M. Jacques Mézard. On ne peut pas modifier de cette manière le système de la juridiction consulaire.

J’ai passé une grande partie de ma vie à plaider devant tous les tribunaux, que ce soit à Paris ou en province. L’expérience m’a appris, monsieur le ministre, que les choses évoluent. Aujourd’hui, les tribunaux de commerce posent peu de difficultés de fonctionnement. Ils font un travail de qualité et l’on n’assiste plus à ces affaires malheureuses que l’on a connues voilà encore quelques décennies.

Pour ma part, je ne pense pas que la création de juridictions spécialisées que vous proposez soit une bonne chose.

Je vous l’ai déjà dit, monsieur le ministre, le gouvernement auquel vous appartenez a pris depuis trois ans des décisions, qu’il s’agisse de la réforme territoriale, de celle des professions réglementées ou encore de celle des tribunaux de commerce que vous nous proposez ce soir, tout à fait néfastes pour les territoires ruraux, que l’on évoque ici avec un peu de mépris.

Mme Cécile Cukierman. Avec condescendance !

M. Jacques Mézard. Considérer que les juridictions consulaires dans nos départements seraient de mauvaise qualité, que les juges consulaires sont moins compétents parce qu’ils rendent leurs décisions dans des villes moins importantes en termes de population, n’a strictement aucun sens !

M. Jean-Jacques Hyest. Ce n’est pas une question de taille !

M. Jacques Mézard. Tout à fait !

Aujourd’hui, dans nos territoires, des dossiers sont bien traités parce que le président du tribunal ou les juges consulaires connaissent les entreprises. Dans mon département, les dossiers de sociétés assez importantes ont été réglés de manière positive et ont permis des reprises d’activité parce que les juges consulaires connaissent le terrain.

La réforme que vous proposez n’aura que des conséquences négatives. J’attire votre attention sur ce point, car vous allez vraiment trop vite en besogne, monsieur le ministre.

Comme je l’ai lu dans le rapport, la conférence générale des juges consulaires « a déploré le caractère symbolique d’une telle spécialisation, qui traduirait l’incompétence des juges consulaires élus dans les tribunaux non spécialisés,…

M. Jacques Mézard. … alors qu’elle ne concernerait en pratique qu’un nombre restreint de procédures chaque année. Plus largement, un certain nombre de personnes entendues par [le] rapporteur – représentants des entreprises, praticiens des procédures collectives ou universitaires – ont douté, voire remis en cause l’utilité d’une telle spécialisation, compte tenu de son impact concret limité et de son impact symbolique négatif. » Telle est la réalité !

Depuis des mois, voire des années, vous enlevez toute la matière grise de nos départements. Il faut stopper cela ! Quand on tient ce discours, le Gouvernement nous taxe de ringards. Cela suffit !

Mme Nicole Bricq. Il n’a rien dit !

M. Jacques Mézard. Je ne vise pas particulièrement M. Macron, je m’adresse à tous ceux qui nous disent cela depuis trois ans, et j’ai le droit de le dire, madame Bricq, car ce que nous subissons est absolument inacceptable. Je tenais à le dire ici.

Je ne suis pas beaucoup intervenu au cours de la discussion de ce projet de loi, mais, sur ces thèmes, nous devons faire entendre notre voix.

Un jour, en plus de ne plus avoir ni médecins ni avocats, nous n’aurons plus non plus de juges consulaires ! Compte tenu du peu d’affaires concernées, on considérera qu’il n’est pas bien grave de devoir parcourir quelques centaines de kilomètres pour se rendre au tribunal de commerce. Cela n’a aucun sens !

Il faut arrêter avec cette vision technocratique, parisienne – je suis pourtant très jacobin –, dont cet article 66 est l’une des illustrations. Personnellement, je ne le voterai pas. (Applaudissements sur les travées du RDSE, de l'UDI-UC et de l'UMP.)

M. le président. La parole est à M. le ministre.

M. Emmanuel Macron, ministre. Je n’ai pas l’habitude de répondre aux prises de parole sur article, mais j’ai été sensible à certains points qui ont été soulevés et qui me semblent aller au-delà des mesures figurant dans le présent texte, en particulier dans cet article. Avant d’aborder des sujets plus techniques, je voulais vous inviter collectivement, mesdames, messieurs les sénateurs, à raison garder.

Tout d’abord, il ne s’agit pas ici d’élaborer une réforme des tribunaux de commerce en profondeur. À cet égard, il ne m’appartient pas de juger aujourd’hui des propositions des uns et des autres sur l’échevinage ou sur d’autres sujets. Mme la garde des sceaux présentera au mois de juin, en conseil des ministres, le texte sur la justice du XXIe siècle qui portera cette réforme.

Monsieur Hyest, vous l’avez rappelé, les juges consulaires sont des professionnels qui assurent bénévolement, au plus près du terrain, une justice qui fonctionne. Parfois, leur volume d’affaires traitées est réduit. Parfois, des problèmes se font jour, vous les avez mentionnés.

Toutefois, dans cet article, il ne s’agit en aucun cas de stigmatiser une profession ou une formation de jugement ou de régler son compte à qui que ce soit. Le présent article ne met pas en œuvre une réforme générale des tribunaux de commerce. Il prévoit juste d’adapter de façon pragmatique le mode de traitement de certaines affaires.

Cet article ne fait pas non plus le procès des territoires. Il ne tend nullement à en drainer les cerveaux.

Tout d’abord, aucun tribunal ne sera supprimé.

M. Emmanuel Macron, ministre. Monsieur le sénateur, examinons ensemble les chiffres relatifs à la procédure collective, en faisant abstraction de toutes les autres missions qu’assument par ailleurs les tribunaux de commerce – je note à ce propos que, dans un certain nombre de ces juridictions, la procédure collective ne constitue pas l’essentiel de l’activité.

En 2014, le nombre total de procédures collectives menées s’est établi à 63 000. Comment ce volume d’affaires se répartit-il selon le nombre de salariés des entreprises, point dont nous allons sans doute débattre dans quelques instants ? Les entreprises de plus de 100 salariés représentent 155 dossiers. Quant aux entreprises de plus de 200 salariés, elles n’en représentent que 61.

M. Jean-Jacques Hyest. Sur ce point, nous sommes d’accord !

M. Emmanuel Macron, ministre. Monsieur Mézard, redouter que les territoires soient privés de leurs cerveaux alors qu’un si petit nombre d’affaires est en jeu, cela revient à affirmer qu’ils n’en possèdent déjà plus !

Mme Marie-Hélène Des Esgaulx. L’argument peut se retourner contre vous !

M. Emmanuel Macron, ministre. Pas du tout, madame la sénatrice.

Pourquoi proposons-nous de réformer le mode de traitement de ces quelques dossiers ?

Parlons très concrètement. Certaines affaires peuvent concerner plusieurs centaines, voire plusieurs milliers de salariés, présents en divers points du territoire. (M. Henri Tandonnet s’exclame.) Ce sont ces situations que nous souhaitons traiter. Ainsi, dans le cas de Villeneuve Pet Food, deux tribunaux de commerce étaient compétents. Il a donc fallu attendre que les deux instances se coordonnent.

Mme Catherine Génisson. Les enjeux sont essentiels !

Mme Marie-Hélène Des Esgaulx. Mais ce n’est pas ce qui est écrit dans le texte !

M. Emmanuel Macron, ministre. Si, madame Des Esgaulx, je vous l’assure ! Je vous renvoie à la rédaction du présent article.

De même, Mory-Ducros compte plus de 6 000 salariés, répartis dans tout l’Hexagone. Dans ce cas également, il faut attendre la décision de plusieurs tribunaux de commerce. De tels exemples illustrent clairement la nécessité de simplifier la procédure.

Monsieur Mézard, je suis prêt à examiner avec vous le nombre d’affaires traitées au cours des dernières années par le tribunal de commerce de votre territoire qui auraient été visées par la spécialisation. Vous constaterez ainsi que cette juridiction ne sera pas déstabilisée par le changement que nous proposons. Je vous en donne mon billet, passez-moi l’expression !

Je suis même prêt à examiner toutes les situations au cas par cas. Ainsi, chacun sera sûr que la spécialisation ne compromettra pas la viabilité et l’activité d’un seul tribunal de commerce.

Avec cette réforme, on préviendra des situations au mieux croquignolesques, au pis dramatiques, dans lesquelles il faut attendre que les différents tribunaux de commerce saisis d’une même affaire se coordonnent. Parfois, ces instances n’étant pas habituées à faire face à tels cas de figure, qui ne se présentent que très rarement, elles pourraient en concevoir un vif embarras.

M. Hyest a mentionné avec raison les grands tribunaux de commerce, qui, eux, examinent un nombre élevé d’affaires. En pareil cas, nous serons également pragmatiques. Je n’ai jamais dit que le dispositif introduit par le présent article était immuable et qu’il vaudrait de toute éternité.

Nous reviendrons sur cette question lors de l’examen des amendements. Toutefois, j’indique d’ores et déjà que cela n’aurait aucun sens de multiplier les tribunaux de commerce spécialisés, car cela créerait des difficultés.

En résumé, le Gouvernement est conscient de l’engagement, aujourd’hui, des juges des tribunaux de commerce, et il mesure ce que leur action a d’essentiel. Il reconnaît également l’importance de ces juridictions au sein des territoires.

Monsieur Mézard, j’ai déjà eu l’occasion de vous le dire, je suis sensible aux inquiétudes que vous exprimez à propos des territoires. Néanmoins, il ne faut pas chercher, dans cet article, matière à les nourrir. Je le dis et je le répète, cette réforme ne concerne que quelques affaires par an. Elle ne vise qu’à faciliter leur traitement. Elle ne déstabilisera aucun tribunal de commerce de quelque manière que ce soit. Son seul but est d’apporter un peu de clarté.

J’ai déjà eu l’occasion de l’affirmer à M. Lelièvre, président du tribunal de commerce de Nanterre : en contrepartie de cette transformation, on peut tout à fait concevoir de confier un nouveau rôle aux présidents des tribunaux de commerce locaux concernés dans le cadre de cette procédure, afin de préserver les liens avec le terrain.

Le mode de traitement de ces affaires n’en doit pas moins, en tant que tel, être un peu simplifié. Nous devons nous doter d’une organisation plus rationnelle, mieux adaptée aux cas complexes, un peu plus sophistiqués que la moyenne. Gardons bien à l’esprit que ne sont concernés que quelques dossiers par an.

Mesdames, messieurs les sénateurs, si je me permets d’insister sur ce sujet, c’est parce qu’il faut bien avoir à l’esprit ce dont nous parlons. Ne donnons pas à cet article 66 une hauteur, une solennité qui ne sont pas les siennes. Il s’agit tout simplement de résoudre les divers problèmes d’organisation que je viens d’évoquer.

M. le président. Je suis saisi de deux amendements identiques.

L'amendement n° 64 est présenté par Mmes Assassi, Cukierman et les membres du groupe communiste républicain et citoyen.

L'amendement n° 859 rectifié est présenté par Mme Gruny, MM. Calvet, Commeinhes et de Raincourt, Mme Deromedi, M. B. Fournier, Mme Mélot et MM. Milon, Pierre, Revet et Vasselle.

Ces deux amendements sont ainsi libellés :

Supprimer cet article.

La parole est à Mme Cécile Cukierman, pour présenter l’amendement n° 64.

Mme Cécile Cukierman. Mes chers collègues, en cohérence avec la position que nous venons d’exprimer, nous vous proposons de supprimer l’article 66.

Monsieur le ministre, j’ai bien entendu vos propos. Mais force est de reconnaître que cet article, ainsi rédigé, réussit à faire l’unanimité contre lui, qu’il s’agisse de ceux qui souhaitent une réforme ou de ceux qui préfèrent s’en tenir à la situation existante !

Vous répétez avec insistance que seuls quelques cas sont visés, et vous n’hésitez pas à « nous en donner votre billet » – je reprends votre formule. Toutefois, la précipitation avec laquelle le Gouvernement procède ne peut que nous interpeller. Pourquoi une telle mesure est-elle soumise au Parlement au détour de ce projet de loi très important, qui, loin d’être un fourre-tout, vise, de manière systématique, à libéraliser davantage encore de nombreux secteurs d’activité de notre pays ?

Vous affirmez que le changement que vous nous proposez est, somme toute, anecdotique. On ne peut donc que regretter que la réforme globale envisagée ne figure pas dans le présent projet de loi et qu’il nous faille attendre la réforme de la justice du XXIe siècle que promet le Gouvernement pour l’examiner. À cet égard, nous déplorons que ce grand projet de loi ne soit présenté en conseil des ministres qu’au mois de juin prochain et que l’on ne sache pas quand il sera soumis au Parlement.

L’utilité et l’opportunité des tribunaux spécialisés dont vous nous proposez la création dans le présent article suscitent de notre part de grandes réserves.

De plus, cette réforme ne permettra pas, selon nous, de résoudre les différents problèmes auxquels les tribunaux de commerce sont confrontés, qu’il s’agisse de leur organisation interne ou de leurs rapports avec les entreprises. Une nouvelle fois, tout dépend de l’angle d’attaque choisi !

Telles sont les raisons pour lesquelles nous proposons la suppression de cet article.

M. le président. La parole est à Mme Pascale Gruny, pour présenter l'amendement n° 859 rectifié.

Mme Pascale Gruny. Cet amendement vise, lui aussi, à supprimer l’article 66, lequel institue des juridictions spécialisées pour les procédures de sauvegarde, de redressement et de liquidation judiciaire des entreprises les plus importantes.

Cette mesure, en tant que telle, crée un déséquilibre. Si elle était adoptée, elle aurait pour effet de créer huit à dix juridictions spécialisées sur l’ensemble du territoire national. Dès lors, coexisteraient des juridictions d’inégale importance.

La spécialisation des tribunaux de commerce est une réforme dangereuse, tant pour les entreprises que pour les salariés. Les juges consulaires connaissent bien le tissu économique, les acteurs et les enjeux locaux. Ils sont donc les mieux à même de rendre une justice efficace et de proximité.

De surcroît, à notre connaissance, la spécialisation des tribunaux de commerce n’est justifiée par aucun dysfonctionnement ou défaut d’efficacité.

Je rappelle qu’il est déjà possible de dépayser des dossiers lorsque les circonstances l’exigent, en vertu de l’ordonnance du 12 mars 2014, portant réforme de la prévention des difficultés des entreprises et des procédures collectives.

En outre, le ministère public, garant de l’ordre public économique, peut demander la délocalisation d’un dossier de procédure collective.

Il n’est donc pas opportun d’aménager aujourd’hui les conditions dans lesquelles ces juridictions spécialisées agiraient. C’est le principe même de la création de ces tribunaux spécialisés qui doit être rejeté.

Il est urgent d’attendre la réforme que le Gouvernement nous promet !

M. le président. Quel est l’avis de la commission ?

M. François Pillet, corapporteur. Monsieur Hyest, monsieur Mézard, je vous ai écoutés attentivement, et je suis entièrement d’accord avec l’état des lieux que vous dressez.

C’est exact, les tribunaux de commerce rendent une justice qui vaut les autres, et ce dans des conditions incritiquables.

Mme Marie-Hélène Des Esgaulx. Et ils sont plutôt rapides !

M. François Pillet, corapporteur. Au surplus, monsieur le ministre, c’est une justice qui ne coûte pas cher, puisque tous les juges sont bénévoles.

Dès lors, imaginez – j’ose à peine le concevoir – que, privés de la considération et de l’écoute à laquelle ils aspirent et ont droit, ces magistrats cèdent à une forme de désespoir. Imaginez un instant qu’ils démissionnent en masse. (Mme Cécile Cukierman acquiesce.)

Mme Marie-Hélène Des Esgaulx. Ce serait une belle pagaille !

M. Jean-Jacques Hyest. Et les greffes !

M. François Pillet, corapporteur. Dans l’ensemble du pays, les tribunaux de grande instance devraient gérer tous les contentieux des tribunaux de commerce. Vous n’avez pas idée du désordre que cela provoquerait dans les territoires. L’image même de la justice française s’en trouverait atteinte.

C’est un risque auquel on ne peut pas s’exposer.

M. Emmanuel Macron, ministre. Et que l’on ne peut seulement pas agiter !

M. François Pillet, corapporteur. Certes, monsieur le ministre ! Mais cette hypothèse n’est pas le fruit de mon imagination personnelle. En la soulevant, je rapporte simplement certains propos que j’ai entendus au cours des auditions de la commission.

Au demeurant, mes chers collègues, je vais m’efforcer de vous convaincre de privilégier un autre scénario.

Bien entendu, nous pouvons partir du principe que les tribunaux de commerce doivent rester tels qu’ils sont, et faire acte de résistance en supprimant l’article 66. J’aurais moi-même pu être tenté par cette position. Dans l’immédiat, ce geste ferait plaisir aux tribunaux de commerce. Mais, dans les faits, il reviendrait à les abandonner totalement.

À mon sens, mieux vaut procéder avec pragmatisme.

Il ne vous a pas échappé que le présent texte a été adopté par nos collègues députés grâce à l’article 49-3 de la Constitution. Il ne vous a pas non plus échappé qu’en nous enferrant dans une attitude de force, de résistance, étendard au vent, nous abandonnons les tribunaux de commerce et nous nous résignons à confier leur sort à l’Assemblée nationale.

M. Jacques Mézard. De toute manière…

M. François Pillet, corapporteur. Nous devons prendre nos responsabilités. Mon sentiment est le suivant : le Gouvernement n’est nullement prêt à abandonner cette réforme. Cependant, je sens qu’il est peut-être disposé à écouter le Sénat.

M. François Pillet, corapporteur. Sur cette base, le Gouvernement tiendra compte de notre travail : non seulement nous sauverons les tribunaux de commerce, mais nous le ferons dans des conditions qui ne leur déplairont pas.

Deux solutions s’offrent à nous : ou bien nous optons pour le pragmatisme et nous conservons cet article (M. Jacques Mézard hausse les épaules), ou bien nous préférons nous draper dans une belle attitude. Toutefois, en pareil cas, nous devrons assumer personnellement le fait d’avoir abandonné ces juridictions.

Soyons très attentifs à cet enjeu. D’ailleurs, je sais bien que nombre d’entre vous y ont déjà songé : j’en veux pour preuve les divers amendements de repli et d’amélioration qui ont été déposés.

Si nous, sénateurs, ne faisons pas pression sur le Gouvernement, par notre intelligence, notre sagesse et notre réflexion, nous perdrons la main…

M. Jacques Mézard. Nous ne l’avons jamais eue !

M. François Pillet, corapporteur. … et nous ne serons plus en mesure d’améliorer cette réforme.

Je note d’ailleurs qu’une part des tribunaux de commerce ne rejette pas la perspective d’une spécialisation, dont ils ont accepté le principe. Ce constat a son importance. Dès lors, tout est affaire de mesure, de proportions et de procédures. C’est dans cet esprit que la commission spéciale a travaillé.

J’ai exercé une profession dans laquelle on sait ce que sont les tribunaux de commerce et, de ce fait, j’ai de la considération pour ces institutions. Ne croyez pas que je sois ravi d’aller dans la direction qui nous est proposée. Mais en tant que pragmatique, je souhaite que le Sénat puisse apporter sa plus-value.

M. Jacques Mézard. À chaque fois, nous sommes les dindons de la farce !

M. François Pillet, corapporteur. La Haute Assemblée doit prouver qu’elle peut contribuer à résoudre le problème que le Gouvernement nous demande d’examiner, hélas ! à trois heures du matin...

Telles sont les raisons pour lesquelles je prie les auteurs de ces amendements de suppression de bien vouloir les retirer.

Mes chers collègues, au cas où ils seraient maintenus, je vous demande de ne surtout pas les voter afin de pouvoir écouter les arguments que j’invoquerai, dans la suite de nos débats, pour contrer le raisonnement du Gouvernement, lequel a, lui aussi, déposé un amendement sur le présent article.

Je critiquerai, monsieur le ministre s’y attend, la position du Gouvernement, car j’attendais un accord global sur la réforme des tribunaux de commerce. Nos débats faisant l’objet d’un compte rendu, peut-être même d’une retransmission télévisée, je tiens à vous dire que j’avais obtenu l’accord des tribunaux de commerce sur certains points. Tous n’ont pas été acceptés par le Gouvernement. Nous devons donc dire au Gouvernement que, s’il n’accepte pas les propositions du Sénat, il portera la responsabilité de ce qui arrivera par la suite.

Mes chers collègues, vous n’êtes pas obligés de me suivre, mais alors, je le répète, c’est nous qui aurons abandonné les tribunaux. Personnellement, je ne marche pas dans cette manœuvre !

Vous ne pouvez pas dire que, au moins sur le principe, je n’ai pas raison. Vous connaissez comme moi la procédure parlementaire. Si l’article 66 est supprimé, l’article 67 disparaît, et nous pouvons rentrer chez nous. Toute la réforme des tribunaux de commerce sera faite par une autre assemblée, d’une majorité différente, certes dansante et fragile, mais maîtrisable avec un 49-3 !

Voilà la raison pour laquelle je vous demande expressément de bien réfléchir à ce que nous allons faire. Nous ne sommes pas des perdreaux de l’année, et vous avez compris mon argumentation. Je vous laisse prendre vos responsabilités.

Cela étant dit, messieurs Hyest et Mézard, je vous ai parfaitement compris et je suis d’accord avec vous, mais ne faites pas semblant de ne pas comprendre la stratégie que je vous demande d’adopter. Pour ma part, je ne fais pas partie de ceux qui se suicident pour embêter leurs voisins !

M. le président. Quel est l’avis du Gouvernement ?

M. Emmanuel Macron, ministre. Monsieur le président, j’ai déjà défendu ma position. J’émets un avis défavorable sur ces amendements de suppression.

M. le président. La parole est à M. le président de la commission spéciale.

M. Vincent Capo-Canellas, président de la commission spéciale. Nous sentons bien que nous sommes arrivés à un moment important, non seulement sur ce sujet, que M. le rapporteur a excellemment présenté, mais également sur l’ensemble du projet de loi.

M. le ministre le sait, la commission spéciale et, plus largement, le Sénat ont déjà eu l’occasion d’exprimer des désaccords avec le Gouvernement sur un certain nombre de points. Sur la réforme des tribunaux de commerce, le désaccord est très grand.

En termes de méthode, je rappelle, comme M. le rapporteur l’a déjà très bien fait, que nous sommes dans un système bicaméral, dans lequel l'Assemblée nationale peut avoir le dernier mot. Pour notre part, nous souhaitons que le Sénat puisse faire entendre la voix des professionnels et proposer une réforme raisonnable et réaliste, car, nous le savons fort bien, le Gouvernement s’est engagé sur une mauvaise voie.

Monsieur le ministre, vous le savez, vous devrez vous-même évoluer. Nous avons dans notre gibecière des cartouches qui devraient nous permettre de faire entendre notre voix. Le rapport de forces est difficile,…

Mme Nicole Bricq. Il est arithmétique !

M. Vincent Capo-Canellas, président de la commission spéciale. … mais nous tenons à faire des propositions.

Comme il l’a fait en commission et devant la Haute Assemblée pour les professions réglementées, le rapporteur propose de construire une autre réforme, en nous engageant dans une voie exigeante et juridiquement solide.

Il est clair que la suppression de l’article ne permettra pas d’atteindre ce dernier objectif et de faire prospérer une autre réforme demain. Si nous supprimions cet article, soit l'Assemblée nationale rétablirait son texte, soit le Gouvernement déciderait seul d’un certain nombre de choses. C’est pour nous une grande difficulté.

Monsieur le ministre, vous vous êtes, selon moi, engagé dans cette réforme avec une certaine légèreté, peut-être aussi avec une certaine méconnaissance des mécanismes de terrain et en suivant des points de vue un peu trop théoriques.

Nous devons, mes chers collègues, prendre nos responsabilités et, comme le suggère M. le rapporteur, opposer une méthode constructive à celle, brutale, du Gouvernement. Évidemment, il est plus difficile de s’engager dans cette voie que de se contenter de supprimer l’article, mais une telle méthode ferait honneur à notre Haute Assemblée. Elle montrerait aux professions réglementées et aux tribunaux de commerce que le Sénat a entendu leurs cris de colère et surtout qu’il propose une solution de sortie.

J’espère, le cas échéant, que le Gouvernement sera à notre écoute.

Dans un premier temps, nous vous proposons une manière de sortir par le haut de cette réforme fort mal engagée par le Gouvernement.

M. le président. La parole est à M. Jean-Jacques Hyest, pour explication de vote.

M. Jean-Jacques Hyest. Je suis bien embarrassé après les plaidoyers ou, plutôt, les plaidoiries du rapporteur et du président de la commission spéciale. Je rappelle que le Gouvernement a engagé la procédure accélérée et que, par conséquent, l’échange avec l'Assemblée nationale sera limité à la commission mixte paritaire.

Vous dites, monsieur le président de la commission, que le Gouvernement doit faire évoluer sa position, or il ne bouge pas, il reprend simplement le texte de l'Assemblée nationale ! Je n’ai donc pas envie de voter ce qu’il propose.

Monsieur le ministre, vous auriez pu simplement évoquer les problèmes de coordination, qui auraient pu être réglés, avec de la bonne volonté, par les présidents de cour d’appel ou la Cour de cassation. Il ne faut pas oublier les articles L. 622-2 et L. 622-7 du code de commerce. Quel rôle jouent les parquets dans les tribunaux de commerce ? Lorsqu’ils sont représentés et qu’ils font bien leur travail de juristes, et encore mieux de commissaires du Gouvernement, cela marche bien. Ils ont un rôle à jouer.

Personnellement, je ne voterai pas l’amendement de suppression. J’attends toutefois, monsieur le rapporteur, monsieur le président de la commission spéciale, les progrès que vous espérez du Gouvernement, car je n’ai pas non plus l’intention de voter des dispositions absurdes.

Monsieur le ministre, je le répète, si vous aviez simplement évoqué la question des procédures complexes, j’aurais compris qu’il faille choisir une juridiction. Pourquoi, d’ailleurs, prévoir que celle-ci soit spécialisée ? Un grand tribunal de commerce ayant les moyens de traiter ces affaires suffirait. Que spécialise-t-on ? Quelle que soit la taille de l’affaire, les procédures sont toujours les mêmes, qu’il s’agisse de la liquidation, de la sauvegarde, du règlement judiciaire ou du mandat ad hoc.

Monsieur le président, il est trois heures vingt du matin, je ne voterai pas les amendements de suppression, mais dépêchons-nous de produire un texte ! Nous avons consacré beaucoup de temps à des sujets qui étaient, de mon point de vue, moins importants pour l’avenir des entreprises.

Monsieur le ministre je comprends très bien que vous souleviez le problème des tribunaux de commerce, mais la solution que vous proposez n’est pas la bonne.

M. le président. La parole est à M. Jacques Mézard, pour explication de vote.

M. Jacques Mézard. Pour ma part, je voterai les amendements de suppression. Je ne peux pas suivre le rapporteur et le président de la commission spéciale lorsqu’ils nous disent qu’ils vont bâtir une nouvelle réforme et que le Gouvernement tiendra compte de leurs efforts, car nous savons d’expérience que de tels engagements ne sont pas tenus.

Si le Gouvernement indiquait qu’il est prêt à évoluer et si nous étions sûrs qu’il tiendrait ses engagements, nous pourrions discuter. Or, je n’ai aucun doute, l’Assemblée nationale reviendra sur tous ces points-clés. Quelle que soit la majorité, la commission nous dit toujours la même chose et, au final, le résultat est toujours le même. Chat échaudé craint l’eau chaude !

J’en viens au fond. Pour ma part, je pense non seulement aux tribunaux de commerce et aux juges consulaires, mais aussi aux entreprises sur le terrain. Vous me dites qu’il ne doit pas y en avoir beaucoup dans mon territoire. Effectivement, la plus importante d’entre elles doit compter 520 salariés ; la suivante, 250 salariés. Toutefois, il arrive à toutes les grosses entreprises, à un moment ou à un autre, de devoir passer devant le tribunal de commerce. Et quand, dans un département de 150 000 habitants, une entreprise de 250 ou de 300 salariés est en jeu, c’est la vie de la ville qui en dépend !

Il n’est donc ni sérieux ni raisonnable de prévoir que les affaires seront traitées à une distance de 250 kilomètres ! Je ne céderai pas sur ce point. Même si de telles affaires ne se produisent qu’une fois tous les trois ans ou tous les dix ans, elles sont vitales pour nous. Cela, il faut l’entendre, mais vous vous y refusez.

Une autre majorité nous a fait le coup des pôles d’instruction. On est dans une belle situation aujourd’hui ! À cet égard, permettez-moi d’évoquer ce qu’il s’est passé dans mon département il y a quelques jours. Un meurtre ayant été commis, le suspect a été envoyé à 200 kilomètres de là pour être entendu par le juge d’instruction avant d’être reconduit à la maison d’arrêt le jour même. On lui aura fait parcourir 400 kilomètres dans la journée ! Tout cela est aberrant et témoigne d’une vision de nos territoires complètement déconnectée de la réalité. Je ne sais pas combien de fois il faudra le répéter !

On se gargarise des juridictions spécialisées, comme on l’a déjà fait en matière pénale sous un autre gouvernement, de droite celui-là. Aujourd’hui, ce sont les tribunaux de commerce qui sont visés. Arrêtez !

Cela étant dit, je ne prétends pas qu’il ne faut pas faire de réformes ni changer les choses. Personnellement, je n’ai rien contre l’échevinage. Mais ce n’est pas de cela qu’il est question ce soir !

Instituer des juridictions spécialisées dans tous les domaines nous obligera à parcourir plusieurs centaines de kilomètres pour traiter les affaires. On nous rétorque qu’il s’agit de cas très particuliers, auxquels on n’est confronté qu’une fois dans sa vie, mais ce n’est pas ainsi que l’on aménage le territoire !

Monsieur le ministre, vous pourriez proposer des avancées et prendre des engagements, mais je doute que vous le ferez. Lors de l’examen du projet de loi relatif à la transition énergétique, Ségolène Royal a pris au Sénat des engagements sur un amendement qui nous tenait à cœur. Hélas ! Quarante-huit heures plus tard, son ministère publiait un communiqué indiquant qu’elle allait faire l’inverse de ce qu’elle s’était engagée à faire. Étonnez-vous ensuite que l’on soit peu enclin à croire ce que l’on nous dit !

La réforme des tribunaux de commerce que vous proposez est un point important du texte, comme l’ont été certaines dispositions relatives aux professions réglementées.

Il est trop facile de dire que nous ne cherchons qu’à préserver des situations acquises. Lors d’une émission de télévision consacrée au cumul des mandats sur Public Sénat, un bandeau à l’écran nous avait qualifiés de « ringards du Sénat ». Nous en avons assez de ces comportements. Nous avons le droit de dire que nous avons envie de faire vivre nos territoires !