M. Bernard Piras. Ce n’est pas une proposition de loi mémorielle !

M. Jean-Vincent Placé. Précédemment, M. Mézard a cité le rapport d’information remis par le président Accoyer, au nom de la mission d’information sur les questions mémorielles, selon lequel « le rôle du Parlement n’est pas d’adopter des lois qualifiant ou portant une appréciation sur des faits historiques, a fortiori lorsque celles-ci s’accompagnent de sanctions pénales. »

M. Bernard Piras. Mais, en l’espèce, ce n’est pas le cas !

M. Jean-Vincent Placé. Le document poursuit ainsi : « Mais le Parlement est dans son rôle lorsqu’il édicte des normes ou des limitations destinées à défendre des principes affirmés par le préambule de la Constitution notamment pour lutter contre le racisme et la xénophobie. »

Nous, sénateurs écologistes, souscrivons totalement à cette pertinente recommandation du rapport d’information de 2008 voté à l’unanimité, je le rappelle, sous l’influence du président de l’Assemblée nationale.

Nous voterons unanimement contre la présente proposition de loi. Mais, selon nous, le débat ne fait que commencer. Certes, il ne concernera pas les lois mémorielles, car nous ne changerons pas d’avis sur ce sujet, notre position découlant d’une juste application de la séparation des pouvoirs. Nous devons porter le débat là où il doit avoir lieu, singulièrement en Turquie.

Comme l’avait affirmé Jacques Chirac, au nom de la France – et la parole de notre pays sur les droits de l’homme, sur les libertés dans l’ensemble du monde est importante –, sans reconnaissance du génocide arménien par la Turquie, il ne saurait être question que celle-ci intègre l’Union européenne.

M. Jean-Louis Carrère. Jacques Chirac n’était pas le seul à défendre ce point de vue ! Des camarades socialistes l’ont fait également !

M. Jean-Vincent Placé. Politiquement, telle est la façon, pour la France, de faire valoir ses positions. Point n’est besoin d’une loi.

Résolutions, commémorations, droit français, droit international : nous disposons d’ores et déjà de nombreuses ressources pour faire bouger les lignes, tout en respectant le droit et la Constitution.

Je voudrais maintenant formuler quelques considérations sur le rôle du Sénat, notamment pour nos concitoyens qui s’interrogent légitimement sur l’utilité de la Haute Assemblée.

Le 4 mai 2011, sur l’initiative du président de sa commission des lois, dont les arguments très forts ont été repris fort justement tout à l’heure par son actuel président, Jean-Pierre Sueur, le Sénat a adopté une motion tendant à opposer l’exception d’irrecevabilité sur une proposition de loi similaire à celle que nous étudions ce jour. Or au seul motif que Mme Boyer, que vous connaissez bien, monsieur Gaudin, s’intéresse à ce sujet – bien évidemment, aucun fait nouveau n’est survenu depuis –, à la demande du Président de la République, les mêmes qui se sont exprimés en faveur de la motion le 4 mai dernier changent aujourd’hui d’avis. Quel est l’honneur et la dignité des parlementaires commettant une telle volteface ? C’est invraisemblable ! (Mmes Bariza Khiari et Nathalie Goulet applaudissent.) Dans ces conditions, à quoi sert le Sénat ?

M. Jean-Claude Gaudin. Mais ce n’est pas le même texte !

M. Jean-Vincent Placé. Pourquoi une telle versatilité sur un sujet aussi grave ?

M. Francis Delattre. Vous n’étiez pas dans cet hémicycle le 4 mai !

M. Jean-Vincent Placé. Ma position n’aurait pas été différente, j’aurais émis le même vote !

M. le président. Mon cher collègue, veuillez conclure.

M. Jean-Vincent Placé. Je conclus, monsieur le président.

Quels doivent être le sens de la loi et la position de la France sur des sujets comme celui dont nous débattons aujourd’hui ?

À l’extérieur de la Haute Assemblée, des milliers de compatriotes, certains d’origine arménienne, d’autres d’origine turque, manifestent. Attendent-ils, attendons-nous de la France, l’adoption de lois qui divisent, qui séparent, qui jettent du sel sur les blessures ? Non !

Ce que nous voulons, c’est un travail de mémoire, de réconciliation, le rassemblement. Il ne faut pas fragiliser la société, surtout en empruntant le dangereux chemin de la « vérité d’État » proclamée.

C’est vrai, cette question est totalement taboue en Turquie. Nous devons lutter pied à pied pour que la société turque évolue. Si la présente proposition de loi était adoptée, c’est le contraire qui se passerait.

M. le président. Veuillez conclure, mon cher collègue.

M. Jean-Vincent Placé. À la question : « Le législateur est-il dans son rôle ? », nous répondons : « Non ! »

À la question : « Rend-on vraiment service à la cause arménienne avec ce texte ? », nous répondons encore : « Non ! »

En conséquence, nous voterons contre la présente proposition de loi. (Applaudissements sur les travées du groupe écologiste, ainsi que sur certaines travées du groupe socialiste, du RDSE et de l’UCR.)

M. le président. La parole est à Mme Nathalie Goulet.

Mme Nathalie Goulet. Monsieur le président, monsieur le ministre, mes chers collègues, je subis la même punition que notre ami Jean-Vincent Placé : parler en dixième position, ce n’est pas très facile !

Le Président de la République ayant fait, en quelque sorte, le « serment d’Erevan », le Parlement doit de nouveau légiférer sur la pénalisation de la négation du génocide arménien. Par ailleurs, à quelques mois de l’élection présidentielle, la nouvelle majorité sénatoriale ne veut pas laisser passer cette occasion de s’exprimer.

Nos compatriotes arméniens, dont une partie de la famille a été massacrée en 1915 sur le front russo-ottoman, avant l’effondrement des deux empires, ont droit à notre compassion. La proposition de loi reconnaissant le génocide des Arméniens, votée en 2001, marquait solennellement cette compassion.

Le devoir de mémoire fait partie de l’honneur d’une nation et, à ce titre, deux catégories d’ayants droit sont absolument prioritaires : ceux qui sont morts pour notre survie et nos libertés et ceux qui ont été tués parce qu’ils luttaient, contre nous, pour leur survie et leurs libertés – je pense aux massacres commis dans le cadre de nos politiques coloniales, esclavagistes ou collaborationnistes. Ces deux catégories de victimes nous interpellent, au-delà de la mort et du temps qui passe.

Hors de ces deux cercles, qui étreignent notre mémoire, il existe d’autres massacres et génocides auxquels nous n’avons pas été partie prenante. Ils sont nombreux et la requête, sans cesse rejetée, des Ukrainiens qui souhaitent que soit reconnu l’« Holodomor » avec ses 5 millions de morts, est là pour nous appeler à la plus grande circonspection. On peut aussi mentionner les génocides au Rwanda ou au Cambodge... D’autres victimes de la barbarie viendront demain devant notre Parlement et nos tribunaux chercher ce que l’histoire ne leur a pas ou pas encore donné.

Mme Nathalie Goulet. Pourquoi ne pas laisser les historiens écrire l’Histoire ? Une commission internationale – vous en avez parlé, monsieur le président – serait une solution. En 2005, le gouvernement turc a proposé la constitution d’une commission, qui aurait accès à tous les documents, y compris les archives arméniennes. Le gouvernement turc a dit qu’il en acceptait par avance les conclusions, quelles qu’elles puissent être. Le gouvernement arménien de l’époque avait refusé.

Par ailleurs, la plateforme de Vienne existe depuis 2004 et a publié, en 2009, un épais recueil de documents ottomans, français, britanniques, américains, allemands et austro-hongrois, mais pas un seul document arménien. En effet, les archives nationales arméniennes ne sont pas accessibles s'agissant des questions sensibles, pas plus que les archives de la fédération arménienne à Boston, ni celles du patriarcat arménien à Jérusalem.

Dans ce contexte, je tiens à saluer la position de notre commission des lois et de son président, qui se situe dans la lignée de celle qu’avait prise Jean-Jacques Hyest lorsqu’il présidait cette commission.

Cet hémicycle retentit encore des propos prononcés par Robert Badinter le 4 mai dernier : « la notion de génocide me fait horreur ». Je dirais qu’elle nous fait horreur à tous ! Comment en serait-il autrement ? Mais, je le répète, la réconciliation, la reconnaissance du génocide par la Turquie et les indemnités qui en découleront viendront avec le temps, par la sagesse des hommes et non par la contrainte extérieure.

Ma position n’est pas dictée – je le déclare aux nombreux amis arméniens qui m’ont gravement calomniée – par une quelconque amitié turque, ni par tel ou tel conflit, et encore moins par une absence de sympathie envers la communauté arménienne.

Ma position n’est pas non plus dictée par la crainte de représailles économiques. En effet, cela voudrait dire qu’un pays modeste sur le plan économique n’aurait pas le droit à la justice internationale et à la reconnaissance ; or telle n’est pas du tout ma position.

J’ai une conviction : je pense que les victimes de ce génocide méritent mieux qu’un texte voté en toute hâte par moins de 10 % de l’Assemblée nationale à la veille de Noël. Je pense que les victimes et leurs familles méritent mieux que d’être un enjeu électoraliste. Je pense que les victimes du génocide arménien ont droit à la reconnaissance de l’Histoire avec un grand « H », celle qu’écriront ensemble Turcs et Arméniens le jour venu, et non à une reconnaissance tronquée, dictée par un pays tiers !

En adoptant aujourd’hui cette proposition de loi, le Parlement français va compromettre la position diplomatique de la France. Le Président a promis, le Parlement va tenir !

Notre pays prend ainsi parti pour l’Arménie contre la Turquie. Pour l’Arménie d’aujourd’hui contre la Turquie d’hier, mais c’est la Turquie d’aujourd’hui qui est visée et heurtée par nos débats ! Pour l’Arménie, alliée inconditionnel des Russes et des Iraniens dans le Caucase – ce qui ne me dérange pas tellement puisque, comme chacun sait, je milite pour le débat avec l’Iran –, contre la Turquie, membre éminent de l’OTAN et joker diplomatique au Proche-Orient et dans le golfe Persique. Pour l’Arménie, qui occupe des territoires azerbaïdjanais et a contraint un million d’Azerbaïdjanais à l’exil, qui s’est rendue coupable de massacres, comme à Khojali, dans le Haut-Karabagh, contre l’Azerbaïdjan, allié résolu de l’Europe, ce qui nous ôte toute crédibilité au sein du groupe de Minsk, qui doit trouver une solution à la guerre – la guerre d’aujourd'hui – entre l’Arménie et l’Azerbaïdjan.

Le Président de la République a choisi de dormir à Erevan et de ne passer que quelques heures à Bakou, sans s’incliner sur les tombes de l’allée des Martyrs ; plus qu’un symbole, c’est un aveu, un affront !

Une question se pose : le Président de la République aurait-il fait le même « serment d’Erevan » si la Turquie n’était pas un pays musulman ? Je ne veux pas répondre à cette question, mais elle me taraude et je vous la soumets. Je note d'ailleurs que le site Nouvelles d’Arménie évoque une manifestation étrangère sur le territoire national quand nos compatriotes d’origine turque manifestent à Paris. Seraient-ils moins français que les Français d’origine arménienne ? Immigrée de la troisième génération, je m’interroge sur ce genre de propagande...

Je compte, sans beaucoup d’espoir, sur la sagesse du Sénat pour mettre un terme à ce naufrage législatif, et je demande à tous mes collègues tentés par l’abstention de voter la motion tendant à opposer l’exception d’irrecevabilité.

En conclusion, comme nous sommes entre nous, monsieur le ministre, je vais vous faire une suggestion. Puisque vous voulez honorer la communauté arménienne et célébrer l’amitié franco-arménienne et l’honneur du peuple arménien, je vous propose de transférer les cendres de Missak Manouchian au Panthéon et de l’élever, à titre posthume, à la dignité de grand-croix de la Légion d’honneur. En effet, le chef de l’ « armée du crime », comme il était écrit sur cette « affiche rouge », c’est l’honneur de l’Arménie, c’est l’honneur de la France et c’est notre histoire. (Applaudissements sur les travées du RDSE et du groupe écologiste, ainsi que sur certaines travées du groupe socialiste et de l’UMP.)

M. le président. La parole est à M. Bernard Piras.

M. Bernard Piras. Monsieur le président, monsieur le ministre, mes chers collègues, lorsque le peuple français, par l’adoption de la loi du 29 janvier 2001, a reconnu l’existence du génocide arménien de 1915, il a redonné une place dans la mémoire collective au premier génocide du XXe siècle. En votant ce texte, nous avions déjà conscience que ce premier pas en appelait un second : la sanction de la négation de ce génocide sur notre territoire. La proposition de loi que nous examinons aujourd’hui n’est donc qu’une suite logique et incontournable ; elle donne un sens et une portée à la loi du 29 janvier 2001.

La position que je défends, et qui est partagée par bon nombre de mes collègues, notamment Gérard Collomb, Didier Guillaume, Jean Besson et Jean-Noël Guérini, qui s’associent pleinement à mes propos, n’est pas dogmatique ni électoraliste, contrairement à ce que tentent de faire croire ceux qui la dénigrent.

Comme tout bon démocrate, j’ai pris connaissance avec attention des arguments avancés, y compris par notre rapporteur, contre la proposition de loi qui nous est soumise. En toute objectivité, aucun n’a emporté mon adhésion et encore moins ma conviction.

Ce texte serait communautaire et électoraliste ? Il ne l’est pas à mes yeux. En réalité, il a une portée générale, puisqu’il s’applique à tous les génocides reconnus par la loi française. Cette préoccupation dépasse tous les clivages politiques ; les divisions que nous constatons aujourd’hui au sein de la Haute Assemblée en sont une démonstration flagrante. L’absence de fondement de l’argument électoraliste aurait certes été encore plus évidente si la majorité sénatoriale n’avait pas repoussé, le 4 mai 2011, une proposition de loi déposée dans le même but. Réduire notre débat, comme tentent de le faire certains contradicteurs, à une lutte d’influence de deux importantes communautés présentes sur notre territoire, est une grave erreur et constitue une attitude dangereuse.

Ce texte serait une loi mémorielle ? C’est faux, monsieur Placé : il s’agit de la simple transcription d’une disposition-cadre de l’Union européenne visant à sanctionner les faits de négation d’un génocide. (M. Jean-Vincent Placé fait un geste de dénégation.) Un tel reproche aurait éventuellement pu être adressé à la loi du 29 janvier 2001, mais non pas – en aucune manière – au texte qui nous est soumis aujourd'hui : selon notre Constitution, la définition et la sanction d’une infraction relèvent de la compétence du Parlement.

Ce texte irait à l’encontre des relations franco-turques ? Au contraire, les relations fortes qui lient nos deux pays ne peuvent s’établir sur des tabous, sur des non-dits... La franchise est une preuve de confiance. Je regrette sincèrement que l’évocation du génocide arménien constitue aujourd’hui une infraction pénale en Turquie. Le gouvernement turc n’a donc même pas une position neutre sur cette question. C’est bien la particularité de ce génocide.

Il faudrait laisser travailler les historiens ? Ces derniers ont eu un siècle pour se pencher sur ces événements. Ils ont peut-être rencontré des difficultés pour accéder à toutes les archives ; cependant, les travaux reconnus par tous et publiés concordent s'agissant de la portée de ces événements. En outre, lorsqu’un grand historien turc – Taner Aksham –confirme par écrit la réalité et l’importance de ce génocide, il est poursuivi par la justice turque... Le rôle des historiens est d’établir la réalité des faits. Or, d’après tout ce que j’ai pu lire comme d’après tout ce que j’ai entendu aujourd'hui dans cet hémicycle, ce qui s’est passé en 1915 est désormais bien établi...

La France serait le seul pays à agir ainsi ? C’est inexact, puisque près de trente États et institutions ont également reconnu le génocide arménien ; certains ont même adopté des dispositions pénales sanctionnant la négation de ce génocide. En outre, la sensibilité de notre pays à l’égard des droits de l’homme est tout à son honneur.

Il n’existerait pas actuellement en France de trouble à l’ordre public en lien avec cette question ? C’est faux, comme en témoignent les diverses exactions, certes peu médiatiques mais bien réelles, qui ont été commises sur notre territoire ; je ne mentionnerai entre autres que quelques cas survenus dans les régions lyonnaise et valentinoise. N’oublions pas en outre le rôle avant tout préventif de la sanction pénale.

En revanche, les arguments plaidant pour l’adoption de cette proposition de loi me paraissent particulièrement pertinents.

Notre droit souffre d’un vide juridique ; reconnaître l’existence d’un génocide sans permettre de sanctionner sa négation n’aurait pas de sens. C’est pourtant ce que souhaitent les opposants à ce texte.

De même, pourquoi sanctionner en France la négation de la Shoah et non celle du génocide arménien ? C’est une question de logique et de justice. Je ne vois pas qui pourrait se satisfaire de la situation actuelle. Le peuple arménien ne saurait pâtir de ce que, à l’époque des faits incriminés, aucune juridiction internationale n’existait pour condamner les auteurs de ce génocide. Ajouter de l’injustice à une injustice ne peut guider notre action politique ! Je m’insurge contre l’établissement de toute comparaison ou hiérarchie entre les génocides. Il est donc évident que notre engagement ne peut se limiter à certains génocides et que nous devons rester vigilants.

Le génocide arménien est une réalité ; les actes perpétrés répondent à la définition internationale du génocide : extermination physique, intentionnelle, systématique et programmée d’un groupe ou d’une partie d’un groupe en raison de ses origines ethniques, religieuses ou sociales. Je n’ai d’ailleurs pas le souvenir d’avoir entendu ou lu, dans le cadre des débats qui se sont déroulés depuis une dizaine d’années au Parlement, que la réalité des faits est contestée.

La Turquie elle-même n’a pas toujours contesté la réalité de ce génocide : le gouvernement démocratique de Ferid Pacha a ainsi reconnu son existence, la cour martiale de Constantinople ayant, en 1919, condamné à mort ses auteurs. Cette position me paraît d’autant plus forte que, d’une part, elle émane des autorités de l’État concerné, et que, d'autre part, elle a été prise juste après les événements incriminés. La portée de ces jugements, qui bénéficient de l’autorité de la chose jugée, est systématiquement oubliée alors qu’elle me paraît plus importante que l’absence de juridiction internationale à l’époque.

Sanctionner la négation d’un génocide est bien une action politique. En votant cette proposition de loi, nous jouons pleinement notre rôle de parlementaire, nous ne nous égarons pas, mes chers collègues. Dans quelques années, nous serons fiers d’avoir contribué à cet acte politique empli de justesse et d’humanité.

Au regard de ces éléments, le refus de voter la présente proposition de loi me semble incohérent. Ceux qui se figent dans cette position n’en tirent pas les conclusions qui s’imposent. La loi du 29 janvier 2001 se veut uniquement déclarative ; il lui manque un aspect normatif. Autrement dit, l’absence d’outils juridiques dans l’arsenal législatif français empêche le juge de sanctionner la méconnaissance des termes de cette loi, en vertu du principe de légalité des incriminations et des peines. Le juge se trouve ainsi démuni, puisqu’il ne peut faire respecter une loi. Cette proposition de loi vise à mettre un terme à cette situation.

À partir du moment où nous partageons tous le même sentiment, à savoir que les évènements de 1915 constituent bien un génocide, aucune raison objective ne peut légitimer le refus de voter la présente proposition de loi. J’ai donc la certitude que, en votant ce texte, nous ferons œuvre de conviction, de courage et de cohérence dans l’action politique. J’espère sincèrement que la majorité des sénateurs partageront ce sentiment. Je compte sur vous, mes chers collègues ! (Applaudissements sur certaines travées du groupe socialiste et de l'UMP.)

M. le président. La parole est à M. Jean-François Humbert.

M. Jean-François Humbert. Monsieur le président, monsieur le ministre, mes chers collègues, c’est en ma qualité de président du groupe d’information sur le Tibet que je souhaite apporter un éclairage complémentaire à nos débats.

Je ne me prononcerai pas de manière définitive sur l’intérêt ou la légitimité des lois dites « mémorielles », non plus que sur la constitutionnalité d’une incrimination pénale de la contestation de l’existence des génocides. Mon propos est autre : je veux profiter de l’attention que le Sénat accorde à la très grave question des génocides pour rappeler que l’un d’entre eux est en cours, aujourd'hui, sur les hauts plateaux tibétains.

Je sais que cette affirmation va se heurter à une certaine incrédulité. D’aucuns, s’estimant bien informés, vont me rétorquer que l’oppression exercée par les autorités chinoises sur les Tibétains, aussi pesante soit-elle, ne peut pas être assimilée à un génocide. Et pourtant !

À ceux-là, je répondrai par deux considérations.

Premièrement, il ne faut pas oublier que l’occupation du Tibet par la Chine en 1949 a été suivie par l’élimination physique de centaines de milliers de Tibétains. Le gouvernement tibétain en exil à Dharamsala, en Inde, estime le nombre des victimes à 1,2 million de personnes, sur une population totale qui s’élevait à 5 millions ou 6 millions. Certes, comme il est d’usage en matière de génocide, son auteur, c’est-à-dire le gouvernement chinois, nie l’ampleur de ce chiffre. Certains universitaires occidentaux l’ont également révisé à la baisse, l’estimant plus proche de 700 000 à 800 000 victimes. Ce qu’il faut retenir, c’est que, dans les premières décennies de l’occupation du Tibet, il y a bien eu un début de génocide physique, qui a d’ailleurs été reconnu en 1960 par une commission internationale de juristes.

Deuxièmement, il y a d’autres manières de faire disparaître un peuple que d’éliminer physiquement les hommes et les femmes qui le constituent. Il suffit de le priver de sa langue, de sa culture et de sa mémoire.

C’est la stratégie qui est actuellement mise en œuvre, de manière très consciente et organisée, par les autorités chinoises au Tibet. Derrière l’autonomie de façade et les droits reconnus en théorie aux prétendues « minorités nationales » par la Constitution chinoise, la réalité est celle d’une politique d’assimilation forcée. La langue tibétaine est marginalisée dans l’enseignement et les usages professionnels, la toponymie est systématiquement sinisée, la religion tibétaine est mise sous surveillance et dénigrée. La Chine espère ainsi parvenir à s’incorporer complètement le petit peuple tibétain, de même qu’ont déjà été entièrement assimilés les peuples mandchous et mongols.

C’est pourquoi un homme d’une grande sagesse, le Dalaï-Lama, qui pèse ses mots, évoque un « génocide culturel » en ce qui concerne la politique conduite par Pékin au Tibet.

Quelles sont les chances de faire échec à ce génocide culturel ?

Nous pouvons, fort heureusement, compter sur l’esprit de résistance du peuple tibétain, qui apparaît indomptable. Soixante ans après l’annexion du Tibet, le soulèvement du printemps 2008 est venu rappeler au monde que les Tibétains n’acceptaient toujours pas la tutelle chinoise.

Mais la répression est sévère depuis cinq ans, sous un régime de loi martiale qui ne dit pas son nom. Depuis ces dernières années, les immolations par le feu se multiplient, témoignant du degré de désespoir atteint par le peuple tibétain.

C’est maintenant qu’il nous appartient de ne plus fuir nos responsabilités. Rien ne sert de reconnaître les génocides passés, si nous ne nous préoccupons pas de ceux qui sont en cours.

Le premier combat à mener est d’abord celui de la vérité. Les auteurs d’un génocide tirent en effet toujours parti du silence des nations. Se taire, c’est être complice. La France et l’Union européenne doivent s’exprimer clairement sur la question du Tibet et signifier aux autorités de Pékin ce qui leur paraît inacceptable. Alors seulement, dans une deuxième étape, l’étau qui pèse sur le peuple tibétain pourra se desserrer.

Tel est le témoignage que je voulais porter dans ce débat. Pour le reste, j’aurai l’occasion de m’exprimer lors de l’examen des motions. (Applaudissements sur les travées de l'UMP, ainsi que sur certaines travées du RDSE et du groupe socialiste.)

M. le président. La parole est à M. Ambroise Dupont.

M. Ambroise Dupont. Monsieur le président, monsieur le ministre, mes chers collègues, beaucoup de passion entoure ce texte et nombre de voix fortes et compétentes, que j’ai écoutées avec une grande attention, en particulier ici aujourd'hui, se sont exprimées de part et d’autre sur cet événement si douloureux du génocide arménien, que nous avons reconnu par la loi du 29 janvier 2001.

La présente proposition de loi vise donc à réprimer ceux qui auront contesté l’existence d’un ou plusieurs crimes de génocide définis par le code pénal et reconnus comme tels par la loi française ; aujourd’hui, le seul génocide arménien est concerné. Elle compléterait ainsi la loi du 29 juillet 1881 sur la liberté de la presse.

Qui peut être insensible aux attentes de nos compatriotes d’origine arménienne ? Pour beaucoup, leurs aînés sont arrivés en France précisément pour fuir les terribles exactions dont ils étaient victimes. Qui ne comprend leur forte émotion à l’évocation de ce passé tragique, que certains esprits malveillants ont parfois cherché à contester ?

Cependant, pour compassionnelle que soit l’intention qui l’anime, cette proposition de loi n’est pas sans faille. Que puis-je ajouter, après ce que nombre de mes collègues ont déjà dit, de ce qu’il faut penser des lois mémorielles, auxquelles – même si vous avez souligné, monsieur le ministre, qu’il ne s’agit que d’un complément destiné à réparer un oubli – le présent texte se rattache clairement ?

Mme Bariza Khiari. Vraiment !

M. Ambroise Dupont. Les lois mémorielles amènent le législateur à prendre position sur des questions qui relèvent de l’Histoire. Or il me semble que, si le législateur fait parfois l’Histoire, il ne relève pas de sa fonction de l’écrire. Nombre d’historiens sérieux s’insurgent contre ce qu’ils qualifient parfois de « dérive ».

D’éminents juristes soulignent aussi l’impossibilité pour le législateur de se prononcer sur l’Histoire, sur la vérité ou sur la fausseté de tels ou tels faits.

En mai dernier, les débats sur le même sujet ont remis en évidence les problèmes de conformité à la Constitution qui ne manqueraient pas de se poser.

Les moyens de sanctionner le négationnisme, que M. le rapporteur vient de rappeler, existent déjà et peuvent être appliqués.

J’évoquerai simplement dans ce propos quelques aspects plus politiques du texte dont nous débattons qui relèvent, j’en ai bien conscience, de notre temps.

Faut-il rappeler que la France a reconnu, il y a onze ans, le génocide arménien et que peu d’États ont affiché une position aussi claire sur cette question ? Pourtant, peut-on aujourd'hui ignorer les implications diplomatiques pour la France dans l’espace stratégique qui s’étend de la Méditerranée aux rives de la Caspienne ? Si nos relations avec l’Arménie sont très bonnes, et j’en suis heureux, il nous faut aussi veiller à nos liens avec la Turquie ou l’Azerbaïdjan.