M. le président. La parole est à M. Emmanuel Capus, pour le groupe Les Indépendants – République et Territoires.

M. Emmanuel Capus. Monsieur le président, madame la garde des sceaux, madame, monsieur les secrétaires d’État, mes chers collègues, traçage, pistage, suivi des contacts, historique des rencontres, signalement des contaminations : à ces mots, certains ont pu se demander si Big Brother n’était pas en train de faire son entrée dans le domaine de la santé,…

M. Alain Milon. C’est déjà fait !

M. Emmanuel Capus. … et je les comprends.

Si l’intitulé de notre débat vise les innovations numériques dans la lutte contre l’épidémie, il n’aura échappé à personne que la star en la matière est bien l’application StopCovid.

Les questions relatives à sa pertinence, aux risques qu’elle emporte et à son fonctionnement on fait couler beaucoup d’encre. Deux points principaux cristallisent les débats : l’atteinte possible aux libertés individuelles, et l’efficacité sanitaire d’une telle application.

À l’ère du traçage numérique, il est parfaitement compréhensible, et peut-être même sain, qu’une application visant à retracer les rencontres entre les individus suscite des interrogations.

Plusieurs pays plus ou moins démocratiques travaillent à des dispositifs plus ou moins liberticides. Certains d’entre eux s’appuient sur la géolocalisation des individus, d’autres imposent l’installation de l’application, d’autres encore s’en remettent à Google et à Apple.

Le Gouvernement a fait l’effort, malgré les pressions, de développer une solution française en refusant d’accroître la dépendance de la France à l’égard des Gafam. Nous espérons qu’il s’agit des premiers pas vers une souveraineté numérique, si essentielle à nos yeux.

L’approche en code source ouvert nous semble également une bonne idée. Elle permettra, d’une part, de vérifier que l’application est conforme aux annonces, et, d’autre part, d’augmenter le niveau de sécurité de l’application. Il faudra veiller en particulier à ce que personne n’ait accès aux identifiants des malades ou à des cas contacts, et à ce que personne ne soit contraint d’installer l’application.

Nous nous réjouissons que le Gouvernement soit parvenu à proposer, en un temps très court, une solution qui est probablement la plus respectueuse possible des libertés. La CNIL a rendu hier un nouvel avis sur la question, dans lequel elle indique que ses recommandations ont été entendues. Elle a précisé à cette occasion que la création de StopCovid avait respecté le concept dit « de protection des données dès la conception ».

Certains ont déploré cette approche libérale, en faisant rimer autorité avec efficacité. Mais nous ne devons pas sacrifier les principes qui sont les nôtres : les libertés individuelles sont essentielles à notre démocratie ; elles ne sont pas une option. Si des restrictions apparaissent nécessaires, nous devons veiller à ce qu’elles soient les plus limitées possible.

La responsabilité des individus, à laquelle notre groupe croit beaucoup, implique d’ailleurs que ces derniers disposent de leur liberté de choix. Aussi, si elle n’est pas obligatoire, StopCovid est-elle encore utile ? Études à l’appui, nous avons entendu des voix s’élever pour affirmer qu’elle serait en fait dépourvue d’effets. Nous n’avons pas de telles certitudes.

Vous avez, madame la garde des sceaux, madame, monsieur les secrétaires d’État, rappelé les situations dans lesquelles les enquêteurs sanitaires sont démunis. C’est notamment le cas dans les zones urbaines denses, mais aussi dans les transports en commun. Nous ne connaissons pas l’identité des personnes que nous croisons dans la rue, et c’est heureux. Nous ne savons pas avec qui nous voyageons dans les trains et les métros. Il est donc impossible de prévenir ces personnes si nous tombons malades. Les enquêteurs sanitaires ne le pourront pas non plus. À ce jour, seule une application permet de remédier à ces cas de figure.

Les garanties apportées par le Gouvernement nous semblent suffisamment solides. Nous serons cependant très attentifs à l’utilisation de StopCovid. La technologie n’est pas une panacée : elle est utile dans la lutte contre l’épidémie, mais elle ne nous dispensera jamais de l’humain. Nous sommes ainsi particulièrement vigilants quant aux moyens dont disposent les enquêteurs sanitaires. Il est indispensable qu’ils soient suffisamment nombreux pour retrouver et accompagner l’ensemble des personnes susceptibles d’avoir été infectées.

La France continue de vivre avec le risque de Covid-19. Dès lors qu’ils ne contreviennent pas à nos principes, tous les outils qui contribueront à faire reculer le virus bénéficieront du soutien du groupe Les Indépendants.

Mes chers collègues, la pire des privations de liberté que nous ayons connue, c’est le confinement. Les outils qui, dans le respect de nos principes démocratiques, pourront éviter un nouveau confinement bénéficieront donc du soutien du groupe Les Indépendants. (Applaudissements sur les travées des groupes Les Indépendants et LaREM.)

M. le président. La parole est à M. Loïc Hervé, pour le groupe Union Centriste.

M. Jean-François Husson. Le ton va changer !

M. Loïc Hervé. Monsieur le président, madame la garde des sceaux, madame, monsieur les secrétaires d’État, mes chers collègues, le débat et le vote de ce soir n’ont d’existence que par la volonté de l’exécutif de consulter le Parlement sur la mise en place d’une application numérique de traçage social appelée « StopCovid ».

Ce débat et ce vote revêtent à mes yeux un caractère beaucoup plus politique et philosophique que technique et juridique. Si l’on ne peut négliger le contexte dans lequel nous débattons, alors qu’un virus a tué 30 000 de nos compatriotes et mis notre économie à genoux, nous devons être vigilants à ne pas passer d’une société de la bienveillance à une société de la surveillance.

Monsieur le secrétaire d’État, je ne méconnais ni votre bonne foi ni les efforts que vous avez fournis pour rendre cette application conforme au droit national et communautaire en tenant compte des deux avis de la Commission nationale informatique et libertés.

Je sais aussi que vous vous employez à rassurer ceux qui, comme moi, ont de fortes réserves sur ce dispositif. Toutefois, au sein du Parlement de notre République, où s’exprime la volonté populaire, je dois vous dire que lorsque je fais rationnellement le calcul des coûts et des avantages de cette application, je lui trouve tellement de défauts et si peu de mérites qu’il m’est impossible, comme à un certain nombre de membres de mon groupe, de vous donner mon accord.

Tout d’abord, sur le plan des principes, je combats fermement cette idée du « solutionnisme » technologique à tous crins, qui peut voir les principes de protection de la vie privée comme des freins au progrès, et peut même s’accommoder d’atteindre aux libertés publiques pour satisfaire une cause aussi noble que celle de la santé publique.

Par ailleurs, mes chers collègues, qui n’a pas déjà entendu dire que la loi de 1978, la CNIL ou le RGPD étaient des contraintes trop lourdes, qui empêchent la croissance de la nouvelle économie ? Qui n’a jamais entendu dire que notre cadre législatif français et européen nous privait de toute perspective de victoire dans la compétition internationale ?

Monsieur le secrétaire d’État, vous nous demandiez ce matin en commission des lois quel pourrait être le gain politique recherché par la mise en œuvre de cette application. À la lumière de ce que je viens de vous dire, je me pose également la question, mais je suis sûr que je n’y apporterais pas les mêmes réponses que vous.

En termes de temporalité, ensuite, si cette application avait dû être mise en œuvre, en toute logique, elle aurait dû l’être comme un outil de confinement, au moment même où nombre de nos libertés étaient si lourdement atteintes : la liberté d’aller et de venir, la liberté du commerce et de l’industrie, le droit de vote. Ce qui aurait pu être une application de confinement est mis en œuvre environ un mois après le début du déconfinement, ce qui lui donne beaucoup moins d’efficience, alors que l’on sait que l’acceptabilité sociale risque d’en être trop faible.

Permettez-moi de relayer ici l’inquiétude de certains maires et présidents de collectivités locales, qui s’étonnent que l’on évoque un consensus de leurs associations à ce stade du débat.

Enfin, je ne puis passer sous silence la question de la souveraineté numérique. Monsieur le secrétaire d’État, vous nous avez annoncé il y a quelques semaines une application souveraine et européenne. On nous a vanté le travail collaboratif entre l’Inria, la Fraunhofer Gesellschaft en Allemagne et l’École polytechnique fédérale de Lausanne en Suisse. L’argument était particulièrement vendeur et convaincant. Je me suis même demandé comment je pourrais ne pas soutenir une telle initiative, qui unissait les instituts de recherche publics européens les plus réputés.

Or, à l’heure où nous parlons, il n’en reste plus rien : nos voisins ayant opté pour des applications décentralisées, reprenant souvent le système proposé par l’application promue par Apple et Google, ils ont abandonné ce projet commun. Ce renoncement est d’autant plus regrettable que les systèmes sont difficilement ou pas interopérables – c’est un frontalier qui vous le dit. Je pourrai citer d’autres exemples à travers le monde d’abandons et d’échecs relatifs à des applications plus ou moins proches du projet que vous nous présentez ce soir.

À la faveur de la crise sanitaire, cette application nous fait à mes yeux franchir deux lignes rouges. La première est l’expérimentation massive d’une application de traçage social avec la construction d’une architecture numérique centralisée. La seconde est l’alliance des plus grands acteurs du numérique mondial et la mise en commun de leurs moyens sur un même projet. Leur application fonctionnera par défaut sur les systèmes d’exploitation respectifs de leurs appareils, qu’il s’agisse de smartphones ou de montres connectées.

Nous ne sommes qu’au début d’un basculement. Des digues auront rompu, car les nouvelles fonctionnalités offertes ouvriront naturellement le champ à d’autres finalités.

Madame la garde des sceaux, madame, monsieur les secrétaires d’État, j’ai bien conscience que les garanties apparemment apportées sont nombreuses, mais elles sont très mineures par rapport au pas de géant que StopCovid risque de nous faire franchir. Nous devrions placer le curseur entre la liberté et la responsabilité. Or nous le plaçons entre la liberté et la sécurité.

Je sais bien que l’enfer est toujours pavé des meilleures intentions, et c’est pourquoi je voudrais conclure en citant le Discours de la servitude volontaire d’Étienne de La Boétie : « Il est incroyable de voir comme le peuple, dès qu’il est assujetti, tombe soudain dans un profond oubli de sa liberté qu’il lui est impossible de se réveiller pour la reconquérir : il sert si bien, et si volontiers, qu’on dirait à le voir qu’il n’a pas seulement perdu sa liberté, mais bien gagné sa servitude. »

Pour moi et pour un certain nombre de membres de mon groupe, StopCovid, c’est non ! (Applaudissements sur des travées du groupe UC, ainsi que sur les travées des groupes SOCR et CRCE. – M. Joël Labbé applaudit également.)

M. le président. La parole est à M. Bruno Retailleau, pour le groupe Les Républicains. (Applaudissements sur les travées du groupe Les Républicains.)

M. Bruno Retailleau. Monsieur le président, madame la garde des sceaux, madame, monsieur les secrétaires d’État, mes chers collègues, tant que nous n’aurons pas vaincu cette épidémie, tant que nous n’aurons pas de vaccin, tant que nous n’aurons pas de traitement absolument décisif, la lutte contre le virus devra concentrer ses efforts et ses moyens sur la façon dont nous pouvons casser les reins de cette épidémie.

C’est pourquoi la stratégie – dès le début du confinement, je l’ai souvent rappelé au Gouvernement – doit reposer sur le dépistage, le traçage et l’isolement. C’est la stratégie gagnante de tous les pays qui ont obtenu de meilleurs résultats que le nôtre.

Au sein de ce triptyque, le traçage est essentiel, parce qu’il est fondamental, quand une personne tombe malade, de pouvoir retrouver celles et ceux qu’elle a pu croiser et possiblement contaminer, pour les alerter.

Le Gouvernement nous soumet donc un nouvel outil, digital et complémentaire de celui que nous avons voté, à l’article 6 de la loi de prorogation de l’état d’urgence sanitaire, il y a seulement quelques jours.

Cette application a fait couler beaucoup d’encre et de sueur. Je salue à mon tour les entreprises françaises qui, bénévolement, ont participé à la mise au point de l’application. J’ai suivi ce travail de près, et je sais qu’il a été difficile.

Il nous faut éviter deux écueils, tous deux parfaitement excessifs : d’un côté, celui qui revient à dire que la technologie est le remède, la panacée – ce « solutionnisme » technologique n’est absolument pas mon parti ; de l’autre, celui qui revient à dire, au nom des libertés publiques, que le remède est pis que le mal. Je pense que nous n’avons pas à choisir, mes chers collègues, entre, d’un côté, la liberté, et de l’autre, le sanitaire.

Nous sommes des législateurs, et en permanence – c’était déjà le cas au moment des dernières attaques terroristes –, nous devons trouver ce juste équilibre – je préfère ce terme à celui de proportionnalité. Nous n’avons le droit et le devoir de n’écarter aucune solution nous permettant de lutter contre une épidémie et de sauver des vies, mais pas au prix du reniement de ce que nous sommes et de nos propres valeurs démocratiques et républicaines.

Il y a deux mois – le 8 avril, ce n’était pas hier – j’ai écrit au Président de la République pour lui demander deux types de garanties. La réponse m’est parvenue seulement ces dernières heures, mais je sais qu’il y a loin de l’Olympe à la terre. (Sourires.)

Je lui ai tout d’abord demandé quatre garanties en termes de liberté.

La première portait sur l’anonymisation le volontariat. La CNIL a confirmé le libre consentement des utilisateurs à chaque étape, du téléchargement à la notification. Jamais l’État ne pourra connaître la liste des personnes contaminées ni des interactions sociales.

La deuxième garantie était le caractère temporaire des données : au-delà d’un délai de quatorze jours, un mécanisme – législatif – d’autodestruction des données interviendra.

La troisième garantie était la transparence. Dans mon courrier, j’indiquais au Président de la République que le code source devait être ouvert, et c’est le cas, de manière à ce qu’il puisse être discuté et débattu, pour que d’éventuelles failles puissent être dépistées.

Enfin – c’est la dernière garantie, relative aux libertés –, il faut un contre-pouvoir. Avec Philippe Bas et d’autres, j’ai beaucoup insisté sur ce point, car j’estime que l’on ne peut déployer les nouvelles technologies que si nous sommes en mesure de renforcer les moyens de contrôle et de contre-pouvoir pour qu’ils soient à la mesure de la puissance de ces technologies. La commission des lois y veillera.

Le deuxième type de garanties auxquelles j’en appelais dans mon courrier est relatif à l’efficacité. L’application fonctionnera-t-elle avec l’environnement Apple ? Il semble que ce soit le cas. Est-elle utile ? Il est vrai qu’elle arrive tard. Sera-t-elle téléchargée par suffisamment de personnes ? Si 60 % des Français s’y montrent favorables et si 49 % d’entre eux pensent qu’ils pourraient la télécharger, je pense que ce pourcentage sera bien moindre. Toutefois, les épidémiologistes s’accordent à dire qu’un peu vaut mieux que rien du tout pour briser les reins de cette épidémie.

Je pense n’avoir jamais fait preuve de complaisance vis-à-vis du Gouvernement dans cet hémicycle.

M. Julien Bargeton. C’est vrai !

M. Bruno Retailleau. J’ai assumé la critique lorsqu’il a fallu le faire, sans ménager les ministres. Aujourd’hui, monsieur le secrétaire d’État, au-delà des doutes qu’il est légitime d’avoir, j’ai choisi, avec une grande majorité de membres de mon groupe, de donner une chance à cette application.

En effet, je pense que l’écarter serait prendre le risque d’oublier des moyens, notamment digitaux, de lutter contre l’épidémie. Pis encore, ce serait prendre le risque du renoncement et de la soumission aux Gafam, comme l’a fait l’Allemagne, sans doute l’Italie, et peut-être l’Espagne.

M. Julien Bargeton. Tout à fait !

M. Bruno Retailleau. C’est pourquoi, à mes yeux, la raison la plus forte de donner une chance à cette application est celle de la souveraineté numérique.

Depuis le début de la crise, nous parlons beaucoup de la souveraineté, celle-ci se déclinant dans tous les domaines. Mes chers collègues, si vous ne voulez pas être tracés ou géolocalisés, n’utilisez pas votre smartphone. Objectivement comme l’a rappelé la CNIL, l’application que l’on nous propose est autrement plus protectrice !

Ne rien tenter par nous-mêmes, avec nos entreprises, ce serait écarter une solution française, et demain, je l’espère encore, européenne. Mais ce serait surtout abdiquer notre statut de citoyens pour un statut médiocre de consommateurs dociles, ma chère Catherine Morin-Desailly, au sein d’une colonie numérique américaine.

Ce serait aussi renoncer au modèle français et européen d’éthique numérique, qui, depuis 1978, nous permet de concilier technologie et respect des données personnelles et de la vie privée, au travers notamment du règlement e-privacy ou du RGPD. Ce modèle condense ce que nous sommes et ce que nous voulons être dans notre civilisation, dans le respect absolu de la personne.

Monsieur le secrétaire d’État, j’ai combattu la loi visant à lutter contre les contenus haineux sur internet, dite « loi Avia ». Je suis fier que mon groupe ait saisi le Conseil constitutionnel contre celle-ci, car j’estime que nous devons préserver notre indépendance vis-à-vis des moyens de censure.

C’est aujourd’hui au nom de cette indépendance que, au nom de mon groupe, je veux donner sa chance à une application française qui pourrait être utile aujourd’hui ou demain – je ne sais pas encore dans quelle mesure. Je ne voudrais pas que, en cas de résurgence de cette épidémie ou pour d’autres épidémies, nous ayons de nouveau un temps de retard. Ne cédons pas aux sirènes des Gafa. (Applaudissements sur les travées des groupes Les Républicains, RDSE et Les Indépendants, ainsi que sur des travées des groupes UC et LaREM.)

M. le président. La parole est à M. Jérôme Durain, pour le groupe socialiste et républicain.

M. Jérôme Durain. Monsieur le secrétaire d’État, le groupe socialiste a suivi avec intérêt vos prises de parole, que ce soit au Parlement, dans la presse ou à travers les différents documents transmis aux parlementaires. Nous vous en remercions et nous pouvons d’ores et déjà noter que le débat sur cette question sensible se déroule, du moins dans cette assemblée, dans un climat plutôt apaisé.

Depuis le début de l’épidémie de Covid-19, nous avons eu de nombreux débats moins sereins. Aussi, je tâcherai, pour éviter ces écueils, de ne pas exprimer de position trop dogmatique concernant le destin de l’application StopCovid que vous êtes chargé de nous vanter.

La solution que vous nous proposez poursuit des objectifs utiles, et il faudrait être de mauvaise foi pour affirmer que rien n’est fait pour résoudre les différentes problématiques auxquelles elle est confrontée. J’aborderai toutefois plusieurs des dilemmes qui se sont présentés à vous, car vous avez fait des choix techniques discutables qui ne peuvent pas tous être balayés d’un revers de la main.

Fallait-il, par exemple, opter pour une architecture centralisée ou pour des données décentralisées sur les téléphones des utilisateurs ? Je ne suis pas spécialiste de sécurité informatique, mais on peut comprendre que ces deux solutions ont des arguments en leur faveur.

Vous avez retenu une ossature centralisée, suffisamment sécurisée d’après vous. Nous pouvons l’entendre, même s’il subsiste des doutes sérieux sur l’inviolabilité du fichier centralisé. Par ailleurs, la solution décentralisée permet souvent de créer plus de confiance chez les utilisateurs.

Le choix de cette solution vous a fait perdre la participation – loin d’être anecdotique –, de nos voisins allemands – ce n’est pas à vous que j’apprendrai leur exigence en matière de protection des données. Si le protocole Robert était un embryon de coopération européenne, nous regrettons vivement que la France se retrouve de facto isolée, parce qu’elle a retenu une solution peu populaire chez ses voisins. Cela a des implications pour nos compatriotes qui souhaiteraient utiliser le dispositif lors de déplacements à l’étranger.

Deuxième exemple : fallait-il choisir le GPS ou le Bluetooth ? Le choix du Bluetooth peut se justifier, du point de vue notamment de la géolocalisation des personnes, mais tous ceux qui utilisent du matériel Bluetooth, par exemple dans leur voiture, savent à quel point la mise en route de cette technologie peut être aléatoire et faillible.

Concernant la sécurité des données centralisées, je veux bien entendre que d’autres fichiers seraient moins bien protégés, mais je ne sais pas si cela suffit à me rassurer. Je tiens toutefois à saluer la démarche, que vous avez engagée, de soumettre votre solution à Bug Bounty, via l’Anssi.

Revenons sur la question centrale des libertés fondamentales. Nous sommes peut-être à un tournant de la société : avec la vidéo surveillance, les écoutes téléphoniques et le tracking, notre monde est aujourd’hui fondé sur une méfiance généralisée entre les individus. Nous avons aujourd’hui le sentiment d’aller encore plus loin, si ce n’est trop loin : une application dont on ne sait pas si elle sera utile, des drones qui volent sans y être autorisés, des attestations de sortie…

Je connais le contexte sanitaire, mes chers collègues, mais il faut savoir dire stop, et je crains que, avec les collègues de mon groupe, nous ne soyons obligés de dire stop à StopCovid.

Certes, l’avis rendu par la CNIL n’a pas été aussi tranché que certains opposants à votre projet l’attendaient. Vous l’utilisez habilement dans vos démonstrations.

Pour autant, la CNIL ne vous donne pas de blanc-seing. Elle note que l’application utilisera un service de captcha qui permet de vérifier, lors de l’installation, que l’application est utilisée par un être humain, et que ce service sera dans un premier temps fourni par « un service tiers », susceptible « d’entraîner la collecte de données personnelles non prévues dans le décret » ou « des transferts de données hors de l’Union européenne ».

La CNIL recommande donc des développements ultérieurs de l’application qui permettent rapidement l’utilisation d’une technologie alternative. En effet, il a été découvert, dans le code source que vous avez continué de rendre public, que c’est bien Google qui fournit l’outil captcha. Je reviendrai sur l’avis de la CNIL.

Je souhaiterais maintenant évoquer quelques éléments de comparaison internationale.

Je comprends que les choix du Gouvernement soient différents de ceux de la Corée du Sud, par exemple. Toutefois, je veux revenir sur la situation de ce pays, car il nous instruit sur l’utilisation imprévue que l’on peut faire des applications. J’imagine que personne n’avait envisagé en Corée du Sud qu’une personne soit scrutée à l’aune de l’orientation sexuelle des individus qu’elle fréquente. Nous ne pouvons pas savoir si certaines personnes voudront faire fuiter telle ou telle concentration de contacts Bluetooth dans quelques mois.

Autre exemple asiatique : à Singapour, pays pourtant discipliné, seuls 20 % des habitants ont téléchargé l’application. Je citerai aussi un exemple européen, l’Autriche, pays de 8,8 millions d’habitants, où une application a été développée, mais n’a été téléchargée que 500 000 fois. Les Autrichiens nous disent que cet outil ne sert finalement à rien et qu’ils se débrouillent très bien avec leurs brigades humaines.

M. Jérôme Durain. Dans son avis, la CNIL précise qu’il faudra évaluer l’efficacité de l’application après son lancement. Mais, monsieur le secrétaire d’État, nous aimerions en être convaincus avant !

Nos concitoyens ne vont pas rejeter la solution que vous proposez, parce qu’ils craignent pour leurs données personnelles – on peut le regretter d’ailleurs.

Aujourd’hui, ces données sont déjà trop facilement accessibles pour des raisons commerciales. J’espère d’ailleurs que, à l’avenir, nous serons aussi exigeants vis-à-vis des Gafam que nous le sommes aujourd’hui avec vous, mais, pour la plupart, nos concitoyens n’en sont pas là. Il y a bien des militants des libertés fondamentales éclairés, qui protestent avec raison contre cette initiative publique, parce qu’elle constitue effectivement un précédent, mais la réalité est que la majorité de nos concitoyens, elle, considère que cette application arrive bien trop tard et ne changera rien.

Si j’osais, monsieur le président, je demanderais un scrutin public ou un vote par assis et levé pour savoir combien, parmi nos collègues, installeraient l’application… (Sourires.)

M. Loïc Hervé. Bonne idée !

M. Jérôme Durain. Je pense que le résultat serait décevant.

Aussi, monsieur le secrétaire d’État, le groupe socialiste et républicain attend les réponses aux questions qui vous seront posées même si, d’ores et déjà, je peux vous annoncer que nous ne sommes pas convaincus.

Nous espérons nous tromper et souhaitons que votre application rencontre un grand succès. La vérité est que nous n’y croyons pas. Surtout, nous ne voulons pas de fausses promesses : votre foi dans la technologie – votre dernier élan rhétorique était éloquent – s’apparente à du « solutionnisme » technologique.

Nous sommes admiratifs de la compétence et de la virtuosité technologique de nos scientifiques, de nos centres de recherche, de nos industriels et de nos start-up. Nous vous sommes reconnaissants de vous soucier de notre souveraineté numérique dans ce dossier, mais ce n’est pas parce que nous savons et que nous pouvons le faire que nous devons le faire.

La fascination exagérée, selon nous, du « nouveau monde » pour la « start-up nation » ne doit pas nous aveugler. Votre logiciel – il faut le répéter – n’est pas StopCovid, mais au mieux AntiCovid : il ne dispense pas des gestes barrières. Il ne justifie pas non plus que l’on oublie en chemin le respect des libertés individuelles ! (Applaudissements sur les travées des groupes SOCR et CRCE. – M. Loïc Hervé applaudit également.)

M. le président. La parole est à Mme Françoise Laborde, pour le groupe du Rassemblement Démocratique et Social Européen.

Mme Françoise Laborde. Monsieur le président, madame la garde des sceaux, madame, monsieur les secrétaires d’État, mes chers collègues, la pandémie de Covid-19 nous rappelle que les crises interrogent nos consciences sur les libertés fondamentales, que nous sommes enclins à sacrifier, de manière provisoire ou non.

Je regrette les conditions dans lesquelles ce débat se déroule et la publication tardive du décret qui encadrera l’application StopCovid. La confrontation de ce logiciel avec la communauté informatique ne commence qu’aujourd’hui. La publication du décret dans un délai raisonnable aurait pu rassurer davantage, en permettant la détection d’éventuelles failles de sécurité.

L’expérience de la plateforme APB – Admission post-bac –, avec ses 1 582 violations critiques détectées lors des audits commandés par la Cour des comptes, vient alimenter cette inquiétude.

Les épidémiologistes et la CNIL considèrent que cette application peut être utile en contribuant à briser rapidement les chaînes de contamination. Le traçage des contacts est bien à la base de l’épidémiologie. C’est la raison pour laquelle nous avons accepté de voter l’article 11 de la loi du 11 mai 2020 prorogeant l’état d’urgence sanitaire, nettement plus intrusif que StopCovid.

Le Gouvernement s’appuie sur l’avis favorable des épidémiologistes, qui constatent un relâchement de la population. Mais ce constat ne concerne qu’une minorité de personnes, la grande majorité de nos concitoyens ayant compris l’enjeu sanitaire qu’ont révélé les multiples expertises diffusées par les médias, en complément de l’information fournie par l’État.

Ce n’est pas en les culpabilisant que nous convaincrons nos concitoyens de consentir au traçage pour éviter une deuxième vague et un reconfinement. La clé de la réussite consiste, me semble-t-il, à établir la confiance de la population dans la décision publique. C’est pourquoi je me satisfais du suivi qui sera réalisé par le comité de contrôle et de liaison Covid-19, dans un souci de transparence du traitement des données.

S’agissant du public visé, je regrette qu’une adaptation de l’application sous forme de boîtier ne puisse être disponible rapidement pour les personnes âgées, qui pourraient se retrouver exposées dans les transports en commun, les commerces ou les établissements d’hébergement pour personnes âgées dépendantes (Ehpad), ces lieux où les contaminations ont été nombreuses.

La délibération qu’a publiée la CNIL m’a rassurée, car elle a confirmé l’utilité et la proportionnalité du dispositif, même si elle a soulevé des interrogations sur l’exactitude des données. Prévoyez-vous un paramétrage pour éviter à un utilisateur de recevoir des notifications récurrentes le conduisant à se faire dépister de manière excessive ?

La proportionnalité des atteintes à nos libertés individuelles s’apprécie également en fonction de la sécurité apportée à la préservation de nos données personnelles. Fallait-il que le traçage soit numérisé et centralisé ? Quel sera le devenir de ces données ? Ce sont autant de questions importantes.

Aussi, alors que la CNIL reconnaît la complémentarité entre StopCovid, Contact Covid et le système d’information national de dépistage populationnel, le Sidep, je regrette que le Gouvernement ait demandé au Parlement de trancher ces questions séparément. Nous aurons donc l’application, d’un côté, et les bases de données, nettement plus intrusives, sur lesquelles on a déjà voté, de l’autre, avec dans les deux cas des enjeux sensibles en matière de sécurité.

Concernant l’architecture centralisée du protocole, vous affirmez que le risque d’une dérive est faible, mais il n’est pas nul. La question a été soulevée dans les États ayant choisi une architecture décentralisée, laissant la France et le Royaume-Uni seuls à privilégier la centralisation. Aucun État, même démocratique, n’est à l’abri d’une dérive et d’un détournement de l’application pour tracer les déplacements des citoyens.

StopCovid, reconnaissons-le, apporte des garanties en matière de sécurité : anonymisation, volontariat total, caractère temporaire déterminé par décret, exclusion de données sensibles, telles que le recensement des personnes infectées, et des zones dans lesquelles les personnes se sont déplacées, suivi des interactions sociales et non-surveillance du respect des mesures de confinement.

Madame la garde des sceaux, madame, monsieur les secrétaires d’État, j’aurais une garantie supplémentaire à vous demander. Elle va un peu plus loin que le point 51 de l’avis rendu par la CNIL, puisque je souhaite, lors de la désinstallation de l’application, la suppression automatique des données présentes sur le serveur central.

L’infiltration du numérique dans tous les pans de l’administration et de notre vie privée n’est pas sans danger. Ce n’est pas parce qu’on peut le faire qu’on doit le faire et qu’on a le droit de le faire. Ce n’est pas parce que l’on vous fait visiter une pièce que l’on accepte de vous donner les clés du logement. Pour les innovations numériques comme pour le reste, le facteur humain demeure central en toutes circonstances. La confiance est également un élément incontournable pour garantir l’adéquation des dispositifs à nos principes.

Pour conclure, une partie de mon groupe soutiendra la mise en place de StopCovid. Nous nous réjouissons de ce débat qui permet au Parlement, comme c’est son rôle, de se prononcer en toute conscience à un moment aussi important pour nos concitoyens. (Applaudissements sur les travées du groupe RDSE. – MM. Pierre Louault et Bruno Retailleau applaudissent également.)