M. le président. Il faut conclure, monsieur le ministre.

M. Jean-Yves Le Drian, ministre. Nous en reparlerons peut-être tout à l’heure ; cette avancée a été actée lors du Conseil européen de juin dernier. On pensait qu’aucun accord européen n’était possible sur ce principe ; or, désormais, accord européen il y a. Reste à le mettre en œuvre techniquement. J’aurai l’occasion d’y revenir dans un instant.

M. le président. Je demande à chacun de respecter les deux minutes qui lui sont imparties.

La parole est à M. Pierre Laurent.

M. Pierre Laurent. Monsieur le ministre, ce débat est nécessaire, car la gestion de la crise migratoire a été et demeure, à nos yeux, calamiteuse et indigne, avec des conséquences humaines et politiques qui sont chaque jour plus inquiétantes en Europe.

Ni les urgences ni les problèmes d’avenir ne sont traités. Les urgences humanitaires ne sont toujours pas prises en charge dignement, ni en mer Méditerranée, où 15 000 migrants sont morts depuis 2014, ni aux frontières, qu’elles soient intra-européennes ou extra-européennes. Et c’est le rejet, la haine, le racisme, la répression qui continuent de progresser dans toute l’Europe.

La France est-elle prête à prendre de nouveau des initiatives importantes, non seulement sur la question sécuritaire, mais surtout sur la question de l’accueil des migrants ? Est-elle prête à sortir d’un discours qui entretient des peurs hors de proportion, comme lorsqu’on prétend que la seule solution est de tenir à distance les migrants dans des centres fermés à l’extérieur de l’Union européenne ?

Vous l’avez dit vous-même : nous sommes passés d’un million à 115 000 entrées. Nous savons donc aujourd’hui que le pic de 2015 a déformé notre vision du problème dans la durée. Allons-nous enfin ouvrir un débat responsable sur l’avenir de la question des migrations ? Ce sujet, nous ne pouvons pas le traiter uniquement sur le terrain sécuritaire ; cette cécité, en effet, va se payer politiquement : elle nourrit les Salvini en Italie, les AfD en Allemagne, et bien d’autres.

Les insécurités du monde, de toute nature, ne se régleront demain que dans l’interdépendance. Et nous avons besoin d’aborder la question des migrations sous un autre angle. Les migrations sont aussi une interpellation, nous invitant à inventer les nouvelles conditions, qui restent à créer, d’un développement partagé du monde.

Une réflexion est menée à l’ONU sur un pacte mondial pour les migrations. La France est-elle prête, en Europe et dans le monde, à engager une nouvelle réflexion, offensive et conquérante, sur la question des migrations, et à sortir, en la matière, de l’impasse que représente le discours exclusivement sécuritaire que vous venez de nouveau de nous proposer, monsieur le ministre ?

M. le président. La parole est à M. le ministre.

M. Jean-Yves Le Drian, ministre de lEurope et des affaires étrangères. Monsieur Laurent, je n’ai pas parlé suffisamment clairement : je n’ai pas l’impression d’avoir fait, il y a un instant, un discours sécuritaire ! J’ai au contraire démontré, me semble-t-il – peut-être faudra-t-il que je recommence –, comment il fallait en permanence articuler solidarité et responsabilité. La France doit être à l’avant-garde pour promouvoir ces principes, et pour défendre y compris le respect du droit humanitaire et du droit d’asile.

Je ne m’inscris donc absolument pas dans la logique d’exclusivité sécuritaire que vous me prêtez.

De ce point de vue, nous nous sommes toujours opposés à la création de centres fermés à l’extérieur de l’Union européenne. Je viens de le dire – sans doute ne m’avez-vous pas entendu, monsieur le sénateur. Je vous renvoie donc au compte rendu analytique des débats du Sénat ; vous y lirez ce que j’ai dit sur ce sujet, qui est très clair : nous avons toujours été opposés à cette initiative.

Pour le reste, merci d’avoir souligné l’intérêt du pacte mondial pour les migrations. Ce pacte doit normalement être adopté les 10 et 11 décembre prochain à Marrakech, via une déclaration qui devra ensuite être validée par l’ensemble des États membres de l’Organisation des Nations unies.

C’est une avancée considérable. Et le texte qui va être proposé pour une meilleure gouvernance internationale des migrations est soutenu sans réserve par la France. Cette initiative émane du Mexique et de la Suisse ; nous avons accompagné ce mouvement, et nous entendons contribuer aux démarches visant à la bonne mise en œuvre du pacte.

Cet accord prévoit notamment la création d’un mécanisme international de suivi dont le secrétariat sera assuré par l’Organisation internationale pour les migrations. Nous travaillons en permanence avec l’OIM et avec le HCR, comme le montrent les exemples que j’ai donnés, ceux de Niamey et d’Agadez, qui sont des exemples de partenariats avec ces deux institutions. De telles opérations ne se font donc pas, quoi que vous en disiez, dans une logique exclusivement sécuritaire.

M. le président. La parole est à M. Jean-Yves Leconte.

M. Jean-Yves Leconte. L’évolution à la baisse du nombre d’entrées irrégulières dans l’Union européenne constatée depuis 2015 montre que la coopération européenne n’est pas une contrainte : elle est la solution à ce défi.

Monsieur le ministre, les tribunaux administratifs de Melun et de Pau ont récemment annulé le renvoi vers l’Italie de demandeurs d’asile qui avaient fait une demande en France, au regard de la politique menée par les autorités italiennes en la matière.

Dans le cadre des négociations actuellement menées par la Commission européenne, la mise en œuvre de la notion de « pays tiers sûr », qui figure déjà dans les directives, est envisagée. La position de la France, aujourd’hui, est que cette mise en œuvre devrait être optionnelle, réservée aux seuls pays européens souhaitant utiliser cette possibilité.

Cela étant, au regard des décisions de tribunaux administratifs que j’ai citées et, plus encore, de l’avis rendu par l’assemblée générale du Conseil d’État le 16 mai dernier, mais aussi, tout simplement, au regard de nos valeurs et de nos engagements, je doute que notre pays puisse envisager la possibilité de renvoyer une personne qui aurait fait chez nous une demande d’asile vers un autre pays de l’Union européenne dont il y aurait lieu de penser qu’il pourrait décider d’éloigner cette personne vers un troisième pays où elle pourrait subir des traitements inhumains ou dégradants – tel est le risque inhérent au dispositif des « pays tiers sûrs ».

Monsieur le ministre, comment maintenir et renforcer la coopération européenne si, parmi les propositions qui circulent aujourd’hui, certaines sont à l’évidence contraires à nos exigences constitutionnelles et à nos engagements conventionnels, auxquels il est hors de question que nous dérogions ?

M. le président. La parole est à M. le ministre.

M. Jean-Yves Le Drian, ministre de lEurope et des affaires étrangères. Monsieur le sénateur Leconte, vous évoquez la notion de « pays tiers sûr », et vous avez raison de mettre en avant la difficulté que vous exposez.

Le concept de « pays tiers sûr » se heurte, pour la France, à une double contrainte constitutionnelle : d’une part, le quatrième alinéa du préambule de la Constitution de 1946 fait obligation à notre pays d’examiner au fond les demandes d’asile des personnes se disant persécutées en raison de leur action en faveur de la liberté et, si elles relèvent de cette définition, de leur accorder une protection ; d’autre part, l’article 53-1 de la Constitution consacre le droit souverain des autorités françaises d’accorder l’asile à toute personne qui sollicite la protection de la France, y compris pour d’autres motifs que son action en faveur de la liberté.

Cette double exigence constitutionnelle nous rend très perplexes s’agissant du concept de « pays tiers sûr ». Nous souhaitons donc que l’utilisation de cette notion soit rendue facultative, afin de permettre à la France d’examiner au fond toute demande d’asile et, le cas échéant, d’accorder une protection aux « combattants pour la liberté », expression conforme au préambule de la Constitution de 1946, dans les conditions prévues par le droit national.

Notre objectif, par ailleurs, est d’essayer de rapprocher autant que possible les régimes nationaux d’asile, comme le Président de la République en a exprimé le souhait dans son discours de la Sorbonne. Le renforcement en cours du Bureau européen d’appui en matière d’asile doit permettre d’y contribuer.

Sur l’interrogation quant au concept de « pays tiers sûr », je pense que nous sommes en phase, monsieur le sénateur.

M. le président. La parole est à M. Jean-Yves Leconte, pour la réplique.

M. Jean-Yves Leconte. Monsieur le ministre, je vous remercie de ces précisions utiles. Nous partageons votre préoccupation.

Toutefois, je suis très perplexe sur notre capacité à poursuivre une coopération européenne en la matière si nous ne parvenons pas à faire respecter ces exigences, qui sont des exigences constitutionnelles, mais aussi des exigences conventionnelles, par l’ensemble de nos partenaires européens. Si notre manière de concevoir l’asile n’est pas partagée par nos partenaires européens, la convergence des politiques d’asile, qui est pourtant indispensable, posera un réel problème.

M. le président. La parole est à M. Jean-Noël Guérini.

M. Jean-Noël Guérini. Monsieur le ministre, en m’approchant de ce micro pour aborder ces sujets difficiles que sont la sécurité, l’immigration et les frontières, j’avais en tête la formule combien célèbre de Lampedusa dans Le Guépard, roman qui donna lieu à un film fameux : « Il faut que tout change pour que rien ne change ».

M. Jean-Noël Guérini. Je vous l’avoue, j’ai la très désagréable impression, en prononçant ces mots, qu’ils sont d’une actualité redoutable dès lors qu’on les applique à ces thèmes qui font polémique – il y va de l’Europe et de la démocratie.

Depuis le 9 mai dernier, jour où nous avons débattu de ces questions complexes devant lesquelles les opinions publiques s’irritent – je le dis avec rudesse –, bien des choses ont changé, mais nous en sommes toujours au même point.

Les populismes, de l’autre côté des Alpes, en Europe centrale, en Allemagne, sans parler du Brésil, ont progressé, en six mois, à pas de géant. Même si la pression migratoire a reculé, le bras de fer entre le gouvernement italien et certaines organisations non gouvernementales a éclairé d’une cruelle lumière l’incapacité de l’Europe à parler d’une voix claire, forte et concordante sur cette question.

De réunions de travail en rencontres bilatérales et en sommets européens entre chefs de gouvernement, rien n’a réellement émergé, si ce n’est que chaque État membre concerné a défendu ses positions, les uns refusant le système des quotas, d’autres proposant des sanctions financières, d’autres encore souhaitant renforcer le dispositif humain FRONTEX.

Monsieur le ministre, pouvons-nous espérer qu’une initiative forte de la France émerge du constat de l’échec de Dublin III, afin d’éviter que cette question ne devienne le sujet central des prochaines élections européennes ?

MM. Jean-Claude Requier et Raymond Vall. Très bien !

M. le président. La parole est à M. le ministre.

M. Jean-Yves Le Drian, ministre de lEurope et des affaires étrangères. J’ai déjà en partie répondu, me semble-t-il, aux observations de M. Guérini.

Lorsque le Conseil européen s’est réuni au mois de juin, nous étions pris dans des contradictions extrêmement fortes, les différentes déclarations d’intention laissant à penser qu’il n’y aurait jamais d’accord européen. Or accord il y a eu, au mois de juin, sur les trois principes que j’ai évoqués dans mon propos liminaire : sur le renforcement des dispositifs de contrôle des frontières extérieures de l’Union européenne, renforcement confirmé par les propositions faites par la Commission européenne au mois de septembre ; sur la nécessité d’adopter des règles internes communes ; sur le renforcement de l’action extérieure.

Ces trois principes, qui engagent concrètement l’ensemble des États membres, ont été validés ; ils ont été validés de nouveau lors de la rencontre informelle de Salzbourg, et viennent de l’être encore à l’occasion du dernier Conseil européen. Il reste des questions à régler. Celle du règlement Dublin est évidemment essentielle ; il est normal qu’elle prenne un peu de temps, mais je dois constater que la présidence autrichienne, en proposant de travailler sur une solidarité obligatoire selon un certain nombre de modalités, a fait une proposition intéressante, qui pourrait débloquer la négociation. Je pense donc que l’on avance beaucoup.

On avance également au chapitre des relations bilatérales. J’en ai évoqué quelques-unes : elles donnent des résultats, y compris en Libye, où nous discutons avec les autorités. On avance aussi sur les projets coordonnés par FRONTEX, que je viens d’évoquer.

Concernant les élections européennes, je constate aujourd’hui une forme de paradoxe : depuis un an, l’Union européenne a beaucoup avancé sur de nombreux sujets, y compris sur celui des migrations ; mais on reste figé sur de simples déclarations ou sur des incidents ponctuels. Une prise de conscience, pourtant, a eu lieu, y compris en matière migratoire, et des avancées significatives ont été accomplies, en attendant les conclusions du processus de révision du règlement Dublin.

M. le président. La parole est à M. Stéphane Ravier.

M. Stéphane Ravier. Monsieur le président, monsieur le ministre, mes chers collègues, quatre ans après le début de la déferlante, nous sommes toujours en train de nous demander comment cette Europe, votre Europe, pourrait bien gérer la crise migratoire. C’est révélateur et terriblement consternant !

La politique, c’est d’abord la sémantique : l’utilisation du vocable « gérer », c’est-à-dire faire face, administrer démontre que votre Europe « accepte » cette déferlante permanente, et ce contre l’avis même des peuples !

Mais que pèse aujourd’hui la volonté des peuples face aux exigences du trafic d’êtres humains et de la finance En Marche ? C’est la lutte du pot de terre enraciné contre le pot de fric nomadisé.

Car – je le dis de nouveau ici – la politique d’immigration, qu’elle soit de crise ou régulière, n’est aucunement motivée par un souci humanitaire, encore moins humaniste.

L’immigration n’est qu’un outil économique : le réfugié n’est de plus en plus qu’une marchandise pour les mafias de passeurs ; l’immigré légal, quant à lui, n’est qu’un moyen, jamais une fin, au service d’un certain patronat qui trouve là le moyen d’exploiter des populations fragilisées et donc peu revendicatives pour en tirer toujours plus de profits, au détriment des peuples qui sont victimes de ce phénomène, c’est-à-dire de tous les peuples européens.

L’immigration ne sert que des intérêts privés et l’idéologie chère à M. Soros, qui rêve de voir disparaître les identités nationales dans un melting-pot généralisé.

Quatre ans, donc, que votre Europe est incapable de faire cesser cette crise née d’un triple chaos : chaos libyen, dont Nicolas Sarkozy est largement responsable ; chaos syrien, auquel François Hollande et Emmanuel Macron ont participé ; chaos africain, résultat de décennies de dictatures, de guerres tribales sans fin et d’une explosion démographique qui ne fait que commencer.

En Italie, pays frappé de plein fouet par cette crise migratoire, l’orientation politique a changé ; elle est tournée désormais vers l’intérêt des Italiens avant tout, et les premiers résultats ne se sont pas fait attendre : les demandes d’asile y ont chuté de près de 70 % depuis que Matteo Salvini occupe le poste de ministre de l’intérieur.

C’est dans cet esprit-là que mon Europe, celle du Rassemblement national et de ses alliés, agira, comme le font les gouvernements italien, autrichien, hongrois et polonais.

Ma question est la suivante, monsieur le ministre : êtes-vous disposé à quitter la table de l’idéologie pour rejoindre celle de la liberté des peuples qui, partout en Europe, clament leur volonté, et vous réclament, d’en finir avec cette folle politique d’immigration, qu’elle soit de crise ou régulière ?

M. le président. La parole est à M. le ministre.

M. Jean-Yves Le Drian, ministre de lEurope et des affaires étrangères. J’ai entendu récemment beaucoup de déclarations tonitruantes de la part de M. Salvini, convaincu de sa capacité à obtenir de pays voisins, la Hongrie en particulier, mais d’autres pays également, qu’ils se montrent solidaires et partagent la difficulté. On allait voir, bon Dieu, ce qu’on allait voir ! Et on n’a rien vu.

Je vous invite donc, monsieur le sénateur, à revoir un peu l’histoire récente, y compris l’histoire italienne très récente. Ce n’est pas avec des propos de matamore qu’on réglera la question migratoire.

M. Richard Yung. Très bien !

M. Jean-Yves Le Drian, ministre. Toute réponse sérieuse à la question migratoire ne peut se faire qu’à l’échelon européen, dans un partenariat avec des pays tiers. Toute autre hypothèse aboutit à l’échec, comme M. Salvini a pu le constater.

Pour le reste, sans reprendre vos propos, je constate qu’il y a quatre ans, 1,8 million de migrants étaient venus en Europe, dans des conditions humanitaires et de sécurité épouvantables ; aujourd’hui, les migrants sont 110 000 ou 120 000. Les flux ont changé ; les voies ont changé. Mais il reste un flux, et il faut le gérer, de manière sereine, de manière constructive. Beaucoup d’efforts ont été effectués par les uns et par les autres – je les ai en partie évoqués tout à l’heure.

Si l’on ne prend pas à bras-le-corps la question du nécessaire partenariat entre le Sud et l’Union européenne pour construire une gestion pérenne de l’ensemble des flux, alors nous aurons, demain ou après-demain, d’autres difficultés et d’autres tragédies. Nous travaillons dans un esprit de coopération, animés d’une volonté d’aller de l’avant avec l’ensemble des acteurs. C’est difficile – je l’ai rappelé –, mais ma conviction est que nous allons aboutir, après les trois sommets européens qui y ont été consacrés, à un dispositif satisfaisant pour l’avenir.

(M. Jean-Marc Gabouty remplace M. Gérard Larcher au fauteuil de la présidence.)

PRÉSIDENCE DE M. Jean-Marc Gabouty

vice-président

Mle président. La parole est à M. Jean-Marie Bockel.

M. Jean-Marie Bockel. Le fonctionnement de l’Union repose sur la confiance entre les États membres. Or cette confiance est aujourd’hui mise à mal par la montée des mouvements populistes et nationalistes, qui se nourrissent du sentiment que l’Europe ne dispose plus de la maîtrise de ses frontières. La réforme nécessaire du règlement Dublin III, qui est perçu comme inégalitaire par les principaux pays d’entrée, reste à ce jour sans perspective d’aboutir, en raison du blocage de certains pays.

La semaine dernière, le Parlement européen a regretté que tous les efforts déployés jusqu’à présent pour mettre en place un régime de migration équitable et humain à l’échelle de l’Union aient échoué. Il a d’ailleurs décidé d’orienter une partie du budget vers la définition de solutions aux « causes profondes de la migration dans le voisinage immédiat et plus lointain de l’Union européenne ». C’est bien, mais ce n’est pas suffisant.

Un tel manque de solidarité entre États, ainsi que les critiques persistantes de certains gouvernements, comme celui de l’Italie, s’inscrivent à rebours d’une démarche européenne équilibrée entre respect de nos valeurs et capacité d’édicter une règle du jeu applicable par tous.

Monsieur le ministre, comment surmonter un tel blocage et fédérer tout ou partie des Européens autour d’une vraie politique migratoire commune ?

M. le président. La parole est à M. le ministre.

M. Jean-Yves Le Drian, ministre de lEurope et des affaires étrangères. Monsieur le sénateur, ainsi que je l’ai déjà indiqué, de deux choses l’une : soit on prend à bras-le-corps l’ensemble des questions que j’ai évoquées, c’est-à-dire les frontières extérieures, les règles internes et la relation avec des partenaires, soit on échouera ! Et ceux qui ont essayé d’agir en solo ont échoué.

Certes, il est plus compliqué d’agir à « vingt-sept plus un ». Mais c’est la condition indispensable pour aboutir à une politique migratoire de longue durée. C’est ce à quoi nous nous employons, même s’il est un peu difficile de décliner en permanence solidarité et responsabilité.

Nous avons trouvé pendant l’été des solutions provisoires ad hoc à la question humanitaire. C’est la preuve que nous pouvons avancer. Nous passons beaucoup de temps à convaincre, à expliquer et à valider. Mais je suis optimiste. Et je le suis par raison : il n’y a pas d’alternative ! Ceux qui se voilent aujourd’hui la face devant cette réalité seront demain les perdants.

Le rôle de la France est de faire en sorte que les solutions concertées et appliquées en commun à l’échelon européen finissent par l’emporter. Les accords qui ont été conclus au mois de juin, puis confirmés à Salzbourg et lors du dernier conseil européen voilà quelques jours en constituent la base. Il faut désormais passer à la mise en application. Mais je reste optimiste.

M. le président. La parole est à M. Jean-Marie Bockel, pour la réplique.

M. Jean-Marie Bockel. Monsieur le ministre, comme toujours, j’apprécie le sérieux et la qualité de vos réponses. Nous sommes nombreux, sur beaucoup de travées, à partager l’engagement européen qui est le vôtre de longue date. C’est pourquoi la crise que l’Europe connaît aujourd’hui nous préoccupe particulièrement.

À mon sens, dans le contexte préélectoral actuel, face aux risques de retour de boomerang, nous devons faire passer un message : vouloir, comme certains seraient peut-être tentés de le faire, organiser le débat autour d’un clivage un peu forcé entre « progressistes » et « populistes » – ou « nationalistes » ne me paraît pas de bonne pédagogie à l’égard de nos concitoyens. Ces derniers attendent des réponses sérieuses, construites et crédibles de notre part et de la part de l’Union européenne, et non des réponses démagogiques. Tout ce qui ressemblerait à une réponse artificielle de politique politicienne inutilement clivante irait, me semble-t-il, à l’encontre de l’objectif qui nous est commun. (M. Philippe Bonnecarrère applaudit.)

Mle président. La parole est à M. Claude Malhuret.

M. Claude Malhuret. Monsieur le ministre, le problème des migrations à destination de l’Europe ne se joue pas que sur la Méditerranée ; d’ailleurs, lorsque les migrants ont atteint la Méditerranée, c’est qu’il est déjà bien tard !

La solution européenne réside aussi dans l’engagement des pays d’origine à attaquer à la racine les causes des migrations : la pauvreté, la misère, la faim, le manque de perspectives, la peur et, demain, les problèmes climatiques.

L’Union européenne a pris conscience d’un tel impératif, sous l’empire de l’urgence. Elle a lancé les processus de Rabat et de Khartoum pour engager les États situés sur les routes migratoires. Elle a inclus une clause de conditionnalité dans les accords de Cotonou. En 2015, avec le sommet de La Valette, elle a établi un véritable partenariat euro-africain pour maîtriser les flux migratoires et créé le Fonds fiduciaire d’urgence pour l’Afrique, doté de 1,8 milliard d’euros. Vous avez évoqué ces initiatives dans votre intervention liminaire, monsieur le ministre.

Néanmoins, ces politiques font encore figure de rustines et d’expédients. Leur efficacité est discutable, faute d’évaluation. Et elles demeurent prisonnières d’une logique d’aide au développement, qui a démontré sa fragilité. Il convient de considérer l’Afrique comme un partenaire économique stratégique. Comme l’a dit le Président de la République à Ouagadougou en novembre 2017, il faut soutenir les entreprises africaines, créer de l’emploi, de l’activité industrielle, du commerce, et non remplir les poches d’intermédiaires ou de responsables corrompus et prédateurs.

Monsieur le ministre, quelles nouvelles initiatives l’Union européenne peut-elle mettre en place ou contribuer à mettre en place pour attaquer efficacement à la racine les causes profondes des migrations ?

M. le président. La parole est à M. le ministre.

M. Jean-Yves Le Drian, ministre de lEurope et des affaires étrangères. Monsieur le sénateur, vous posez bien le problème sur la relation avec nos partenaires du Sud. Nous devons passer d’un type de développement que je qualifierais de « caritatif », sans aucune intention critique de ma part, à un modèle de partenariat d’une nouvelle génération permettant le développement interne des pays concernés.

M. Charles Revet. Il reste beaucoup de travail !

M. Jean-Yves Le Drian, ministre. Comme vous l’avez évoqué, cette priorité a été esquissée lors du sommet de La Valette. Il importe à présent de conforter cette démarche. Faire en sorte qu’il s’agisse de codéveloppement, et non d’assistance sous une forme ou une autre, a été la préoccupation au cœur du sommet entre l’Union africaine et l’Union européenne à Abidjan l’année dernière.

Dans un tel schéma, la formation est un enjeu essentiel ; l’Union européenne en est consciente, et la France est aux avant-postes. J’étais voilà peu en Côte d’Ivoire ; j’ai pu constater la création d’un hub de formation universitaire, avec des diplômes communs, entre ce pays et le nôtre, pour des Français qui étudieraient en Côte d’Ivoire – il y en a –, ou inversement. Nous sommes également à l’initiative du concept d’« université franco-sénégalaise », qui a la même ambition.

L’éducation et la formation, notamment la formation professionnelle, doivent favoriser le maintien sur leur territoire des éléments les mieux formés, afin qu’ils ne fuient pas leur pays, ce qui aurait pour effet de renforcer la dimension uniquement caritative de l’action menée. Il faut une nouvelle logique, un nouveau partenariat, en particulier avec l’Afrique. Nous y consacrons beaucoup de temps, et cela commence à être perçu et compris.

M. le président. Il faut conclure, monsieur le ministre.

M. Jean-Yves Le Drian, ministre. Parallèlement, il faut aussi mener un combat vigoureux – dire cela n’a rien de « sécuritaire » contre tous les passeurs, en partenariat avec les pays concernés.

M. le président. La parole est à M. Roger Karoutchi.

M. Roger Karoutchi. Monsieur le ministre, nous sommes évidemment favorables à une plus grande maîtrise de l’immigration, mais également à des partenariats en Afrique et ailleurs, ce qui permet d’assécher les mouvements migratoires.

Mais, voilà quatre ou cinq ans, l’Europe a été surprise par l’importance des mouvements migratoires arrivant sur le continent. Nous avons aujourd’hui des besoins de prospective, au-delà des mesures qui peuvent être prises. Vous avez bien fait de rappeler que nous sommes passés d’un peu plus d’un million de migrants en 2015 à quelque 115 000 ou 120 000 migrants en 2018.

Mais il faut entendre la Grèce, qui s’inquiète de voir M. Erdogan utiliser les migrants comme une arme politique. Et il y a toujours 2 millions de Syriens en Turquie. L’une des sources d’inquiétude pour le futur, c’est effectivement la politique très utilitariste de M. Erdogan, qui se sert des migrants comme d’une arme vis-à-vis de l’Europe. Avons-nous avancé sur ce dossier ? De quelles garanties disposons-nous ?

Faisons aussi un peu de prospective. J’ai entendu les déclarations d’un certain nombre d’intellectuels algériens qui s’inquiètent d’un éventuel mouvement migratoire vers la France après l’élection présidentielle de 2019 de la part de personnes ne souhaitant pas rester dans un régime pouvant favoriser les militaires. L’Europe et la France ont-elles travaillé sur ce dossier ?