et technologique de défense européenne ».

Sur ce, la Commission a publié deux directives : l’une, du 6 mai 2009, sur les transferts intracommunautaires, qui ne pose pas de problèmes essentiels, car elle vise essentiellement à la simplification des procédures ; l’autre, du 13 juillet 2009, communément appelée MPDS. La transposition de cette deuxième directive soulève des interrogations majeures.

Tout d’abord, l’enfer est pavé de bonnes intentions : sous prétexte d’ouvrir aux industries de défense françaises les marchés européens, qui ne représentent que 20 % de nos exportations de matériel militaire, la France a voulu restreindre l’utilisation de l’article 346, supposé couvrir les pratiques protectionnistes de certains États européens.

Toutefois, force est de le constater, les directives dites du paquet défense, finalisées à la fin de 2008 sous la présidence française de l’Union européenne, n’imposent pas une clause de préférence communautaire, pas plus qu’un principe de réciprocité dans les échanges avec des pays tiers. Tout se passe comme si, dans un contexte de contrainte budgétaire, avait prévalu la théorie de la best value for money – un concept cher aux Britanniques, dont la base industrielle de défense a fait les frais –, et ce à contretemps, puisque ces directives, je le rappelle, ont été prises au lendemain du krach du capitalisme financier mondialisé.

Je crains fort que les avantages escomptés ne se révèlent illusoires et que la directive MPDS, bien loin d’ouvrir les marchés européens à nos industries, ne renforce la pénétration étrangère sur notre propre marché. Nous aurions ainsi lâché la proie pour l’ombre.

Ensuite, monsieur le ministre, en transposant aujourd’hui la directive, nous prenons la tête de l’Union en la matière. Néanmoins, qui nous dit que les autres États européens joueront le jeu de manière aussi loyale et transparente que nous ? Nous sommes dans le wagon de tête, mais serons-nous suivis ? M. Gilles Briatta, secrétaire général aux affaires européennes, reconnaît lui-même que « nous avons peu de visibilité sur l’état de la transposition chez nos partenaires européens. »

Tout juste note-t-il que, « au Royaume-Uni, le droit de recours des entreprises des pays tiers hors UE écartées d’un marché semble moins large qu’en droit français. » Il est vrai que les Britanniques ont su préserver une large part de leur « droit coutumier »…

Par ailleurs, M. Juppé nous a assuré, lors de l’examen du rapport du président de la commission, M. de Rohan, que « chacun des États membres continuera de pouvoir recourir à l’article 346 du traité de fonctionnement de l’Union européenne lorsque les dispositions issues de la directive ne seront pas suffisantes pour assurer la protection de ses intérêts essentiels de sécurité. »

Je ne partage pas cet optimisme. Quelles qu’aient été les précautions prises dans la négociation d’une directive marquée du sceau du compromis, nous ne pourrons maintenir l’article 346 que si la jurisprudence de la CJUE, la Cour de justice de l’Union européenne, nous le permet. On peut faire confiance à la Commission pour interpréter les textes dans le sens du plus grand libre-échangisme. Et la Cour de justice interprétera les critères introduits par la directive, et non pas ceux qui figurent dans la loi française.

Or le sens même de la nouvelle directive est de limiter l’usage de l’article 346 du traité en favorisant l’ouverture des marchés. Comme l’a reconnu devant la commission des affaires étrangères, de la défense et des forces armées du Sénat le délégué général pour l’armement, ou DGA, M. Collet-Billon, « c’est bien la jurisprudence de la CJUE qui déterminera à l’avenir le champ de cette exception » qu’est devenu l’article 346. Mes chers collègues, je ne fais que citer ses déclarations, qui sont publiques !