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Lutte contre la manipulation de l’information

Rejet en procédure accélérée d’une proposition de loi et d’une proposition de loi organique

 
 
 

M. le président. L’ordre du jour appelle la discussion de la proposition de loi et de la proposition de loi organique, adoptées par l’Assemblée nationale après engagement de la procédure accélérée, relatives à la lutte contre la manipulation de l’information (proposition de loi no 623 et proposition de loi organique n° 629, rapports nos 677 et 668, avis n° 667).

Il a été décidé que ces deux textes feraient l’objet d’une discussion générale commune.

Dans la discussion générale commune, la parole est à Mme la ministre.

Mme Françoise Nyssen, ministre de la culture. Monsieur le président, monsieur le président de la commission des lois, madame la rapporteur Catherine Morin-Desailly, monsieur le rapporteur Christophe-André Frassa, mesdames, messieurs les sénateurs, les deux propositions de loi dont nous discutons aujourd’hui sont d’une importance cruciale pour notre démocratie.

Face à la montée des manipulations de l’information, l’attentisme n’est pas une option. Je veux saluer et remercier les députés qui ont pris l’initiative de ces textes, largement enrichis en commission et en première lecture à l’Assemblée nationale par le travail des rapporteurs, dont je tiens à saluer l’investissement.

Les discussions ont été riches, et je m’en félicite. Sur un sujet aussi fondamental, aussi sensible, il est normal, et je dirais même souhaitable, que les débats soient nourris. C’est le signe du bon fonctionnement de notre démocratie et de nos institutions.

J’espérais voir ce travail prolongé en commission au Sénat : cela n’a pas été le cas, puisque vous avez fait le choix de ne pas examiner les articles et de ne pas amender les textes. Permettez-moi de le regretter.

J’entends les interrogations formulées sur une partie importante des deux textes, à savoir le référé. Je ne les partage pas. Surtout, je regrette que cela fasse obstacle à l’examen des nombreuses autres mesures, qui sont autant d’avancées sur des enjeux que nombre d’entre vous sont les premiers à porter : le combat pour la régulation des plateformes, pour une transparence accrue dans l’espace numérique et pour l’éducation à l’information et aux médias.

Le Sénat possède, sur ces sujets, une expertise qui aurait pu utilement enrichir les textes, je n’en doute pas. Il est regrettable que nous, comme nos concitoyens, en soyons privés.

La prudence ne peut être l’alibi de l’inaction. Refuser d’agir aujourd’hui, refuser de prendre les mesures qui s’imposent pour endiguer la désinformation, refuser d’actionner les leviers qui sont à notre portée, ce serait manquer à notre responsabilité.

Le Gouvernement soutient les deux propositions de loi discutées aujourd’hui avec la plus grande conviction. Ces textes apportent des réponses qui sont nécessaires, équilibrées et efficaces pour relever le défi qui nous fait face.

Je veux d’abord insister sur ce qui fonde leur nécessité. Il ne s’agit pas de dire que la loi va tout résoudre. Je suis la première à affirmer que le premier rempart de notre démocratie contre la manipulation, c’est le travail des journalistes et des médias : ce sont eux qui font vivre, chaque jour, le droit à l’information de nos concitoyens.

J’entends les critiques qui nous sont assénées sur ce sujet. Pour moi, la réalité est tout autre.

Cherchons-nous à faire taire les oppositions, quand nous sanctuarisons les aides qui garantissent l’indépendance et le pluralisme de la presse ? Non !

Cherchons-nous à museler qui que ce soit, quand nous soutenons les titres qui consacrent à notre gouvernement les enquêtes et les « unes » les moins complaisantes ? Non !

Cherchons-nous à affaiblir les médias, quand nous nous battons dans l’arène européenne pour la consécration d’un droit voisin pour les éditeurs de presse ? Non ! Quand nous préparons l’avenir du système de distribution, qui garantit aux papiers, aux chroniques les plus critiques, aux enquêtes les plus pointues – du Monde au Figaro, à Libération, à Charlie Hebdo – de pouvoir être lus dans la France entière ? Non !

Le premier engagement du Gouvernement contre la désinformation est là : dans le soutien à ceux qui délivrent une information de référence toute l’année, qui proposent des outils de décryptage et qui nourrissent le débat d’idées.

En parallèle, il faut que les autorités compétentes puissent combattre la propagation des contenus qui usurpent les codes du journalisme pour manipuler les citoyens. L’arsenal juridique en vigueur n’est plus suffisant. La loi du 29 juillet 1881 sur la liberté de la presse est un socle fondamental, que je suis la première à défendre. Cela ne veut pas dire qu’il ne faut pas le compléter.

Le monde a changé, en un siècle, et les modes de propagation des fausses informations aussi. La grande nouveauté, avec le numérique, c’est la viralité. Très souvent, elle est orchestrée, à des fins politiques, par du sponsoring ou des achats de « likes », notamment. Nous ne pouvons pas rester impuissants devant ces stratégies de manipulation de l’opinion, ces campagnes d’endoctrinement, qui déstabilisent nos démocraties.

Aujourd’hui, les autorités chargées de protéger nos concitoyens n’ont pas de moyens d’action suffisants pour stopper la propagation des fausses idées. Il peut se passer des semaines, voire des mois, avant que le juge judiciaire puisse ordonner le retrait d’un contenu dangereux sur les réseaux sociaux. Nous soutenons donc la création d’une nouvelle procédure de référé en période électorale, pour stopper la propagation de contenus susceptibles d’altérer la sincérité du scrutin.

Il faut agir aussi contre la désinformation à la radio et à la télévision. Nous ne pouvons pas laisser des États étrangers s’ingérer dans nos affaires intérieures par l’intermédiaire des médias qu’ils contrôlent. Le Conseil supérieur de l’audiovisuel est insuffisamment armé contre ce phénomène, qui monte en puissance. Nous soutenons donc la proposition visant à compléter ces pouvoirs.

C’est un enjeu de souveraineté pour la France, autant qu’un impératif démocratique. Nous soutenons ces textes au regard de leur nécessité, incontestable aux yeux du Gouvernement. Nous le soutenons, par ailleurs, pour l’équilibre qu’il a su trouver. Il a suivi la ligne de crête, entre fermeté et protection intransigeante des libertés.

Je veux, tout d’abord, insister sur un point essentiel : le texte vise non pas les auteurs des contenus, très souvent anonymes, mais les acteurs qui les diffusent. Tous les garde-fous qui s’imposent ont, par ailleurs, été instaurés. Le texte prévoit des conditions cumulatives très précises pour encadrer l’intervention du juge en période électorale.

L’information devra être manifestement fausse et diffusée de manière délibérée, massive et artificielle. Ces critères excluent, par nature, tous les articles des journalistes professionnels fondés sur un travail d’investigation. De même, pour le CSA, le texte prévoit des conditions très précises pour la suspension de chaînes étrangères.

J’entends certains responsables politiques affirmer que le texte serait un moyen pour le Gouvernement d’instaurer un « délit d’opinion », une police de la vérité. Je voudrais rappeler trois éléments essentiels.

Tout d’abord, et c’est le meilleur gage de son équilibre, le texte que nous discutons vient du cœur de la démocratie, c’est-à-dire du Parlement.

Ensuite, je rappelle que la loi ne donne en aucun cas des pouvoirs au Gouvernement. Elle complète les moyens d’action du pouvoir judiciaire et du CSA, qui agissent tous deux en pleine indépendance.

Je rappelle enfin que le Conseil d’État a été saisi sur ce texte et qu’il a rendu un avis positif, gage du respect des droits et libertés garantis aussi bien par notre Constitution que par le droit international. J’appelle donc à la responsabilité ceux qui dénoncent une loi liberticide, une atteinte à la démocratie. La véritable menace qui pèse sur nos libertés, aujourd’hui, devant les manipulations, c’est la passivité.

Si nous soutenons ce texte, enfin, c’est pour son efficacité. Ce n’est pas un arsenal défensif. Il propose des leviers d’action, de prévention et de mobilisation.

C’est, tout d’abord, un nouvel instrument de régulation des plateformes. Il ne cherche pas à cibler la « production » des fausses informations – ce serait vain –, mais bien leur « propagation » ; c’est le nerf de la guerre.

Or, aujourd’hui, non seulement les plateformes ne jouent pas pleinement le jeu de la démocratie, en cautionnant ces pratiques, mais elles en tirent profit. Je l’ai dit, je le répète : elles sont à la manœuvre d’une gigantesque économie de la manipulation. Elles vendent des « likes », des « followers », des espaces de visibilité aux pourvoyeurs de fausses informations. Je rappelle que, pour 40 euros, je peux acheter 5 000 abonnés sur Twitter.

Le texte que nous discutons propose d’agir concrètement, en renforçant les obligations qui pèsent sur les plateformes.

Une obligation de transparence, tout d’abord. Il est souvent difficile pour un utilisateur d’identifier si un contenu est « sponsorisé », c’est-à-dire si un groupe de pression ou encore un État étranger a payé pour qu’il se retrouve en « tête d’affiche » sur un réseau social ou un site.

Le texte prévoit d’instaurer une triple obligation de transparence aux moments charnières que sont les périodes électorales : les plateformes devraient non seulement indiquer si quelqu’un a payé, mais aussi qui, et combien.

Le texte renforce par ailleurs la responsabilité des plateformes dans la lutte contre les fausses informations, en créant un devoir de coopération. Il s’agit de rompre avec le règne de l’arbitraire. La presse, les radios, les chaînes de télévision ont une responsabilité sur leurs contenus. Seules les plateformes échappent aux règles aujourd’hui. Elles sont les seules arbitres du « faux » et du « vrai » sur ce qu’elles diffusent. Ce n’est pas acceptable !

Le texte tend à remédier à cette anomalie, en créant une forme de corégulation, à travers un devoir de coopération. Je veux préciser qu’il ne s’agit pas de demander aux plateformes de retirer elles-mêmes les contenus inappropriés, mais, au contraire, de mettre en place des outils de signalement pour les utilisateurs et des outils de décryptage et de sensibilisation pour les utilisateurs, en coopération avec les journalistes. Ce serait une avancée fondamentale, en pleine cohérence avec le large mouvement de responsabilisation des plateformes que la France est en train de conduire au niveau national et européen.

L’efficacité dans la lutte contre la manipulation, c’est aussi l’éducation. Je l’ai dit, je le répète : celle-ci est la mère des batailles. Le sujet ne figurait pas dans la rédaction initiale de la proposition de loi et c’est le travail en commission, à l’Assemblée nationale, qui a permis de l’intégrer.

Le texte dont nous discutons aujourd’hui propose ainsi d’amender le code de l’éducation pour faire de l’éducation aux médias et à l’information une obligation à chaque niveau de la scolarité. Qui peut le contester ? Il propose également d’étendre la mission d’éducation à l’information aux chaînes privées. Qui peut le contester ?

L’audiovisuel public joue un rôle majeur, que nous sommes en train de consolider. Mais il n’a pas vocation à agir seul.

J’ai, pour ma part, doublé le budget de mon ministère pour l’éducation à l’information et aux médias, de 3 millions d’euros à 6 millions d’euros, dès cette année, pour soutenir ceux qui mènent des actions de formation. Ils sont nombreux à agir : journalistes, associations, etc. Je veux les remercier et leur adresser le plus chaleureux salut républicain.

J’ai, par ailleurs, lancé un vaste programme de services civiques pour l’éducation à l’information, programme qui sera déployé dans les bibliothèques dès l’automne prochain.

J’ai fait de l’éducation aux médias et à l’information une priorité, qui se retrouve dans ces propositions de loi. Je les soutiens avec la plus grande détermination.

Mesdames, messieurs les sénateurs, le texte dont nous discutons est d’une richesse, d’une pertinence et d’une précision bien éloignées de la caricature à laquelle il est parfois réduit.

M. François Bonhomme. Carrément ! (Sourires sur les travées du groupe Les Républicains.)

Mme Françoise Nyssen, ministre. Le défi qui est en jeu dépasse de loin les logiques partisanes, les jeux de posture et les stratégies de court terme. Il s’agit, ici, du modèle qui nous unit, le modèle démocratique, et c’est en son nom que le Gouvernement soutient le texte que vous examinez aujourd’hui. (M. André Gattolin applaudit.)

(M. Vincent Delahaye remplace M. Thani Mohamed Soilihi au fauteuil de la présidence.)

PRÉSIDENCE DE M. Vincent Delahaye

vice-président

M. le président. La parole est à Mme la rapporteur.

Mme Catherine Morin-Desailly, présidente de la commission de la culture, de léducation et de la communication, rapporteur sur la proposition de loi. Monsieur le président, madame la ministre, monsieur le rapporteur pour avis, mes chers collègues, la proposition de loi relative à la lutte contre les fausses informations a été déposée le 21 mars 2018 par les membres du groupe La République En Marche de l’Assemblée nationale.

La commission de la culture, de l’éducation et de la communication a délégué au fond l’examen du titre Ier et du titre IV à la commission des lois. Cette dernière a également été saisie de la proposition de loi organique relative à la lutte contre les fausses informations, qui complète le dispositif avec la prise en compte de l’élection présidentielle.

Je tiens d’ailleurs à remercier le rapporteur de la commission des lois, Christophe-André Frassa, ainsi que son président, Philippe Bas, de la qualité de nos échanges et de notre travail extrêmement coordonné et approfondi sur ce texte.

Toutefois, fallait-il légiférer ? Fallait-il légiférer dans l’urgence ? Fallait-il légiférer ainsi ? Madame la ministre, il existe un fort consensus dans cette assemblée sur la réalité du défi posé par les fausses informations à nos démocraties. J’ai choisi le terme « fausses informations », bien que, en réalité, comme l’a souligné le Conseil d’État dans son excellente analyse du phénomène, la définition de dernier ne soit pas stabilisée.

Si elles ne datent pas d’aujourd’hui, tant s’en faut, les fausses informations, à la faveur du développement des réseaux sociaux, ont pris une ampleur inédite à l’occasion des derniers scrutins, en Europe comme aux États-Unis. Elles ont gangréné les campagnes électorales et fait peser la suspicion sur les résultats. Tous les pays européens s’en préoccupent désormais, telle la Belgique qui, la semaine dernière, a décidé, néanmoins, de ne pas légiférer sur le sujet, alors que des élections générales s’y dérouleront en 2019.

Nous devons avoir une conscience du terrain d’affrontement mondial qu’est devenu l’Internet. Les Européens n’ont pas l’entière maîtrise des réseaux mondiaux de l’information, et apparaissent comme singulièrement démunis face aux manipulations politiques menées sciemment par certaines puissances étrangères. C’est pourquoi une initiative destinée à s’attaquer à cette question ne pouvait que trouver un écho favorable au Sénat.

Les deux commissions ont donc mené un travail très approfondi, précis et rigoureux. Nous avons rencontré plus de soixante interlocuteurs, notamment à l’occasion de trois tables rondes.

Le rapporteur pour avis de la commission des lois évoquera le titre Ier, qui suscite une réaction quasi épidermique contre sa principale disposition, le référé introduit par l’article 1er. C’est le cœur du sujet, car de la définition que l’on donne des fausses informations et du dispositif mis en place pour en interdire la diffusion découle l’appréciation de l’ensemble de la proposition de loi.

La plupart des dispositions introduites par ailleurs, si elles suscitent moins de passion, paraissent cependant mal calibrées, insuffisamment réfléchies et souvent insuffisantes.

Le titre II a l’objectif de permettre au CSA de contraindre davantage un média étranger ou sous influence étrangère qui chercherait à influencer le débat politique à travers la diffusion de fausses informations.

Le titre III, ou plus exactement « II bis », à la suite de la réécriture opérée à l’Assemblée, vise à introduire un embryon de régulation des plateformes en ligne.

La bonne question à se poser dans ce contexte est tout de même : « Pourquoi, face à un problème bien identifié, est-il si délicat de trouver une solution adaptée ? »

Le sujet n’est pas simple. Dans son avis du 19 avril dernier, le Conseil d’État marque bien les écueils auxquels une législation doit faire face. Aller trop loin, comme en Allemagne, c’est faire apparaître un risque de censure privée et préventive. Ne rien faire, c’est, pour accéder à l’information sans garantie de sa fiabilité, nous en remettre volontairement aux plateformes, « catégorie juridique nouvelle et hétérogène », à mi-chemin entre les hébergeurs et les éditeurs, responsables de rien, mais dont le rôle n’est absolument pas neutre. Entre ces deux voies, le chemin, nous en convenons, est étroit.

Justement, je voudrais traduire le sentiment convergent de la commission de la culture, de la commission des lois et des trois groupes politiques qui ont déposé une motion tendant à opposer la question préalable, mais aussi de beaucoup d’autres sénateurs. Cette proposition de loi ne traduit pas vraiment une vision stratégique, globale et appropriée des enjeux – ô combien complexes – de l’information à l’heure du numérique.

Je vais illustrer mon propos par trois points qui sont autant de pistes de réflexion.

Premier point : aujourd’hui, l’Internet est la principale source d’accès à l’information de nos concitoyens. Les grands acteurs de l’Internet structurent maintenant notre vision du monde, à l’aide d’algorithmes sophistiqués et opaques.

Le modèle économique de l’Internet repose sur une fausse gratuité, qui consiste à commercialiser nos données personnelles aux annonceurs. Si besoin en était, l’affaire Cambridge Analityca a bien montré la dérive qui pouvait en résulter dans une campagne électorale. C’est dans cette faille que se sont engouffrées les fausses informations, ou plutôt ceux qui en tirent bénéfice.

Leur diffusion peut relever de la manipulation, d’une stratégie délibérée pour déstabiliser et influencer les opinions ; c’est cela, nous l’avons compris, que le texte entend combattre. Mais il faut bien mesurer, comme vous l’avez expliqué, madame la ministre, qu’elle est avant tout rentable et constitue une industrie. Tous les procédés technologiques sont bons : « bots followers », fermes de contenus…

L’ancien ingénieur de Google Tristan Harris l’a parfaitement ramassé en une formule : « l’économie de l’attention », c’est-à-dire ce qui vous pousse à rester sur votre réseau social favori le plus longtemps possible… Ainsi, durant la campagne américaine, un certain Paul Horner gagnait près de 18 000 dollars par mois en répandant des informations totalement absurdes et diffamatoires sur la candidate démocrate.

Sur ce sujet, madame la ministre, je pense qu’il faut une vraie initiative et une véritable stratégie, mais au niveau européen. Les réponses des États en ordre dispersé sont insuffisantes, et le titre III du texte souligne surtout l’impuissance du niveau national face au verrou posé par la directive sur le commerce électronique de juin 2000, qui crée un cadre extrêmement libéral pour les moteurs de recherche et les hébergeurs.

Ce que la proposition de loi traduit donc, c’est, avant tout, une grande impuissance face aux GAFAM, et je pense particulièrement à Google et Facebook, le duopole qui a vocation, selon les dires d’un certain dirigeant, à « organiser l’information du monde », et qui profite d’un cadre européen devenu particulièrement inadapté. Défini voilà près de vingt ans, il a fait son temps.

La Commission européenne privilégie actuellement l’autorégulation. Elle s’est donnée jusqu’en décembre pour trancher. Je pense, en réalité, qu’il est grand temps, comme l’a préconisé le Conseil d’État dans un avis rendu en 2014 sur le numérique et les droits fondamentaux, de revoir le cadre juridique des plateformes.

C’est pourquoi, madame la ministre, au lieu de perdre six mois sur ce texte, il aurait été préférable de faire avancer la réflexion en France et en Europe sur ce sujet, une réflexion à la hauteur des enjeux, à laquelle le Sénat aurait été, bien sûr, heureux de contribuer.

Second point : la formation aux médias et au numérique, qu’il ne faut pas confondre. Nos collègues députés ont introduit plusieurs dispositions en faveur de l’éducation aux médias et à l’information. On ne peut que s’en satisfaire, car il y a là un vrai enjeu.

« Former et informer » : le Sénat porte depuis longtemps un grand intérêt à cette question. Dès 2011, à l’initiative de la commission de la culture dont j’étais rapporteur à l’époque, dans le cadre de l’examen du « troisième paquet télécom », nous avons inscrit dans la loi que « dans le cadre de l’enseignement d’éducation civique, les élèves sont formés afin de développer une attitude critique et réfléchie vis-à-vis de l’information disponible […] dans l’utilisation des outils interactifs lors de leur usage des services de communication au public en ligne ».

Malheureusement, sept ans plus tard, comme je l’ai souligné dans mon récent rapport sur la formation à l’heure du numérique, ce qu’il convient de renforcer, c’est l’éducation aux médias, bien sûr, mais aussi au numérique – comprendre l’écosystème dans lequel je me trouve pour en maîtriser le fonctionnement et ne pas me laisser piéger. Sur ce sujet, il nous manque toujours un plan d’action global et stratégique – évitons, de grâce, de confier notre numérique éducatif aux GAFAM ! –, un plan clairement défini et accompagné de moyens budgétaires, et qui inclut la formation des formateurs.

En réalité, nous n’avons pas besoin de nouvelles dispositions législatives, d’autant que la loi sur l’encadrement de l’utilisation des téléphones portables dans les établissements scolaires, que nous avons adoptée ce matin même, mentionne expressément l’éducation à la citoyenneté numérique. Au-delà, madame la ministre, je plaide pour que la montée en compétences numérique de tous soit décrétée grande cause nationale.

Troisième et dernier point : la construction de notre écosystème numérique. Nous devons impérativement trouver les moyens d’accompagner la transition vers le numérique de la presse. Comment, avec leurs faibles moyens et un lectorat en attrition, les titres de presse peuvent-ils couvrir le bruit des fausses informations ?

Il faut évidemment mettre en œuvre une véritable stratégie numérique puissante, évoquée plus haut, et ne pas se contenter naïvement de l’aumône – au regard de ce dont il est redevable fiscalement – que nous verse Google pour alimenter le fonds de transition. Cette stratégie permettra aussi d’accompagner la digitalisation des entreprises, l’évolution des métiers et l’adaptation aux nouveaux usages. C’est ce défi qu’il nous faut également relever, et non compliquer la tâche d’une presse aujourd’hui confrontée à des bouleversements sans précédent.

Madame la ministre, je vous sais sincère sur tous ces sujets. Il est encore temps que nous engagions un travail approfondi ensemble. Je vous remercie, en tout cas, de votre attention. (Applaudissements sur les travées du groupe Union Centriste et du groupe Les Républicains, ainsi que sur des travées du groupe socialiste et républicain et du groupe communiste républicain citoyen et écologiste.)

M. le président. La parole est à M. le rapporteur.

M. Christophe-André Frassa, rapporteur de la commission des lois constitutionnelles, de législation, du suffrage universel, du règlement et dadministration générale sur la proposition de loi organique, rapporteur pour avis sur la proposition de loi. Madame la ministre, que diable êtes-vous allée faire dans cette galère ? Car comment qualifier autrement cette entreprise périlleuse engagée par la majorité de l’Assemblée nationale et le Gouvernement ?

Comme vous l’avez rappelé, madame la ministre, la principale mesure de ces deux textes consiste en la création d’une procédure spécifique de référé, afin de faire cesser, en période électorale, la diffusion « des fausses informations de nature à altérer la sincérité du scrutin à venir », lorsque celles-ci sont diffusées sur internet « de manière délibérée, de manière artificielle ou automatisée et massive ».

Parce qu’elle a considéré le dispositif inabouti, inefficace et dangereux, la commission des lois a choisi de présenter une motion visant à opposer la question préalable au texte organique.

Inabouties, tout d’abord, ces propositions de loi le sont, car elles trouvent leur origine dans une réflexion qui n’a visiblement pas été menée à terme. Il est regrettable que, avant d’engager la procédure accélérée sur un tel texte, le Gouvernement n’ait pas procédé, au préalable, à l’évaluation des dispositifs existants en matière de lutte contre les abus de la liberté d’expression.

Pourquoi légiférer, alors que la répression des rumeurs ou des fausses nouvelles n’est pas une question nouvelle en droit et que la France dispose déjà d’un cadre législatif ancien en la matière ?

Pourquoi légiférer, alors que la publication de fausses nouvelles ayant eu pour effet de fausser un scrutin électoral est d’ores et déjà réprimée par l’article L. 97 du code électoral ?

Pourquoi légiférer, alors que les dispositions actuelles de la loi du 29 juillet 1881 sur la liberté de presse, pivot de la lutte contre les abus de la liberté d’expression depuis plus de cent trente ans, permettent déjà de réprimer des propos sciemment erronés, diffamatoires, injurieux ou provocants ?

Je rappelle que l’article 27 de la loi du 29 juillet 1881 réprime « la publication, la diffusion ou la reproduction » de « nouvelles fausses, de pièces fabriquées, falsifiées ou mensongèrement attribuées à des tiers, lorsque, faite de mauvaise foi, elle aura troublé la paix publique, ou aura été susceptible de la troubler ».

Je rappelle aussi que l’action en diffamation est particulièrement efficace pour lutter contre les fausses informations qui portent atteinte à l’honneur et à la considération d’une personne, d’autant plus que, en matière de diffamation, il existe une présomption de mauvaise foi. C’est au prévenu de prouver soit sa bonne foi, soit la véracité des allégations.

Le champ d’application de ce délit est particulièrement vaste : ainsi, l’allégation qu’une personnalité politique détiendrait un compte illégal offshore est déjà susceptible d’être qualifiée de diffamatoire.

Pourquoi légiférer, alors qu’une action en référé sur le fondement de l’article 9 du code civil est toujours possible en cas de « fausses informations », d’informations falsifiées ou même biaisées portant sur la vie privée d’une personne physique ?

Enfin, pourquoi légiférer, alors que plusieurs dispositions pénales répriment les fausses informations qui causent un trouble grave à un particulier ou à la société, par exemple la publication d’un photomontage – c’est l’article 226-8 du code pénal ?

Le Gouvernement serait tenté de me répondre que les délais actuels de procédure sont incompatibles avec la nécessité d’une action rapide. C’est faux ! Des procédures rapides sont déjà prévues par les textes : je rappelle que, lorsque des faits d’injure ou de diffamation envers un candidat à une fonction élective sont commis en période électorale, la juridiction peut être appelée à statuer dans un délai de vingt-quatre heures.

De même, l’article 6 de la loi pour la confiance dans l’économie numérique du 21 juin 2004 prévoit d’ores et déjà que l’autorité judiciaire peut prescrire en référé ou sur requête aux fournisseurs d’accès et aux hébergeurs de services de communication au public en ligne « toutes mesures propres à prévenir un dommage imminent ou à faire cesser un dommage occasionné par le contenu d’un service de communication au public en ligne ».

La commission des lois reconnaît qu’il existe des difficultés d’application de la loi du 29 juillet 1881 aux contenus diffusés sur internet. Les formalités particulièrement lourdes imposées à peine de nullité sont en effet particulièrement inadaptées aux propos diffusés sur internet.

Sans doute aurait-il été nécessaire de travailler à l’adaptation de ces procédures aux contenus diffusés sur internet. Néanmoins, l’Assemblée nationale et le Gouvernement n’ont pas fait ce choix : ils se sont inscrits dans le mouvement dénoncé par le rapport de nos collègues François Pillet et Thani Mohamed Soilihi sur l’équilibre de la loi du 29 juillet 1881 à l’heure d’internet,…