M. le président. La parole est à M. Jean Desessard.

M. Jean Desessard. Monsieur le président, monsieur le ministre, mes chers collègues, la proposition de loi que nous examinons aujourd’hui prévoit un certain nombre de mesures pour lutter plus efficacement contre les abus dans le domaine du détachement des travailleurs.

Monsieur le ministre, je répéterai beaucoup de choses que vous avez vous-même déjà dites.

M. François Rebsamen, ministre. Tant mieux ! (Sourires.)

M. Claude Jeannerot. C’est bon signe !

M. Jean Desessard. C’est donc qu’il y a une convergence entre nous, monsieur le ministre ! (Nouveaux sourires.)

La France est un pays qui accueille de plus en plus de salariés détachés : ils étaient 38 000 en 2006, 106 000 en 2009, 210 000 en 2013. Les travailleurs détachés présents en France sont principalement originaires de la Pologne, du Portugal et de la Roumanie.

La durée de détachement totale a progressé d’un tiers entre 2012 et 2013, passant de 5,7 millions à 7,6 millions de jours en détachement. La durée moyenne du détachement est de 45 jours et les secteurs les plus concernés sont le BTP et les agences de travail temporaire.

Les travailleurs français sont également nombreux à être détachés. Ils étaient plus de 169 000 en 2011. Mon chiffre diffère du vôtre, monsieur le ministre, mais je suppose qu’il ne porte pas sur la même année ; vous disposez certainement de données plus récentes que moi. Les principaux pays d’accueil des salariés français détachés sont la Belgique, l’Allemagne et l’Italie.

Comme vous, monsieur le ministre, je considère que ce n’est pas le détachement en lui-même qui pose problème. Dans une Europe ouverte, les personnes doivent pouvoir circuler librement. Ce qui pose problème, ce sont les conditions dans lesquelles ces travailleurs sont accueillis et, à cet égard, les fraudes et les abus sont loin d’être négligeables.

En France, le taux de déclaration de détachement est compris entre 33 % et 50 % : c’est peu ! On estime que le nombre de détachements non déclarés, donc en situation irrégulière, oscille entre 200 000 et 300 000. Les conditions d’accueil et d’hébergement sont parfois indignes. Et je ne parlerai pas des rythmes de travail que certains employeurs infligent à ces travailleurs…

Ainsi, c’est de respect de la dignité humaine qu’il est question aujourd'hui. Le législateur doit mettre un terme aux conditions d’exploitation d’un autre âge auxquelles sont soumis certains travailleurs étrangers.

La présente proposition de loi définit dans cette optique une série de règles et de procédures visant à responsabiliser les entreprises ayant recours à des travailleurs détachés.

Je vais maintenant reprendre certaines de vos analyses, madame la rapporteur, mais c’est qu’elles portent sur des points importants. Ce faisant, je vais appliquer la « méthode du marteau », celle qui consiste à répéter pour bien enfoncer le clou ! (Rires.)

Le cœur du dispositif est la responsabilité solidaire du donneur d’ordre. Celle-ci est étendue aux salaires, aux conditions de vie des travailleurs, aux libertés fondamentales et à tous les aspects du droit du travail. Les donneurs d’ordre devront également vérifier que leur prestataire a bien effectué les démarches de déclaration préalable de détachement.

C’est important, car il arrive qu’une petite société qui emploie des gens dans des conditions indignes n’ait plus d’existence au moment où on lui demande des comptes. Les donneurs d’ordre, en revanche, sont souvent de grandes sociétés ayant pignon sur rue ; ils peuvent donc rendre des comptes. C'est pourquoi cette disposition est fondamentale. Désormais, les entreprises qui auront recours à des travailleurs étrangers ne pourront plus dire qu’elles ne savaient pas. Elles seront tenues pour responsables et devront donc assurer des conditions d’accueil et de travail décentes à tous ceux qui, en fin de compte, œuvrent pour elles.

La liste noire prévue par la proposition de loi constitue également une avancée notable. Y seront inscrits les noms et coordonnées des prestataires de services condamnés pour des infractions constitutives de travail illégal.

Le rôle de la société civile est également accru puisque les syndicats pourront désormais attaquer des employeurs en justice, même, il faut le souligner, sans mandat du travailleur concerné. Il s’agit, là aussi, d’une avancée notable. En effet, lorsque des conditions de travail déplorables attirent l’attention des médias, des syndicats ou de l’administration, les travailleurs concernés sont souvent soumis à des pressions, voire à des menaces qui visent à leur faire garder le silence. Grâce à la mesure prévue par la proposition de loi, les principaux intéressés n’auront pas à se mettre en danger pour que leurs droits soient respectés.

Garantie des périodes de repos pour les conducteurs routiers, suspension des aides publiques en cas de condamnation, inscription des déclarations de recours aux travailleurs détachés dans le registre unique du personnel : toutes ces mesures vont dans le bon sens.

Je me permets maintenant d’élargir le débat. Si cette proposition de loi permet de lutter contre les fraudes et les abus constatés lors des détachements de travailleurs, qu’en est-il de la lutte contre la concurrence déloyale et le dumping social ? Nous nous efforçons de limiter les effets négatifs sans ouvrir le débat sur les causes. Or ce qui pousse aujourd’hui les employeurs à recourir à une main-d’œuvre bon marché – low cost, diront les anglicistes –, c’est la dérégulation forcenée du monde du travail qui touche actuellement tous les pays d’Europe, et en particulier les plus fragiles.

Une des raisons du recours massif au détachement réside dans les écarts importants qui subsistent entre les systèmes sociaux des différents pays européens. À titre d’exemple, pour les ouvriers peu qualifiés du BTP, les cotisations patronales s’élèvent à plus de 50 % en France, contre seulement 20 % en Pologne. Ces écarts très importants sont une source d’économies pour les employeurs, car les salariés sont affiliés au régime de sécurité sociale de leur pays d’origine. Certains pays deviennent ainsi de véritables aubaines pour les employeurs soucieux de réduire les coûts de personnel.

Le seul moyen d’enrayer ce phénomène est de procéder sans plus tarder à une coordination ou plutôt à une harmonisation des systèmes sociaux en Europe, afin de favoriser ou de sauvegarder la protection sociale sur notre continent. L’harmonisation doit s’accompagner de l’émergence d’une organisation européenne du travail et d’une coopération syndicale européenne, pour garantir efficacement la défense des travailleurs quel que soit leur pays d’origine.

Dans l’attente de ce débat, plus que jamais nécessaire à la veille des élections européennes, et considérant les avancées concrètes que contient la présente proposition de loi, les écologistes la voteront. Nous savons que l’Europe est notre horizon politique ; à nous de construire cette Europe sociale, cette Europe solidaire qui garantira la dignité de tous les travailleurs. (Applaudissements sur les travées du groupe écologiste et du groupe socialiste, ainsi que sur certaines travées du groupe CRC et du RDSE.)

M. le président. La parole est à M. Jean Bizet.

M. Jean Bizet. Monsieur le président, monsieur le ministre, madame la présidente de la commission, madame la rapporteur, mes chers collègues, au risque de créer la surprise, je vais entamer mon intervention par un compliment.

M. Alain Néri. Ça, c’est bien !

M. Jean Bizet. Mais cela ne va pas durer ! (Sourires.)

M. Alain Néri. C’est dommage !

M. François Rebsamen, ministre. J’attendais la suite ! (Nouveaux sourires.)

M. Jean Bizet. Je pense – savourez tout de même ce compliment – que cette proposition de loi est plutôt bienvenue.

M. Alain Néri. Très bien !

M. Jean Bizet. Bien que les différents pays de l’Union européenne aient été tantôt bénéficiaires et tantôt victimes du dumping social et de la concurrence déloyale, ils sont aujourd’hui majoritairement favorables à une meilleure régulation du marché du travail européen. Le droit de prester librement des services, qui a été consacré par l’article 49 du traité de Rome, donne en effet lieu à des abus manifestes.

Par prudence, je n’entrerai pas dans le débat que semble esquisser l’exposé des motifs de la présente proposition de loi. Les auteurs du texte estiment que c’est la conjonction de la directive relative aux services dans le marché intérieur, dite « directive Bolkestein », et de la directive relative au détachement de travailleurs effectué dans le cadre d’une prestation de services, dite « directive Détachement », qui a laissé la porte ouverte à des fraudes et à des détournements massifs. Une démonstration contraire serait hasardeuse, et je souscris donc à ce postulat de départ. J’ajouterai simplement que la mauvaise application de ces directives ne doit pas servir à alimenter l’hostilité grandissante à l’égard du droit de prester librement des services. Nous devons au contraire, sur toutes les travées, dénoncer cette hostilité.

M. Charles Revet. Tout à fait !

M. Jean Bizet. Je le dis sans crainte : il existe aujourd’hui un phénomène de détournement, de contournement – j’allais parler de « retournement », mais, là, le mot n’est vraiment pas approprié ! (Sourires.) – des directives. Il serait toutefois malhonnête d’affirmer que le phénomène des salariés low cost commence et s’arrête avec les initiatives communautaires. Comme le rappelle très justement l’exposé des motifs de cette proposition de loi, il existe un phénomène de fraude massif qui se développe en dehors de tout cadre légal, et donc – soulignons-le – en dehors des directives Bolkestein et Détachement.

En d’autres termes, ne dénigrons pas les outils, même insuffisants, qui ont été mis en place, car ce sont ces outils qui nous permettront de résoudre pour une large part le problème des salariés low cost.

On l’oublie trop souvent, les travailleurs détachés ne sont que la partie émergée de l’iceberg. On en compte 210 000 en France, plus de 300 000 en Allemagne et près de 150 000 en Belgique. Mais quid de ceux qui ne sont pas inscrits ? Les estimations ne nous permettent pas d’appréhender le phénomène avec précision.

Une chose est sûre : après avoir plus ou moins fermé les yeux, les pays européens sont en train de prendre la mesure du problème. Certaines économies se sont longtemps satisfaites de cet afflux de main-d’œuvre bon marché pour exécuter des tâches à faible valeur ajoutée. Cependant, ceux qui croyaient que l’utilisation de travailleurs détachés pouvait améliorer la compétitivité de leur économie se sont trompés : d’abord parce que, à l’exception des transports, les secteurs concernés ne sont pas délocalisables ; ensuite parce que – le cas allemand le montre –les excédents commerciaux sont d’abord le fruit d’une meilleure compétitivité hors prix.

Aujourd’hui, la prise de conscience est générale. La Commission européenne n’y échappe pas puisqu’elle a présenté le 21 mars 2012 une proposition de directive relative à l’exécution de la directive Détachement.

Rappelons également que l’utilisation du système d’information du marché intérieur, l’IMI, pour la coopération administrative entre États membres est prévue par le règlement du 25 octobre 2012.

Le Parlement européen a poursuivi dans cette voie : le 20 juin 2013, sa commission de l’emploi et des affaires sociales a décidé d’entamer des négociations avec le Conseil. Enfin, le 9 décembre 2013, un accord sur une orientation générale a été conclu lors de la réunion du Conseil « Emploi et affaires sociales ».

Le groupe UMP n’est pas hostile par principe à une proposition de loi qui cherche à accélérer un processus déjà bien avancé, mais qui ne devrait s’achever qu’à compter de 2016.

C’est quant à son caractère opérationnel que cette proposition de loi soulève toutefois des difficultés.

L’article 2 prévoit la responsabilité solidaire du donneur d’ordre en cas de non-paiement des salaires des travailleurs détachés par un sous-traitant direct ou indirect. Nous vous rejoignons sur ce point, mais pourquoi étendre le dispositif de responsabilité solidaire à l’ensemble du noyau d’obligations de l’employeur qui détache des travailleurs ? Cette disposition va consacrer une forme d’ingérence du donneur d’ordre à l’égard de ses sous-traitants. Par principe, nous ne pouvons souscrire à une telle extension de la responsabilité solidaire.

En outre, comment les donneurs d’ordre pourront-ils, concrètement, procéder aux vérifications qui leur incombent ? Cette difficulté est d’autant plus regrettable que la rédaction de l’article 2 a été considérablement améliorée à l’issue de la première lecture à l’Assemblée nationale.

Nous nous interrogeons par ailleurs sur l’efficacité de la mise en place d’une liste noire d’entreprises indélicates en matière de travailleurs détachés. En effet, le caractère coercitif de cette mesure nous échappe, puisqu’il nous semble qu’elle sera sans conséquence pour les entreprises concernées, notamment en termes d’accès aux marchés publics ; nous craignons qu’il ne s’agisse que d’un affichage. Plus surprenant encore : les donneurs d’ordre et les maîtres d’ouvrage pourront continuer à conclure des contrats avec les entreprises inscrites sur la liste noire.

De même, l’article 7 donne aux syndicats la possibilité de se constituer partie civile, y compris sans l’accord du salarié lésé, et l’article 6 bis permet aux organisations syndicales représentatives d’ester en justice devant le conseil de prud’hommes en faveur du salarié détaché ou en cas de travail dissimulé sans avoir à justifier d’un mandat de l’intéressé, à condition toutefois que ce dernier ne s’y soit pas opposé. Ces dispositions me paraissent justifiées sur le plan éthique, mais très approximatives sur le plan constitutionnel ; monsieur le ministre, je pense que, dans votre for intérieur, vous en êtes conscient. Le principe selon lequel « nul ne plaide par procureur », qui est une sous-catégorie du principe de sécurité juridique, ne me semble pas respecté par les articles 6 bis et 7. Nous invitons donc la majorité et le Gouvernement à affiner leur dispositif.

Autre exemple de disposition justifiée sur le plan éthique : l’article 7 bis instaure une nouvelle peine pour les entreprises condamnées pour travail dissimulé, à savoir l’exclusion de toute aide publique pendant cinq ans. Nous comprenons le caractère symbolique de la mesure, mais nous craignons qu’elle ne mette en danger les salariés de l’entreprise, et, en cas de reprise, les futurs repreneurs, qui devront payer pour autrui. Là encore, ce sont les salariés qui subiront les conséquences, et je doute que ce soit là votre volonté fondamentale.

Notre dernière interrogation porte sur la forme : votre nouvel article 9, qui prévoit l’obligation pour les employeurs de veiller à ce que le repos hebdomadaire des conducteurs routiers soit pris dans les conditions énoncées par les règles européennes, ne constitue-t-il pas un cavalier ?

La somme de ces imprécisions nous conduit à juger cette proposition de loi avec la plus grande circonspection, alors même que de nombreuses dispositions rencontrent un écho favorable au sein de notre groupe. Nous sommes par exemple en accord avec l’article 1er, selon lequel toute entreprise bénéficiaire d’une prestation internationale doit vérifier que l’entreprise prestataire établie hors de France avec laquelle elle conclut un contrat dépose bien une déclaration de détachement auprès des services de l’inspection du travail. Nous sommes également favorables à l’article 4 sur l’habilitation de l’inspection du travail à exiger la production immédiate de documents relatifs au détachement des travailleurs. Nous nous réjouissons enfin de la suppression de l’article 5, qui portait sur les sanctions en cas de poursuite d’activité avec un partenaire en situation irrégulière.

Nous sommes donc quelque peu déçus par les approximations que contient cette proposition de loi, car, comme je l’ai dit en préambule, celle-ci est bienvenue. Nous souscrivons à son esprit et à nombre des mesures qu’elle comporte. Malheureusement, l’applicabilité de l’extension de la responsabilité solidaire, la liste noire des entreprises condamnées pour travail illégal et l’extension du droit d’agir en justice pour les syndicats ne nous permettront pas de la voter.

J’achèverai mon intervention en revenant sur deux points.

Je tiens en premier lieu à souligner la pertinence des directives Bolkestein et Détachement.

M. Jean Desessard. Soyez logique, alors !

M. Jean Bizet. Je suis très logique, monsieur Desessard ! Vous ne m’avez pas suffisamment écouté, sur ce sujet comme sur beaucoup d’autres, d'ailleurs…

Ces deux directives sont particulièrement pertinentes, mais elles ont été contournées. La présente proposition de loi vise à corriger cette situation. Je ne me suis jamais privé de dire que l’accord du 9 décembre 2013 était un bon accord. Nous ne sommes pas assez nombreux, sur toutes les travées de cet hémicycle, à dénoncer la démagogie et le populisme qui s’expriment au sujet des directives Bolkestein et Détachement, dont l’objectif est de créer ce marché unique qui est, avec le développement du numérique dans les entreprises, la clé et le cœur de la croissance de l’Union européenne.

En second lieu, monsieur le ministre, je dois vous avouer ma déception : hier, nous avons débattu de la proposition de loi de Bruno Le Roux sur les OGM, laquelle a été votée par une majorité de notre assemblée alors qu’elle est totalement inconstitutionnelle ; …

M. Charles Revet. Eh oui ! C’est pour le moins surprenant de la part du Gouvernement d’avoir laissé faire cela !

M. Jean Bizet. … aujourd’hui, vous nous présentez un texte comportant pour partie des dispositions que nous considérons comme inconstitutionnelles, à savoir les articles 6 bis et 7.

À ce sujet, monsieur le ministre, je veux vous rendre justice : je ne pense pas qu’une telle erreur résulte d’une mauvaise analyse de vos services, car elle est plutôt le fruit d’une posture politique. Seulement, à mon sens, ce n’est pas digne du Sénat que d’être ainsi instrumentalisé.

M. Jean-Claude Carle. Très bien !

M. Jean Bizet. C’est la raison pour laquelle, non sans regrets, le groupe UMP s’oriente vers l’abstention. (Applaudissements sur les travées de l'UMP.)

M. le président. La parole est à M. Jean-Marie Vanlerenberghe.

M. Jean-Marie Vanlerenberghe. Monsieur le président, monsieur le ministre, mes chers collègues, comme cela a été dit, le présent texte est, certes, extrêmement technique, mais il touche aussi au cœur d’une des questions les plus cruciales posées par la construction européenne : comment articuler le marché unique avec l’extraordinaire disparité des législations sociales en vigueur dans les pays membres ?

La libre circulation des travailleurs est en effet inhérente au marché unique, avec la libre circulation des biens, des services et des capitaux.

Il est donc essentiel de réaffirmer, comme l’a très bien fait notre rapporteur, que le détachement des travailleurs n’est pas synonyme de travail illégal. En revanche, en l’absence d’un cadre législatif européen et national à la fois adapté, cohérent et ferme, cette pratique devient effectivement source d’illégalités, et elle le restera tant que les législations sociales ne seront pas harmonisées.

Aujourd’hui, ce cadre est, à l’évidence, insuffisant. Aussi difficiles à établir et approximatifs soient-ils, les chiffres demeurent éloquents : Jean Desessard l’a rappelé, entre 200 000 et 300 000 salariés détachés non déclarés se trouvaient sur le territoire français en 2009 et en 2010, ce qui n’est, bien sûr, pas acceptable.

Pour faire face à cette situation, la législation européenne se durcit, mais la nôtre aussi. Nous ne pouvons que nous en féliciter, et le fait que les deux évoluent de conserve est aussi fort appréciable, tout comme il est fort appréciable que, pour une fois, monsieur le ministre, nous ne soyons pas en retard pour transcrire une directive. (M. le ministre opine.) C’est un point sur lequel le Sénat a souvent appelé l’attention du Gouvernement.

Je me réjouis aussi de constater que, contre tous les stéréotypes, dans une matière par nature communautaire, la France conserve tout de même une marge de manœuvre juridique, certes étroite et soumise au contrôle de la Commission, mais néanmoins réelle.

Ce constat m’amène à parler du fond, en commençant par la fin, c'est-à-dire les dispositions relatives au cabotage, qui vont dans le bon sens.

L’article 10, qui tend à supprimer l’obligation faite aux transporteurs de marchandises par route d’avoir une licence communautaire pour faire du cabotage, était attendu des transporteurs routiers français, qui subissaient une concurrence déloyale des véhicules commerciaux de moins de 3,5 tonnes étrangers.

De même, on ne peut que soutenir l’article 9, qui a pour objet d’apporter des garanties élémentaires en matière de repos hebdomadaire et de pratiques de rémunération sources de danger.

Le texte renforce par ailleurs le droit français contre le travail illégal. Nous ne pouvons que soutenir les dispositions qui obligent maîtres d’ouvrage et donneurs d’ordre à vérifier que tous les sous-traitants respectent les droits du « noyau dur » garantis par la législation européenne aux travailleurs détachés. Ce texte les contraint aussi à prendre en charge l’hébergement collectif des salariés en cas d’hébergement indigne.

Voilà d’excellentes mesures !

Quant à l’extension de la solidarité financière à tous les cocontractants du maître d’ouvrage et du donneur d’ordre, elle est de nature à dissuader un peu plus le travail dissimulé.

Mais le cœur du texte est constitué des articles 1er et 2, lesquels transposent les articles 9 et 12 de la directive d’exécution.

Sur ces articles, je tiens à saluer le travail de simplification effectué par notre rapporteur, qui a très opportunément découplé la déclaration préalable de détachement et la question de la solidarité financière.

En vertu de cette nouvelle rédaction, l’article 1er tend à obliger le prestataire à déclarer préalablement le détachement auprès de l’inspection du travail et le donneur d’ordre ou le maître d’ouvrage, à vérifier que la déclaration a bien été faite. Le non-respect de ces obligations expose à des sanctions administratives.

De surcroît, dorénavant, la solidarité financière en cas de non-paiement des salariés, renvoyée à l’article 2, ne distingue plus s’ils sont détachés ou non.

Ce dispositif, qui nous apparaît clair, appelle donc l’approbation pleine et entière du groupe UDI-UC.

Toutefois, monsieur le ministre, une fois ces règles établies, le problème du détachement est-il réellement traité à sa racine ? Certainement pas, car il trouve sa source dans le fait que le travailleur détaché reste affilié au régime de sécurité sociale de son pays d’origine si le détachement dure moins de deux ans. C’est bien cela qui explique l’explosion du nombre de travailleurs détachés dans notre pays. Les chiffres donnés par notre rapporteur l’attestent : il y avait 22 fois plus de salariés détachés en France en 2012 qu’en 2000 ; c’était l’équivalent de 25 000 équivalents temps plein sur une année.

À l’heure où l’objectif du Gouvernement est d’inverser la courbe du chômage, il faut se poser la question suivante : qu’est-ce qui peut bien motiver ces détachements si ce n’est principalement un différentiel de charges sociales, susceptible de faire économiser 20 % à 30 % du montant consacré au versement des salaires ?

Compte tenu de cette distorsion, les entreprises françaises sont bien sûr incitées financièrement à sous-traiter un certain nombre de tâches à des travailleurs étrangers détachés. Or le problème n’est absolument pas abordé par ce texte ni par la directive, ce qui nuit à leur efficacité : un peu comme s’ils ne s’attaquaient qu’aux symptômes pour combattre la maladie.

À terme, monsieur le ministre, comme vous l’avez rappelé tout à l’heure, il faudra bien harmoniser les droits sociaux des pays membres de l’Union, en particulier les droits liés à la sécurité sociale. C’est d’ailleurs le pari fait par les vrais Européens : enclencher un cercle vertueux qui, via le marché unique, conduira au rattrapage des pays les moins développés, puis à une égalisation par le haut des niveaux de vie et de protection sociale.

Ce pari est jugé impossible par certains. Pourtant, il a déjà été gagné avec les pays du sud de l’Europe qui nous ont rejoints dans les années quatre-vingt. Le processus de rattrapage est aujourd’hui à l’œuvre dans presque tous les pays, dirons-nous, de l’est de l’Europe, même si, nous le savons, il sera encore long.

Alors, en attendant, une solution de transition est envisageable, et elle figure d’ailleurs dans le programme de l’UDI et du Modem pour les élections européennes. Il s’agit tout simplement de soumettre les travailleurs détachés aux cotisations sociales du pays d’accueil et d’organiser les transferts de droits afférents dans les pays d’origine.

Monsieur le ministre, cette solution est-elle à l’étude à l’échelon européen ? La France ne peut-elle pas peser de tout son poids au sein de l’Union pour aboutir le plus rapidement possible à sa mise en œuvre ? Telles sont les deux questions clefs sur lesquelles le groupe UDI-UC attend des réponses.

Pour conclure, il ne me reste plus qu’à féliciter Mme Anne Emery-Dumas, rapporteur, de l’excellence de son travail, et en particulier de son effort de pédagogie sur un texte particulièrement ardu techniquement. (Applaudissements sur les travées de l'UDI-UC, de l'UMP, du RDSE, du groupe écologiste et du groupe socialiste.)

M. le président. La parole est à M. Éric Bocquet.

M. Éric Bocquet. Monsieur le président, monsieur le ministre, madame le rapporteur, madame la présidente de la commission, mes chers collègues, alors que, le 16 avril dernier, le Parlement européen adoptait la directive d’exécution sur le détachement des travailleurs, l’Assemblée nationale adoptait de son côté la proposition qui nous est soumise aujourd’hui et qui a en quelque sorte vocation à anticiper sur cette directive.

La volonté du Gouvernement de ne pas attendre l’adoption d’un projet de directive ayant fait l’objet, une première fois, d’un carton jaune par les députés du Parlement européen, est légitime. Elle est même compréhensible, tant la question du détachement des travailleurs européens et le dumping social qu’il entraîne inquiète nos concitoyens.

Pour autant, anticiper n’est pas nécessairement innover ; d’aucuns considèrent déjà, et nous en sommes, tout comme le juriste Hervé Guichaoua, que cette proposition de loi ainsi que la directive d’exécution ne vont pas suffisamment loin pour être réellement efficaces, car elles ne constituent en rien une remise en cause de la directive de 1996, la finalité de cette dernière, à savoir organiser la concurrence des travailleurs européens entre eux, n’étant nullement abandonnée.

Ainsi, comme vient de le rappeler M. Vanlerenberghe, chaque année, entre 200 000 et 300 000 salariés d’autres pays membres de l’Union européenne viennent travailler en France pour des salaires inférieurs à ceux que perçoivent les salariés nationaux et auxquels s’appliquent des cotisations sociales nettement inférieures. La différence est importante puisqu’elle peut atteindre, voire dépasser 30 %.

C’est donc un véritable dumping social que l’Europe organise, que la directive d’exécution et cette proposition de loi encadrent, sans pour autant jamais le remettre en cause.

On pourrait même dire qu’il s’agit d’une directive perdants-perdants si elle ne faisait pas quelques gagnants : certains employeurs, peu scrupuleux, à savoir les mêmes qui, aujourd’hui, exigent du Gouvernement encore plus de cadeaux, encore moins d’impôts, encore moins de cotisations sociales.

La question que nous sommes amenés à nous poser aujourd’hui en examinant cette proposition de loi est simple : sera-t-elle de nature à remédier à cette situation ? La réponse ne peut que nous laisser perplexes dans la mesure où la directive de 1996 demeure en l’état.

Pourtant, voilà quelques années, sur l’initiative de notre collègue Catherine Tasca, la Haute Assemblée avait adopté une position beaucoup plus audacieuse en débattant d’une proposition de résolution qui demandait au Gouvernement la révision de la directive de 1996 et la modification des traités.

Certes, la présente proposition de loi tend à responsabiliser le donneur d’ordre dans le cas où l’employeur du salarié appliquerait à ce dernier une rémunération inférieure à celle prévue par la loi. Bien sûr, cette mesure est positive, mais pour autant que l’on accepte, ce qui n’est pas notre cas, que la concurrence entre travailleurs européens puisse continuer à s’organiser autour d’un différentiel des cotisations sociales.

Toutefois, ce n’est pas notre seule critique qu’appelle de notre part cette proposition de loi, puisque celle-ci se contente de rappeler que le travailleur détaché doit être rémunéré au SMIC. Or certaines entreprises ayant recours ponctuellement à des travailleurs détachés ou certaines conventions de branche prévoient pour les salariés nationaux des rémunérations minimales supérieures au SMIC. Sur ce point, la proposition de loi est silencieuse, de sorte que la concurrence entre salariés français et salariés détachés pourra jouer à la fois sur les cotisations et sur la rémunération versée aux salariés.

Le texte demeure également silencieux sur une autre fraude, massivement pratiquée, qui consiste pour certains employeurs à déduire du salaire qu’ils versent des sommes exorbitantes au titre des frais de logement, de transport ou d’alimentation dont ils assument théoriquement la charge. Naturellement, en la matière, les contrôles de l’administration du travail seront indispensables. Mais sans doute aurait-il fallu explicitement viser ces cas pour renforcer les sanctions.

Sans doute faudrait-il aussi, monsieur le ministre, conforter réellement l’inspection du travail tant en accroissant ses effectifs, reconnus comme trop faibles par nombre de commentateurs, qu’en renforçant leur indépendance, à l’inverse des mesures réglementaires prises par le Gouvernement.

Par ailleurs, les auteurs de la proposition de loi entendent lutter contre ce que l’on appelle les « entreprises boîtes aux lettres », qui constituent un véritable fléau. Mes collègues du groupe CRC et moi-même souscrivons pleinement à cet objectif, même s’il nous semble qu’il aurait été possible d’être beaucoup plus ambitieux en la matière. Nous défendrons d’ailleurs un amendement tendant à préciser qu’un salarié ne peut jamais être placé en situation de détachement dans son pays d’origine. Cette précision nous semble être de nature à éviter certains abus, les entreprises parvenant à concilier hauts niveaux de formation, de compétence, de qualification et très faibles rémunérations.

Nous aurions également souhaité que cette proposition de loi renforce nettement les sanctions à l’encontre des employeurs qui ne respecteraient pas des règles sociales déjà très légères. Je vise explicitement le non-paiement des cotisations sociales à l’URSSAF et à Pôle emploi. Dans de tels cas, il nous est apparu souhaitable que la loi prévoie un mécanisme d’information à destination du donneur d’ordre, à charge pour lui d’obtenir et de transmettre la preuve que son sous-traitant a effectivement régularisé sa situation. Dans le cas contraire, l’entreprise donneuse d’ordre aurait dû être tenue responsable solidairement de cette fraude.

Vous le voyez mes chers collègues, nos réserves sur cette proposition de loi sont assez importantes. Elles le sont d’autant plus que nous sommes opposés, depuis l’origine, à la directive de 1996.

Pour autant, le groupe communiste républicain et citoyen agira, comme toujours, de manière responsable au moment de se prononcer sur cette proposition de loi. Bien que nous puissions considérer qu’elle manque parfois de vigueur et qu’elle ne constitue pas réellement la remise en cause que nous espérions du dumping social européen organisé par la directive de 1996, nous ne nierons pas les progrès qu’elle comporte.

Dans un autre domaine, s’inspirant de ce qui existe dans le secteur du transport aérien, une « liste noire » des personnes morales ou physiques condamnées pour des infractions constitutives de travail illégal à 15 000 euros d’amende au moins serait élaborée et publiée sur internet. Là encore, la mesure est positive, bien qu’elle n’ait en réalité qu’une portée assez limitée. Sans doute aurait-il été plus efficace de prévoir qu’une entreprise inscrite sur cette liste noire ou les dirigeants d’une telle entreprise ne soient plus autorisés à détacher des travailleurs en France. Pour le moins, ces entreprises devraient être automatiquement privées de la possibilité de répondre à des marchés publics.

Monsieur le ministre, mes chers collègues, telles sont, en substance, les critiques que nous pouvons formuler sur les insuffisances de cette proposition de loi. Celle-ci apporte toutefois des garanties nouvelles, modestes mais réelles, pour les salariés. C’est pourquoi le groupe CRC votera en faveur de cette dernière, désireux qu’il est de protéger les salariés, même partiellement. Dans notre esprit, c’est une forme d’encouragement à aller beaucoup plus loin, en France comme à Bruxelles, pour ouvrir enfin le chantier de l’harmonisation sociale au sein de l’Union européenne. (Applaudissements sur les travées du groupe CRC, du groupe socialiste et du groupe écologiste.)