M. le président. La parole est à M. Yves Détraigne.

M. Yves Détraigne. Monsieur le président, monsieur le ministre, mes chers collègues, le projet de loi que nous examinons aujourd’hui était – c’est le moins que l’on puisse dire – très attendu. Depuis un peu plus d’un an, c’est d’ailleurs la quatrième fois, si je ne me trompe, que nous examinons la question de la garde à vue, que ce soit au travers d’une question orale avec débat, de propositions de loi, ou enfin, aujourd’hui avec le présent projet de loi.

Le sujet n’est donc nouveau ni pour notre Haute Assemblée ni pour sa commission de lois, surtout pas pour son rapporteur, François Zocchetto, qui a déjà eu l’occasion d’approfondir cette thématique au travers des travaux réalisés par le Sénat que j’évoquais à l’instant.

La réforme de la garde à vue était devenue, depuis plusieurs mois, non plus souhaitable, mais tout simplement indispensable et urgente. Cela a déjà été rappelé, la décision du Conseil constitutionnel du 30 juillet 2010 fait peser une épée de Damoclès sur notre tête puisque, sans intervention du législateur avant le 1er juillet prochain, la garde à vue serait privée de base légale.

Une telle situation est évidemment inenvisageable. Mais cette décision du Conseil constitutionnel, si elle est sans doute celle qui a l’effet le plus contraignant pour le Parlement, n’est pas la seule ayant relevé les insuffisances de notre système de garde à vue. En effet, aussi bien la Cour de cassation que la Cour européenne des droits de l’homme ont rendu ces dernières années plusieurs arrêts constatant les insuffisances du système actuel, le thème récurrent de ces décisions étant la présence et l’assistance de l’avocat au cours de la garde à vue.

La Cour européenne des droits de l’homme a, dans sa jurisprudence, abordé cette problématique sous plusieurs angles : le moment d’intervention de l’avocat, avec les arrêts Murray c. Royaume-Uni du 8 février 1996 et Salduz c. Turquie du 27 novembre 2008, mais aussi la portée de l’intervention de l’avocat au travers des arrêts Dayanan c. Turquie et Brusco c. France, rendus respectivement en 2009 et en 2010.

Mais, au-delà de ces aspects purement juridiques qu’il nous faut traiter, la réforme doit aussi être l’occasion de faire évoluer l’usage de la garde à vue au quotidien et de remédier à certaines dérives qui ont pu être relevées.

Tout d’abord, comment ne pas être interpellé par le nombre de gardes à vue prononcées chaque année ? Il atteint des records, et les chiffres que l’on évoque doivent nous faire réfléchir : près de 800 000 gardes à vue par an aujourd’hui, contre 300 000 à 400 000 il y a une dizaine d’années...

Il n’est pas question, évidemment, de promouvoir une quelconque forme de laxisme dans ce domaine. La garde à vue reste un acte de police judiciaire bien souvent indispensable, mais il faut en faire une utilisation plus rigoureuse, qui tienne surtout et d’abord compte de la gravité des comportements en cause et qui ne soit pas banalisée. Non, il n’est pas normal d’être placé en garde à vue pour une simple contravention, comme on l’a parfois vu ces dernières années !

Le texte qui nous est proposé prévoit donc que la garde à vue n’est possible que pour une personne à l’encontre de laquelle il existe « une ou plusieurs raisons plausibles de soupçonner qu’elle a commis ou tenté de commettre un crime ou un délit puni d’une peine d’emprisonnement ». Cela paraît bien être la moindre des choses.

Un débat a eu lieu en commission sur la question du seuil d’emprisonnement encouru qui pourrait justifier le placement en garde à vue. Plusieurs collègues souhaitaient limiter la garde à vue aux personnes encourant un emprisonnement d’une durée supérieure ou égale à trois ans.

À cette occasion, notre rapporteur a justement rappelé un principe fondamental qu’il ne faut pas oublier : la garde à vue est d’abord et avant tout créatrice de droits pour la personne interpellée. Augmenter le seuil conduirait à accroître mécaniquement le nombre des personnes soupçonnées de faits graves qui seraient auditionnées sans les garanties prévues au titre de la garde à vue, notamment hors la présence d’un avocat.

Néanmoins, et les débats en commission l’ont mis en évidence, prévoir cette seule condition pour être mis en garde à vue n’évacue pas le débat sur la hiérarchie et la logique des peines prévues dans notre code pénal.

Entre les incriminations créées il y a plusieurs décennies avec une échelle des peines qui avait sa logique à l’époque et celles qui ont été instituées au coup par coup au détour d’un article d’une loi nouvelle qui n’a pas à titre principal de caractère pénal, il y a, à l’évidence, des incohérences.

Ces dernières justifieraient que l’on toilette le système pour que le fait d’encourir une peine de prison, qui peut justifier juridiquement une mise en garde à vue, corresponde bien, dans tous les cas, à un acte d’une réelle gravité. Or, force est de le reconnaître, la diversité de l’échelle des peines actuelle est telle qu’elle ne garantit pas que le seul critère d’un an d’emprisonnement encouru suffise en lui-même à limiter la garde à vue à des actes d’une réelle gravité.

J’en viens aux aménagements apportés par l’Assemblée nationale.

Le premier changement majeur concerne précisément la question de l’audition libre.

Afin de contribuer à la réduction du nombre des gardes à vue, l’article 1er du projet de loi initial posait le principe, aujourd’hui absent du code de procédure pénale, de l’audition libre d’une personne suspectée et du caractère subsidiaire de son placement en garde à vue. Pour les raisons que j’évoquais précédemment – l’absence de reconnaissance de droits suffisants pour le suspect entendu librement et l’absence d’assistance d’un avocat –, l’audition libre a été écartée et, comme notre rapporteur, nous approuvons cette évolution du texte.

À l’article 9, qui encadre les mesures de sécurité et les fouilles dont peut faire l’objet la personne gardée à vue, l’Assemblée nationale avait prévu la possibilité pour la personne gardée à vue de conserver « certains objets intimes », en contrepartie de la signature d’une décharge. Il s’agit d’apporter une réponse aux difficultés soulevées par une pratique humiliante et souvent inutile, critiquée notamment par le Contrôleur général des lieux de privation de liberté, consistant à retirer systématiquement lunettes et soutien-gorge afin de prévenir tout risque d’agression ou de suicide, alors même que ce risque est en réalité infime et que cette pratique semble dater d’une époque révolue.

Notre commission a jugé que la garantie apportée par l’Assemblée nationale devait être renforcée et a prévu que la personne devait, en tout état de cause, disposer, au cours de son audition, de ses effets personnels. Là encore, il s’agit d’une amélioration bienvenue dont on s’étonne qu’elle n’ait pas été introduite plus tôt. Ce type d’aménagement permettra de contribuer à un meilleur respect de la dignité des gardés à vue.

Autre aménagement majeur lié à l’assistance d’un avocat, les députés ont institué un « délai de carence » de deux heures, avant l’expiration duquel la première audition de la personne gardée à vue ne pourra pas débuter.

Le texte initial du projet de loi ne prévoyait expressément ni que les auditions pourraient débuter sans attendre l’arrivée de l’avocat ni qu’elles ne le pourraient pas. Le silence de la loi sur cette question essentielle était source d’insécurité juridique. Le nouveau dispositif précise bien la situation.

Sans remettre en cause la suppression de l’audition libre, je voudrais cependant, et à titre personnel, attirer votre attention, mes chers collègues, sur le fait que le délai de carence de deux heures prévu pour permettre à l’avocat de rejoindre les locaux de garde à vue et pendant lequel l’interrogatoire ne peut pas commencer, du moins en règle générale, risque, dans certains cas, de nuire à l’efficacité de l’enquête.

Un tel risque existe quand on a affaire non pas à des voyous chevronnés – ils savent comment se comporter, si je puis dire ! –, mais à des délinquants débutants : ces derniers reconnaissent parfois les faits sans difficulté simplement parce qu’ils sont conduits à la brigade ou au commissariat de police. Les deux heures de carence pouvant alors, mais j’espère me tromper, permettre à un suspect qui a réellement quelque chose à se reprocher d’échafauder un scénario qui retardera l’apparition de la vérité.

M. Michel Mercier, garde des sceaux, ministre de la justice et des libertés. Très bien !

M. Yves Détraigne. Mes chers collègues, encore une fois, il s’agit là d’une réflexion personnelle, et non de la position de mon groupe.

Il ne faudrait donc pas que le recadrage – certes nécessaire, personne ne le conteste – de la garde à vue nuise, dans certains cas, à l’efficacité de l’enquête.

Au final, les travaux de l’Assemblée nationale et de notre commission des lois ont permis d’aboutir aujourd’hui à un texte bien plus abouti que le texte initial.

Je voudrais également développer une réflexion plus générale sur quelques aspects qui suscitent encore des interrogations.

Tout d’abord, les avocats sont devant un défi important à relever, comme cela a été notamment relevé par mon collègue François Pillet : assurer sur tout le territoire l’assistance des centaines de milliers de gardés à vue, même si le nombre des mesures diminue.

Il faut bien reconnaître que le risque d’un traitement discriminant entre zones urbaines et zones rurales existe bel et bien. J’espère me tromper, mais notre collègue Jacques Mézard a eu l’occasion d’insister à juste titre sur cet aspect en commission.

Le rôle des barreaux sera déterminant, mais il faut reconnaître que certaines zones du territoire vont être confrontées à des difficultés difficilement surmontables. Chacun comprend bien la différence qui existe entre un commissariat des Hauts-de-Seine et une brigade de gendarmerie d’un village isolé de montagne en plein hiver...

Il est évident que, dans certains secteurs géographiques de notre pays, il sera beaucoup plus difficile pour l’avocat d’arriver dans les deux heures du délai de carence que dans d’autres secteurs, notamment urbains. (M. Alain Gournac opine.)

Certains pourraient en tirer la conclusion qu’il faut que les gardes à vue soient centralisées dans les principales villes de nos départements.

M. François Zocchetto, rapporteur de la commission des lois constitutionnelles, de législation, du suffrage universel, du règlement et d'administration générale. Ah non !

M. Yves Détraigne. Mais, alors, on irait vers deux catégories de commissariats et, surtout, vers deux catégories de brigades de gendarmerie, ce qui serait inacceptable.

Sur cette question, mes chers collègues, nous devons être fermes. Si nous voulons que la sécurité soit assurée de la même manière sur tous les points du territoire, et si nous ne voulons pas décourager certains services de police et de gendarmerie, il nous faut affirmer la nécessité de conserver le maillage national des brigades et de garder partout des brigades de plein exercice où puissent se dérouler les gardes à vue.

Mme Nathalie Goulet. Très bien !

M. Yves Détraigne. Alors, évidemment, cela nécessitera parfois des travaux d’aménagement de certains locaux…

M. Alain Gournac. Les locaux sont souvent inadaptés.

M. Yves Détraigne. … et cela coûtera sûrement plus cher en frais d’avocats – je pense notamment à l’aide juridictionnelle – qu’aujourd’hui.

En tant que rapporteur pour avis du budget des services judiciaires à la commission des lois depuis plusieurs années, je me permets d’insister, monsieur le ministre, pour que les crédits nécessaires soient bien prévus, au bon niveau, et sans qu’on les prélève sur d’autres actions ou d’autres programmes de la mission « Justice ».

Au-delà de ces difficultés pratiques, si la réforme que nous examinons aujourd’hui était indispensable, va-t-elle assez loin ?

Certes, monsieur le ministre, ce n’est pas encore la grande réforme de la procédure pénale que l’on nous annonce depuis des années. Je crains d’ailleurs qu’avec l’annonce, hier, du débat, dès le mois prochain, sur l’introduction des jurés populaires en correctionnelle – réforme que, au demeurant, peu de gens réclamaient –, on ne continue, après cette loi, à modifier par petites touches notre droit pénal, ce qui n’est pas, selon moi, la meilleure méthode.

J’espère donc que nous aurons bientôt un débat de fond sur l’ensemble de notre procédure pénale, car il est nécessaire. Les nombreuses polémiques autour du statut du parquet, relancées par des arrêts importants de la CEDH, que l’on ne pourra continuer à ignorer, ne sont qu’un exemple, parmi d’autres, des questions que nous devrons réexaminer.

Néanmoins, la réforme que nous examinons aujourd’hui est la bienvenue. C’est pourquoi le groupe de l’Union centriste votera en faveur de l’adoption de ce projet de loi sur lequel la commission des lois, notamment son rapporteur, a fait un excellent travail. (Applaudissements sur les travées de lUnion centriste et de lUMP.)

M. Alain Gournac. Très bien !

M. le président. La parole est à Mme Virginie Klès.

Mme Virginie Klès. Monsieur le président, monsieur le ministre, mes chers collègues, pour ma part, et je pense que cela ne vous étonnera pas, je ne partage pas vraiment l’optimisme de notre rapporteur quant à l’avenir et à l’évolution de ce projet de loi, qu’il a qualifié de largement imparfait, si tant est que cet avenir et cette évolution restent entre vos mains.

Il en aura fallu de l’énergie, de la volonté et même des condamnations pour en arriver là où nous en sommes : un tout petit pas pour l’Homme, comme pour la justice, en l’occurrence. Et pourtant, on ne demandait pas la lune !

Pourquoi agit-on toujours contraint et forcé, une fois le dos au mur ? Car vous avez été sourd et aveugle à toutes les propositions, qu’elles émanent de l’opposition ou parfois même des rangs de votre majorité, mais aussi des professionnels, quel que soit le texte et quelle que soit la réforme.

Oui, mille fois oui, ce texte est nécessaire, indispensable. La gauche et d’autres le disent et le répètent, et ce sans avoir attendu la condamnation de la Cour européenne des droits de l’homme ni l’avis du Conseil constitutionnel.

Oui, mille fois oui, les officiers de police judiciaire, tous les intervenants au sein de la justice sont aujourd’hui d’accord pour travailler mieux ensemble. Et vous le savez !

Tout changement proposé suscite au départ des inquiétudes, ce qui est normal. Mais si ce changement annoncé est accompagné d’une vraie concertation et d’un vrai débat avec les professionnels concernés, s’il est expliqué, voire amendé à l’écoute des propositions des acteurs et des intervenants, il fera l’objet d’un réel consensus et deviendra pleinement efficace.

Oui, mille fois oui, les principes énoncés sur le papier sont indispensables. Mais, tels qu’ils sont énoncés, seront-ils efficaces ? Seront-ils applicables ? Seront-ils appliqués ? Certains, oui, sans doute : je pense à la notification du droit de se taire, à la disparition de certaines fouilles humiliantes, à la possibilité de faire avertir son entourage, au fait de ne plus être condamné sur la base de simples aveux, notamment obtenus sans l’intervention de l’avocat.

Mais qu’en sera-t-il des autres mesures ? Pour ma part, je doute fortement de leur application.

Quelles sont les raisons de ce nouveau ratage ?

C’est, monsieur le garde des sceaux, la manière de gouverner du gouvernement auquel vous appartenez, certes depuis peu, et de la majorité, à laquelle vous appartenez depuis un bon moment : agir dans l’immédiateté, avec un calendrier uniquement lié aux échéances électorales et aux faits divers.

Je le répète, vous n’engagez des réformes que contraints et forcés, une fois que vous avez le dos au mur. Quand on n’a plus le temps d’avoir un réel débat ni de mener une vraie concertation, on n’est plus dans le calendrier de la Politique avec un « p » majuscule. Celle-ci doit se faire sur le long terme, surtout quand on touche aux structures mêmes de notre société et de notre démocratie, surtout quand on touche à la justice et à la sécurité.

Nous attendions une réforme du code de procédure pénale. Il nous vient un texte réducteur, un texte d’affichage. Chacun le sait ici, pas grand-chose de concret, malheureusement, n’en sortira.

Le Gouvernement et le Président de la République, en particulier, ont ce véritable don de transformer tout ce qui aurait dû être une grande réforme, fondatrice de nouveaux liens sociaux, en de « petits textes minimalistes à visée électorale ou de mise en conformité apparente ».

Le Gouvernement et le Président de la République, en particulier, ont ce véritable don de transformer tout ce qui aurait dû être un débat de fond, un débat d’idées, un débat de société, en affichage de réformes, en affrontements interinstitutionnels, les uns étant montés contre les autres et chacun à tour de rôle.

Sait-on assez que l’assistance de l’avocat au gardé à vue est rendue tellement obligatoire en Turquie qu’aucune déposition faite en dehors de la présence d’un avocat ne peut être versée au dossier de l’instruction sans confirmation par la personne des faits incriminés ?

Mme Nathalie Goulet. Quel exemple !

Mme Virginie Klès. À l’instar de mon collègue Jacques Mézard, je réaffirme que les forces de sécurité, que les officiers de police judiciaire ne sont pas les responsables de la politique pénale imposée à tous par le gouvernement auquel vous appartenez, monsieur le ministre.

Les gardes à vue abusives ou abusivement mal menées ne sont que le résultat de la politique de répression croissante, de la judiciarisation galopante, de l’accélération des procédures judiciaires que mène le Gouvernement.

Le nombre d’officiers de police judiciaire a beaucoup augmenté, non pas parce que l’on a recruté, mais parce que l’on a diminué le niveau de qualification nécessaire pour placer en garde à vue.

M. Jean-Jacques Hyest, président de la commission des lois constitutionnelles, de législation, du suffrage universel, du règlement et d'administration générale. Ne dites pas cela aux gendarmes, s’il vous plaît !

Mme Virginie Klès. J’ai bien dit que ce n’était pas eux les responsables, monsieur le président de la commission des lois, mais le Gouvernement et la politique qu’il mène.

Je suis désolée de le dire, mais les officiers de police judiciaire qui peuvent mener des gardes à vue sont aujourd’hui moins qualifiés qu’hier.

M. Alain Gournac. Ils font un travail remarquable !

Mme Virginie Klès. Je suis d’accord avec vous pour les gendarmes. Je trouve simplement dommage que l’on diminue le niveau de qualification requis de ceux qui placent des personnes en garde à vue.

La garde à vue est une étape particulièrement importante de l’enquête. Elle nécessite donc une formation particulière, car c’est un moment humainement compliqué et crucial pour la manifestation de la vérité. Diminuer la formation des personnes habilitées à mener des gardes à vue est dramatique non seulement pour notre société, mais aussi pour les gendarmes et les policiers, pour tous les officiers de police judiciaire.

Et si l’on parlait un peu de qualité, au lieu de parler de chiffres et de performances ? Et si, pour qualifier et quantifier le service public, on appliquait des critères différents de ceux qui sont utilisés pour le secteur privé ? Et si l’on offrait tout simplement des moyens à ceux qui doivent agir ? Et si, au lieu de compter le nombre de gardes à vue, on s’intéressait, par exemple, à celles qui ont conduit à une élucidation ou à une condamnation ?

M. Jean-Pierre Sueur. Très juste !

Mme Virginie Klès. Le gouvernement auquel vous appartenez, monsieur le ministre, aime les chiffres. Je ne les déteste pas non plus, mais à condition qu’ils signifient quelque chose. Reste que, aux chiffres, je préfère les notions de dignité, de respect de la présomption d’innocence – on l’oublie un peu trop souvent –, d’indépendance de la justice et d’équilibre des parties.

Pour atteindre ces objectifs, il faut s’en donner les moyens. Il faut donc élever de nouveau le niveau de qualification requis des officiers de police judiciaire qui mènent les gardes à vue et diminuer le nombre des placements en garde à vue.

La dignité implique, on le sait, cela a été dit ce matin, la réfection et la rénovation des locaux. Cela suppose donc des moyens financiers, mais ils n’apparaissent pas dans le projet de loi.

Si l’on veut que l’avocat, même non présent, puisse avoir accès aux auditions telles qu’elles se sont déroulées, il faut augmenter le nombre de caméras et de dispositif de vidéo. À cet effet, pourquoi ne bascule-t-on pas, au profit des espaces ici concernés, une partie des moyens du Fonds interministériel de prévention de la délinquance, qui nous inflige déjà un certain nombre de caméras dans l’espace public ?

Les moyens existent ; il suffit de les affecter là où il faut.

L’introduction de l’avocat et du contradictoire dans l’enquête avant que le dossier n’arrive chez le juge est une très bonne chose. Cependant, pour être efficace, cela nécessitera une égalité renforcée de tous les justiciables, y compris pendant l’enquête. Or ce principe ne figure pas dans votre texte : l’aide juridictionnelle n’est pas là !

Savez-vous combien la justice paiera un avocat de Rennes devant se rendre à deux heures du matin à Redon pour assister un gardé à vue ? Elle lui donnera 71 euros. C’est une misère !

M. Michel Mercier, garde des sceaux, ministre de la justice et des libertés. Vous ne le savez pas, le montant n’a pas été fixé !

Mme Virginie Klès. En tout cas, ce sont les chiffres qui ont été donnés aux professionnels.

Savez-vous que, aujourd’hui, 115 avocats du barreau de Rennes sont volontaires pour assurer des permanences et assister des gardés à vue ? Je ne sais pas combien il en restera une fois qu’on leur aura dit que, pour aller de Rennes à Redon à deux heures du matin, ils recevront 71 euros !

Savez-vous quel est le budget de l’aide juridictionnelle en Angleterre ? Il est de 3 milliards d’euros. En France, c’est dix fois moins !

Ce système introduira nécessairement une justice à deux vitesses dès l’enquête, qui sera devenue contradictoire : une justice urbaine et une justice rurale, une justice des riches et une justice des pauvres. Cette évolution a déjà été bien entamée avec la réforme de la représentation devant les cours d’appel aux termes de laquelle seuls les justiciables ayant les moyens et résidant en zone urbaine, où il y a de grands cabinets d’avocats, pourront faire appel.

Voilà ce qu’il adviendra des beaux principes posés dans ce texte ! En tout cas, j’attends de voir le sort que vous réserverez à nos amendements et les moyens que vous entendez consacrer à cette réforme essentielle avant de décider de mon vote. Mais je suis assez pessimiste ! (Applaudissements sur les travées du groupe socialiste.)

M. le président. La parole est à Mme Alima Boumediene-Thiery.

Mme Alima Boumediene-Thiery. Monsieur le président, monsieur le ministre, mes chers collègues, le projet de loi relatif à la garde à vue nous est présenté comme découlant de la décision du Conseil constitutionnel du 30 juillet 2010, selon laquelle les dispositions actuelles de la loi concernant les conditions de placement en garde à vue sont inconstitutionnelles.

Permettez-moi cependant d’indiquer que ce texte arrive bien tardivement. En effet, il y a des années que la Cour européenne des droits de l’homme confronte les exigences conventionnelles aux pratiques et à la procédure en matière de garde à vue et rappelle le respect dû aux droits des personnes gardées à vue et à leur défense effective.

Dès l’arrêt Murray c. Royaume-Uni du 8 février 1996, la France aurait notamment dû réagir en rendant « effectif et concret » le droit pour le gardé à vue de bénéficier de l’assistance d’un avocat.

Plus récemment, dans une série d’arrêts rendus contre la Turquie et contre l’Ukraine, en 2009, la Cour européenne des droits de l’homme est à nouveau venue préciser le champ d’application de l’article 6 de la Convention européenne de sauvegarde droits de l’homme et des libertés fondamentales, qui garantit le droit à un procès équitable dans la phase antérieure au procès pénal. C’est ainsi que la Cour de Strasbourg a défini de manière précise les principes directeurs applicables au régime de la garde à vue.

Dans la continuité de ces arrêts de la Cour européenne des droits de l’homme datant de la fin de 2009, j’ai moi-même déposé une proposition de loi portant réforme de la garde à vue, et ce dès janvier 2010, tirant ainsi les conséquences de ces exigences conventionnelles. Ce texte n’a malheureusement pas abouti, car il a été renvoyé à la commission à la fin d’avril 2010.

Il aura donc fallu attendre que le Conseil constitutionnel rende sa décision de juillet 2010 pour que vous daigniez enfin vous intéresser à la question. Il était temps !

Vous avez déposé le présent projet de loi le 13 octobre 2010 à l’Assemblée nationale, et la France était condamnée par la Cour européenne des droits de l’homme le lendemain, le 14 octobre, avec l’arrêt Brusco, puis le 23 novembre, avec l’arrêt Moulin c. France

Cette réforme de la garde à vue, qui nous est soumise aujourd’hui, ou devrais-je dire cette « réformette » – pardonnez-moi d’employer ce terme, mais c’est la vérité –, outre qu’elle est tardive, est largement insuffisante.

En effet, si les sénatrices et sénateurs d’Europe écologie-Les Verts se réjouissent des quelques avancées relatives au rôle de l’avocat lors de la garde à vue et à la possibilité pour lui d’assister son client lors des auditions ou des confrontations, ce projet de loi présente de nombreuses lacunes, des insuffisances et des incohérences.

Il semblerait que vous n’ayez absolument pas tenu compte in fine de la jurisprudence de la Cour de Strasbourg, qui pointe pourtant du doigt les modalités de placement en garde à vue, aussi bien celles de son contrôle que celles de son déroulement.

Tout d’abord, j’aborderai ce qui me semble essentiel, à savoir le rôle controversé accordé au procureur de la République dans ce projet de loi.

Le parquet intervient à la fois au stade du contrôle de la garde à vue et de son renouvellement.

Il s’agit dans ce projet de loi de reproduire une anomalie procédurale pourtant dénoncée par tous. Les magistrats eux-mêmes, dans le rapport rendu par le Conseil national de la magistrature en 2008, considéraient à 64 % que les membres du parquet n’étaient pas indépendants. Il en va de même pour les avocats, les juristes et les universitaires et, surtout, pour la Cour européenne des droits de l’homme, qui, dans l’arrêt Moulin c. France du 23 novembre 2010, pose clairement le principe selon lequel les membres du ministère public français ne sont pas indépendants et ne peuvent pas être assimilés, en matière de garde à vue, à une « autorité judiciaire » au sens de la Convention européenne de sauvegarde des droits de l’homme et des libertés fondamentales.

Seul le Conseil constitutionnel est resté frileux sur cette question de l’indépendance du procureur de la République. C’est sans doute pour cette raison que le Gouvernement s’est abstenu de résoudre cette question pourtant essentielle.

Dès 1979, pourtant, la Cour de Strasbourg indiquait que le procureur n’était pas une autorité judiciaire indépendante. Ce principe fut rappelé récemment à la France avec les arrêts Medvedyev du 10 juillet 2008 et du 29 mars 2010, pour la Grande Chambre.

Le ministère public français ne dispose pas d’une indépendance suffisante vis-à-vis de l’exécutif et ses membres ne sont donc pas des « magistrats » au sens des dispositions conventionnelles qui encadrent les privations de liberté.

Au vu de l’arrêt Moulin c. France, il est donc désormais difficile d’imaginer que le présent projet de loi puisse être adopté en l’état, sans une réforme du statut du parquet ou de ses compétences.

Permettez-moi, monsieur le garde des sceaux, de vous rappeler l’un des paragraphes de cet arrêt : « […], la Cour considère que, du fait de leur statut ainsi rappelé, les membres du ministère public, en France, ne remplissent pas l’exigence d’indépendance à l’égard de l’exécutif, qui, selon une jurisprudence constante, compte, au même titre que l’impartialité, parmi les garanties inhérentes à la notion autonome de “magistrat” au sens de l’article 5, alinéa 3 ».

Il me semble que les choses sont claires ! Cet arrêt confirme la nécessité d’une modification profonde de l’organisation judiciaire française.

Pourtant, votre projet de loi prévoit dès son article 1er l’insertion d’un nouvel article 62-5 dans le code pénal, qui dispose de manière ostentatoire que « la garde à vue s’exécute sous le contrôle du procureur de la République, […] ».

Alors, excusez-moi, mais je ne vois pas où est l’avancée en termes d’indépendance !

Les sénatrices et sénateur écologistes ont donc cosigné une série d’amendements consistant à supprimer toute référence au procureur de la République dans ce projet de loi et à tirer les conséquences de cette jurisprudence de la Cour de Strasbourg.

Il est essentiel en effet que la garde à vue puisse bénéficier des garanties légales nécessaires, et que son contrôle ainsi que son renouvellement puissent ainsi être confiés au juge judiciaire. Ce devrait être le juge des libertés et de la détention qui assume, dans ce texte, le rôle que vous vous obstinez à octroyer au procureur de la République.

Mais pourquoi faites-vous à ce point « la sourde oreille », monsieur le ministre ? Pourquoi votre gouvernement souhaite-t-il s’affranchir des exigences conventionnelles et jurisprudentielles en matière de droits et de libertés fondamentales ? Autant proclamer ici, haut et fort, que vous aspirez à ce que la France se retire du Conseil de l’Europe ! Ce serait ridicule ! Vous ne faites, ainsi, que vous attirer les foudres des professionnels du droit, des associations, des universitaires et des instances de Strasbourg !

Un autre élément est tout aussi choquant dans ce projet de loi : le seuil de déclenchement de la garde à vue. Dans la définition que l’article 1er du présent texte donne de la garde à vue, il est prévu que le placement puisse intervenir dès que l’on soupçonne que la personne a commis ou tenté de commettre « un crime ou un délit puni d’une peine d’emprisonnement ».

Il me semblait, monsieur le ministre, vous avoir entendu arguer du fait que ce projet de loi avait également pour objet de diminuer le nombre des gardés à vue. Or, vous le savez, près de 800 000 gardes à vue ont été décidées en 2009. Pensez-vous que ce seuil, outre qu’il porte atteinte aux droits des personnes concernées, notamment de la présomption d’innocence, permette de faire diminuer ces chiffres ? Évidemment non, bien au contraire !

C’est pourquoi les sénatrices et sénateur écologistes refusent le placement en garde à vue de personnes soupçonnées d’infractions mineures, et donc les gardes à vue abusives ou excessives !

Nous sommes donc favorables à ce que le seuil de placement en garde à vue soit porté à trois ans d’emprisonnement, et nous nous associons également aux amendements présentés par le groupe auquel nous sommes rattachés.

Je tiens enfin à indiquer que je regrette le caractère bien trop limité qu’accorde ce texte à l’intervention de l’avocat.

Je prendrai ici l’exemple de la durée insuffisante accordée par l’article 6 du projet de loi à l’avocat pour s’entretenir avec la personne gardée à vue. Cela présuppose qu’en trente minutes maximum, et ce quelle que soit la complexité de l’affaire, un avocat ait le temps d’échanger avec son client, de l’écouter exposer sa situation, de prendre connaissance du procès-verbal ou des autres pièces du dossier…

Or vous n’êtes pas sans savoir, monsieur le ministre, que cette durée excessivement réduite sera évidemment insuffisante dans les affaires les plus complexes, pour prendre connaissance des faits ainsi que des nombreuses pièces présentes dans le dossier de la personne gardée à vue.

Cela porte atteinte au droit à une défense effective, en particulier au recours effectif à un avocat. J’espère donc que l’amendement que nous avons déposé à l’article 6 du projet de loi visant à augmenter la durée de l’entretien avec l’avocat sera adopté lors de nos débats.

Vous l’aurez compris, les sénatrices et sénateur écologistes considèrent que ce texte ne fait que feindre de s’aligner sur des prescriptions conventionnelles et constitutionnelles, mais dissimule finalement son manque d’ambition derrière des dispositions vraiment inefficaces et incomplètes. (Applaudissements sur les travées du groupe socialiste et du groupe CRC-SPG.)