COM (2004) 562 final  du 17/08/2004

Examen dans le cadre de l'article 88-4 de la Constitution

Texte déposé au Sénat le 23/09/2004
Examen : 21/12/2004 (délégation pour l'Union européenne)


Communication de M. Pierre Fauchon
sur la reconnaissance mutuelle des mesures de contrôle présentencielles non privatives de liberté

Texte E 2694

(Réunion du 21 décembre 2004)

Ce Livre vert porte sur un sujet important puisqu'il vise à limiter le recours jugé excessif à la détention provisoire en ce qui concerne les suspects résidants dans un autre État membre que celui dans lequel ils font l'objet de poursuites. Pour la Commission européenne, il existe, en effet, un risque de discrimination entre les résidents et les non-résidents au regard du placement en détention provisoire. D'après elle, « étant donné les risques de fuite, les suspects non résidents sont souvent placés en détention provisoire, alors que les suspects résidents font l'objet de mesures de substitution ». Dans son Livre vert, la Commission européenne envisage donc la mise en place d'un mécanisme de reconnaissance mutuelle des mesures de contrôle judiciaire au sein de l'Union européenne. L'idée serait de renoncer au placement en détention provisoire dans l'État où le procès doit se tenir et de le remplacer par une mesure de contrôle judiciaire dans l'État où le suspect réside habituellement.

Au-delà des nombreuses interrogations posées par la Commission dans son Livre vert, celui-ci soulève deux questions préalables, l'une sur la forme, l'autre sur le fond.

1. Comment expliquer l'absence de traduction en français du document de travail annexé au Livre vert ?

Le texte, dont le Sénat est saisi au titre de l'article 88-4 de la Constitution, ne constitue en réalité qu'un simple résumé d'une dizaine de pages. L'essentiel des éléments de ce Livre vert se trouve, en effet, dans un document de travail annexé d'une centaine de pages, dont la plus grande partie est disponible uniquement en anglais. Or, cette pratique a pour effet d'handicaper gravement la possibilité d'examen par le Parlement des textes européens au titre de l'article 88-4 de la Constitution. En outre, elle méconnaît le statut du français, qui est reconnu comme langue officielle et de travail au sein des institutions européennes, ce qui n'est pas admissible, surtout pour une question de cette importance. En effet, les éléments qui se trouvent dans le documents annexé ne sont pas dénués d'importance, et comme le dit le proverbe : « le diable se cache souvent dans les détails ».

Ainsi, et pour autant que ma connaissance de l'anglais me permet d'en juger, c'est seulement à la lecture du document annexé que l'on apprend que la Commission européenne envisage de mettre en place un mécanisme coercitif, permettant de renvoyer un suspect vers l'État où le procès doit se tenir. Ce mécanisme irait beaucoup plus loin que le mandat d'arrêt européen, tant dans son champ d'application (puisqu'il ne serait pas limité aux infractions punies d'une peine d'au moins un an d'emprisonnement), que dans ses modalités (puisque les motifs de refus d'exécution seraient plus limités et que le délai d'exécution serait de 24 heures). À titre de comparaison, je rappellerai que le mandat d'arrêt européen, qui va pourtant beaucoup moins loin que ce mécanisme, a fait l'objet de fortes critiques provenant de la « société civile » sur son caractère prétendu « liberticide », alors qu'il ne constitue, en réalité, qu'une simple procédure d'extradition améliorée.

De la même manière, c'est seulement à la lecture du document de travail que l'on apprend que la Commission européenne propose de reprendre l'idée, proposée par une ONG, d'un modèle européen de « mise en liberté provisoire », surnommé « Eurobail ». D'après ce modèle, un suspect placé en détention provisoire dans un autre État serait transféré dans son État de résidence qui fixerait lui-même les modalités d'un éventuel contrôle judiciaire. Ainsi, l'État poursuivant se verrait dépossédé de toute prérogative dans l'appréciation des obligations imposées au suspect. Or, il paraît indispensable que l'État poursuivant et où le procès doit se tenir apprécie lui-même les obligations à imposer à la personne poursuivie.

En réalité, ce modèle, dit « Eurobail », inspiré du système anglo-saxon, semble ne pas tenir compte des différences essentielles entre le système de la common law et le modèle romano-germanique. En effet, dans le modèle accusatoire, la « liberté sous caution » a essentiellement pour objet de garantir la représentation du prévenu lors du procès. Mais, dans le modèle romano-germanique, qui connaît l'institution du juge d'instruction, l'objectif majeur du contrôle judiciaire est de garantir la représentation de la personne à tous les actes de la procédure. Celle-ci fait apparaître un échelonnement chronologique pouvant être assez long, tandis que, dans le système britannique, la phase préalable a principalement pour objet de régler avant l'audience les affaires pouvant faire l'objet d'une transaction, l'instruction et l'audience de jugement étant regroupées pour les autres affaires, beaucoup moins nombreuses.

On voit donc bien ici, avec cet exemple, les limites du principe de la reconnaissance mutuelle, qui est considéré par certains comme l'alpha et l'oméga de la coopération judiciaire pénale. Or, je n'ai jamais cru, pour ma part, que la reconnaissance mutuelle puisse représenter une alternative suffisante à l'harmonisation en matière pénale. En particulier, si la reconnaissance mutuelle peut s'avérer utile pour tout ce qui concerne l'exécution sur le territoire de l'Union des décisions définitives des juridictions, elle est plus délicate à mettre en oeuvre pour la phase précédant le procès.

En définitive, il ne me paraît pas acceptable que, sur un sujet de cette importance, qui touche aux compétences du législateur et qui concerne directement le respect des droits fondamentaux, le Parlement français ne puisse disposer en langue française de l'ensemble des informations indispensables pour qu'il soit en mesure d'exercer pleinement le rôle qui est le sien, en vertu de l'article 88-4 de la Constitution. Il me semble donc que nous devrions réagir vigoureusement face à cette pratique qui constitue une véritable provocation.

2. Comment prétendre vouloir traiter sérieusement de la détention provisoire et du contrôle judiciaire sans avoir au préalable procédé à une analyse, non seulement des différentes législations en la matière, mais aussi de la pratique et du nombre de cas concernés ?

Le Livre vert de la Commission européenne ne fournit aucun élément concret sur le nombre de personnes potentiellement concernées. Or, sur des sujets comme la détention provisoire et le contrôle judiciaire, on ne peut se contenter d'une approche théorique et abstraite, mais il est indispensable d'effectuer au préalable, non seulement une analyse des différentes législations en la matière, mais aussi une enquête de terrain sur le nombre de cas concernés et une étude sur leurs circonstances.

A cet égard, les statistiques contenues dans le document de travail de la Commission sont non seulement incomplètes (en particulier concernant la France) mais surtout hors propos. Ces statistiques fournissent des indications sur la proportion des détenus dans la population totale, la proportion des suspects placés en détention provisoire dans la population totale, le pourcentage des nationaux et des étrangers placés en détention provisoire et le pourcentage des ressortissants de l'Union européenne et de pays tiers parmi les étrangers placés en détention provisoire. Mais on ne trouve nulle part, dans les statistiques de la Commission, le nombre ou la proportion de résidents d'autres pays membres placés en détention provisoire ou soumis à des mesures de contrôle judiciaire, ce qui constitue pourtant l'objet de ce Livre vert. De plus, si on constate chez certains États, comme la Belgique ou l'Autriche (mais cela ne se retrouve pas dans d'autres États membres), une proportion plus importante d'étrangers placés en détention provisoire (53 % contre 47 % en Belgique), il convient de remarquer que cela concerne à plus de 90 % les ressortissants de pays tiers. La proportion des ressortissants d'autres États membres parmi les étrangers placés en détention provisoire est souvent inférieure à 10 %. Il semblerait donc qu'un éventuel mécanisme communautaire ne concernerait qu'un nombre limité de personnes et qu'il n'aurait qu'un faible impact sur la surpopulation carcérale.

En outre, si les non résidents semblent effectivement soumis de manière plus fréquente à des mesures de détention provisoire c'est en raison de critères objectifs et juridiquement fondés, puisque les risques de fuite sont plus importants. On ne peut donc parler, comme le fait la Commission, de véritable « discrimination », puisque ces personnes se trouvent objectivement dans une situation différente.

En définitive, la démarche de la Commission me semble tout à la fois mal fondée, faute d'informations suffisantes, et viciée par le caractère non communautaire de son expression. Je vous proposerai donc de ne pas aller plus loin dans l'examen de ce Livre vert.

A cet égard, on peut se demander s'il est vraiment utile que les services de la Commission européenne consacrent du temps et de l'énergie à un sujet qui n'apparaît pas comme un objectif prioritaire. Ne conviendrait-il pas plutôt de s'attaquer enfin à des sujets pour lesquels il y a véritablement une urgence à agir au niveau européen ? Je pense, en particulier, à la traite des êtres humains, qui concerne à la fois l'exploitation sexuelle des femmes et des enfants et l'exploitation du travail clandestin. La dernière session de l'Assemblée parlementaire de l'OSCE à Rome a été consacrée à ce sujet. Les services de l'Union ne devraient pas ignorer ces travaux. Selon certaines indications, il y aurait, en effet, plus de 500 000 femmes et enfants, principalement originaires d'Europe centrale et orientale, victimes chaque année de cette forme particulièrement odieuse d'esclavage moderne au sein même de l'Union européenne. Ne faudrait-il donc pas plutôt envisager, par exemple, des mesures au niveau européen pour lutter contre ce fléau, telle que la création d'un Parquet européen spécialisé ?

Compte rendu sommaire du débat

M. Hubert Haenel :

Comme vous-même, je me suis aperçu que les informations mises à notre disposition en langue française à propos de ce Livre vert n'étaient pas satisfaisantes et que l'on ne pouvait véritablement apprécier les propositions et les intentions de la Commission européenne sans se reporter aux documents qui n'étaient disponibles qu'en langue anglaise. J'en ai donc saisi la ministre déléguée aux affaires européennes, qui m'a répondu, il y a quelques jours.

Dans sa lettre, Claudie Haigneré rappelle que ces difficultés sont consécutives à l'augmentation de onze à vingt du nombre de langues officielles dans l'Union. De ce fait, certains documents des services de la Commission échappent à l'obligation de la traduction dans toutes les langues, « dans la mesure où ils ne sont pas considérés formellement comme des documents de la Commission ». La ministre ajoute que l'exemple dont je l'ai saisie « montre que ce dispositif n'est pas satisfaisant », dès lors que « des dispositions substantielles touchant à des compétences du législateur figurent dans une annexe non traduite ». En conséquence, elle m'informe qu'elle a donné instruction au représentant permanent de la France auprès de l'Union européenne « de réagir auprès des services de la Commission afin que cette dérive ne se reproduise plus ».

*

À l'issue de cette communication, la délégation a adopté à l'unanimité les conclusions suivantes :


Conclusions

La délégation pour l'Union européenne du Sénat,

Vu le Livre vert sur la reconnaissance mutuelle des mesures de contrôle présentencielles non privatives de liberté (texte E 2694),

Estime inacceptable que, sur un sujet concernant les libertés publiques et le respect des droits fondamentaux, le Parlement français ne puisse disposer en langue française de l'ensemble des informations indispensables pour être en mesure d'exercer pleinement la mission qui lui est assignée par l'article 88-4 de la Constitution ;

Juge indispensable, avant d'envisager la mise en place d'un mécanisme de reconnaissance mutuelle des mesures de contrôle judiciaire au sein de l'Union européenne, de disposer, non seulement d'une analyse des différentes législations en la matière, mais aussi des résultats d'une enquête de terrain sur le nombre et les circonstances de cas concernés afin de pouvoir apprécier la nécessité d'une éventuelle initiative législative au niveau européen.