M. le président. La parole est à Mme Brigitte Lherbier. (Applaudissements sur les travées du groupe Les Républicains.)

Mme Brigitte Lherbier. Monsieur le président, madame la ministre, mes chers collègues, d’après l’article 122-1 du code pénal, « n’est pas pénalement responsable la personne qui était atteinte, au moment des faits, d’un trouble psychique ou neuropsychique ayant aboli son discernement ou le contrôle de ses actes ».

Le 4 avril 2017, Sarah Halimi est sauvagement assassinée à son domicile par un homme qui semblait présenter, d’après certains témoins, des troubles psychologiques.

Lors des deux ans qu’a duré l’instruction, pas moins de sept experts ont examiné le meurtrier. Ils ont tous considéré qu’il était victime, au moment des faits, d’une bouffée délirante aiguë liée à la consommation de cannabis.

Six de ces experts sont parvenus à la conclusion que son discernement était aboli lors des faits et qu’il ne pouvait, dès lors, être jugé.

Un seul de ces experts en a tiré une conclusion différente. À ses yeux, le discernement du prévenu n’était qu’altéré au moment des faits. Par ailleurs, sa prise « volontaire et régulière » de cannabis – dix à quinze joints par jour depuis ses 16 ans… – n’était pas de nature à le rendre irresponsable pénalement.

La cour d’appel, dans son arrêt, n’a pas tiré les mêmes conclusions. Le 19 décembre 2019, après deux ans de procédure, la chambre d’instruction de la cour d’appel de Paris déclare le prévenu irresponsable pénalement. Cette décision a provoqué un émoi important.

Certains professionnels du monde de la justice se sont inquiétés, à juste titre, des dérives que pouvaient susciter de telles décisions. Certains sont allés plus loin, en considérant que l’on venait de créer un « permis de tuer » sous l’emprise du cannabis. Sans aller jusqu’à ces extrémités, il est vrai que la situation est inquiétante.

C’est d’autant plus vrai que nous vivons à une époque où se multiplient les crimes perpétrés par des fanatiques radicalisés dont le discernement est régulièrement remis en question.

Si les magistrats restent heureusement indépendants et libres dans leur jugement, le législateur peut réfléchir à apporter des limites.

Au-delà du risque de voir certains individus utiliser l’argument de l’irresponsabilité pénale pour éviter la tenue d’un procès, un danger plus profond menace notre société. Si la plupart des criminels finissent par être déclarés irresponsables pénalement, comment réagiront les familles et les proches des victimes qui n’auront pu obtenir ne serait-ce qu’un procès ? Elles n’auront plus confiance en notre système judiciaire. Ne risque-t-on pas de les voir se faire justice elles-mêmes ?

La justice est le ciment du contrat social qui lie chacun d’entre nous à la société. Sans elle, c’est l’ensauvagement garanti des rapports humains. Laissons ce ciment s’effriter, et c’est tout l’édifice qui risque de s’effondrer.

Certes, la France s’honore de ne pas juger les individus présentant des troubles mentaux qui abolissent leur discernement. Mais elle ne remplirait pas son rôle de protection de ses citoyens si elle laissait des criminels conscients de leurs actes échapper à leur jugement sous le prétexte qu’ils auraient consommé des stupéfiants.

La commission d’un délit, ici la consommation de stupéfiants, ne peut permette à l’auteur d’un crime d’échapper à des poursuites pénales. Fort heureusement, des initiatives parlementaires existent pour essayer de résorber ce problème.

Tel est l’objet de la proposition de loi de notre collègue Roger Karoutchi, qui vise à garantir la tenue d’un procès en cas de procédure d’irresponsabilité pénale pour cause de trouble mental et à étendre le droit d’appel pour ces décisions.

Cette initiative est selon moi pleine de bon sens et équilibrée, en ce qu’elle offre des garanties aux parties civiles, sans pour autant porter atteinte aux droits de la défense.

Il était grand temps que nous ayons ce débat, ô combien important pour nos concitoyens, et je tenais à remercier les membres du groupe Union Centriste de l’avoir rendu possible, notamment notre collègue Nathalie Goulet. (Applaudissements sur des travées des groupes Les Républicains et UC.)

M. le président. La parole est à M. François Bonhomme.

M. François Bonhomme. Monsieur le président, madame la garde des sceaux, mes chers collègues, comment déterminer la responsabilité pénale d’un criminel sous l’emprise de la drogue ?

Cette question juridique a naturellement suscité l’émoi et l’incompréhension.

L’émoi, tout d’abord, puisque ce débat fait suite à un crime particulièrement ignoble commis le 4 avril 2017. Sarah Halimi, une femme juive de 65 ans, mère de trois enfants, est agressée et tuée sauvagement par Kobili Traore, qui revendique avoir « tué le démon ».

Malgré l’évidence de ce crime et de son caractère antisémite, la question de la responsabilité pénale de l’auteur au regard de ses troubles mentaux et de sa consommation de cannabis a rapidement suscité le débat.

En effet, le procureur de la République avait demandé un renvoi du criminel devant les assises, en déclarant que « par son comportement volontaire de consommation de cannabis, Kobili Traore a directement contribué au déclenchement de sa bouffée délirante aiguë. Le fait qu’il n’ait pas souhaité être atteint de ce trouble et commettre les faits ne peut suffire à l’exempter de toute responsabilité ».

Malgré cela, le 12 juillet 2019, les magistrats instructeurs en charge de l’affaire ont estimé qu’il existait des raisons plausibles de penser que le discernement du suspect était aboli au moment des faits.

Le 19 décembre dernier, la chambre d’instruction de la Cour d’appel de Paris a confirmé l’irresponsabilité pénale du mis en examen, en précisant : « Aucun élément du dossier d’information n’indique que la consommation de cannabis par l’intéressé ait été effectuée avec la conscience que cet usage de stupéfiants puisse entraîner une telle bouffée délirante ». Dès lors, la Cour d’appel de Paris a refusé qu’un procès se tienne devant une cour d’assises.

L’incompréhension a frappé l’ensemble des Français suite à cette décision de justice, madame la garde des sceaux.

La question est la suivante : un criminel peut-il être exempté de toute responsabilité pénale au motif que son discernement serait aboli dès lors qu’il se trouve sous l’emprise de stupéfiants ? Cette question est d’autant plus problématique que, dans ce cas précis, deux collèges de trois experts ont estimé que le discernement de l’auteur avait été aboli au moment des faits.

Jacques Julliard, essayiste, historien et journaliste, a confié mieux que quiconque son désarroi à ce propos, y voyant une manifestation du malaise français. « Dans ma naïveté, dit-il, j’avais cru jusqu’ici que provoquer un accident de la route sous l’emprise de l’alcool était une circonstance aggravante. Je sais désormais qu’assassiner son semblable sous l’emprise de la drogue vous met à l’abri des poursuites judiciaires. Messieurs les experts, messieurs les juges, merci de la recette ! »

Effectivement, le sens commun le plus élémentaire a fait défaut. C’est pourquoi les deux propositions de loi de nos collègues Nathalie Goulet et Roger Karoutchi, déposées au Sénat, nous permettent de prolonger ce débat, d’apporter des réponses à cette question et de nous prémunir des conséquences de cette jurisprudence.

Je forme le vœu que le Gouvernement puisse également proposer une évolution de la législation en vigueur, afin d’encadrer véritablement la notion d’irresponsabilité pénale. (Applaudissements sur les travées des groupes Les Républicains et UC.)

M. le président. La parole est à Mme la garde des sceaux.

Mme Nicole Belloubet, garde des sceaux, ministre de la justice. Monsieur le président, mesdames, messieurs les sénateurs, madame Nathalie Goulet, vous avez souhaité aborder aujourd’hui une question difficile, celle du traitement judiciaire de l’irresponsabilité pénale, avec des approches qui ont été parfois différentes, mais toujours sensibles et convaincues. Je tiens à vous remercier de la qualité des interventions que j’ai entendues.

C’est un sujet qui m’interpelle tout particulièrement, en tant que garde des sceaux et en tant que citoyenne de notre République, et qui nécessite la plus grande attention.

Beaucoup parmi vous ont rappelé l’horreur du meurtre, le 4 avril 2017, de Lucie-Sarah Attal-Halimi, violemment frappée, puis défenestrée, parce qu’elle était juive, par un individu déséquilibré. Ce drame a profondément touché la communauté nationale.

Ces faits ne sont pas sans en rappeler d’autres, similaires. Je pense en particulier au meurtre de Sébastien Selam, un disc-jockey parisien sauvagement poignardé, lui aussi parce qu’il était de confession juive, en 2003, par un individu également déséquilibré. Madame Goulet, vous-même, ainsi que d’autres orateurs, avez aussi rappelé les meurtres commis plus récemment par des terroristes, notamment à Villejuif.

Ces actes intolérables sont en totale opposition avec les valeurs que notre société entend promouvoir. Ils mettent dangereusement en péril la cohésion sociale ; Mme la sénatrice Lherbier, comme d’autres, l’a souligné dans son intervention.

Ils nous rappellent par leur horreur l’importance du pacte républicain et la nécessité de garantir la protection de chacune et de chacun contre tout comportement haineux, quel qu’il soit, notamment lorsqu’il est en lien avec l’appartenance religieuse.

Certains de ces meurtres ont un dénominateur commun : à chaque fois, une procédure d’instruction complexe a été engagée, au cours de laquelle plusieurs experts se sont penchés sur la question du discernement des mis en cause au moment de la commission de leur forfait. À l’issue de cette procédure, ces derniers ont fait l’objet d’une déclaration d’irresponsabilité pénale en application de l’article 122-1 du code de procédure pénale.

Toutefois, même si, dans son arrêt rendu le 19 décembre dernier dans l’affaire du meurtre de Mme Attal-Halimi, la chambre de l’instruction de la cour d’appel de Paris a déclaré l’auteur des faits pénalement irresponsable, les juges ont expressément reconnu qu’il existait des charges suffisantes contre lui d’avoir commis les faits de meurtre et ont constaté le caractère antisémite de celui-ci.

C’est un élément essentiel, qu’il convient de rappeler à tous ceux qui douteraient des motivations du meurtrier.

Par ailleurs, comme les articles 706-125 et 706-136 du code de procédure pénale le permettent depuis la réforme de 2008, la chambre de l’instruction a ordonné à cette occasion que l’auteur des faits soit hospitalisé d’office et soumis à des mesures de sûreté. Au titre de ces mesures de sûreté, l’auteur de l’acte fait désormais l’objet d’une interdiction de paraître dans l’immeuble où ont eu lieu les faits et d’une interdiction d’entrer en contact avec les parties civiles, pour une durée de vingt ans.

Madame Goulet, tout en rappelant l’horreur de ces agissements, vous avez esquissé le lien complexe qui peut exister entre la psychiatrie, les maladies psychotiques et les attentats terroristes qui y sont liés.

La procédure applicable aujourd’hui a été considérablement modifiée avec l’adoption de la loi du 25 février 2008, qui a prévu trois évolutions majeures, que je veux vous rappeler.

Cette loi a tout d’abord permis que la question de la responsabilité pénale de l’auteur des faits soit débattue publiquement et contradictoirement lors d’une audience dédiée devant la chambre de l’instruction.

Elle a ensuite permis que la justice puisse, malgré la déclaration d’irresponsabilité pénale de l’auteur, dire qu’il existe des charges suffisantes à son encontre d’avoir commis les faits qui lui sont reprochés.

Elle a enfin permis, je le rappelais à l’instant, que des mesures de sûreté puissent être décidées par les juges à l’encontre de l’auteur des faits, afin de garantir la protection des victimes et de la société.

Avant la réforme de 2008, l’irresponsabilité pénale était simplement constatée par le juge d’instruction ou par les juridictions, qui rendaient des ordonnances de non-lieu, des jugements de relaxe ou des arrêts d’acquittement s’ils estimaient que le trouble psychique ou neuropsychique dont était atteint le suspect au moment des faits avait aboli son discernement ou le contrôle de ses actes.

La souffrance des victimes et la réalité de la commission matérielle de l’infraction ne pouvaient alors pas être reconnues par la justice.

Ces décisions étaient insatisfaisantes et très mal comprises par les victimes et leurs familles, celles-ci ayant le sentiment que, pour la justice, le crime ou le délit n’avait, en réalité, pas eu lieu.

La loi de 2008 a donc trouvé un équilibre, comme le soulignait le sénateur Thani Mohamed Soilihi, en permettant aux juges de dire tout à la fois qu’une personne peut être pénalement irresponsable, mais qu’elle a bien matériellement commis les faits qui lui sont reprochés.

Elle a ainsi permis, je le répète, qu’un débat public et contradictoire puisse se tenir, en présence de l’ensemble des parties, débat au cours duquel la personne mise en examen et les experts l’ayant examinée durant la procédure sont entendus. C’est, comme l’a dit le sénateur Jean-Pierre Sueur, un progrès considérable.

À cet égard, monsieur Sueur, vous m’avez interrogée sur le caractère public de l’audience qui s’est tenue à l’occasion de l’affaire Attal-Halimi. Je confirme ici que c’est bien en audience publique et après un débat public que la décision a été rendue.

Lors de cette audience, les témoins peuvent également être entendus. Le procureur général, la personne mise en examen, les parties civiles, ainsi que leurs avocats respectifs peuvent poser des questions au mis en cause. C’est d’ailleurs la raison pour laquelle le débat a été assez long dans l’affaire que je viens d’évoquer, puisqu’il a duré, je crois, près de neuf heures.

À l’issue du débat, les juges de la chambre d’instruction prennent leur décision en toute indépendance, sans être tenus par les conclusions des expertises livrées devant eux. Lorsqu’ils estiment qu’il existe des charges suffisantes et que le mis en cause était atteint d’un trouble psychique ou neuropsychique ayant aboli son discernement au moment des faits, ils rendent un jugement ou un arrêt de « déclaration d’irresponsabilité pénale pour cause de trouble mental ».

Par cette décision, ils déclarent, j’y insiste, que la personne a bien commis les faits qui lui sont reprochés, mais ils constatent qu’elle ne peut faire l’objet d’une condamnation pénale. C’est exactement ce qui s’est passé avec la décision de la chambre de l’instruction rendue en décembre dernier dans l’affaire du meurtre de Mme Attal-Halimi.

Je sais que cette décision a suscité une grande émotion auprès de nos concitoyens. Vous avez été plusieurs ici à le rappeler ; je pense notamment à ce qu’a dit le sénateur Bonhomme avec ses propres mots.

Beaucoup ne comprennent pas comment l’absorption volontaire de cannabis par l’auteur des faits peut entraîner une déclaration d’irresponsabilité, rendant in fine le deuil impossible, comme l’écrit le sénateur Roger Karoutchi dans l’exposé des motifs de sa proposition de loi.

Certains se demandent si, juridiquement, la personne qui se met dans un état mental abolissant son discernement ou le contrôle de ses actes en prenant volontairement de la drogue ou de l’alcool ne doit pas demeurer pénalement responsable. C’est le maillon manquant de notre procédure, pour reprendre les mots de Mme la sénatrice Nathalie Goulet.

Bien évidemment, il ne m’appartient pas, en tant que membre du Gouvernement, de me prononcer sur une décision de justice en vertu du principe de séparation des pouvoirs, qui est un principe cardinal de notre État de droit. De surcroît, il s’agit d’une affaire en cours, puisque, vous l’avez rappelé, les parties civiles ont formé un pourvoi en cassation.

Je m’abstiendrai donc de tout commentaire dans cette affaire. Il appartient désormais à la Cour de cassation d’apporter toutes les réponses juridiques nécessaires.

J’ai toutefois, comme vous tous, ressenti et entendu l’émotion suscitée, ainsi que le souhait de reconnaître la place des victimes. J’ai lu avec beaucoup d’attention et d’intérêt les deux propositions de loi déposées par M. Karoutchi, d’une part, et Mme Goulet, d’autre part. Je pourrais aussi mentionner des textes déposés à l’Assemblée nationale sur ce même sujet.

Je pense néanmoins qu’il serait sage, avant d’envisager de légiférer de nouveau sur cette question, d’attendre l’énoncé de la position de la Cour de cassation à la suite du pourvoi formé par les parties civiles dans l’affaire Attal-Halimi.

En toute hypothèse, il m’apparaît important de procéder à un bilan précis du dispositif créé par la loi de 2008, entrée en vigueur voilà maintenant douze ans. Cela permettrait d’en mesurer les limites, parfois évoquées, avant d’envisager éventuellement de nouvelles réformes législatives sur le plan procédural.

Mesdames, messieurs les sénateurs, comme l’écrivait Montesquieu, « il est parfois nécessaire de changer certaines lois, mais le cas est rare, et lorsqu’il arrive, il ne faut y toucher » – c’est une expression que j’ai entendue cet après-midi – « que d’une main tremblante ». La situation que nous évoquons est complexe et elle révèle une porosité, pour reprendre le mot de Mme Sophie Joissains, entre les troubles psychotiques et la délinquance. Le sujet est donc sensible et délicat.

C’est la raison pour laquelle le Gouvernement, plutôt que de se précipiter, a souhaité constituer une commission de personnalités qualifiées, composée d’anciens parlementaires – je pense ici aux deux anciens présidents de la commission des lois de l’Assemblée nationale, Philippe Houilllon et Dominique Raimbourg –, de magistrats et d’experts psychiatres, afin de dresser un bilan précis de la procédure spécifique créée par la loi de 2008. La lettre de mission que je vais leur signer permettra également d’analyser l’état de la jurisprudence en matière de troubles résultant d’une intoxication volontaire.

Il sera également demandé à ce comité de sages d’envisager, le cas échéant, des propositions d’améliorations, législatives ou non. Ces propositions pourraient être formulées au regard notamment de ce qui se fait à l’étranger, en Europe et en Amérique du Nord.

Ainsi, le Gouvernement et la représentation nationale disposeront d’un diagnostic éclairé sur les éventuelles lacunes de notre droit, auxquelles il conviendrait le cas échéant de remédier, sans remettre en cause le principe essentiel de notre État de droit selon lequel « on ne juge pas les fous, on ne condamne pas la démence », comme l’a dit Mme la sénatrice Nathalie Delattre.

Votre débat, ainsi que la mission d’information du Sénat, aussi évoquée par Mme Delattre, contribuera à cette réflexion. Notre souci commun est bien, en effet, que la justice dise ce qui est juste. (Applaudissements sur les travées des groupes LaREM, RDSE et UC.)

M. le président. Nous en avons terminé avec le débat sur l’irresponsabilité pénale.

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Risques naturels majeurs outre-mer

Débat organisé à la demande de la délégation sénatoriale aux outre-mer

M. le président. L’ordre du jour appelle le débat, organisé à la demande de la délégation sénatoriale aux outre-mer, sur les risques naturels majeurs outre-mer.

Nous allons procéder au débat sous la forme d’une série de questions-réponses, dont les modalités ont été fixées par la conférence des présidents.

Je rappelle que les auteurs de la demande disposent d’un temps de parole de huit minutes, puis le Gouvernement répond pour une durée équivalente.

À l’issue du débat, les auteurs de la demande disposent d’un droit de conclusion pour une durée de cinq minutes.

Dans le débat, la parole est à M. Guillaume Arnell, au nom de la délégation qui l’a demandé. (Applaudissements sur les travées du groupe RDSE.)

M. Guillaume Arnell, au nom de la délégation sénatoriale aux outre-mer. Monsieur le président, madame la ministre des outre-mer, monsieur le président de la délégation sénatoriale aux outre-mer, madame, messieurs les rapporteurs, mes chers collègues, voilà un peu plus de deux ans maintenant, le 6 septembre 2017, le cyclone Irma, d’une violence inouïe, frappait les îles du nord de la Guadeloupe, Saint-Barthélemy et Saint Martin.

Alors que nos deux territoires se retrouvaient coupés du monde, l’Hexagone semblait soudain découvrir la puissance des cyclones, en même temps qu’il se souvenait que, au-delà des mers, il s’agissait bien d’îles françaises qui étaient dévastées. C’est en partie ce qui fait que nous sommes réunis pour ce débat aujourd’hui.

Après cette catastrophe, la délégation sénatoriale aux outre-mer s’était engagée dans un travail de longue durée sur les risques naturels majeurs outre-mer, convaincue que, face à l’ampleur exceptionnelle de ce phénomène, les pouvoirs publics se devaient de tirer collectivement des leçons ; convaincue, également, que les changements climatiques en cours ne feraient malheureusement que renforcer la présence de telles catastrophes naturelles dans l’actualité de nos territoires ; convaincue, enfin, que du traumatisme résultant de cet événement inédit devait émerger une prise de conscience collective pour l’avenir des outre-mer.

Je tiens ici à remercier le président du Sénat, M. Gérard Larcher, d’avoir soutenu cette démarche et de s’être engagé devant les élus ultramarins, lors du récent congrès des maires, à la tenue de ce débat dans l’hémicycle.

Durant deux années, j’ai eu l’honneur de coordonner les travaux de la délégation sur ce sujet. Je remercie son président, Michel Magras, de sa confiance, ainsi que les quatre rapporteurs avec qui j’ai travaillé : Mathieu Darnaud, Victoire Jasmin, Abdallah Hassani et Jean-François Rapin. Mes chers collègues, je sais votre engagement sur ce sujet et vous assure de tout le bonheur que j’ai eu à travailler à vos côtés.

Ce travail s’est conclu par la production de deux rapports et d’une centaine de recommandations. Loin d’un positionnement politique vain, la délégation a fait le choix de l’ouverture, de la construction, avec le Gouvernement comme avec les collectivités, mais aussi de l’exigence. Nous le devions aux territoires que nous représentons ici.

Le temps est maintenant à la transformation de ces constats et préconisations. C’est bien l’action qui doit être au cœur de notre débat aujourd’hui.

Madame la ministre, sur la prévention des risques, quels sont vos projets pour adapter le cadre des plans de prévention des risques naturels (PPRN) aux réalités insulaires ou littorales et aux impératifs de développement de nos territoires ? Il est crucial de les rendre davantage compréhensibles, mieux acceptés et donc plus efficaces. L’exemple de Saint-Martin, aujourd’hui, en est une difficile démonstration.

Sur la prévention, encore, quels moyens financiers le Gouvernement débloquera-t-il ? Va-t-on assouplir le recours au fonds Barnier ? Quid d’un réel fonds vert ? Quelle accélération du plan Séisme Antilles, alors que les situations de la Martinique et de la Guadeloupe sont encore si préoccupantes ?

Quelles mesures comptez-vous prendre pour accompagner nos collectivités, afin d’accroître la préparation de nos populations et de réduire leur vulnérabilité ?

Sur la gestion des crises, comment renforcer les moyens de sécurité civile et d’alerte des populations dans les territoires qui en manquent cruellement, comme Mayotte, et, surtout, Wallis-et-Futuna ?

Quelle approche renouvelée de gestion des risques cycloniques faut-il adopter, après le travail sur les niveaux d’alerte mené à La Réunion ? Quels fonds d’intervention mettre en place pour une action rapide après chaque crise ?

Quant à l’adaptation de nos territoires, quelles actions entreprendre pour accroître la résistance des réseaux, infrastructures vitales en cas d’aléa ? Que préconiser quant aux normes de construction, sujet sur lequel travaille la Nouvelle-Calédonie ?

Concernant la résilience de nos territoires, quels efforts mener en matière de recherche scientifique face au défi du nouveau volcan découvert au large de Mayotte, face aux besoins en houlographes et en radars ? De manière opérationnelle, quel appui apporter aux collectivités qui luttent contre les sargasses ?

Quelles mesures prendre face à l’érosion du trait de côte et aux risques littoraux que doivent affronter tous nos territoires, de la Guyane équatoriale jusqu’à Saint-Pierre-et-Miquelon, dans l’Atlantique Nord ?

Quelles ambitions se fixer dans la lutte contre les changements climatiques qui menacent en particulier, de manière imminente, les îles de Polynésie française ?

Madame la ministre, le Président de la République a annoncé un projet de loi relatif aux risques naturels. J’espère que le projet du Gouvernement et les moyens accordés seront à la hauteur du défi que nous devons collectivement relever. Les quelques questions que je viens de poser montrent que, bien plus qu’un simple texte de loi, c’est un plan d’action qui s’impose.

Si la délégation sénatoriale aux outre-mer a demandé la tenue du présent débat en amont de ce projet, c’est bien pour éclairer le Sénat sur les enjeux qu’il portera.

C’est aussi pour vous montrer l’attente qui est la nôtre, madame la ministre, et pour vous dire que nous resterons vigilants, afin que ce sujet ne soit pas, comme c’est trop souvent le cas, malheureusement, l’occasion de grands discours, mais de peu de réalisations.

C’est encore pour souligner que l’action que nous appelons de nos vœux ne peut être que collective et appuyée sur nos territoires, leurs populations et les élus de nos collectivités.

C’est enfin – je le dis avec gravité – pour qu’aucun de nous n’oublie la puissance dévastatrice que nous avons connue.

Les séismes de 1839 et 1843 en Martinique et en Guadeloupe, les éruptions de la montagne Pelée, en 1902, et de la Soufrière, en 1976, les cyclones Hugo, en 1989, Luis, en 1995, Alan, en 1998, Dina, en 2004, Irma, en 2017, toutes ces catastrophes ont jalonné les histoires de nos territoires. Mais, si elles sont gravées dans la mémoire collective de nos populations, elles n’ont pas suscité à ce jour de réponse assez ambitieuse des pouvoirs publics pour réduire durablement la vulnérabilité des territoires ultramarins.

Madame la ministre, il est aujourd’hui de notre responsabilité à tous de bâtir, ensemble, la résilience des outre-mer. Je ne doute pas que ce débat sera riche et apportera des réponses concrètes aux préoccupations de nos concitoyens.

Enfin, comment ne pas saluer l’ensemble de nos collègues présents aujourd’hui dans cet hémicycle ? Je veux remercier tout particulièrement nos collègues de l’Hexagone, qui portent un intérêt de plus en plus affirmé aux questions ultramarines et aux outre-mer, grâce aux travaux de notre délégation. (Applaudissements.)

M. le président. La parole est à Mme la ministre.

Mme Annick Girardin, ministre des outre-mer. Monsieur le président, mesdames, messieurs les sénateurs, les ouragans Irma et Maria nous ont tous marqués. Si ces cyclones ne peuvent être imputés directement au changement climatique, les scientifiques nous indiquent bien que les cyclones pourraient connaître, dans les années à venir, une violence accrue.

Nous devons mieux nous y préparer : Irma et Maria ont causé, en quelques heures, onze décès ; 95 % des bâtiments des territoires frappés ont été endommagés et 20 % complètement détruits. Les dommages ont été estimés par le secteur des assurances à près de 3 milliards d’euros pour les seuls biens assurés, soit le même montant que plusieurs jours de crue dans les bassins de la Seine et de la Loire au printemps 2016.

Il est donc indispensable de mener collectivement, dans la durée, les différentes actions qui nous permettront de face à ces risques naturels.

Il faut connaître et comprendre les risques de catastrophe, pour mieux les gérer, renforcer la gouvernance des risques, pour être plus efficace dans la préparation et l’action de gestion de crise, investir dans la prévention des risques de catastrophe, pour renforcer la résilience des populations et des territoires, enfin améliorer les savoirs et les savoir-faire, pour faire et reconstruire mieux.

C’est toute l’ambition de l’objectif « zéro vulnérabilité aux risques naturels », que je porte pour nos territoires à l’horizon 2030 dans le cadre de la trajectoire « outre-mer 5.0 » que vous connaissez déjà.

Cette ambition est d’autant plus indispensable outre-mer que les aléas existants y sont énormes ; les enjeux spécifiques de ces territoires, leur insularité et leur éloignement de l’Hexagone doivent également être pris en compte.

En matière d’aléas, les outre-mer font partie des territoires les plus exposés, car ils cumulent la quasi-intégralité des risques naturels, dont certains aléas particulièrement violents, tels que les cyclones et les séismes.

Les territoires ultramarins connaissent également des enjeux spécifiques : on peut notamment citer leur démographie en croissance forte, la concentration de leur développement économique sur les littoraux et la persistance de l’habitat informel.

Une autre spécificité forte des outre-mer, qu’il ne faut pas négliger, est la distance et l’insularité ; celles-ci doivent être prises en compte, en particulier dans la préparation de la gestion de crise et l’action post-aléa.

Face à ces enjeux et à ces spécificités, l’État n’a cessé de renforcer ses moyens humains et financiers au bénéfice des outre-mer.

Nous savons tous que n’importe quelle politique publique est construite par les hommes et les femmes qui la mettent en œuvre. Les moyens humains des directions régionales de l’environnement, de l’aménagement et du logement (Dreal) ont donc été renforcés, à hauteur de 20 % entre 2012 et 2020, pour appuyer les préfets dans la prévention des risques.

Le Président de la République a souhaité dynamiser la prévention et la gestion des risques ; c’est pourquoi a été créée, par un décret du 24 avril 2019, la délégation interministérielle aux risques majeurs outre-mer, qui a été confiée à M. Frédéric Mortier et s’est vu assigner des priorités d’action : préparer le projet de loi sur les risques majeurs ; renforcer la démarche d’amélioration de la connaissance, de la prévention et de la gestion du risque sismovolcanique à Mayotte ; dynamiser le plan Séisme Antilles ; renforcer le pilotage de la lutte contre les sargasses ; enfin, développer la culture du risque, en lançant une campagne d’information d’envergure.

Le fonds Barnier est mobilisable dans les départements et régions d’outre-mer, mais aussi dans d’autres collectivités ultramarines, selon leurs compétences. Il est de plus en plus utilisé aujourd’hui dans les territoires d’outre-mer. En 2019, près de 52 millions d’euros ont été mobilisés de la sorte.

Je rappelle que la loi de finances pour 2019 a également facilité le recours au fonds Barnier en permettant d’accompagner les collectivités territoriales pour des montants beaucoup plus élevés que les 50 % permis par la règle générale, quand il s’agit de financer la mise aux normes parasismiques des établissements scolaires, le confortement parasismique ou la reconstruction des bâtiments domaniaux utiles à la gestion de crise ; les plafonds des mesures de confortement des HLM et des services départementaux d’incendie et de secours ont également été assouplis.

Les actions mises en œuvre dans les territoires ultramarins s’appuient sur le socle commun des outils de prévention des risques, mais elles sont adaptées aux besoins spécifiques de ces territoires, comme le montrent les exemples des plans de prévention des risques et du plan Séisme Antilles.

La réduction de la vulnérabilité passe par la réalisation de plans locaux de prévention des risques (PPR). Toutes les communes de Guadeloupe, de Martinique, de La Réunion et de Saint-Pierre-et-Miquelon sont d’ailleurs d’ores et déjà couvertes par de tels plans, approuvés par les préfets. À Mayotte, six PPR sur dix-sept sont approuvés ; les autres sont en cours d’élaboration. En Guyane, neuf PPR sur vingt-deux ont été approuvés. À Saint-Martin et Saint-Barthélemy, les révisions sont en cours.

Un PPR est efficace s’il est bien articulé avec la compétence d’aménagement portée par les collectivités et bien concerté avec les collectivités voisines, ce qui rend nécessaire un travail partenarial étroit et responsable entre les services de l’État et les collectivités. Je vois certains d’entre vous sourire : je dois avouer que cela n’a pas toujours été le cas ! Nous devons effectivement apprendre à mieux travailler ensemble dans cette coconstruction.

Je tiens à rappeler, au vu de l’actualité de Saint-Martin, que le cadre réglementaire fixé par le décret du 5 juillet 2019 permet à la fois d’affirmer la portée première des PPR, c’est-à-dire la réduction de la vulnérabilité des territoires, et de laisser à ceux-ci une marge d’appréciation sur certains enjeux, comme le renouvellement urbain. Nous reviendrons certainement sur ce sujet au cours du débat qui s’engage.

Quant au plan Séisme Antilles, il doit se déployer sur une trentaine d’années, pour un montant d’environ six milliards d’euros, si tous les leviers sont mobilisés. Il vise principalement à intervenir sur le bâti public existant.

Une première phase de ce plan a permis de mieux connaître la vulnérabilité des différents bâtiments publics et de commencer les travaux de renforcement : entre 2007 et 2015, 860 millions d’euros ont été investis, au sein desquels 397 millions d’euros ont été apportés par l’État.

La seconde phase du plan a été élaborée en 2016, en concertation avec les collectivités territoriales. Elle avait pour objectif d’amplifier le rythme des réalisations pour mettre en sécurité plus rapidement encore les populations.

Le nombre de projets est encore insuffisant : le rythme des travaux doit être accéléré. Le Gouvernement a donc confié au délégué interministériel aux risques majeurs outre-mer la présidence du comité chargé de ce plan et incarnant une nouvelle gouvernance élargie aux élus, à la Caisse des dépôts et consignations et à l’Agence française de développement. La première réunion de ce comité a eu lieu : il semble qu’elle ait été une réussite, mais je reste extrêmement vigilante pour la suite.

Face au changement climatique, les outils de la prévention des risques naturels sont globalement adaptés, mais nous devons nous pencher sur la réduction de la vulnérabilité aux cyclones.

La Caisse centrale de réassurance a récemment réalisé, en partenariat avec Météo France, une étude très poussée sur ce sujet ; elle a conclu que les aléas climatiques allaient être toujours plus importants et que l’intensité de ces phénomènes serait particulièrement puissante dans le nord des Antilles. Nous devons nous y préparer.

Le Président de la République avait d’ailleurs annoncé, comme vous l’avez rappelé, monsieur Arnell, que des initiatives seraient prises par le Gouvernement, sur la base des retours d’expérience d’Irma, pour procéder à d’éventuelles adaptations législatives. C’est ce que nous allons faire, sur la base des travaux menés par votre délégation et à l’Assemblée nationale.

Des concertations sont actuellement menées sur le terrain, sous l’égide des préfets, en liaison étroite avec le délégué interministériel. Nous continuerons, à l’évidence, à coconstruire les réponses à ces problèmes. Chacun peut y participer dans ces territoires : plus de 1 500 personnes ont déjà pris part à ces travaux, et des contributions ont également été envoyées directement à la délégation interministérielle ; elles seront prises en compte dans le rapport final.

La direction générale des outre-mer va donc élaborer le projet de loi à partir de toutes ces données. Le texte devrait être transmis au Conseil d’État à la fin de février ou au début de mars prochain. Les collectivités ultramarines seront ensuite consultées. Vos recommandations y seront largement reprises, mesdames, messieurs les sénateurs : les travaux de votre délégation figurent en bonne place parmi les réponses que nous prenons en compte.

Bien sûr, ce texte législatif sera extrêmement important, mais vous avez raison, monsieur Arnell : il faut aussi que nous puissions travailler, territoire par territoire, sur des plans d’action. Nous nous y attellerons tous ensemble : c’est l’engagement que j’ai pris. (MM. Jean-Claude Requier et Michel Magras applaudissent.)

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