Mardi 12 février 2013

- Présidence de M. Jean-Pierre Michel, vice-président -

Ouverture du mariage aux couples de personnes de même sexe - Audition de M. Claude Baty, pasteur, président de la fédération protestante de France (FPF)

La commission poursuit ses auditions publiques sur le projet de loi ouvrant le mariage aux couples de personnes de même sexe.

Elle entend tout d'abord M. Claude Baty, pasteur, président de la Fédération protestante de France.

M. Jean-Pierre Michel, rapporteur. - Nous consacrerons cet après-midi aux différents cultes pratiqués en France, en commençant par M. le pasteur Claude Baty.

Je vous prie d'excuser M. Jean-Pierre Sueur, qui nous rejoindra dans quelques minutes.

La Fédération protestante de France, depuis 1905, rassemble une trentaine d'églises et 80 associations, même s'il existe quelques églises protestantes en-dehors d'elle.

Le débat en séance publique sera vraisemblablement reporté à partir du 2 avril, ce qui nous laissera le temps de travailler. Je me félicite de ce report.

M. Claude Baty, président de la fédération protestante de France. - Je suis un peu perplexe devant l'exercice qui m'est demandé, car tout a été dit. Il y aurait folie de ma part de vouloir faire changer d'avis des gens aussi éclairés que vous.

Cependant, il peut vous être utile d'avoir une idée de ce que pense la Fédération protestante de France ; cela ne vous donnera pas une image exhaustive de ce que pense les protestants, mais aucune institution aujourd'hui ne peut se prévaloir de ce que pensent tous ses membres...et c'est encore plus vrai des protestants.

La déclaration générale de la fédération protestante de France (FPF) a été faite le 13 octobre 2012. Elle rappelle que depuis l'origine, les protestants ne considèrent pas que le mariage relève de l'ordre du salut. Le mariage n'est donc pas un acte religieux ; pour nous, il n'y a pas de mariage chrétien, mais des chrétiens qui se marient, ou pas.

Nos églises ont refusé de placer sous le contrôle de l'Eglise l'acte constitutif du couple et de la famille, estimant que cela relevait du législateur.

Les protestants sont conscients de la diversité culturelle des modèles familiaux, qui apparaît déjà dans la Bible. Il ne faut pas réécrire l'histoire en décrivant un « âge d'or » du mariage contrastant avec un aujourd'hui catastrophique. Cela dit, l'avis défavorable de la fédération protestante de France est motivé : la question posée par ce projet de loi est fondamentalement sociale et collective ; elle relève de la façon dont une société se perçoit et se construit.

Les distinctions entre homosexualité et hétérosexualité ne sont pas le reflet d'un moralisme d'un autre temps ; elles relèvent d'une exigence profonde du corps social, qui demande à être structuré symboliquement et réellement par l'acceptation d'une différence originelle et fondamentale qui traverse jusqu'au plus intime des corps et des manières d'être. Considérer toutes les formes de sexualité comme indifférentes reviendrait à empêcher toute rencontre véritable et tout métissage, car tout serait déjà mélangé.

Le mariage n'est pas la fête de l'amour, la mise en scène de sentiments, mais une organisation sociale. Il est le lieu où se construit la distinction entre les sexes et les générations, entre ceux qu'on peut et ceux qu'on n'a pas le droit d'épouser.

Depuis quelques dizaines d'années, l'amour semble être la justification ultime de la conjugalité. Le mariage traditionnel, demandant d'abord engagement et fidélité, a été dévalué au profit d'une conjugalité amoureuse, mais éphémère ; la variété des formes d'union actuelles est le reflet de la préférence donnée aux choix personnels et à l'instant sur la durée.

Le « mariage pour tous » est une forme ultime et paradoxale de cette évolution. Il se justifie par l'amour de deux personnes. Au nom de qui, de quoi, jugerait-on cet amour ? C'est l'antienne des personnes favorables à ce mariage. Or la loi est claire : tout amour ne légitime pas un mariage ; de plus, le mariage n'est pas le sceau de l'amour, mais un contrat social engageant la responsabilité. Pourtant, ni l'amour, ni l'égalité ne justifient vraiment ce droit réclamé.

Forme paradoxale, disais-je, car au moment où beaucoup contestent l'institution bourgeoise qu'est le mariage, certains veulent à tout prix se marier : la revendication égalitaire prime, avant même la recherche de sécurité juridique, que nous comprenons et soutenons. Mais il existe d'autres moyens d'obtenir cette sécurité. Qu'un homme ne puisse pas épouser un homme, ou une femme une femme, n'est pas une atteinte à l'égalité, mais le respect d'un agencement du corps social fondé sur des réalités.

La fédération protestante de France est très défavorable au mariage pour tous, convaincue que la famille est le lieu symbolique où se construisent les rapports entre les sexes, entre les générations et entre l'autorité et la liberté.

Un mot sur les méthodes : ce projet de loi bouleverse une pratique ancestrale. Il eût fallu entendre les inquiétudes. Or quand le débat a été ouvert, les conclusions étaient déjà connues. Quand Mme Taubira m'a reçu, elle m'a indiqué que notre position ne changerait pas son opinion. Le Gouvernement a sous-estimé l'impact de cette réforme ; il n'y avait pas d'urgence : il aurait fallu prendre le temps d'écouter tous les avis, comme on l'a fait pour les lois bioéthiques ou sur la fin de vie. Un dialogue apaisé est plus fructueux que l'utilisation d'une majorité parlementaire.

Mais ce qui préoccupe le plus la FPF, c'est la filiation. L'adoption découle du mariage et permet d'introduire indirectement le principe de filiation avec deux parents de même sexe ; dès lors, un couple de femmes peut donner l'illusion à leurs enfants d'être leurs génitrices. Même si l'amour compte pour élever des enfants, il est structurant et important qu'un enfant puisse se situer dans une lignée paternelle et une lignée maternelle. Quoi qu'on puisse dire, notre origine est bisexuée ; les dérives probables se feront au détriment des enfants et encourageront la marchandisation du corps humain.

Nous ne sommes pas la source de nous-mêmes, nous recevons notre identité d'un autre ; nous ne pouvons prétendre tout maîtriser ; et la sexualité est un de ces signes qui appelle à reconnaître l'altérité. L'enfant n'est pas un droit mais une grâce et c'est un sujet. Le corps de la femme ne peut être un outil en location.

Ceux qui mettent l'égalité au dessus de tout doivent admettre que les couples de femmes sont avantagés par rapport aux couples d'hommes. Pour réparer cette inégalité, faut-il accepter la gestation pour autrui (GPA) ? La FPF est opposée à ce commerce qui exploite les plus faibles et se moque de l'inégalité générée par l'argent.

Puisque la loi sur le mariage pour tous semble acquise, il faudrait réfléchir sur la filiation dans un débat serein et contradictoire.

M. Jean-Pierre Michel, rapporteur. - Merci, monsieur le Président.

Mme Michelle Meunier, rapporteure pour avis de la commission des affaires sociales. - Le mariage n'est pas la fête de l'amour, dites-vous, mais une organisation sociale. Pourquoi la place du religieux est-elle si importante ? Dans votre fédération, vous devez accueillir des croyants homosexuels. Quelle place leur faites-vous et quelle est leur position sur ce projet de loi ?

M. Claude Baty. - Il est bien évident qu'il y a des homosexuels protestants. La fédération protestante de France n'est pas une Eglise ; elle est composée d'églises : chacune a sa liturgie, sa discipline propre. Certaines ont des groupes de travail sur l'homosexualité et sur leur mariage. Une seule église a « lancé » la bénédiction de couples homosexuels. A l'avenir, la bénédiction des couples homosexuels dépendra de chacune des communautés.

S'il y a prise de parole des religieux sur ce sujet, c'est qu'on nous a interrogés. Dans la Bible, il y a certes deux passages qui condamnent l'homosexualité, mais Jésus, lui, n'en parle pas.

La fédération protestante de France fait plus de déclarations sur l'inégalité, sur les étrangers, que sur l'homosexualité. Cela dit, nous devions donner notre avis sur le mariage pour tous.

- Présidence de M. Jean-Pierre Sueur, président -

M. Jean-Pierre Godefroy. - Vous dites que le mariage n'est pas un acte de salut, c'est vrai. Vous faites référence à la loi bioéthique et à la fin de vie. Tout a été dit, étudié, et le rapport Sicard ne dit pas grand-chose de neuf. Ne croyez-vous pas que le Parlement soit habilité à trancher quand le débat a eu lieu ? Ne croyez-vous pas que nous pouvons maintenant statuer en connaissance de cause ?

L'AMP et la gestation pour autrui (GPA) ne figurent pas dans le texte. Lors de la loi bioéthique, le Sénat avait prévu d'ouvrir la PMA pour des raisons médicales et sociétales ; malheureusement, l'Assemblée ne nous a pas suivis. Vouloir un débat, n'est-ce pas une manoeuvre dilatoire pour repousser au lendemain ?

M. Jean-Pierre Michel, rapporteur. - Il existe une différence fondamentale entre les protestants et les catholiques. Les premiers n'ont pas de sacrement du mariage, les seconds en ont. Le mariage catholique est un sacrement indissoluble.

M. Claude Baty. - Certes, on ne peut pas toujours discuter et jamais trancher, mais en l'occurrence, on savait avant le début du dialogue quelle en serait la conclusion, d'où les tensions.

Sur la fin de vie, il faut écouter tous les avis afin que la loi soit bien comprise par tous nos concitoyens. Sinon, certains peuvent être frustrés, voire révoltés.

M. Jean-Jacques Hyest. - Vous êtes passé rapidement sur la notion d'égalité. Pourriez-vous développer ?

M. Claude Baty. - Il a beaucoup été question d'égalité. Or, dans bien des domaines, l'égalité n'empêche pas la différence.

Ainsi, pour les Jeux olympiques, il y a des épreuves séparées pour les femmes et pour les hommes, ce qui n'implique pas des dignités différentes. Il faut accepter les différences.

Nous comprenons la recherche de sécurité juridique pour les couples homosexuels, mais elle aurait pu être trouvée autrement.

M. Roland du Luart. - Les mots « mariage pour tous » n'ont pas de réelle signification, selon vous. Une union civile améliorée serait tout à fait recevable. En Espagne et au Portugal, le mariage religieux était obligatoire. Les non croyants souhaitaient une nouvelle formule : désormais, il est prévu une union civile.

M. Claude Baty. - Dans certains pays, les prêtres ou les pasteurs ont rang d'officiers d'état civil. A une union civile améliorée, personne n'aurait trouvé à redire. Avec le mariage pour tous, on n'ajoute pas, mais on transforme.

M. Jean-Yves Leconte. - Je regrette la dramatisation du débat. L'évolution du concept de mariage implique que l'on traite de l'égalité. Pourquoi des personnes de même sexe n'auraient-elles pas droit au mariage civil pour consacrer leur amour et organiser dans le temps leur union?

Pourquoi y a-t-il malheureusement adoption ? Parce que des enfants sont abandonnés, et qu'il faut leur trouver une famille d'accueil. Rien ne démontre qu'un couple homosexuel ne puisse s'occuper d'un enfant avec amour. Actuellement, l'enfant ne peut être adopté que par l'un ; l'autre, en cas de malheur, n'a aucun droit. Ce sont des questions concrètes qu'il faut régler sans les dramatiser à l'excès.

Pour la PMA, la problématique est identique. C'est ce que Roselyne Bachelot avait appelé en son temps le dumping éthique : dès lors que le problème se pose dans d'autres pays, comment y répondre en France ? On ne peut accepter tout ce qui se passe ailleurs, mais il faut prendre en compte l'intérêt des enfants et se montrer pragmatique : les enfants nés par GPA à l'étranger restent des enfants.

M. Claude Baty - Effectivement, il ne faut pas dramatiser ; dès le départ, le débat a été trop idéologique et pas assez pragmatique. Certaines approximations ont été douteuses : non, ce n'est pas le progrès contre l'obscurantisme ! C'est vrai, la famille a beaucoup évolué ; ainsi, les PACS étaient faits pour les homosexuels et ce sont surtout les hétérosexuels qui y ont recours. Notre société est placée sur le signe de l'immédiateté. Un problème de couple ? On se sépare, on ne se répare pas... Le mariage pour tous n'est pas une bonne méthode pour régler ces problèmes sociaux.

M. Hugues Portelli. - Si ce projet de loi était adopté, quelle serait l'attitude de la fédération protestante de France ?

Quelle serait la situation des chrétiens qui voudraient se marier religieusement et qui considèrent que le mariage pour tous est une mascarade ? Peut-on donner des effets civils au mariage religieux ?

M. Claude Baty - Vous êtes arrivé après mon introduction : pour les protestants, il n'y a pas de mariage religieux. Donc, le mariage pour tous ne change rien en ce domaine. Les protestants qui ne se marient pas religieusement peuvent sans aucun problème participer à la vie de la communauté ! Demain, les nouveaux couplent qui se marieront pourront demander à être bénis. Certains pasteurs accepteront, d'autres non.

M. Jean-Jacques Hyest. - Vous avez vécu en Suède pendant quelques années, où l'Eglise est nationale. La loi s'impose-t-elle aux pasteurs luthériens ?

M. Claude Baty - L'Eglise n'est plus d'Etat depuis 2000, comme en Norvège : Les pasteurs peuvent faire des mariages qui donnent un état civil, et tous n'y sont pas prêts. En France, le problème ne se pose pas, heureusement.

M. Jean-Pierre Godefroy. - Pourquoi le débat traîne-t-il en longueur chez nous alors qu'en Grande-Bretagne, il a pris une journée ?

M. Jean-Pierre Michel, rapporteur. - La GPA y est autorisée depuis longtemps et cela marche bien.

M. Claude Baty - L'Eglise anglicane est dans une situation bien différente. Il est donc difficile de comparer les situations. Aux Etats-Unis, la GPA n'est pas régulée par la loi, mais fait l'objet de contrats... Dire qu'il faut faire comme chez les autres en fonction de ce qui nous arrange n'est pas recevable. Je ne me plains pas que nous discutions longuement d'une question importante : je suis donc plutôt content d'être Français.

M. Jean-Pierre Sueur, président. - Merci, Monsieur le Président, d'être venu et je vous renouvelle mes excuses de n'avoir pu participer au début de cette audition.

Vous avez constaté que le rythme du Sénat permet à chacun de s'exprimer : ce n'est pas toujours le cas ailleurs...

M. Claude Baty - Merci de votre accueil et de vos questions. J'espère que mes réponses vous auront éclairés !

Ouverture du mariage aux couples de personnes de même sexe - Audition de M. André Vingt-Trois, Cardinal Archevêque de Paris, président de la conférence des évêques de France

La commission procède ensuite à l'audition de M. André Vingt-Trois, Cardinal Archevêque de Paris, président de la conférence des évêques de France.

M. Jean-Pierre Sueur, président. - Merci, Monsieur le Cardinal, d'avoir bien voulu répondre à notre invitation. Nous avons appris ce matin que le Gouvernement avait l'intention, sous réserve des décisions de la conférence des présidents, que ce texte ne vienne en séance publique au Sénat qu'à partir du 2 avril, ce qui nous permettra de faire quelques auditions complémentaires et facilitera le travail du rapporteur et de la rapporteure pour avis de la commission des affaires sociales. J'ai entendu parler ici et là de vote conforme. Nous déciderons en toute souveraineté, selon l'habitude du Sénat.

Nous sommes au lendemain d'une annonce qui sera peut-être le signe d'une modernisation d'une institution que nous respectons au plus haut point dans le cadre de la laïcité.

M. André Vingt-Trois, Cardinal Archevêque de Paris, président de la conférence des évêques de France - C'est une gageure de prendre la parole sur ce sujet après ce long débat à l'Assemblée nationale et dans les medias.

Prétendre que puisqu'il y a des situations de fait, il faut que la loi les légitime est une approche qui mériterait d'être approfondie : si le législateur se sent obligé de légaliser tous les comportements à partir d'une certaine fréquence, l'aspect pédagogique et régulateur de la loi risque d'être difficile à maintenir.

La différence sexuelle est-elle une inégalité ? L'intention déclarée du projet de loi d'établir davantage d'égalité est-elle fondée ? Chacune de nos existences est marquée par des différences factuelles qui n'impliquent pas d'inégalités juridiques ; laisser croire qu'une décision législative va pouvoir effacer les effets de la différence sexuelle ne peut que conduire à une insatisfaction. La confusion repose sur le fait que le respect de la dignité qui doit être égal pour tous est identifié à une identité de statut juridique. Il est piquant qu'au moment même où l'on prône la généralisation de la parité, on va la rendre facultative dans le seul domaine où elle était constitutive !

Le mariage est en effet une institution, il n'est pas le reflet d'une relation affective particulière. Contrairement à ce qui est soutenu par les partisans du mariage pour tous, dans l'expérience sociale de l'humanité, le mariage n'est pas un certificat de reconnaissance du sentiment amoureux ; il a une fonction sociale pour encadrer la transmission de la vie et articuler les droits et devoirs des époux entre eux et à l'égard des enfants à venir. La conception individualiste du mariage est contraire au fondement de notre édifice juridique ; en plus, le mariage a une utilité sociale : il favorise la stabilité conjugale et familiale, aspiration profonde d'une très grande majorité des concitoyens, qui profite à chacun et à la société tout entière.

J'en viens à la dimension symbolique de la relation au père et à la mère. Nier la différence sexuelle au profit d'une parentalité élective occulte la charge symbolique pour l'enfant lui-même des relations de fait entre les deux sexes. Cet oubli, cette occultation de la dimension symbolique de la différence sexuelle se répercute sur la manière d'aborder la question de l'enfant. Le projet de loi ouvre l'accès à la parenté pour l'adoption pour les couples homosexuels. Cela pose de nombreuses questions sans réponse jusqu'à présent. Nous savons, de science certaine que le nombre des enfants adoptables est de plus en plus restreint. Quel est l'intérêt réel d'avoir un droit qui ne pourra pas se réaliser ? Il y a des couples homosexuels qui ont des enfants de l'un des membres du couple qu'il a eu lors d'une relation amoureuse par ailleurs. C'est une question différente : il y a deux parents connus, même si l'un des deux ne fait pas partie du cercle familial actuel. C'est toujours l'intérêt supérieur de l'enfant qui est pris en compte dans la jurisprudence de l'adoption. On est frappé, à l'instar du Défenseur des droits, par l'absence de référence aux conséquences possibles pour les enfants, comme si le projet de loi n'était fait que pour satisfaire nolens volens les intérêts des adultes, comme si l'on s'acheminait vers la reconnaissance d'un droit à l'enfant.

J'en arrive à la lisibilité de la filiation. Tout enfant venu au monde a droit à connaître ceux qui l'ont engendré et à être élevés par eux, conformément à l'article 7, alinéa premier de la convention internationale des droits de l'enfant (CIDE) ratifiée par la France en 1990.

Bien sûr, il existe des situations exceptionnelles de personnes, qui pour le bien de l'enfant, doivent assumer la responsabilité parentale, mais il n'est pas opportun que le législateur organise l'impossibilité pour l'enfant de connaître ses parents.

Sur le bouleversement de l'état civil, directement perceptible par chacun, la privatisation de l'acte social du mariage produirait un affaiblissement supplémentaire de la cohésion sociale. Le projet de trois livrets de famille ne peut que laisser rêveur sur la non-discrimination souhaitée.

Il découlera de la logique de ce projet de loi le glissement inévitable entre adoption, PMA et GPA puisque le principe fondateur du projet de loi est le principe d'égalité.

Les enjeux anthropologiques et sociaux ainsi que la protection des droits de l'enfant sont passés sous silence, le discours égalitariste choisissant d'ignorer la différence entre personnes homosexuelles et hétérosexuelles à l'égard de la procréation ; il veut faire croire que le lien entre conjugalité et procréation n'est pas pertinent pour la vie en société. La conception individualiste du mariage n'est pas celle du droit français ; le bien commun n'est pas la somme des intérêts individuels. Le lien entre l'amour stable d'un homme et d'une femme et la naissance d'un enfant rappelle à tous que la vie n'est pas un dû mais un don. Dans un contexte économique et social préoccupant, le Gouvernement a choisi d'introduire un changement de grande ampleur, qui exige un débat large et approfondi, qui ne peut dépendre de sondages aléatoires, de la pression ostentatoire de quelques groupes ou d'une majorité électorale.

La responsabilité, la sagesse et la prudence doivent conduire à un examen plus rigoureux afin de chercher des ajustements raisonnables, sans ébranler les fondements de la vie des hommes et de la société.

M. Jean-Pierre Sueur, président.- Soyez assuré que c'est notre intention.

M. Jean-Pierre Michel, rapporteur.- Vous étiez déjà résolument opposé au Pacs lorsque vous étiez évêque de Tours. Pourquoi êtes-vous aussi hostile aux droits des homosexuels ? Quelle sera la position des prêtres lorsque ces couples voudront se marier religieusement ?

Mme Michelle Meunier, rapporteure pour avis.- Selon vous, ce ne sont pas les faits qui doivent décider ; pourtant, le législateur a parfois donné un cadre légal aux faits de société.

Vous avez constaté, comme nous, que la famille a beaucoup changé. Elle est souvent monoparentale ou recomposée et n'a pas qu'un seul visage, y compris chez les croyants, dont certains sont homosexuels et ont des enfants. Comment l'Eglise catholique les accueille-t-elle ?

M. André Vingt-Trois.- Il y a sans doute un malentendu. Le fait d'être homosexuel ne donne pas un droit au mariage. L'orientation sexuelle d'une personne ne l'habilite pas automatiquement à toutes les situations de la vie sociale. Cela n'est pas une injustice ; et ce n'est pas parce qu'on est opposé à la transformation du mariage que l'on a une attitude négative à l'égard des homosexuels. La différence entre les sexes est la condition sine qua non de la transmission de la vie. En quoi cela est-il attentatoire à la condition des homosexuels ? C'est une donnée anthropologique qui n'a rien de religieux et qui a fait l'objet de commentaires de philosophes. Je ne suis pas opposé aux droits des homosexuels. Ils ne peuvent pas engendrer, c'est tout.

Je ne vois pas très bien où serait la difficulté sur le mariage religieux. L'Eglise est habilitée à définir les conditions d'accès à un sacrement, acte ecclésial qui peut se définir par lui-même, à moins qu'on nous interdise maintenant de célébrer le sacrement tel que nous le définissons. Nous sommes l'un des rares pays d'Europe où le mariage religieux n'a pas d'effet civil. Il est très difficile aujourd'hui dans la communauté catholique de défendre le mariage civil. Je connais certaines personnes qui veulent se marier religieusement et qui refusent de se marier civilement... La loi de la République ne le permet pas, mais les plus riches peuvent se marier en Espagne. Ce sera une discrimination supplémentaire !

Les situations familiales sont très différentes et résultent d'une certaine histoire, de choix personnel ou de contrainte. Ces derniers jours, j'ai lu 300 lettres d'adultes qui demandent le baptême, dont des femmes ivoiriennes qui résident en France, qui ont des enfants et pas de mari. C'est une situation de fait. Qu'il y ait des situations très différentes, je le conçois, encore faut-il qu'elles n'éliminent pas les éléments constitutifs de la génération. L'Ivoirienne sans mari sait qu'un homme lui a donné cet enfant.

Mme Michelle Meunier, rapporteure pour avis. - Un géniteur !

M. André Vingt-Trois. - Un homme ! A moins que la théorie du genre soit arrivée à transformer la science.

Mme Esther Benbassa. - Vous avez parlé de sacrement. Les homosexuels ne demandent pas un mariage religieux. C'est au nom de l'égalité que le législateur essaie de faire une loi pour leur permettre de s'unir civilement.

Vous utilisez le mot « engendrer ». Aujourd'hui, si l'on n'a pas de croyance religieuse, on peut se marier civilement sans avoir l'objectif d'engendrer. Il faut distinguer la religion et la vie laïque.

Vous avez parlé de l'inégalité entre les gays et lesbiennes par rapport à l'accès à la parentalité. Effectivement, la PMA permet aux lesbiennes d'accéder à la parentalité, alors que les homosexuels n'accèdent pas à la parentalité, puisque la GPA n'est pas autorisée. C'est une raison de plus d'ouvrir la PMA et la GPA à tous les couples !

M. Jean-René Lecerf. - Quelle est la position de l'Eglise catholique sur l'adoption par les célibataires ? Votre position serait-elle susceptible d'évoluer si le législateur instaurait une séparation étanche entre le mariage et la parentalité ?

M. Hugues Portelli. - Le code civil est enraciné dans une conception judéo-chrétienne du mariage.

M. Jean-Jacques Hyest. - Bravo.

M. Hugues Portelli. - Si ce projet de loi est voté, le lien avec cette origine sera rompu ; l'Eglise reconnaîtra-t-elle la moindre légitimité au mariage civil ?

En Alsace-Moselle, le mariage religieux a des effets civils. En sera-t-il de même pour les autres régions de France si ce projet de loi aboutit ? La loi oblige les gens à se marier civilement avant de se marier religieusement, mais en fait seuls les catholiques respectent cette obligation... Le dispositif actuel a-t-il encore un sens ?

M. Jean-Pierre Godefroy. - Vous avez dit que les homosexuels ne peuvent pas engendrer ?

M. Jean-François Husson. - Entre eux !

M. Jean-Pierre Godefroy. - Les femmes peuvent avoir recours à la PMA à l'étranger, les hommes à une amie pour avoir un enfant : ils peuvent donc engendrer.

Selon vous la vie n'est pas un dû mais un don. En quoi ces enfants ne sont-ils pas un don ?

M. André Vingt-Trois. - J'ai omis de préciser que les homosexuels ne pouvaient pas engendrer « entre eux » !

M. Charles Revet. - Ça allait de soi !

M. André Vingt-Trois. - M. Godefroy a posé une question plus générale, celle du sens de ce qui est possible techniquement. La possibilité ne donne pas le sens de la relation humaine constitutive de la vie.

La relation amoureuse, quand bien même fût-elle chaotique, est constitutive d'un processus d'identification pour l'enfant. Le couple homosexuel ne peut engendrer par lui-même.

M. Portelli, ce n'est pas à moi qu'il appartient de transformer la loi de la République... et le code civil est surtout inspiré du droit romain ; de plus, les anthropologues ont montré que les familles de certains peuples relevaient de structures qui ne devaient rien à la Bible ou à Rome ! Il n'y a pas de relation de cause à effet.

Le lien entre mariage et parentalité ne tient pas qu'à des moyens législatifs et réglementaires. S'il y a une telle fascination pour une réalité qu'on nous a décrite comme dépassée, c'est précisément dû à ce lien entre le mariage et la capacité à avoir des enfants ; le mariage est une structure conçue pour la procréation et l'éducation des enfants.

Quant à la question de Mme Benbassa, vous venez de nous donner l'illustration que le mariage homosexuel débouche sur la GPA au nom du principe d'égalité! Comment gérer la « discrimination » entre couples masculins et féminins ? Peut-être le législateur pourra-t-il empêcher ce dynamisme d'aboutir... mais dans les pays où l'adoption a été ouverte au mariage homosexuel, inéluctablement, en raison de la pénurie d'enfants adoptables et du désir -ou du droit ?- à l'enfant, on en est venu à la GPA.

Je n'ai pas placé mon exposé liminaire sur le terrain sacramentel mais sur celui de la réalité conjugale, indépendamment de la foi. Selon vous, seuls les croyants associent mariage et procréation : manifestement, il y a quelques incroyants qui associent mariage et procréation, sinon le taux de fécondité ne serait pas celui que nous connaissons en France... Ce n'est donc pas le sacrement du mariage qui est en cause.

M. Jean-René Lecerf. - Quelle est la position de l'Eglise sur l'adoption par les personnes célibataires ?

M. André Vingt-Trois. - C'est une position traditionnelle de moraliste et de casuiste : il s'agit de faire face à des situations concrètes. Il y a des enfants sans parents. Il faut trouver la formule la plus adaptée, mais sans partir de l'idée qu'un célibataire doit pouvoir adopter. Je suis admiratif des personnes qui ont pris à charge et élevé des enfants ; dans les campagnes, on parlait autrefois des « enfants de femmes » dont les pères avaient été tués durant la guerre de 1914 et qui étaient élevés par leur mère, leur grand-mère ou leur tante. Ce n'est pas un modèle de fonctionnement, mais c'était un moyen de faire face le mieux possible à une situation donnée.

M. Jean-Yves Leconte. - Je réagis à ce que vous venez de dire. Vous justifiez l'adoption par une personne seule : pourquoi la bloquer pour un couple de personnes de même sexe ? L'attitude devrait être la même. Je ne vois pas ce qui dans votre raisonnement diffère entre une personne seule et un couple, quel qu'il soit.

Quand il s'agit du respect de la vie, il faut bien adapter la loi au fait, comme par exemple pour certains enfants nés de la GPA. Des personnes ont peut-être joué avec la loi, mais l'enfant est là ! Le législateur a le devoir d'en tenir compte.

M. Michel Mercier. - Vous avez évoqué la dimension sociale du mariage, essentielle dans notre pays. Comment réhabiliter cet acte structurant ? Quelle société construirons-nous avec un mariage limité à la dimension individualiste ?

M. Jean-Pierre Sueur, président. - Le Sénat prend le temps nécessaire à l'étude approfondie des sujets qui lui sont soumis.

M. Gilbert Barbier. - La position de l'Eglise a-t-elle évolué par rapport au Pacs, qui est surtout utilisé par les couples hétérosexuels et n'apporte pas les mêmes droits que le mariage ?

M. André Vingt-Trois. - M. Leconte, mon opposition porte non sur le nombre et la nature des personnes mais sur le point de départ : l'adoption, ce n'est pas satisfaire le désir d'enfant d'un adulte, mais répondre aux besoins des enfants. Le projet de loi ne parle jamais des enfants : il est focalisé sur le droit des adultes.

Sur le Pacs, on nous avait expliqué qu'il s'agissait du droit des homosexuels et on s'aperçoit aujourd'hui qu'il est utilisé majoritairement par les hétérosexuels. A l'époque, je pensais que c'était une première atteinte à l'équilibre du mariage ; quelques années après, nous en voyons les fruits aujourd'hui ! La garde des sceaux de l'époque, Mme Guigou, avait fait une profession de foi magnifique sur l'originalité de la famille ; nous savions très bien où cela allait... et nous y sommes. Et nous l'avions dit !

M. Mercier me complique la vie ! La constitution du mariage et sa mise en oeuvre dans la société fournissent un point d'appui à l'élaboration éducative et pédagogique d'une cohésion sociale. La stabilité du contrat n'est pas la somme des désirs individuels de chacun.

La responsabilité de la société n'est pas d'être le reflet des forces obscures qui traversent l'esprit et le coeur des hommes, c'est de construire. Or l'un des problèmes de notre société, c'est l'absence d'intermédiaire entre l'individu et la macro-masse. Dans ce cas, la seule possibilité de se faire entendre, c'est le recours à la force morale ou physique. Le mariage, c'est un homme et une femme qui s'engagent pour durer. C'est cela qu'ils veulent, pas seulement pour eux, mais aussi pour les enfants qu'ils souhaitent avoir ou qu'ils auront sans les avoir souhaités... ou qu'ils souhaiteront sans pouvoir les avoir !

Dans beaucoup de cas, lorsque des jeunes demandent à préparer leur mariage, il y a un lien immédiat avec l'enfant, réel ou virtuel, qui joue le rôle de détonateur pour qu'une relation, d'un seul coup, se cristallise et s'établisse. Les personnes qui se marient aujourd'hui prennent conscience de leur responsabilité de parents et veulent apporter à leurs enfants un point d'appui, au-delà de la couleur du livret de famille.

M. Jean-Pierre Sueur, président. - Je vous remercie très sincèrement, Monsieur le Cardinal, d'être venu répondre à nos questions, en respectant le temps imparti, conformément au principe d'égalité qui régit notre emploi du temps, puisque chaque religion bénéficie du même temps.

Ouverture du mariage aux couples de personnes de même sexe - Audition de M. Gilles Bernheim, Grand Rabbin de France

La commission procède ensuite à l'audition de M. Gilles Bernheim, Grand Rabbin de France.

M. Jean-Pierre Sueur, président. - Nous pourrons prendre le temps de dialoguer avec vous, Monsieur le Grand Rabbin.

M. Gilles Bernheim, Grand Rabbin de France - Je vous prends au mot : je ne suis pas sûr que mon exposé liminaire soit indispensable. Tous les arguments ont déjà été maintes fois exposés ; plutôt que de les rappeler succinctement, il serait plus judicieux d'engager rapidement le débat pour que chacun puisse s'exprimer.

Je ne vais pas revenir sur le fond du dossier mais sur la forme. En juillet, alors que Monsieur le Président de la République faisait connaissance avec les divers corps de la société française, nous avions parlé du mariage pour tous ; je lui ai adressé une trace écrite de mes propos en octobre.

Je n'ai pas voulu participer au débat public, et je n'ai pas souhaité que la communauté juive participe aux manifestations. La place des religions n'est pas dans la rue, d'autant que la communauté juive n'est pas menacée ni réduite à manifester pour se faire entendre.

Tout au long des semaines qui ont suivi la sortie de mon texte, je n'ai pas souhaité communiquer. Ma parole a été rare, très rare. J'ai refusé les plateaux de télévision, les interviews pour une raison simple : ce sujet essentiel mérite mieux que des agressions verbales dans les medias. C'est indigne d'un homme respectueux des règles démocratiques et indigne du Français et juif que je suis.

Le «  mariage pour les personnes du même sexe »  - puisque le « mariage pour tous » a été prestement rejeté comme inadéquat -, pose des questions morales, juridiques, politiques, anthropologiques. Les raisons multiples ont fini pas se croiser. Or il est très difficile de gérer les termes de plusieurs disciplines en même temps : employer les mots d'une discipline intellectuelle à propos d'une autre occasionne des dérapages.

Des gens en sont arrivés à se jeter des mots, des arguments à la tête, la société est coupée en deux. Même si je suis profondément opposé à ce mariage, je n'oublie pas que cette union témoigne d'un désir d'amour de l'autre. Si ce désir d'amour conduit à l'invective, de quel amour s'agit-il, que l'on soit pour ou contre cette loi ?

Au coeur de cette loi, il est question d'amour. Car si le mariage n'est qu'un acte social, il n'y a pas lieu de changer la loi ! L'amour est donc central et la protection du conjoint est fondamentale. On va me demander ce que je pense de l'union civile. Ce qui compte avant tout, c'est la protection du statut du conjoint homosexuel. Si l'on oublie cela, il y a alors une trace d'homophobie, que je ne peux accepter.

Je suis un homme de la Bible, comme le chrétien. La Bible interdisant expressément l'homosexualité masculine (Lévitique XXVIII-22 et XX-13) -puisqu'il n'est pas question de l'homosexualité féminine-, un bibliste juif ou chrétien ne peut vous dire qu'il est favorable au mariage homosexuel.

Si un juif pratiquant me pose une question sur l'homosexualité, je vais lui répondre en tant que rabbin, de même qu'un prêtre ou un prélat dit la règle chrétienne aux Chrétiens qui lui demandent conseil. Mais en tant que Français, je réponds à tous les Français : je n'ai donc pas à dire que l'homosexualité, c'est mal. Ce ne serait pas mon rôle, pas ma place.

En revanche, ce qui me soucie, c'est la protection du conjoint. Tout être humain a été créé à l'image de Dieu, et je lui dois le même respect qu'à l'égard de tout autre. C'est un point essentiel. Il faut donc voir qui parle : le juif, le Français, l'anthropologue, le moraliste ? Il faut savoir d'où l'on parle.

M. Jean-Pierre Sueur, président. - Le Lévitique a été écrit dans un certain contexte, à une certaine époque : peut-être faudrait-il l'interpréter à la lumière de cette réalité historique...

M. Jean-Pierre Michel, rapporteur. - Vous ne pouvez être taxé d'homophobie, puisque vous êtes le seul responsable religieux à avoir signé une déclaration contre l'homophobie en 2011.

Vous avez publié un remarquable essai à mettre plus au crédit de votre passé de philosophe...

M. Gilles Bernheim - Passé et présent !

M. Jean-Pierre Michel, rapporteur. - ...qu'à vos fonctions de Grand rabbin : vous avez cassé le consensus du judaïsme français qui n'avait jamais pris de position publique sur aucune question de société auparavant, ni sur l'avortement, ni sur la peine de mort, ni sur le Pacs. Pourquoi cette prise de position aujourd'hui ?

Mme Michelle Meunier, rapporteure pour avis. - Sur quels points portaient les divergences au sein de votre communauté ?

Quelle était votre position sur le Pacs ? Les clivages étaient-ils les mêmes à l'époque ?

M. Gilles Bernheim - Pourquoi utiliser davantage mon passé et mon présent de philosophe que de rabbin ? La raison en est simple : quand je parle à la société, j'utilise son langage et non pas celui de ma communauté, avec ses références. Il était donc normal de développer une pensée audible par tous de manière non pas à laisser croire que l'autre a tort, mais à donner à penser y compris à ceux qui ne pensent pas comme moi.

La grandeur d'une religion ne réside pas dans son pouvoir de conviction et encore moins de coercition, mais dans sa capacité à donner à penser à ceux qui ne croient pas en elle. Quand j'agis de la sorte, j'ai l'impression d'accomplir mon devoir.

Pourquoi avoir pris une position publique ? Pourquoi avoir rompu avec les habitudes du judaïsme consistorial ? D'abord, il n'y a pas eu beaucoup de Grand Rabbin de France avant moi ; depuis la deuxième guerre mondiale, il y en a eu quatre : Jacob Kaplan qui a quitté ses fonctions en 1980, suivi par le grand rabbin Sirat et le grand rabbin Sitruk. Ensuite, pour ma part, ce n'est pas la première fois que je prends une position publique. J'ai commis un livre il y a un an,  N'oublions pas de penser la France ; ce sont des questions-réponses avec des intellectuels sur les problèmes de société. Et ce n'était pas ma première expérience...Je n'ai même pas pensé à publier le document sur la question du mariage sous forme de livre : je suis passé par le Net afin de réagir rapidement. Si vous avez eu l'impression que ma parole était devenue très publique, c'est que Le Figaro a médiatisé mon message pour des raisons politiques, que je n'ai pas à juger. Ensuite, le Pape a cité mes propos le 21 décembre dans son discours annuel à la Curie romaine. Ce sont des considérations étrangères à ma volonté qui ont jeté ce document dans l'espace public.

Madame Meunier, je ne vais pas recenser les divergences de ma communauté à l'égard de ce texte : il est facile de les retrouver. Je me limiterai à une seule : l'utilisation du mot « égalité », abondamment employé par les adversaires et les partisans du projet de loi. Les homosexuels seraient-ils moins égaux que d'autres ? Il y a une divergence de fond sur le sens et l'application que l'on donne à l'idée d'égalité. En effet, l'idée d'égalité implique l'octroi de droits, mais en tant que philosophe et juif, je ne dissocie jamais les droits des devoirs.

Les droits, c'est la liberté, les devoirs, ce sont les règles et les contraintes. En tant que philosophe et en tant que juif, je recherche toujours un équilibre entre les devoirs et les droits. Or, j'aboutis à une impasse quand j'examine la question du mariage pour les homosexuels. Dans une société démocratique, on a le droit d'être en désaccord, même si je constate que la société française en est à un tournant lourd de conséquences.

Enfin, sur le Pacs, dans un livre que j'ai écrit en 2003, Réponses juives aux défis d'aujourd'hui, chez Textuel, j'avais répondu à des questions posées par un journaliste : tout un chapitre était consacré au Pacs. Je vous invite à vous y reporter.

Mme Esther Benbassa. - Le judaïsme français est de type traditionnel. Aux États-Unis, le mouvement juif libéral domine : en Californie, il y a des synagogues lesbiennes et homosexuelles ; parfois même, Dieu est féminisé ! En Israël, le mariage civil n'existe pas ; pourtant, la GPA et la PMA sont pratiquées. Le judaïsme n'est donc pas fait d'une seule pièce.

Le judaïsme traditionnel est opposé à l'homosexualité, au mariage pour tous. Le mouvement libéral se dit aussi bibliste et talmudique. En tant qu'historienne des juifs, je précise que, traditionnellement, avant M. Kaplan, le Grand Rabbin de France n'avait jamais -ou presque jamais- pris de position sur les questions politiques. Le Grand Rabbin s'occupe de sa communauté et n'a pas de rôle politique ; c'est le conseil représentatif des institutions juives de France (CRIF) qui gère les questions civiles et politiques.

M. Gilles Bernheim. - Je n'ai pas entendu de question.

M. Jean-Pierre Sueur, président. - La règle, ici, c'est la liberté. Certains posent des questions, d'autres n'en posent pas.

M. Gilles Bernheim. - Je voulais simplement m'en assurer.

M. Philippe Bas. - J'ai été vivement intéressé par vos positions.

Nous n'avons pas à vous demander de justifier vos prises de position : nous ne sommes pas juges en ce domaine.

En tant que législateur, nous voulons, comme vous, agir en vérité.

La question de l'homoparentalité mérite d'être posée. Les couples homosexuels nous disent que ce serait leur faire injure de croire qu'ils pourraient dire à leurs enfants qu'ils ont deux pères ou deux mères. Pourtant, ce projet de loi affirme que l'on peut être parent sans être père ou mère. Peut-être existe-t-il un espace dans lequel on peut construire cette relation parentale qui n'est ni celle d'un père, ni celle d'une mère ; mais est-il compris dans le régime matrimonial de notre code civil ? Si ce n'est pas le cas, ce projet de loi fait fausse route ; si c'est le cas, il est légitime d'envisager l'ouverture du mariage à des réalités pour lesquelles il n'a pas été conçu.

Mme Catherine Tasca. - A juste titre, vous avez distingué votre parole selon qu'elle s'adresse à sa communauté ou à la société toute entière. Vous nous renvoyez à vos écrits, mais nous n'avons pas tous lu vos ouvrages. Pouvez-vous revenir sur votre conception de l'égalité ? Vous avez dit qu'elle aboutissait à une impasse : pouvez-vous nous en dire un peu plus ?

M. Gérard Longuet. - Dans votre texte remarquable, vous effectuez un lien entre tradition biblique et actualité. Vous ne parlez pas de même à votre communauté et à la société française : vous avez un devoir d'intelligence et de compréhension pour tous, et un devoir de référence pour votre communauté. Dans votre texte, vous affirmez le caractère sexué de la nature humaine : il y a des hommes et il y a des femmes ; vous semblez condamner la théorie du genre, théorie selon laquelle on choisit son sexe plutôt qu'on ne le subit.

Vous avez insisté sur la protection des conjoints. Mais qu'est-ce qu'un conjoint et pourquoi le protéger ? Pour des raisons objectives, juridiques - son autonomie était limité - ou matérielles - pendant longtemps, la grossesse fut une épreuve épouvantable pour les femmes -, ou parce que le conjoint doit être protégé, quel qu'il soit, quel que soit son sexe, en raison de l'engagement mutuel ?

Enfin, comment cette protection s'organise-t-elle vis-à-vis de la filiation ?

M. Hugues Portelli. - J'ai lu votre contribution, Monsieur le Grand Rabbin, non pas dans Le Figaro, mais dans le cadre des amitiés judéo-chrétiennes.

Vous avez dit que votre rôle n'était pas d'appeler à manifester, d'autant que votre communauté n'était pas agressée. Mais ceux qui sont descendus dans la rue, dont je suis, l'ont fait pour réclamer un débat et non pas parce qu'ils estimaient être agressés.

Je suis frappé de constater que dans ma ville, toutes les communautés religieuses refusent ce texte. Que se passera-t-il si cette réforme est adoptée ? Le résultat sera contraire à son objectif : au lieu de renforcer l'égalité, elle va développer le communautarisme. Chaque communauté se repliera sur elle-même, car elle ne se reconnaitra plus dans la loi républicaines, et s'auto organisera.

M. Jean-Pierre Sueur, président. - Vous constatez que tous les intervenants ont été très intéressés par vos propos, comme ceux qui n'ont rien dit d'ailleurs.

M. Gilles Bernheim. - Les plus silencieux ont toujours raison, c'est bien connu...

J'ai entendu plusieurs choses dans ce qu'a dit Mme Benbassa. Je ne méconnais pas le judaïsme libéral ni la diversité des judaïsmes. Je ne suis pas orthodoxe, car je ne suis pas dogmatique, mais orthopraxe, c'est-à-dire rigoureux dans ma pratique religieuse.

Mon rôle est de protéger, ou d'être l'interface entre le judaïsme français et la société française. C'est mon rôle et c'est pour cela que j'ai été choisi. Ce faisant, je fais mon métier, même si mon métier est aussi une vocation.

Quant à mon rôle politique, je le constate : j'ai joué un rôle anthropologique, philosophique, religieux, politique dans la mesure seulement où il s'agit de loi et de son application pratique.

M. Bas a insisté sur l'homoparentalité, mais je distingue homoparentalité et homoparenté. Il existe une confusion savamment entretenue, consciemment ou non, depuis le début de ce débat. Sans doute est-ce lié à la prégnance de la théorie du genre - nous n'en sommes pas encore à la Queer theory - selon laquelle le choix du sexe relève d'une dimension autre que la composante organique. On en arrive à confondre homoparentalité et homoparenté. Y a-t-il un espace dans le régime matrimonial entre père et mère ? J'y ai beaucoup réfléchi : je ne crois pas. Je n'arrive pas à penser cet espace. J'ai beaucoup lu, écouté, réfléchi avant de présenter mon argumentaire. Peut-être ai-je commis des erreurs, mais je n'arrive pas à concevoir qu'il y ait un espace entre père et mère dans le régime matrimonial...jusqu'à ce qu'on me prouve le contraire.

Madame Tasca, oui, on peut donner les mêmes droits à deux hommes ou deux femmes, non, il n'y a pas les mêmes devoirs pour les couples homosexuels que pour les couples hétérosexuels. Notre société est fondée et construite sur la conquête des libertés. Il y a un profond désir de conquérir de nouvelles libertés avec ce mariage. Mais tout au long de l'histoire de l'Occident, il y a eu des déchirures, des impasses, des morts d'hommes, de beaucoup d'hommes, lorsque l'équilibre entre les droits et les devoirs avait été rompu.

Votre réflexion était riche, Monsieur Longuet. Est-ce que je condamne la théorie du genre ? Ma réponse est oui. Qu'est-ce qu'un conjoint ? Faut-il un engagement mutuel pour que le terme de conjoint fasse sens dans l'alliance entre deux sujets ? Oui, mais je réponds en tant que juif. Pour moi, l'alliance est un mot très fort : une alliance, c'est un lien et une distinction. En hébreu, on ne dit pas « nouer une alliance », mais « couper  une alliance », karat b'rîth. Quand deux sujets fusionnent, il est fondamental d'inscrire une règle de la séparation, sinon on perd son identité. Tout homme qui aime profondément sa femme et toute femme qui aime profondément son homme sait que l'autre n'est pas elle ou n'est pas lui, et que la part d'étrangeté de l'autre est inépuisable. Il faut savoir aimer cette étrangeté, ne pas en avoir peur, car elle permet d'être tenu par la main, d'être accompagné. Il ne peut y avoir fusion entre deux individus : un et un ne font jamais un, mais deux.

Pour en revenir au problème du conjoint, dans les différentes situations possibles - homme-homme, femme-femme, homme-femme, femme-homme -, cette notion d'alliance peut parfois perdre toute signification : c'est le juif qui parle, car je connais mieux la dimension juridique juive que la composante anthropologique et juridique française.

Monsieur Portelli, en tant que Grand Rabbin de France, je n'ai pas interdit de manifester : je n'ai pas appelé à manifester, ce qui n'est pas la même chose. Mais je n'ai écrit aucun texte en ce sens...Cela dit, je peux comprendre que d'aucuns ressentent, faute d'accès au débat public, le besoin de passer par la rue pour y participer.

Selon vous, la loi va développer le communautarisme par l'auto-organisation de chaque communauté : vous avez parfaitement raison. Ce serait très mal compris si je le disais en tant que Grand Rabbin de France, mais je vous comprends profondément.

M. Thani Mohamed Soilihi. - Je réagis par rapport à ce qui vient d'être dit. Le communautarisme est mis à toutes les sauces. Pour moi, cette question n'a pas sa place dans le cadre du débat sur le mariage entre homosexuels, car cela reviendrait à dire que la réalité de l'homosexualité serait plus présente au sein d'une communauté que dans une autre. Que la question soit taboue dans telle ou telle communauté, c'est un fait, mais les problématiques que ce projet de loi prétend résoudre transcendent les communautés. Je préfère m'arrêter, parmi vos réflexions, sur la distinction que vous avez faite entre le message que vous envoyez à une communauté et celui que vous adressez à l'ensemble de la société française.

M. Gilles Bernheim. - Je ne touche aucun honoraire de M. Portelli pour être son avocat. J'ai compris la différence entre ses propos et ce que vous craignez. Mais ce que vous craignez est lié à ce que moi, je craignais : c'est pourquoi je ne pouvais pas évoquer cet argument, car j'aurais aggravé le mal en voulant l'extirper.

Le communautarisme, c'est lorsque, en tant que sujet religieux je construis une communauté pour me protéger de la société civile, de sorte que ma communauté soit imperméable aux valeurs des autres. La communauté, dans l'idée que je m'en fais, et c'est la noble idée des juifs consistoriaux, c'est celle que je construis, où le particularisme religieux peut être protégé, où celui-ci et les valeurs universelles de la société civile dialoguent pour s'enrichir mutuellement. Mais pour la confrontation, il faut être solide : c'est le rôle des maîtres religieux de ne pas avoir peur de la communauté et de ne pas se réfugier dans le communautarisme. Le devenir d'une religion dans la société française est à ce prix.

M. Jean-Pierre Sueur, président. - Merci pour ces explications qui ont fortement intéressé nos collègues.

Ouverture du mariage aux couples de personnes de même sexe - Audition de Mme Marie-Stella Boussemart, présidente de l'Union bouddhiste de France

La commission procède ensuite à l'audition de Mme Marie-Stella Boussemart, présidente de l'Union bouddhiste de France.

Mme Marie-Stella Boussemart, présidente de l'Union bouddhiste de France (UBF). - Le bouddhisme est une religion très ancienne mais récemment implantée en France. Nous avons donc moins l'habitude des auditions parlementaires que nos éminents confrères !

J'en resterai forcément à des généralités. L'UBF est une fédération d'associations, ce n'est pas une autorité spirituelle. Je n'ai pas le même rang hiérarchique que le Cardinal Vingt-Trois ou le Grand Rabbin Bernheim. Je ne suis que représentante d'une réalité extrêmement diverse.

Le bouddhisme est apparu il y a 2 600 ans en Inde, puis s'est répandu dans toute l'Asie. En France, cette religion est connue depuis longtemps du fait de nos relations historiques avec ce continent. Mais comme pratique, il a été introduit dans l'Hexagone il y a environ cinquante ou soixante ans, principalement par les flux de réfugiés d'Asie du sud-est, puis du Tibet, plus récemment.

Notre richesse est une chance et une complexité. A l'intérieur du bouddhisme, de nombreuses lignes, branches, écoles coexistent. En France, toutes sont représentées. La diversité culturelle, linguistique, politique est très forte. L'UBF est jeune, ayant été créée en 1986. J'en suis la septième présidente. Le bouddhisme est pratiqué essentiellement par des populations immigrées, aujourd'hui de deuxième ou troisième génération.

Je ne peux vous dire : « Les bouddhistes pensent ceci ou cela ». Je ne le dois pas, non plus, car ce serait faux. J'ai sondé les uns et les autres, autour de moi. Il y a en France un million de bouddhistes, dont les trois quarts d'origine asiatique ; et cinq millions de sympathisants. Les personnes, très reconnaissantes d'avoir été accueillies en France et soucieuses d'intégration, ne peuvent cependant pas faire abstraction de leurs racines et d'une vision du monde différente de la nôtre.

Ce projet de loi ne les concerne guère en tant que bouddhistes. Il n'y a pas de sacrement du mariage chez nous. Il peut y avoir bénédiction, après ou avant la fête familiale. Pour les bouddhistes, le mariage est un contrat civil, social, entre deux personnes, entre deux familles, voire entre deux nations ou Etats. L'amour, pourquoi pas ? Mais il est considéré comme une note romantique. Le mariage est surtout une alliance créatrice d'une communauté familiale, qui peut englober des biens matériels, des intérêts financiers, ainsi officialisés. Le bouddhisme est concret, pragmatique.

Dans beaucoup de pays asiatiques, il y a polygamie ou polyandrie, même si la monogamie domine. La filiation ne se réduit pas à un lien de génération, elle a une dimension sociale. Dans le Tibet traditionnel, le mariage d'une femme avec des frères, ou d'un homme avec des soeurs, était chose courante, pour éviter de fractionner la propriété de la terre et sauvegarder l'unité économique. Les enfants étaient réputés être tous issus du même père, le frère aîné, même s'ils étaient en fait de pères différents. La filiation était plus une convention sociale qu'un fait biologique.

Toutes les opinions sont représentées chez les bouddhistes, en fonction de la culture de chacun, de la génération. Les homosexuels et les hétérosexuels sont des êtres humains, qui ont tous le même potentiel et les mêmes droits, au-delà des données biologiques incontournables. Les homosexuels ne sont pas traités à part dans le bouddhisme. Quant au mariage, à chacun de penser par lui-même, de prendre position en fonction de ce qu'il estime bon. Il n'y a pas de mot d'ordre sur ce qui est prescrit ou interdit. Le bouddhisme est-il une religion, une philosophie ? me demande-t-on souvent. C'est un cheminement de chacun et non une vérité absolue qui vaudrait pour tous.

M. Jean-Pierre Sueur, président. - Merci beaucoup pour cette présentation.

M. Jean-Pierre Michel, rapporteur - Le bouddhisme est une religion de liberté individuelle totale, qui n'impose aucun choix particulier. Cela nous rassure d'entendre ces propos.

Mme Michelle Meunier, rapporteure pour avis - Y a-t-il un débat sur ce projet de loi dans votre mouvement ? Comment cela s'est-il passé il y a dix ans, lors du vote du Pacs ? Comment l'homosexualité est-elle considérée dans le bouddhisme ?

Mme Marie-Stella Boussemart - Mon propos, monsieur le rapporteur, était plus restrictif : oui, le bouddhisme donne beaucoup de liberté à chacun, mais aussi beaucoup de responsabilité. Chacun doit se prendre en main pour frayer sa voie vers la libération ou l'éveil. Mais c'est un cheminement ardu. Il ne convient pas à tout le monde.

En tant que citoyens, nous avons pu nous intéresser au débat ; en tant que bouddhistes, il ne nous concerne guère. Dans nos réunions, ce n'est pas notre sujet principal. C'est à chacun d'y réfléchir pour lui-même.

Quant au Pacs, je ne peux que remercier ceux qui ont été à son origine, ce fut une avancée extraordinaire. Je n'ai qu'un regret : qu'il ait été trop limité. A titre personnel, j'estime que le projet de loi débattu actuellement ne doit pas faire oublier le Pacs, choisi par beaucoup d'hétérosexuels et qui pourrait être amélioré, élargi. L'expression « mariage pour tous » est un abus de langage qui a pu jeter de l'huile sur le feu : en appuyant sur des points douloureux, elle a suscité des réactions devenues ensuite incontrôlables. Les mots comptent. Le « mariage ouvert aux personnes de même sexe » serait une terminologie beaucoup plus claire.

Mme Catherine Tasca. - Vous nous avez fort bien dit que dans votre philosophie, la filiation ne se vit pas comme dans notre ordre juridique. Le bouddhisme nous est beaucoup moins bien connu que les grandes religions établies depuis longtemps sur notre territoire. Quels sont le rôle et la place de l'enfant ? Celui-ci est très accompagné ou est-il très tôt à l'école de la liberté ?

M. Jean-Jacques Hyest. - Vous n'avez pas été jusqu'au bout de vos remarques sur le Pacs. Que souhaiteriez-vous comme extension ou approfondissement ?

Le bouddhisme est divers, avez-vous dit. Il n'est sans doute pas vécu pareillement dans les pays occidentaux et dans ceux où il est une religion dominante. Là-bas, quelles sont les lois, sur le mariage et sur la filiation ? Vous avez évoqué la question patrimoniale. Le droit romain l'a placée au coeur du mariage. Qu'en est-il dans ces pays ? Existe-t-il des législations organisant l'union de personnes du même sexe ?

Mme Marie-Stella Boussemart - Sur la place de l'enfant, je ne puis vous répondre complètement, en raison de la diversité culturelle au sein du bouddhisme. Revenons aux sources indiennes : l'enfant a une position tout à fait privilégiée dans les familles asiatiques, la « famille » s'entendant au sens large, quatre à cinq générations regroupées en une même communauté économique. Les enfants sont éduqués par l'ensemble de la famille et non par leurs seuls père et mère. Dans le modèle japonais traditionnel, les adoptions au sein d'une même famille sont courantes, un couple sans enfant peut adopter le petit dernier du frère ou de la soeur qui a plusieurs enfants. L'enfant adopté devient l'héritier de ses parents adoptifs, leur fils légitime, il change de nom pour porter le leur, quel que soit son âge lors de l'adoption. Chez les peuples nomades, l'enfant suit celui des adultes qui le prend en charge, il ne s'agit pas forcément des parents.

La notion d'interdépendance est extrêmement importante dans le bouddhisme. Nous recevons de tous les autres, à nous de leur rendre en retour. Je ne connais pas les lois de tous les pays bouddhistes, cependant, je m'en excuse !

Actuellement, un projet de loi du même type est à l'étude au Japon. C'est le pays d'Asie le plus occidentalisé. Faut-il voir là une influence européenne ou américaine ? En effet, parmi les 27 pays qui ont légiféré sur le sujet, la grande majorité se trouve en Europe. La question se pose moins en Asie, où les homosexuels n'ont pas été persécutés comme ils l'ont été dans nos contrées. Il n'y a donc pas besoin comme dans nos sociétés de réparer des injustices. En Asie, les homosexuels sont considérés comme différents, subissent quelques moqueries parfois, mais sans plus. Il n'est pas étonnant que les revendications ne soient pas identiques !

Dès lors que les enfants peuvent être élevés par d'autres membres de la famille que leurs parents, des homosexuels élèvent des enfants. Les choses se font simplement.

Quant au patrimoine, je prends l'exemple du Tibet d'avant 1959 : lors du mariage, la femme recevait une dot qu'elle conservait en bien propre ; son ou ses époux étaient censés augmenter son patrimoine chaque année, en bijoux ou têtes de bétail, de telle sorte qu'en cas de séparation, elle puisse disposer de ses propres biens, les biens de la mère, dans la succession, allant aux filles et les biens du père aux fils.

Chez les Mongols, le petit dernier héritait de la yourte familiale - logiquement, car les aînés étaient partis avant lui fonder une famille et avaient une yourte à eux.

M. Jean-Pierre Michel, rapporteur. - La filmographie japonaise montre que l'homosexualité n'est pas l'objet de discrimination, elle n'est pas condamnée. Parmi les plus grands metteurs en scène japonais figurent d'ailleurs des homosexuels.

Mme Marie-Stalle Boussemart. - Il est difficile de généraliser. Il est vrai qu'au Japon, ce n'est pas un problème de société. Je le rappelle, le bouddhisme ne fait pas de différence entre les personnes en fonction de leur orientation sexuelle.

M. Jean-Jacques Hyest. - Sur le Pacs ?

Mme Marie-Stella Boussemart. - Je ne puis répondre au nom du bouddhisme français, seulement en mon nom personnel. Il me semble que le dispositif créé il y a dix ans n'était pas assez large, ni quant aux avantages, ni quant aux personnes éligibles. Le Pacs est fondé uniquement sur une relation sexuelle. Or des communautés économiques sont parfois fondées sur des liens amicaux, ou familiaux. La réflexion est trop restrictive.

M. Jean-Jacques Hyest. - Dans nos campagnes, deux vieux garçons ou vieilles filles, ou des frères et soeurs, pourraient souhaiter régler les questions patrimoniales par un tel pacte. Nous nous étions posé la question lors du débat, il y a dix ans.

M. Jean-Pierre Sueur, président. - Merci, votre intervention nous a beaucoup intéressés. C'est une après-midi très riche.

Ouverture du mariage aux couples de personnes de même sexe - Audition de M. Mohammed Moussaoui, président du Conseil français du culte musulman

La commission procède ensuite à l'audition de M. Mohammed Moussaoui, président du Conseil français du culte musulman.

M. Mohammed Moussaoui, président du Conseil français du culte musulman. - Je vais vous présenter la jurisprudence musulmane fondée sur la théologie, à titre d'information, non pour fonder notre opposition au projet de loi. Le principe d'égalité a été mis en avant dans l'exposé des motifs. Le texte ouvre l'adoption aux couples homosexuels dans un cadre identique à celui en vigueur pour les couples hétérosexuels. En revanche il ne prévoit pas d'équivalent à la présomption de paternité ; il n'ouvre pas l'accès à la procréation médicalement assistée (PMA) ou la gestation pour autrui (GPA).

La position du Conseil français du culte musulman (CFCM) sur le mariage de deux personnes de même sexe est issue de la jurisprudence musulmane qui encadre le mariage. De nombreux textes prophétiques et le Coran lui-même traitent du statut personnel et de la famille. Droits et devoirs, règles d'héritage, rapports entre générations, précisions sur les épousables et les non-épousables - le départ se faisant uniquement en fonction du lien de parenté existant entre les deux candidats au mariage.

Selon la religion musulmane, le mariage est fondé sur le consentement mutuel entre une femme et un homme, en vue d'établir une union durable et constituer une famille stable. Le mariage entre deux personnes de même sexe n'est donc pas conforme aux principes musulmans. Le pacte entre un homme et une femme crée une relation de filiation réelle et structurante, il crée un rapport avec les ascendants et descendants, mais aussi, au-delà, avec le reste de la société. Je vous renvoie à la sourate 49, verset 13 : « Vous, hommes, nous vous avons créé d'un mâle et d'une femelle et nous vous avons répartis en peuples et tribus afin que vous fassiez connaissance entre vous ». Dans la tradition musulmane, le mariage n'a pas une dimension uniquement rituelle et culturelle. Il s'agit d'organisation sociale. Un mariage civil entre musulmans peut être transcrit en mariage religieux très facilement, sans qu'il y ait besoin de cérémonie religieuse particulière. Le rite n'est pas tout.

Dans notre société laïque, les représentants du culte musulman ne sauraient s'opposer à un projet de loi ou se soustraire aux lois de la République. Cependant, les lois devraient être le fruit d'un débat démocratique, ouvert à tous. Nous, représentants du culte musulman, sommes attachés à la justice, à l'égale dignité de tous, à la reconnaissance de la pluralité des convictions. Nous condamnons fermement toute atteinte visant une personne en raison de ses opinions, de son appartenance religieuse ou de son orientation sexuelle. Nous condamnons tout acte homophobe.

Ce projet de loi n'est pas une simple extension du mariage tel qu'il existe. Il remet en cause une tradition millénaire, qui a permis à l'humanité de se reproduire, de s'organiser selon des principes clairs. A toute institution correspond une mission. La mission du mariage ne se réduit pas à la reconnaissance d'un lien amoureux, elle réside aussi dans la création d'une famille stable et d'une filiation. Que deux personnes de même sexe puissent donner de l'amour à un enfant, nous n'en doutons pas. Il demeure qu'un enfant a besoin d'une filiation réelle, issue d'un père et d'une mère. Son arbre généalogique lui fournit un positionnement dans la société : c'est un élément structurant pour sa personnalité. Même dans la monoparentalité, deux parents sont présents dans le psychisme de l'enfant. L'adoption, pour nous, est un moyen de soulager la souffrance d'enfants privés de parents, mais sans gommer leur filiation. On ne saurait, pour satisfaire le besoin d'enfant d'un couple, créer une filiation fictive.

Le projet de loi ne comporte pas d'extension de la présomption de paternité, il n'ouvre pas aux couples homosexuels l'accès à la PMA. Pourtant, le principe d'égalité entre tous les couples pourrait demain être invoqué pour refuser toute différence de traitement. La question de la GPA risque d'être relancée dans un environnement juridique nouveau. Le projet de loi est présenté sous le seul angle de l'égalité. C'est ce point de départ qui pose problème. Egalité ne signifie pas similitude. Des situations sont semblables si elles sont issues de conditions semblables. En l'occurrence, on modifie une institution sans avoir mesuré toutes les conséquences de ce geste.

M. Jean-Pierre Michel, rapporteur. - Pour les musulmans, le mariage religieux est plutôt social, c'est une fête familiale. Y a-t-il une cérémonie religieuse, hormis cette fête ?

Mme Michelle Meunier, rapporteure pour avis. - La mission du mariage, c'est la famille, dites-vous. C'était vrai dans le passé, beaucoup moins aujourd'hui. On se marie alors qu'il y a déjà des enfants, ou sans projet d'enfant... Inversement, plus de la moitié des bébés naissent hors mariage. Que pensez-vous de l'évolution de la société, des familles monoparentales, de l'homoparentalité ? Le débat, qui, soit dit en passant, dure depuis plusieurs mois, traverse-t-il votre communauté ? Y a-t-il des clivages, des divergences, des discussions ?

M. Mohammed Moussaoui. - Un mariage civil, dès lors qu'il a lieu en présence de deux témoins musulmans, est transformé en mariage religieux par une simple transcription.

M. Jean-Pierre Michel, rapporteur. - Sans autre cérémonie ?

M. Mohammed Moussaoui. - Sans autre cérémonie.

Sur l'homoparentalité, la société a évolué, c'est évident. Elle doit trouver un cadre juridique sécurisé pour les personnes de même sexe qui veulent vivre ensemble - il pourrait s'appeler union civile. Mais l'institution du mariage doit demeurer telle qu'elle existe à l'heure actuelle.

J'en viens à la filiation réelle et fictive. Dans la jurisprudence musulmane, les parents biologiques ont une place importante. Mais une femme qui allaite un enfant devient l'égale de la mère biologique. L'enfant adopté conserve toujours le nom de son père biologique. Il ne prend pas celui du père adoptif. Du reste, les enfants qui ne connaissent pas leurs parents biologiques le vivent comme une blessure, une douleur. La filiation par adoption est fictive, même si l'affection des parents et des enfants est bien réelle.

Mlle Sophie Joissains. - Si ce projet de loi est adopté, d'autres revendications ne s'exprimeront-elles pas, telles que la bigamie ?

M. Jean-Jacques Hyest. - Vous avez parlé d'adoption. Au Maroc, et dans d'autres pays du Maghreb, il existe la kafala qui empêche l'adoption plénière d'enfants adoptables provenant de ces pays.

M. Jean-René Lecerf. - J'ai travaillé récemment sur la législation funéraire : les carrés musulmans sont manifestement une entrave à l'intégration. Ce texte, s'il est adopté, peut-il en être une autre ?

Mme Esther Benbassa. - L'Islam, comme les autres monothéismes, interdit l'homosexualité, punie par l'Etat, en Egypte, par exemple. Pourtant, en terre d'Islam, l'homosexualité est courante et même magnifiée. Voyez les grands chanteurs travestis, adulés par la population.

Comment la société musulmane en France va-t-elle suivre cette évolution ? Les homosexuels musulmans qui se marieront seront-ils mal vus, voire bannis de la communauté ? L'Islam de France sera-t-il en retrait, par rapport à l'évolution de la société ? J'ai tenu le même discours au Grand Rabbin de France, qui appartient à un courant traditionnel du judaïsme - car d'autres courants sont très ouverts et ont même adapté la pratique religieuse pour intégrer les évolutions sociales. Des mouvements libéraux de l'Islam vont-ils s'exprimer ? Ou va-t-on assister à une non-intégration, ou une désintégration, de la société musulmane ?

M. Thani Mohamed Soilihi. - Je viens d'un département, Mayotte, où la population est en immense majorité musulmane. Les propos de M. Moussaoui ne m'étonnent pas. Selon les fondements de la religion musulmane, le mariage pour tous n'est pas acceptable.

Toutefois, l'homosexualité n'est pas une spécificité en France ou dans nos territoires lointains. Certes, pour la religion musulmane, le mariage des personnes de même sexe n'est pas acceptable, mais ce texte vise à réagir à des situations de fait, pour plus d'égalité.

En France, le temporel et le spirituel sont séparés depuis fort longtemps. Félicitons-nous que notre pays distingue le religieux de la loi. Si tel n'était pas le cas, les religions minoritaires n'auraient pas droit de cité.

M. Jean-Jacques Hyest. - Tout à fait d'accord.

M. Thani Mohamed Soilihi. - Ce projet de loi n'a pas vocation à demander à quelque communauté que ce soit de changer ses pratiques religieuses.

M. Jean-René Lecerf. - Dans quelle mesure l'hostilité du culte musulman à l'égard du mariage entre personnes de même sexe pourrait-elle entraîner des difficultés pour les futurs couples ainsi mariés, dans l'exercice de leur religion ?

M. Mohammed Moussaoui. - La revendication de la bigamie ou de la polygamie n'est pas exclue. La loi actuelle l'interdit. Trois ou quatre personnes pourraient pourtant vouloir avoir une communauté de vie. Rien d'interdirait à une future loi de l'autoriser... Le Gouvernement a dit que la GPA resterait interdite. Mais un pas a été franchi au nom du principe d'égalité et il n'est pas exclu, au nom du même principe, que les couples d'homosexuels demandent à avoir des enfants via la GPA. Or celle-ci pose de redoutables problèmes éthiques.

Dans la kafala, l'enfant garde le nom de son père biologique : c'est une façon d'accueillir l'enfant, sans le couper de sa filiation réelle.

M. Jean-Jacques Hyest. - Cela interdit l'adoption plénière.

M. Mohammed Moussaoui. - Oui.

Mme Michelle Meunier, rapporteure pour avis. - La famille adoptante a le statut d'un tiers digne de confiance.

M. Mohammed Moussaoui. - Ce projet de loi est-il un obstacle à l'intégration des musulmans ? Nous savons que les règles religieuses ne peuvent être mises en avant pour se soustraire aux lois républicaines. Aucun responsable religieux ne prônerait une telle attitude.

Les Musulmans de France ne trouveront pas dans cette loi d'obstacle à leur choix de vivre leur religion. Chaque citoyen musulman est libre de sa pratique religieuse. Mais le citoyen ne saurait exiger que le culte musulman change ses règles ! Les demandes des homosexuels musulmans en ce sens ne seront donc pas entendues : la religion musulmane restera ce qu'elle est.

Mme Benbassa m'a interrogé sur la situation des homosexuels dans d'autres pays. Les Musulmans de France doivent défendre les libertés dans le monde, êtres solidaires des efforts menés par les peuples pour acquérir les libertés individuelles. Ils ne sauraient être tenus responsables de la situation existant dans tel ou tel autre pays.

M. Jean-Pierre Sueur, président. - Merci pour toutes ces réponses. Je vous remercie d'être venu nous parler. Rassurez-vous, nous nous préoccupons des conséquences des lois que nous votons.

- Présidence de M. Jean-Pierre Michel, vice-président -

M. Jean-Pierre Michel, rapporteur. - L'Assemblée nationale a voté le projet de loi ouvrant le mariage aux couples de personnes de même sexe par 329 voix contre 229 et 10 abstentions.

Ouverture du mariage aux couples de personnes de même sexe - Audition de M. le Métropolite Emmanuel, président de l'Assemblée des évêques orthodoxes de France

Enfin, la commission procède à l'audition de M. le Métropolite Emmanuel, président de l'Assemblée des évêques orthodoxes de France.

M. Jean-Pierre Michel, rapporteur. - Nous accueillons M. le Métropolite Emmanuel, président de l'Assemblée des évêques orthodoxes de France.

M. le Métropolite Emmanuel, président de l'Assemblée des évêques orthodoxes de France. - Je vous remercie de nous donner la possibilité de présenter notre point de vue. Je suis à la fois évêque et pasteur. Je veux parler du mariage, ou acribie, tel qu'il est défini dans le droit canon orthodoxe, et aussi évoquer la démarche pastorale. En tant que responsable religieux, j'apprécie le dialogue : je suis convaincu que par lui nous pouvons construire une société plus pacifique, garante des principes républicains. Ceux-ci ne sauraient entrer en conflit les uns avec les autres. Or nous redoutons que la présente évolution législative ne vienne fragiliser le socle démocratique.

Nous devons avoir une attitude nouvelle vis-à-vis de l'altérité et de l'homosexualité. Mais le Gouvernement, au nom du principe d'égalité, veut faire entrer tout le monde dans le même moule juridique et sociétal. Ce texte suscite confusion, clivages, divisions. Il modifie en profondeur les normes traditionnelles de la famille et de la filiation, de la transmission, de l'identité. Nous comprenons les craintes des nombreux Français qui manifestent leur opposition au projet de loi. Il procède d'une louable intention mais il a des conséquences sociétales considérables, bien au-delà des revendications des personnes en faveur du mariage des personnes de même sexe.

Le débat sur le mariage n'est pas la prérogative des seules religions. Nous voulons cependant faire valoir notre définition du mariage, qui n'est pas propre à notre foi mais renvoie à cette donnée naturelle : la vie est transmise par l'union d'un homme et d'une femme, aucune loi n'y changera rien. La procréation trouve sa justification morale, spirituelle et juridique à l'intérieur du mariage. Chez nous, d'ailleurs, le sacrement du mariage insiste sur la filiation.

Il est indispensable de maintenir le lien entre la réalité maritale du couple et la filiation. En outre, l'égalité des droits n'impose pas la négation de la différence sexuelle ! Les couples homosexuels et hétérosexuels ont les uns et les autres leurs particularités, nous sommes obligés de les qualifier différemment, sans que cela soit discriminatoire. Nous reconnaissons la différence ; nous avons à coeur de promouvoir une attitude aimante et compréhensive, prenant en compte les évolutions de la société. En langage chrétien cela s'appelle la pastorale.

Nous sommes inquiets des conséquences de ce texte, notamment de la confusion qui pourrait apparaître entre la pratique et le genre. Revenons au principe de réalité et à son point de départ : non pas l'étude de la société, mais la description de la nature et de la biologie. Nous récusons aussi les théories du genre.

La valeur de l'égalité de tous devant le mariage ne doit pas devenir une abstraction. L'égalité se conjugue de diverses façons ; on aurait pu rechercher des aménagements sans dénaturer le sens du mot mariage. La société est en perpétuelle mutation, mais il existe déjà des structures, comme le Pacs, afin que des personnes de même sexe puissent organiser leur vie commune. Nous comprenons que ces revendications ne portent pas tant sur la reconnaissance des couples homosexuels, que sur l'accès à la parentalité.

Cependant, il n'est ni discriminatoire, ni désobligeant, de remarquer que deux hommes ou deux femmes ne peuvent procréer. La nature est ainsi faite : il faut un homme et une femme pour que l'enfant paraisse. C'est un paradigme biologique. Certes, l'adoption et la PMA sont reconnues pour les couples hétérosexuels, mais uniquement lorsque la nature ne peut faire son oeuvre. Il ne s'agit pas de contourner une impossibilité naturelle, mais bien de suppléer à l'imperfection d'un créé qui s'inscrit sans le temps et dans la limité d'une matérialité déchue. Nous demandons que cette question soit replacée sur le plan de l'éthique médicale.

Les couples de même sexe désirant un enfant devront le faire faire. Il est important de savoir où nous plaçons la limite. Le rapport parent-enfant connaît une mutation qui pourrait dénaturer les qualités de l'enfant en tant que personne. Nous sommes préoccupés par l'intervention de mères porteuses et par les considérations mercantiles qui s'y attachent.

Laissons aux psychiatres le soin d'étudier l'impact que cela pourra avoir sur la construction de l'enfant. A notre niveau, nous considérons que le mensonge sur les origines de l'enfant est un crime, qui le coupe de son histoire personnelle.

Les conséquences sociales (fragilisation de la famille, de l'enfant, confusion mentale), culturelles (révolution dans le vocabulaire, crise du sens, crise des archétypes) et administratives ne nous semblent pas avoir été toutes prises en considération.

La référence biblique est une donnée constitutive de notre civilisation. Ouvrir le mariage aux couples de même sexe, c'est supprimer la référence à l'image biblique du couple homme et femme, qui perpétue le genre humain à travers l'enfant.

L'existence des communautés religieuses et philosophiques est une réalité objective dans notre pays et je me réjouis que le Sénat le reconnaisse en entendant notre parole aujourd'hui. Mais nous attendons plus de la part du législateur. Les diverses communautés sont unanimes à souligner les dangers d'une telle réforme et à manifester une attitude très critique. Par esprit de responsabilité à l'égard de notre foi, mais aussi en tant que citoyens, nous formulons quelques recommandations.

Il convient de retirer ou, au moins, de suspendre l'examen de ce texte pour ouvrir un large débat national, apaisé, afin de passer en revue toutes les solutions juridiques. Nous craignons que le vote de ce projet de loi, sans véritable débat, ne crée un nouveau tabou dans la société française. Nous préconisons l'organisation d'un référendum et l'étude de toutes les conséquences de ce texte, ainsi que des conséquences liées à l'ouverture de la PMA aux couples de même sexe.

M. Jean-Pierre Michel, rapporteur. - Tout ce qui concerne les filiations médicales sera renvoyé à un autre texte. Quant au débat à la demande de la commission des lois et avec l'accord du Gouvernement, l'examen en séance publique est repoussé d'un mois, ce qui nous donnera plus de temps pour les auditions et nous permettra de mener un travail plus approfondi.

Nous avons voulu écouter les représentants des cultes séparément et non pas au cours d'une même table ronde, où toutes les sensibilités n'auraient pu clairement s'exprimer.

Mme Michelle Meunier, rapporteure pour avis. - Certains de vos propos ont été durs. Qu'est-ce qui fait problème dans ce projet ? Pour ceux qui ne sont pas concernés par l'homosexualité, rien ne change. Il ne s'agit que d'accorder des droits supplémentaires.

Vous parlez de la nature qui fait son oeuvre. En tant que femme, je suis heureuse que la nature soit parfois contrecarrée et je remercie le législateur qui a adopté la loi sur la contraception et la loi sur l'IVG. La nature n'était pas bonne lorsqu'elle faisait mourir les femmes en couche, lorsqu'elles avaient dix à quatorze enfants...

Je suis d'accord avec vous : ce n'est pas bien de mentir aux enfants. Mais quand ils sont élevés par deux femmes ou par deux hommes, comment leur mentir ? Ils savent tout.

M. Jean-René Lecerf. - Nous avons été marqués, cet après-midi, par l'attitude identique des principaux cultes. De telles convergences sont peu courantes. Cela vous a-t-il surpris ? Cela ne vous inspire-t-il pas l'idée d'une autorité morale et religieuse où les différents cultes s'exprimeraient d'une seule voix ?

M. Charles Revet. - Merci pour votre témoignage qui rejoint en effet la préoccupation extrêmement forte des autres religions. Vous dissociez l'attitude à avoir à l'égard de nos concitoyens qui ont fait le choix de vivre leur homosexualité et les notions de mariage et de filiation, qui ont fondé la société et ses valeurs. Actuellement, pour qu'il y ait mariage religieux, il faut un mariage civil. Dans l'hypothèse où le projet de loi serait voté, ne faudrait-il pas dissocier le mariage religieux d'une union civile, sorte de Pacs amélioré ?

Le dictionnaire rend compte du vécu des siècles : le mariage, c'est un homme, une femme, en vue de la procréation !

Je n'appelle pas mariage une union qui n'apparie pas un homme et une femme. L'actuel débat de société, je le regrette, crée une division forte dans le pays.

M. Gérard Larcher. - Merci d'inviter des membres d'autres commissions à ces auditions. L'orthodoxie est présente dans de nombreux pays. Il existe une diaspora orthodoxe, y compris dans des pays qui ont autorisé le mariage entre personnes de même sexe. Quelle expérience en tirez-vous ? Quel est le regard du patriarche Bartholomé, sachant que l'autocéphalie orthodoxe ménage aussi des capacités de réponses nationales ?

M. le Métropolite Emmanuel. - Mon intention n'est pas d'utiliser la langue de bois ni d'être dur, mais d'exprimer la position de l'Eglise que je représente. Il y a des opinions différentes, il faut l'accepter.

Il est bon d'avoir la possibilité de dialoguer. Certes, la procréation n'est pas uniquement affaire de nature. Dieu nous a aussi donné un cerveau, à nous de l'utiliser.

Le patriarche Antonopoulos a un jour déclaré, à propos du préservatif : « l'Eglise n'entre pas dans la chambre à coucher des gens ». L'homme se distingue de l'animal par le fait qu'il n'est pas livré à ses désirs. Si un homme et une femme forment un couple dans le mariage, ils peuvent avoir des enfants. Un couple homosexuel ne peut avoir d'enfant de manière naturelle.

M. Charles Revet. - Bien sûr !

M. le Métropole Emmanuel. - Sur le mensonge à l'enfant, je le répète, je crains des effets psychologiques.

Nous ne nous sommes pas mis d'accord entre représentants des cultes, mais à part le bouddhisme qui ne s'est pas exprimé clairement, nous avons tous la même position. Nous ne formons pas un front commun, nous ne nous sommes pas concertés à l'avance, mais finalement nous sommes d'accord...

Nous vivons dans un pays dont nous devons respecter les lois. Nous vivons en France et acceptons donc de ne célébrer un mariage religieux qu'après un mariage civil. Soyons clairs, nous ne célébrerons pas de mariage homosexuel. Je ne puis même pas dire que nous acceptons le terme de mariage dans ce cas-là... La laïcité ne va pas imposer des règles aux cultes.

Dans les pays qui ont adopté ce genre de législation, l'Eglise orthodoxe a une position très ferme. L'approche pastorale, qui concerne les personnes elles-mêmes, est différente : l'église accueille tout le monde. Notre communauté comprend des homosexuels, il n'est pas question de les mettre à la porte. Pour autant, nous ne célébrerons pas ces unions, contraires à notre position biblique. Il est possible d'améliorer le Pacs ou de prévoir une autre forme d'union, mais le terme « mariage » ne peut être utilisé dans ces cas-là.

M. Jean-Pierre Michel, rapporteur. - Merci.

M. le Métropolite Emmanuel. - Merci pour votre écoute.

Mercredi 13 février 2013

- Présidence de M. Jean-Pierre Sueur, président -

Communication

M. Jean-Pierre Sueur, président. - Le Gouvernement, qui semble avoir entendu, peut-être de façon subliminale, notre collègue Gélard, va proposer à la conférence des présidents que le débat en séance sur le mariage pour tous ne commence que le 2 avril. Cela nous donnera davantage de temps pour travailler en commission - des auditions supplémentaires ont été demandées. De plus, notre rapporteur pourra rédiger son rapport dans un calendrier moins tendu. La commission n'aura peut-être pas non plus besoin de siéger le mercredi et jeudi soir.

J'informe notre commission que par un courrier en date du 12 février, M. le Président du Sénat m'indique que le Président de la République envisage de nommer Mme Nicole Maestracci aux fonctions de membre du Conseil constitutionnel et que lui-même envisage de désigner Mme Nicole Belloubet pour exercer ces fonctions. Nous procèderons à l'audition de ces deux personnalités mercredi 20 février ainsi qu'au dépouillement simultané du vote avec l'Assemblée nationale s'agissant de la candidature proposée par le Président de la République.

M. Jean-Jacques Hyest. - A en croire l'AFP, les nominations sont déjà faites ! On réforme la Constitution pour accroître les prérogatives du Parlement et au final, tout le monde s'en moque.

M. Jean-Pierre Sueur, président. - Je ne suis pas responsable de l'AFP et nous n'en sommes qu'au stade des propositions.

M. Jean-Jacques Hyest. - Imaginons que les trois cinquièmes n'en veuillent pas...

M. Christian Cointat. - Je trouverais normal qu'un communiqué de presse du président de la commission des lois rappelle que ces nominations sont suspendues à notre vote.

M. Jean-Pierre Sueur, président. - Nos auditions sont publiques.

M. Jean-René Lecerf. - Qu'est devenue la proposition du nouveau président de la République d'inverser la règle afin que la majorité des trois cinquièmes soit nécessaire pour approuver les candidats ?

M. Jean-Pierre Sueur, président. - Comme vous le savez, lors de la présentation de ses voeux aux parlementaires, le président de la République a annoncé une révision constitutionnelle. Ce sera l'occasion d'évoquer toutes ces questions.

Nomination de rapporteur

M. Jean-Yves Leconte est nommé rapporteur sur le projet de loi n° 323 (2012-2013) portant prorogation du mandat des membres de l'Assemblée des Français de l'étranger et sur le projet de loi relatif à la représentation des Français établis hors de France.

Compétence du juge français concernant les infractions visées par le statut de la Cour pénale internationale - Examen du rapport et du texte de la commission

La commission examine le rapport et le texte qu'elle propose pour la proposition de loi n° 753 (2011-2012), présentée par M. Jean-Pierre Sueur et plusieurs de ses collègues, tendant à modifier l'article 689-11 du code de procédure pénale relatif à la compétence territoriale du juge français concernant les infractions visées par le statut de la Cour pénale internationale.

EXAMEN DU RAPPORT

M. Alain Anziani, rapporteur. - Ce rapport difficile et passionnant pose une question simple : souhaite-t-on, peut-on, veut-on, doit-on élargir la compétence du juge français pour connaître des crimes contre l'humanité, des génocides, ainsi que des crimes et des délits de guerre qui ont été commis hors du territoire national, par des ressortissants non français, et qui n'ont pas fait de victimes françaises ?

La question est ancienne : dès la fin de la seconde guerre mondiale, elle avait porté sur l'opportunité d'une justice internationale, avec les tribunaux de Nuremberg et de Tokyo. Puis, il a fallu attendre 1993 et 1994 pour que se mettent en place des tribunaux internationaux compétents pour les génocides de l'ex-Yougoslavie et du Rwanda. En 1998, la convention de Rome a créé la Cour pénale internationale (CPI) - je salue ici tout particulièrement l'action obstinée de Robert Badinter pour soutenir la mise en place d'une justice internationale. La Cour a vu le jour en juillet 2002, tandis que la convention a connu un grand succès puisque plus de 120 Etats y sont parties.

La France a adopté la loi du 9 août 2010 portant adaptation du droit pénal à la CPI sur l'excellent rapport de notre collègue Patrice Gélard. Plusieurs amendements avaient alors été déposés, notamment par François Zocchetto, pour insérer un article 689-11 dans le code de procédure pénale. Celui-ci permet au juge français de poursuivre et de juger une personne qui aurait commis un crime contre l'humanité ou un crime de guerre, mais sous quatre conditions, quatre « verrous » : que la personne poursuivie réside habituellement sur le territoire français ; que le droit du pays d'origine prévoie la possibilité de poursuivre l'infraction (« double incrimination »), que la CPI ait expressément décliné sa compétence, et, enfin, que les poursuites ne puissent être engagées que par le ministère public, la constitution de partie civile n'étant pas ouverte. Le juge français dispose ainsi d'une compétence certes universelle mais bien relative.

L'objet de l'excellente proposition de loi de Jean-Pierre Sueur est simple : faire sauter ces quatre « verrous », en maintenant toutefois l'immunité traditionnellement accordée aux chefs d'État ou à d'autres représentants diplomatiques, qui découle de la coutume internationale et des conventions de Vienne.

Quels sont les termes du débat ? La suppression des trois premiers verrous fait l'objet d'un consensus. Tout le monde s'accorde pour remplacer la condition de résidence par le fait de « se trouver sur le territoire de la République », notion moins problématique et déjà définie par la Cour de Cassation. Idem pour la suppression de la condition de double incrimination : exiger que le pays où un génocide est commis prévoie une telle infraction n'a pas de sens. J'attire votre attention sur le fait qu'il ne s'agit pas d'une modification anodine puisque, comme l'a fait observer Mme Mireille Delmas-Marty, la suppression de l'exigence de double incrimination aura pour effet d'étendre, conformément au droit pénal français, les possibilités de poursuites aux personnes morales. La troisième condition, relative à la déclinaison de sa compétence par la CPI, est inutile puisque, selon le statut de Rome, la compétence de la Cour est complémentaire ou subsidiaire par rapport à celle des juridictions nationales, ce qui donne lieu à la mise en place de nombreux mécanismes de coopération judiciaire entre la CPI et les juges des pays signataires.

Si la suppression de ces trois conditions ne pose pas de difficulté, la remise en cause de la quatrième fait débat. La question est de savoir qui peut engager des poursuites. Faut-il, suivant la proposition de loi, accorder aux victimes la possibilité de porter plainte en se constituant partie civile pour déclencher l'action publique ou doit-on maintenir le monopole du parquet ? Les deux points de vue diffèrent radicalement dans leur conception et dans leurs effets.

La première hypothèse se fonde sur la tradition française de la constitution de partie civile, même si celle-ci connaît des exceptions : lorsqu'un Français est l'auteur ou la victime d'un délit à l'étranger - non d'un crime, j'en conviens -, ainsi qu'en matière d'extradition, pour un certain nombre d'infractions, seul le parquet peut mettre en mouvement l'action publique. La proposition de loi ne s'applique que dans le cadre extrêmement particulier de l'extraterritorialité : lorsque ni la victime, ni l'auteur ne sont français et que les faits ne se sont pas déroulés dans notre pays. Dans de tels cas, l'application du droit commun n'est sans doute pas pertinente.

Il est ensuite un autre argument, beaucoup plus fort, en faveur de la constitution de partie civile : comment peut-on appliquer deux régimes juridiques différents, l'un pour les crimes contre l'humanité, les crimes de guerre et les crimes de génocide et l'autre pour les crimes de torture, visés par la convention de New York, pour lesquels la victime peut déclencher l'action publique ?

Cette thèse est fortement mâtinée de méfiance envers le ministère public, soupçonné de vouloir invoquer l'opportunité des poursuites pour ne pas poursuivre telle haute personnalité présente sur le territoire national. C'est bien là que le bât blesse et je souhaiterais donner des arguments en faveur du maintien du monopole du parquet.

Cette position est aussi celle des ministères des Affaires étrangères et de la Défense ainsi que de la Chancellerie. Ces trois ministères régaliens, qui ont - avancée considérable ! - accepté de supprimer les trois premiers verrous, s'inquiètent des conséquences de la fin du monopole du parquet car, en toutes choses, notre justice peut être instrumentalisée. Malgré les conditions actuellement en vigueur, 50 % des plaintes adressées au pôle français chargé des crimes contre l'humanité au TGI de Paris sont infondées. Ces crimes étant imprescriptibles, il serait, en outre, tout à fait possible de poursuivre un ancien chef d'Etat longtemps après sa cessation de fonctions.

La plupart des pays européens ignorent la mise en mouvement de l'action publique par la constitution de partie civile. En Allemagne, si le ministère public dispose d'un monopole, il est toutefois soumis au principe de légalité des poursuites, ce qui ne le laisse pas juge de l'opportunité de ces dernières. Mais des exceptions existent en matière d'extra-territorialité. En Angleterre, l'équivalent du ministère public dispose aussi d'un monopole, son refus de poursuivre pouvant donner lieu à une sorte d'appel prenant la forme d'un débat public. Le monopole du ministère public est aussi en vigueur en Finlande.

Reste le cas de la Belgique qui a, très généreusement, souhaité en 1993 se doter d'une compétence universelle en supprimant toutes les conditions, y compris celle de l'immunité diplomatique. Elle s'est rapidement heurtée à des difficultés : des plaintes contre Ariel Sharon ou George Bush ont été déposées... Le pays n'a pas pu résister à la tornade qu'il avait lui-même déclenchée : les Etats-Unis ont envisagé de déménager le siège de l'OTAN et Israël a rappelé son ambassadeur. La Belgique a dû revenir en arrière et sa législation actuelle est beaucoup plus restrictive que la nôtre. L'Espagne a, elle aussi, dû faire marche arrière.

Entre les deux positions en présence à propos du monopole du parquet, vous aurez bien compris laquelle je soutiens. Les tenants de l'autre option n'hésitent pas à rappeler que le juge d'instruction peut très bien refuser d'informer ou rendre une ordonnance de non-lieu. Toutefois, le refus d'informer est limité aux cas d'irrecevabilité manifeste et d'absence de qualification pénale, tandis que l'ordonnance de non-lieu n'intervient parfois qu'au bout de six mois ou un an, voire davantage, ce qui n'est pas sans conséquence pour la personne mise en cause.

Aussi, souhaitant conserver l'esprit de la proposition de loi de Jean-Pierre Sueur, nous avons, après un long travail, abouti à un amendement distinguant deux situations. Lorsqu'une personne est déjà recherchée par une juridiction étrangère ou par la CPI, la mise en mouvement de l'action publique par la partie civile pourrait être admise, car il a déjà été procédé à un minimum d'enquêtes et de vérifications. L'honnêteté m'oblige à préciser que ces cas devraient être extrêmement rares. Dans les autres hypothèses, je propose en revanche d'en rester au monopole du ministère public.

Le texte s'inscrit en outre dans la perspective de la réforme du Conseil supérieur de la magistrature et donc d'un nouveau statut du parquet. Il conviendra que la garde des Sceaux publie une circulaire de politique pénale générale indiquant clairement dans quels cas le ministère public devra engager des poursuites.

Le monopole du parquet étant maintenu, nous pourrions élargir la compétence du juge français qui est actuellement limitée aux cas où les personnes peuvent être déférées devant la CPI. Elle ne s'applique qu'à des ressortissants d'un pays signataire de la convention de Rome ou si les faits se sont déroulés sur le sol d'un de ces Etats, sauf si le Conseil de sécurité de l'ONU a saisi la Cour. Nous pourrions aller plus loin en permettant aux juridictions françaises de poursuivre des ressortissants d'Etats non parties à la convention, tels que la Syrie, par exemple. Cette proposition, qui est dans l'esprit du texte de notre collègue Jean-Pierre Sueur, nous conduit à une nouvelle rédaction visant les cas situés hors de la compétence de la CPI.

Je suggère d'y ajouter deux autres modifications. Tout d'abord, les dispositions du texte actuel mentionnant les « personnes coupables de l'une des infractions » m'ont toujours choqué puisqu'il s'agit de personnes non encore jugées. Je propose donc de retenir plutôt l'expression « personnes soupçonnées de l'une des infractions ». Ensuite, il était évident d'étendre le dispositif à Wallis-et-Futuna, à la Nouvelle-Calédonie et à la Polynésie française.

Tout cela est bel et bon, encore faut-il donner aux magistrats du pôle chargé des crimes contre l'humanité les moyens de travailler. Il serait irresponsable d'ouvrir les possibilités de poursuites et de laisser les trois juges instructeurs, les deux membres du parquet et leurs assistants spécialisés sans les moyens correspondants. C'est l'un des problèmes que rencontre la CPI et nous devrons attirer l'attention de la garde des Sceaux sur cette condition indispensable à la réalisation de la grande ambition portée par cette proposition de loi.

M. Jean-Pierre Sueur, président. - Je félicite Alain Anziani pour la contribution très forte qu'il apporte à cette proposition de loi, qui est elle-même l'aboutissement de nombreux travaux de Robert Badinter, de Mireille Delmas-Marty et de Simon Foreman, ainsi que du rapport de Patrice Gélard que vous avez cité tout à l'heure.

Lors de la rédaction de cette proposition de loi, j'avais moi aussi réagi à l'emploi du terme « coupable », puis je l'ai maintenu parce que la Chancellerie m'avait expliqué qu'il figurait déjà dans de nombreux textes. Cela dit, je soutiens la modification proposée par le rapporteur, de même que je suis favorable à l'extension de la compétence des juges nationaux.

La suppression des trois premières conditions est très positive ; reste à statuer sur la quatrième. Après en avoir beaucoup discuté, j'estime qu'un filtre est nécessaire comme l'illustre le cas de la Belgique même si ce pays était allé encore plus loin en supprimant toute règle d'immunité et de présence sur le territoire. Le rapporteur a déployé de nombreux efforts pour parvenir à une solution. Il en est peut-être d'autres mais, croyez-moi, ce n'est pas une tâche facile...

M. Jean-Yves Leconte. - Je salue le travail d'Alain Anziani qui a recherché un équilibre entre deux impératifs : faire vivre la justice internationale et aider la France à y participer afin qu'il n'y ait pas de territoire où les criminels soient impunis.

La justice internationale joue un rôle préventif, car la menace de poursuites empêche certains dirigeants de commettre des exactions, de même qu'elle aide les pays à faire la lumière sur les périodes les plus sombres de leur histoire, comme ce fut le cas en Amérique du Sud. Quant à la France, si elle veut rester au coeur de l'activité diplomatique, elle doit pouvoir recevoir, pour des conférences internationales, les protagonistes d'un conflit sans qu'ils risquent d'être poursuivis dès qu'ils posent le pied sur notre sol. Elle doit aussi pouvoir leur offrir une porte de sortie en les accueillant lorsque c'est utile.

La situation actuelle n'est pas satisfaisante. Les trois premiers verrous constituent des blocages d'autant moins justifiés qu'en matière de torture, où ils n'existent pas, il y a peu de poursuites. Il nous est proposé de ne pas autoriser la constitution de partie civile, alors qu'elle est possible pour des crimes regardés comme moins graves dans l'échelle des peines. Je voterai l'amendement présenté, mais le filtre proposé est-il le bon ? Comme l'a fait valoir l'Union syndicale des magistrats, en demandant au parquet de prendre en compte des exigences politiques, on fait peser un soupçon sur son indépendance, alors même que la procédure concerne le plus souvent des pays où la justice n'est précisément pas indépendante. N'est-on pas en train d'apporter une mauvaise réponse à une bonne question ?

M. Alain Richard. - Intellectuellement, je comprends que l'on supprime la condition - terme logique que je préfère à celui de « verrou », emprunté à la mécanique - d'absence de poursuites dans un pays étranger. Dans quel cas toutefois, sera-t-il vraiment utile à la manifestation de la vérité que deux procès portant sur les mêmes faits se déroulent en même temps ?

La question de l'immunité ne recouvre qu'une toute petite partie des enjeux, puisque nombre d'organisations non étatiques pourraient être poursuivies par des plaignants souhaitant conduire une démonstration. Nous venons d'assister à un drame, avec l'assassinat à Paris de trois militantes kurdes ; certains dirigeants d'organisations nationalistes turques résidant dans notre pays pourraient vouloir demain poursuivre le PKK pour crimes de guerre. Cela serait-il judicieux pour la France ? En outre, lorsqu'un pays vote une loi d'amnistie pour sortir d'une guerre civile, est-ce à la France d'organiser malgré tout des procès ? Les précautions prises par Alain Anziani me paraissent tout à fait justifiées.

Enfin, je souligne que, sur ce sujet comme sur d'autres, il y a les associations et il y a le législateur. Les premières militent pour une cause, et certaines ne sont jamais satisfaites. Il revient au législateur de prendre en compte toutes les composantes de l'intérêt général.

M. Patrice Gélard. - Ce débat me rappelle celui que nous avions eu dans cette commission des lois il y a quelques années...

M. Jean-Pierre Sueur, président. - Absolument !

M. Patrice Gélard. - Nous étions allés très loin mais, à la demande du gouvernement, nous n'avions pas été suivis. Je félicite Alain Anziani qui va dans le même sens, et nous voterons cette proposition de loi telle qu'il propose de la modifier.

Mme Esther Benbassa. - J'ai été assaillie par les associations et le Syndicat de la magistrature qui s'opposent au monopole du parquet - je ne m'y attendais pas. Bien qu'il soit contestable dans certains cas, nous voterons le texte tel qu'amendé. Je partage le point de vue d'Alain Richard sur les associations mais attention à ne pas généraliser !

M. Yves Détraigne. - Ce texte nous fait tomber dans un travers bien français, qui est de vouloir éclairer le monde et de rendre la justice à la place des autres. Cela peut être dangereux en termes de sécurité juridique. Hormis la Belgique, y a-t-il d'autres Etats qui ont pratiqué ce qui nous est proposé ? Tout cela est risqué et source de conflits potentiels. Notre pays pourrait se trouver en porte à faux, en donnant des leçons de justice aux autres tout en accueillant, sans rien dire, des dirigeants de nos anciennes colonies sur lesquels il y aurait beaucoup à dire.

Mme Cécile Cukierman. - Ce rapport fait bien la part du pour et du contre. Notre groupe se félicitait de cette proposition de loi et de la suppression des verrous, mais nous sommes interrogatifs sur l'amendement du rapporteur qui conserve un monopole au parquet. J'entends vos arguments, mais cet amendement remet en cause le droit pour toute victime de saisir le juge si le parquet classe l'affaire ou s'il n'est pas en mesure de poursuivre. La Cour européenne des droits de l'homme a précisé à maintes reprises que le parquet n'était pas une autorité judiciaire indépendante. J'entends aussi votre volonté de rassurer en évoquant la réforme du Conseil supérieur de la magistrature, mais tant que le texte n'est pas là, ce ne sont que des paroles. Même chose concernant une éventuelle circulaire de la garde des Sceaux, nous resterons sur nos gardes. L'immunité limite déjà fortement les risques de plaintes abusives et le filtre du parquet n'empêchera pas le dépôt de certains recours susceptibles de poser problème.

L'exemple des Kurdes, avancé par M. Richard, est séduisant. Mais faisons confiance à la justice. N'importe qui, en effet, peut saisir la justice avec parfois pour seule motivation la volonté de régler ses comptes personnels avec autrui. Or dans ces dossiers, le parquet n'a pas le monopole des poursuites et celui qui dépose des plaintes abusives est passible de sanctions. Soyons attentifs à ne pas créer une justice d'exception, qui aboutirait à modifier, insidieusement, le modèle de la justice quotidienne.

Nous voterons cet amendement unique, même s'il est à prendre ou à laisser, car il supprime les trois premiers verrous. Nous nous réservons la possibilité de présenter des amendements en séance. Il est important de faire évoluer la loi de 2010, elle n'était pas acceptable.

M. Jean-Pierre Michel. - Je voterai la proposition de loi, que j'ai cosignée, mais je partage la position de M. Détraigne. Pourquoi juger en effet, sur la base du droit pénal français, des infractions commises à l'étranger par des étrangers ? Parce qu'il s'agit de crimes de guerre ou de crimes contre l'humanité ? Sans doute. Je voterai néanmoins ce texte surtout parce que, il est sans soute préférable qu'une personne soit jugée par un tribunal français que par la CPI.

M. Alain Anziani, rapporteur. - Le risque de double poursuite me paraît limité. L'article 692 du code de procédure pénale interdit par ailleurs de juger une personne qui justifie avoir été jugée définitivement à l'étranger pour les mêmes faits.

Autre difficulté, les lois d'amnistie votées à l'étranger. Autoriser la constitution de partie civile pourrait avoir des effets délétères, car les lois d'amnistie étrangères ne sont pas opposables en France. Or, certaines d'entre elles peuvent être nécessaires à la réconciliation nationale.

Je remercie M. Gélard, ainsi que Mme Benbassa pour leurs propos.

La France a-t-elle vocation à donner des leçons en matière de justice internationale au monde entier ? S'il y a des valeurs universelles, il importe de les faire respecter universellement, même si les infractions ne sont pas poursuivies dans le pays d'origine. De plus, faute de ressources, les juridictions de ces pays, ou la CPI, ne sont pas toujours en mesure d'agir quand elles le souhaiteraient.

Le champ des immunités diplomatiques est limité ; d'anciens chefs d'Etat ou diplomates pourraient être poursuivis. Il y a des exemples précis. Surtout, doit-on créer une justice d'exception ? Par définition, dès lors que cette proposition de loi crée une compétence extra-territoriale, elle crée une justice d'exception. C'est pourquoi il est nécessaire d'appliquer des règles, notamment un filtre, pour éviter que notre pays soit instrumentalisé.

Examen des amendements

Article unique

M. Jean-Pierre Sueur, président. - Notre rapporteur a déjà défendu l'amendement n° 2.

M. André Reichardt. - La rédaction du dernier alinéa n'est-elle pas redondante : dans la mesure où le ministère public s'assure de l'absence de poursuite, il paraît inutile de prévoir qu'il n'engagera de procédure que si aucune juridiction internationale ou nationale n'a demandé de remise ou d'extradition ?

M. Alain Anziani, rapporteur. - Il convient de distinguer deux cas. Si une juridiction internationale est saisie, l'affaire échappe à la règle du monopole du ministère public. Si aucune juridiction n'est saisie, alors le ministère public dispose du monopole des poursuites. Ainsi le procureur doit s'assurer que des poursuites n'ont pas déjà été engagées. Il ne s'agit que d'une mesure de vérification.

M. Gaëtan Gorce. - L'équilibre est difficile à trouver. Les solutions juridiques apportées, que j'approuve, ne régleront pas tous les cas pratiques.

L'opposant tchadien, Ibni Oumar Mahamat Saleh, est disparu le 3 février 2008. Une commission internationale a montré l'implication des forces de la garde présidentielle tchadienne. Une enquête a été acceptée par l'État tchadien, elle n'a évidemment pas abouti. La France est indirectement concernée, car des conseillers militaires étaient présents à N'Djamena. Les partisans de la vérité sont démunis, et on imagine mal le procureur de la République saisir la CPI, sur ces faits qui se sont accompagnés d'une répression féroce. Tout cela figure dans le rapport de la commission d'enquête. La possibilité de se constituer partie civile favoriserait des évolutions. La loi, dans son souci de fixer un cadre juridique stable, est source de blocages, à moins de démontrer l'utilisation de la torture, ce qui n'est jamais simple. Il est difficile de construire un droit international de protection des personnes dès lors que des Etats sont impliqués. Je critiquais l'ancien gouvernement pour son inertie, force m'est de formuler les mêmes critiques à l'égard du nouveau.

M. Christian Cointat. - Je propose, afin d'éviter toute redondance, de modifier la rédaction de cet amendement n° 2 afin de prévoir que le ministère public s'assure « au préalable » de l'absence de poursuite.

M. Alain Anziani, rapporteur. - Cette rectification est utile.

L'amendement n° 2, ainsi rectifié, est adopté.

L'article 1er est adopté dans la rédaction issue des travaux de la commission.

Article additionnel

M. Alain Anziani, rapporteur. - L'amendement n° 1 rend cette proposition de loi applicable à Wallis-et-Futuna, en Polynésie française et en Nouvelle-Calédonie.

L'amendement n° 1 est adopté ; l'article additionnel est inséré.

La proposition de loi est adoptée dans la rédaction issue des travaux de la commission.

Le sort des amendements examinés par la commission est retracé dans le tableau suivant :

Article unique

Auteur

Objet

Sort de l'amendement

M. ANZIANI, rapporteur

2

Elargissement du champ de la proposition de loi
et encadrement des conditions de saisine
des juridictions françaises

Adopté avec modification

Article(s) additionnel(s) après Article unique

M. ANZIANI, rapporteur

1

Application outre-mer

Adopté

Amnistie des faits commis à l'occasion des mouvements sociaux - Examen du rapport et du texte de la commission

La commission examine le rapport et le texte qu'elle propose pour la proposition de loi n° 169 (2012-2013), présentée par Mmes Annie David, Eliane Assassi et plusieurs de ses collègues, portant amnistie des faits commis à l'occasion de mouvements sociaux et d'activités syndicales et revendicatives.

EXAMEN DU RAPPORT

Mme Éliane Assassi, rapporteure. - L'amnistie constitue une tradition vénérable qui remonte à l'Athènes du Ve siècle avant notre ère. En France, sous leur forme de lois d'oubli et d'apaisement votées par le parlement, elles existent depuis les lois constitutionnelles de 1875. Si certaines ont été le prolongement d'événements exceptionnels, comme la guerre d'Algérie ou les troubles en Nouvelle-Calédonie, les autres ont été votées après chaque élection présidentielle sous la Ve République, jusqu'en mai 2002. Ces lois ont été critiquées au motif qu'elles recouvraient un champ d'application très vaste et constituaient des incitations à commettre des infractions aux cours de la période précédent l'élection présidentielle.

Cette proposition de loi échappe largement à ces critiques. Son objet est beaucoup plus limité. Elle ne concerne, dès lors qu'elles sont passibles de moins de 10 ans d'emprisonnement, que les infractions commises lors de conflits du travail à l'occasion d'activités syndicales ou revendicatives, y compris au cours de manifestations sur la voie publique ou dans des lieux publics - circonstances déjà visées par les lois d'amnistie présidentielle de 1981, 1988, 1995, et 2002 - et celles commises lors de mouvements collectifs, revendicatifs, associatifs ou syndicaux, liés à des problèmes concernant l'éducation, la santé, l'environnement, et les droits des migrants, y compris en cas de manifestation sur la voie publique ou des lieux publics. Les lois d'amnistie présidentielles envisageaient déjà les infractions commises lors de manifestations liées à un conflit du travail. Le texte étend le champ de l'amnistie aux mouvements collectifs dans des domaines énumérés de manière limitative. Conflits du travail ou mouvements collectifs, il s'agit toujours de mouvements où les citoyens se sont mobilisés pour défendre leurs droits fondamentaux, leurs conditions de travail, l'emploi, le système de protection sociale ou l'environnement.

Le contexte économique, difficile, suscite de multiples mouvements sociaux et revendicatifs. La liberté de manifestation et la liberté syndicale sont nécessaires en démocratie parce qu'elles enrichissent le débat en donnant à tous les moyens de s'exprimer.

Or, de plus en plus fréquemment, des représentants syndicaux ou associatifs se voient condamnés par la justice ou sanctionnés professionnellement pour entrave au travail, dégradation, diffamation sur les réseaux sociaux, ou encore refus de se soumettre à un prélèvement d'ADN à la suite d'une action, comme le fauchage d'un champ d'OGM par exemple. L'utilisation de ce délit par les forces de l'ordre est contestée par les membres des associations et des syndicats que j'ai auditionnés car il crée une facilité d'incrimination : il suffit d'attribuer à quelqu'un une infraction puis de constater son refus d'accepter le prélèvement. Or la possibilité de réaliser un prélèvement génétique pour alimenter un fichier national, initialement limitée aux délits sexuels, a été étendue à de nombreux délits, comme les dégradations ou les atteintes aux biens.

La poursuite systématique de ces comportements aboutit à une paralysie des syndicats ou associations. Une amende élevée obère leurs finances et se révèle dissuasive. Dans le même temps, elle encourage des actions individuelles moins contrôlées, moins prévisibles, plus violentes tout en appauvrissant le débat public. Aussi une mesure d'apaisement paraît-elle souhaitable, en amnistiant ces faits.

Toutefois, si les circonstances dans lesquelles les infractions sont commises limitent le champ de la loi par rapport aux précédentes lois d'amnistie, il m'est apparu nécessaire d'introduire une limitation supplémentaire sur la nature des délits. Les précédentes lois comportaient une liste, en forme d'inventaire à la Prévert, des infractions que le législateur souhaitait exclure du bénéfice de l'amnistie. Cette liste n'a cessé de s'allonger, parfois en fonction de l'actualité, pour atteindre 49 exclusions dans la loi du 6 août 2002. Cette liste ne se justifie pas pour ce texte en raison de son caractère plus ciblé. En outre chaque loi d'amnistie s'accompagnait d'une circulaire de la Chancellerie : en 2002 par exemple, il était demandé aux parquets d'apprécier pour chaque cas s'il existait entre le délit et le critère de l'amnistie un lien suffisant. En particulier, si les agissements n'avaient pas été commis dans le cadre d'un mouvement collectif de défense de l'intérêt collectif d'une profession mais dans le cadre d'actions ponctuelles, au service d'intérêts patrimoniaux, la loi d'amnistie ne devait pas s'appliquer. Aussi ne bénéficie-t-elle pas aux casseurs.

Je propose, retenant la proposition du ministère de la justice, de continuer à exclure des délits commis dans les conditions prévues à l'article 1er certains délits présentant une particulière gravité : les violences commises à l'égard des personnes dépositaires de l'autorité publique ainsi que les violences à l'égard des mineurs de moins de 15 ans et des personnes particulièrement vulnérables, comme c'était le cas dans la loi du 6 août 2002. En outre, l'amnistie vaudra pour les sanctions à caractère disciplinaire. Il appartiendra à l'Inspection du travail de veiller au retrait de ces mentions du dossier des intéressés. Le Conseil constitutionnel, dans une décision du 20 juillet 1988, a reconnu au législateur la possibilité d'étendre l'amnistie aux sanctions disciplinaires dans un but d'apaisement politique ou social. Cependant, seules les sanctions infligées dans le cadre des circonstances mentionnées à l'article 1er seront concernées. Contrairement à la loi de 2002, mais comme en 1988, une possibilité de réintégration est prévue. L'amnistie, toutefois, n'est pas la réhabilitation et les droits de tiers doivent être préservés. Elle n'a pas non plus d'effets sur les instances civiles : les tiers lésés pourront toujours demander la réparation des dommages causés. En 1988, le Conseil constitutionnel avait considéré qu'une réintégration n'était pas possible en cas de faute lourde, mais il avait admis que le législateur pouvait prévoir la réintégration des salariés protégés en raison de la difficulté de leurs fonctions. Pour tenir compte de cette décision, j'ai déposé un amendement qui exclut les fautes lourdes des circonstances pouvant donner lieu à réintégration et qui limite celle-ci aux salariés protégés par le code du travail. Toutefois je ne m'interdis pas de déposer en séance un amendement prévoyant la réintégration des salariés non protégés.

A l'égard des étudiants visés à l'article 5, un amendement exclut leur réintégration en cas de violences. Enfin, de manière novatrice, le texte prévoit que l'amnistie entraîne la suppression des empreintes génétiques et des informations nominatives recueillies dans le cadre des infractions visées. Vous le voyez, je me suis efforcée de maintenir un équilibre, tous les autres amendements sont rédactionnels.

M. François Pillet. - Je comprends les motivations du texte, mais l'exercice du droit syndical autorise-t-il à franchir les limites fixées par la loi ? Si une décision de justice a été rendue, est-il opportun de procéder par une loi d'amnistie ?

En outre, les lois d'amnistie revêtent un caractère discriminant. Ainsi, un salarié d'Arcelor Mittal qui, au cours d'une chasse abattrait, par erreur, un bécasseau variable, espèce protégée, au lieu d'une bécassine, serait passible, devant le tribunal correctionnel, d'une peine supérieure à celles susceptibles d'être prononcées à l'encontre des auteurs d'infractions visées dans ce texte. Il ne sera pas amnistié. Les lois d'amnistie trop ciblées sont source d'iniquité et d'injustice.

M. François Zocchetto. - Je suis résolument hostile au principe de toute amnistie. Historiquement, les lois d'amnistie ont répondu à des circonstances précises où l'unité nationale était en jeu. Le président de la République précédent refusait les amnisties collectives. Le fait du prince n'est pas admissible, et les lois d'amnistie contreviennent au principe d'égalité devant la loi. Enfin, dans notre cadre institutionnel, caractérisé par la séparation des pouvoirs, une décision de justice, dès lors que tous les recours ont été épuisés, doit être exécutée.

Mme Virginie Klès. - Pourquoi ne pas exclure de l'amnistie les atteintes aux personnes non dépositaires de l'autorité publique ? Les mouvements sociaux suscitent, en effet, des rixes et des violences entre collègues notamment.

Le titre qui mentionne l'amnistie des faits commis « à l'occasion de » mouvements sociaux exclut-il bien les casseurs du champ de l'amnistie ? De même la notion d'activités revendicatives ou syndicales implique l'idée d'une activité habituelle alors que la commission d'infractions relève de l'exceptionnel. Peut-on enfreindre régulièrement la loi dans le cadre d'une activité habituelle ?

Autre difficulté : ce texte ne fixe aucune date. En outre, l'intérêt collectif est-il toujours un intérêt général ? De multiples associations se constituent qui ne sont parfois que la somme d'intérêts privés sans lien avec un intérêt général.

Enfin est-il pertinent de punir de 5 000 euros d'amende quiconque rappellerait des faits amnistiés, alors que l'amnistie n'a pas pour effet d'empêcher la publication de la condamnation quand cette obligation figure dans le jugement ? Comme l'amnistie n'est pas toujours connue, quelqu'un peut être condamné alors qu'il l'ignorait en toute bonne foi.

M. Jean-René Lecerf. - Les lois d'amnistie, attentatoires aux principes d'égalité ou de séparation des pouvoirs, ne se justifient qu'en cas de circonstances exceptionnelles.

L'exposé des motifs de la proposition de loi évoque des « sanctions injustes » décidées par les tribunaux. Si la loi est injuste, il faut changer la loi ; estimer que les tribunaux rendent des décisions injustes sape l'autorité du juge et la confiance en nos tribunaux.

M. Christophe Béchu. - Je suis hostile, par principe, aux lois d'amnistie comme aux lois qui traitent de l'histoire, aux lois qui statuent sur des événements passés comme à celles qui portent atteinte à l'indépendance de la justice.

Je suis en outre sceptique sur les modalités. Comme Virginie Klès, je considère que le terme « mouvements revendicatifs » a une portée extrêmement large. D'où la tentative de cerner, de manière limitative, des domaines dans lesquels l'activité syndicale bénéficie de l'amnistie, excluant ainsi les domaines non mentionnés. Ainsi, la défense des libertés individuelles, comme la liberté d'expression, n'entre pas dans le champ de l'amnistie. Quid également de mouvements liés à l'actualité internationale, comme le printemps arabe, qui peuvent concerner le droit des migrants ?

Ensuite, l'amnistie vaudra pour les faits commis avant le 6 mai 2012. Doit-on conclure qu'il était légitime de contester les décisions, injustes par définition, du précédent gouvernement, mais que toute manifestation intervenue depuis, comme à Notre-Dame-des-Landes, est passible de sanctions ? Je ne raterai pas cette occasion médiatique...

Mme Éliane Assassi, rapporteure. - J'ai déposé un amendement pour changer la date !

Mme Cécile Cukierman. - Je comprends l'hostilité de certains à l'amnistie. Pour ma part, je suis hostile à la stigmatisation croissante des mouvements collectifs. L'application minimaliste des droits des salariés et l'absence de transparence et de dialogue conduisent à une radicalisation des conflits. Les salariés découvrent, parfois dans la presse, que leur conseil d'administration a décidé de manière autoritaire la fermeture de leur usine, sans prendre la peine d'étudier des solutions alternatives. Tel est le contexte de cette proposition de loi.

Dans de nombreux conflits, les personnes jugées le sont pour l'exemple, souvent sans preuve, ce qui conduit la justice à les innocenter, comme les cinq syndicalistes de Roanne incriminés pour des tags tracés pendant une nuit lors du conflit sur les retraites. L'amnistie est nécessaire pour ces personnes qui encourent des peines au nom de causes collectives et non d'intérêts particuliers.

Il est sans doute regrettable de recourir à une loi d'amnistie ; malheureusement la réalité sociale y conduit, les conflits étant de plus en plus nombreux et lourds de conséquences. De même, le fichage et le recueil des empreintes génétiques n'est pas pertinent dans ces affaires. Enfin, des amendements amélioreront le texte, destiné à ceux dont les droits ont reculé ces dernières années.

M. Christian Cointat. - En tant qu'ancien syndicaliste militant dans la fonction publique européenne, je comprends l'exposé des motifs. En revanche, l'amnistie n'est pas la bonne méthode. Mieux vaut modifier la loi qui protège l'action syndicale. De plus ce texte fait référence à des délits passibles de moins de dix ans d'emprisonnement, ce qui n'est pas mince...

M. Gaëtan Gorce. - Il est délicat d'effacer par la loi les conséquences juridiques de faits de violence. Affirmons sans ambiguïté que la violence ne doit pas constituer une réponse dans une société démocratique. Interrogeons-nous sur la place laissée au dialogue, à la concertation et aux partenaires sociaux. En particulier cela vaut pour l'accord interprofessionnel qui vient d'être signé : si l'on considère que la négociation sociale est nécessaire, il convient d'en tirer les conséquences. Je soutiens ce texte, dès lors que les violences et les outrages aux agents dépositaires de l'autorité publique ont été exclus du champ de l'amnistie.

M. Jacques Mézard. - L'amnistie a parfois été utile à notre République et à notre pays, je n'y suis pas défavorable par principe. Toutefois le texte, même amendé, ne va pas assez loin. La modification de la date ne me paraît pas judicieuse. Je partage les observations déjà formulées sur le titre. Les notions d'activités syndicales et revendicatives sont différentes. Est-ce cumulatif ? De même, comment évoquer des « sanctions injustes qui ne visent qu'à éteindre toute velléité de contestation » dans l'exposé des motifs d'une loi ? Il s'agit d'un procès d'intention fait aux magistrats qui s'efforcent d'exercer leurs fonctions dans des conditions acceptables par tous. Ceux qui affirment que les magistrats rendent leurs jugements avec la volonté délibérée d'éteindre des mouvements sociaux semblent en contradiction avec les positions qu'ils défendent en d'autres occasions.

De surcroît, toutes les violences physiques doivent être exclues du champ de l'amnistie. Autant on peut amnistier certains débordements mineurs commis dans des situations de détresse, autant les délits passibles de dix ans d'emprisonnement sont autrement plus graves. De même, en visant les délits commis à l'occasion de manifestations sur la voie publique ou dans des lieux publics, il devient difficile de faire la distinction avec certains comportements délictueux étrangers aux revendications des syndicats et qui ne relèvent pas de leur responsabilité.

Au-delà de l'affichage médiatique, il est des cas où l'intervention du législateur montre ses limites.

M. Nicolas Alfonsi. - Ce genre de textes peut rentrer dans les dispositions classiques et habituelles de l'amnistie présidentielle.

M. André Reichardt. - Pourquoi reporter, par voie d'amendement, l'application de l'amnistie aux faits commis avant le 1er février 2013, et non plus avant le 6 mai 2012 ? Est-ce le signe d'une volonté d'amnistier toutes les infractions commises à l'occasion d'activités syndicales ou revendicatives, indépendamment de la date ? Ne serait-il pas plus simple, en ce cas, de changer la loi encadrant l'exercice syndical pour affirmer que ces infractions ne méritent pas d'être poursuivies, sans avoir à recourir à une amnistie limitée dans le temps ?

M. Jean-Pierre Sueur, président. - J'ai bien entendu ce qu'ont dit les présidents Sarkozy et Hollande sur l'amnistie. Je me souviens en outre avoir soutenu et voté un certain nombre de textes d'amnistie, qui ont eu des effets positifs en d'autres temps, en particulier pour l'état de nos prisons.

M. Jean-Jacques Hyest. - Il y a des grâces collectives.

M. Jean-Pierre Sueur, présidente. - Tout à fait. Mais il y aussi eu des lois d'amnistie.

M. Jean-Pierre Michel. - Je demande une suspension de séance à l'issue de la discussion générale afin de réunir mon groupe.

Mme Éliane Assassi, rapporteure. - Ce débat ressemble à ce que j'imaginais : nous touchons à un domaine sensible, et ce texte particulier intervient dans une situation économique et sociale qui ne l'est pas moins. Je crois aux vertus du débat, et ne doute pas que celui qui se tiendra en séance contribuera à améliorer le texte. Je prends note des clivages qui se manifestent, et ne fermerai aucune porte à la discussion.

Les lois d'amnistie ont toujours eu un caractère circonstanciel. Ici, la situation économique exige tout particulièrement le dispositif que je propose.

J'ai bien compris que M. Zocchetto était hostile au principe même de l'amnistie, à l'exclusion de celles qui interviennent dans des circonstances historiques précises. Sa position a le mérite de la clarté.

Mme Klès m'interroge sur le titre de la proposition de loi : la formule est utilisée depuis 1981. Certes, les traditions peuvent changer. Je serai ouverte aux propositions lorsque nous en débattrons.

Il ne s'agit pas, monsieur Lecerf, de dire que les décisions des tribunaux sont injustes. Ce n'est ni ma pensée, ni l'esprit de ce texte.

M. André Reichardt. - C'est pourtant ce qui est écrit !

Mme Éliane Assassi, rapporteure. - Je ne souhaite pas polémiquer avec M. Béchu. Il ne s'agit nullement de réécrire l'histoire : les faits demeurent, seul est retiré leur caractère infractionnel. Le spectre des mouvements revendicatifs dont il s'agit est très large, allant des salariés de Peugeot qui se battent contre les fermetures d'usine, jusqu'aux militants pour le mariage pour tous.

Je suis d'accord avec M. Cointat : la loi qu'il cite mériterait d'être modifiée. S'il le propose, je le soutiendrai.

M. Christian Cointat. - C'est vous qui êtes dans la majorité !

Mme Éliane Assassi, rapporteure. - Le seuil de dix ans a toujours été retenu dans ce cas de figure. Je signale à Gaëtan Gorce que dans la majorité des cas, les peines ont été purgées, et qu'il ne s'agit que de nettoyer le casier judiciaire des personnes concernées.

La remarque de Jacques Mézard sur les violences physiques trouvera, je n'y vois pas d'inconvénients, un écho dans les amendements déposés en séance publique. Enfin, j'indique à M. Reichardt qu'un amendement modifie la date des faits ouvrant application de l'amnistie, afin d'ôter à cette loi tout caractère politique.

M. André Reichardt. - Je comprends l'esprit de la proposition de loi déposée par votre groupe avec la date du 6 mais 2012. Mais si l'on change la date, pourquoi recourir à l'amnistie ? Sauf à multiplier les lois d'amnistie, vous vous trouverez toujours face à ce type d'infractions. Dans ce cas, il faudra modifier tout l'arsenal juridique.

EXAMEN DES AMENDEMENTS

Article 1er

Mme Éliane Assassi, rapporteure. - L'amendement n° 1 tient compte du temps écoulé depuis la dernière élection présidentielle.

L'amendement n° 1 est rejeté.

L'amendement rédactionnel n° 2 est adopté.

Mme Éliane Assassi, rapporteure. - L'amendement n° 3 rectifié bis exclut du bénéfice de l'amnistie les violences commises sur des personnes dépositaires de l'autorité publique et les menaces proférées à l'encontre des mêmes personnes, ainsi que les atteintes volontaires à l'intégrité physique ou psychique d'un mineur de quinze ans ou d'une personne particulièrement vulnérable. En outre, il supprime l'exclusion de l'amnistie prévue par l'alinéa 5 pour les employeurs en matière de législation du travail, cette exclusion n'apparaissant pas utile dans le champ visé par l'amnistie.

L'amendement n° 3 rectifié bis est adopté.

Article 2

L'amendement rédactionnel n° 4 est adopté.

Mme Éliane Assassi, rapporteure. - L'amendement n° 5 rattache au présent article un alinéa de l'article 3.

L'amendement n° 5 est adopté.

Article 3

Mme Éliane Assassi, rapporteure. - L'amendement n° 6 supprime l'article 3 : son premier alinéa est redondant avec l'article 2, auquel nous venons de rattacher le second.

L'amendement n° 6 est adopté.

L'article 3 est supprimé.

Article 4

Mme Éliane Assassi, rapporteure. - L'amendement n° 7 modifie la rédaction de l'article 4 : les faits visés sont tous ceux accomplis dans les circonstances précisées à l'article premier, et non à l'occasion des seuls conflits du travail. Il opère une seconde modification d'ordre rédactionnel.

L'amendement n° 7 est adopté.

Article 5

L'amendement n° 8 est adopté.

Mme Éliane Assassi, rapporteure. - L'amendement n° 9 précise, conformément à la jurisprudence du Conseil constitutionnel, que l'amnistie n'implique pas de droit à réintégration lorsque l'intéressé a été exclu de l'établissement à la suite de faits de violence.

L'amendement n° 9 est adopté.

Article 6

Mme Éliane Assassi, rapporteure. - En vertu de la jurisprudence du Conseil constitutionnel, le législateur ne peut prévoir la réintégration d'un salarié dont la sanction disciplinaire a été amnistiée que si cette réintégration ne porte pas préjudice aux droits des tiers, ce qui implique que l'intéressé n'ait pas été licencié pour faute lourde, et à plus forte raison pour des faits de violence, d'où l'amendement n° 11. En outre, le Conseil constitutionnel ne semble avoir validé cette possibilité de réintégration que sous réserve qu'elle se limite aux représentants élus du personnel, aux représentants syndicaux au comité d'entreprise ou aux délégués syndicaux.

L'amendement n° 11 rectifié bis est adopté.

Mme Éliane Assassi, rapporteure. - L'amendement n° 10 laisse au juge la possibilité de ne pas ordonner la réintégration, notamment pour les cas de force majeure ou de licenciement pour faute lourde prévus par cet article.

L'amendement n° 10 est adopté.

Article 9

Mme Éliane Assassi, rapporteure. - L'article 9 est redondant avec les dispositions des articles 133-9 et suivants du code pénal. L'amendement n° 12 le supprime.

L'amendement n° 12 est adopté.

Article 11

L'amendement rédactionnel n° 13 est adopté.

Mme Éliane Assassi, rapporteure. - L'article 705-56 du code pénal réprime à la fois le refus de se soumettre à un prélèvement génétique et la substitution du prélèvement génétique d'un tiers à celui de la personne concernée. L'amendement n° 14 permet de ne viser que le premier de ces délits, conformément à l'intention des auteurs de la proposition de loi.

L'amendement n° 14 est adopté.

Mme Virginie Klès. - Le groupe socialiste votera pour la proposition de loi telle qu'amendée par notre commission. Il se réserve néanmoins le droit de modifier sa position en fonction du sort réservé à ses amendements.

La proposition de loi n'est pas adoptée.

M. Jean-Pierre Sueur, président. - Comme nous avons eu une égalité de vote, la proposition de vote n'a pu être adoptée ; les amendements extérieurs porteront donc sur le texte initial, tout comme la discussion en séance publique.

Le sort des amendements examinés par la commission est retracé dans le tableau suivant :

Auteur

Objet

Sort de l'amendement

Article 1er
Champ des infractions amnistiées

Mme ASSASSI, rapporteure

1

Fixation de la date-butoir de l'amnistie
au 1er février 2013

Rejeté

Mme ASSASSI, rapporteure

2

Rédactionnel

Adopté

Mme ASSASSI, rapporteure

3

Exclusion de l'amnistie des violences aggravées contre les dépositaires de l'autorité publique

Adopté

Article 2
Constat de l'amnistie

Mme ASSASSI, rapporteure

4

Rédactionnel

Adopté

Mme ASSASSI, rapporteure

5

Rédactionnel

Adopté

Article 3
Contestations relatives à l'amnistie

Mme ASSASSI, rapporteure

6

Suppression de l'article

Adopté

Article 4
Amnistie des sanctions disciplinaires

Mme ASSASSI, rapporteure

7

Rédactionnel

Adopté

Article 5
Amnistie des sanctions dans les établissements universitaires ou scolaires

Mme ASSASSI, rapporteure

8

Rédactionnel

Adopté

Mme ASSASSI, rapporteure

9

Exclusion de la réintégration
pour les faits de violence

Adopté

Article 6
Procédure de réintégration des salariés et agents licenciés

Mme ASSASSI, rapporteure

11

Exclusion de la réintégration pour les fautes lourdes et limitation aux salariés protégés

Adopté

Mme ASSASSI, rapporteure

10

Pouvoir du juge en matière de contestation
de la réintégration

Adopté

Article 9
Autres effets de l'amnistie

Mme ASSASSI, rapporteure

12

Suppression

Adopté

Article 11
Suppression des données personnelles enregistrées
dans les fichiers de police-amnistie du délit de refus de se soumettre à un prélèvement génétique

Mme ASSASSI, rapporteure

13

Rédactionnel

Adopté

Mme ASSASSI, rapporteure

14

Précision

Adopté

Reconnaissance du vote blanc aux élections - Examen du rapport et du texte de la commission

La commission examine le rapport et le texte qu'elle propose pour la proposition de loi n° 156 (2012-2013), adoptée par l'Assemblée nationale, visant à reconnaître le vote blanc aux élections.

M. Jean-Pierre Sueur, président. - Nous examinons à présent la proposition de loi n° 156 adoptée par l'Assemblée nationale visant à reconnaître le vote blanc aux élections.

M. François Zocchetto, rapporteur. - Actuellement, les bulletins blancs et nuls sont confondus dans le décompte des voix et ne sont pas considérés comme des suffrages exprimés. La reconnaissance du vote blanc est une revendication ancienne, qui affleure désormais dans de nombreux pays. Ceux dans lesquels le vote est obligatoire ont été plus enclins à la concrétiser. En France, elle est portée par de nombreuses associations : l'une d'elle, constituée en liste pour les élections municipales de 2001 à Caen a recueilli près de 8 % des suffrages exprimés. Le vote blanc témoigne généralement d'un malaise démocratique, voire d'une désaffection à l'égard de l'offre électorale existante. Ces électeurs sont toutefois difficiles à dénombrer, car l'article L. 66 du code électoral assimile les votes blancs aux votes nuls. C'est dans ce contexte qu'intervient la proposition de loi de M. François Sauvadet que l'Assemblée nationale a adoptée à l'unanimité le 22 novembre 2012.

Un bref rappel historique : la loi du 18 ventôse an VI a, la première, autorisé le vote blanc. Sa reconnaissance a subsisté jusqu'à ce que la Chambre des députés ne revienne sur ce droit en 1837. L'assimilation des votes blancs et nuls est depuis une règle constante, quoique contestée à toutes les époques. Bulletins blancs et nuls sont intégrés dans le calcul de la participation, mais exclus du décompte des suffrages exprimés. Ces dernières années, le Sénat a eu à connaître de nombreuses propositions de lois visant à reconnaître le vote blanc, à l'initiative de MM. Poniatowski, Haenel, Dubois et Courteau notamment, toutes cosignées par de nombreux autres sénateurs.

Il y a une tendance forte en faveur de la reconnaissance du vote blanc, dans la quelle s'inscrit cette proposition de loi. Son article 1er propose de comptabiliser les bulletins blancs de manière séparée des bulletins nuls. Il dispose en outre qu'une enveloppe vide, tout comme l'introduction dans celle-ci d'une feuille blanche, équivaut à un vote blanc. Son article 2 supprime la mention des bulletins blancs à l'article L. 66 du code électoral.

En tant que rapporteur, je partage la position unanimement exprimée à l'Assemblée nationale : la confusion des votes blancs et nuls méconnaît la différence de leurs logiques respectives : alors qu'un bulletin est dit nul parce qu'irrégulièrement émis, un bulletin blanc témoigne d'une démarche volontaire de l'électeur. Le constat que le taux de vote blancs et nuls est presque toujours supérieur au second tour d'une élection à celui observé au premier le confirme, l'offre politique se resserrant entre les deux tours de scrutin. Ce texte rend justice aux électeurs qui se déplacent pour aller voter, et manifestent à cette occasion une opinion qui doit être respectée. Enfin, il ouvre la possibilité de quantifier un phénomène dont l'ampleur est par construction méconnue.

Comptabiliser les bulletins blancs dans les suffrages exprimés est une question plus délicate. Les débats à l'Assemblée nationale ont d'abord mis en exergue un argument constitutionnel : l'article 7 de la Constitution dispose que « le président de la République est élu à la majorité absolue des suffrages exprimés ». Si les bulletins blancs avaient été intégrés dans les suffrages exprimés en 1995 et en 2002, l'article 7 n'aurait peut-être pas permis l'élection de M. Jacques Chirac et de M. François Hollande. En outre, un texte soumis à référendum devant être adopté à la majorité des suffrages exprimés, un vote blanc équivaudrait à un vote négatif.

Les recherches complémentaires et les consultations que nous avons menées conduisent à mettre en cause la justesse de ces observations. La présente proposition de loi ne concerne ni les élections présidentielles, ni les référendums. En effet, les règles relatives aux opérations de vote pour les élections présidentielles et les référendums locaux sont du domaine de la loi organique, tandis que les règles relatives aux référendums nationaux relèvent actuellement du domaine réglementaire -ce dont le Conseil constitutionnel s'est ému à plusieurs reprises.

Pour autant, je ne vous propose pas d'écarter ces arguments : si l'incidence des votes blancs sur le résultat du scrutin variait suivant le type d'élection, nous sèmerions la confusion dans l'esprit des électeurs. En outre, si nous voulions conduire une telle réforme, il y aurait lieu d'engager une réforme plus approfondie, notamment sur des règles faisant référence à un seuil de suffrages exprimés : remboursement des frais de campagne, établissement des comptes de campagne, admission d'une liste de candidats à la répartition des sièges à la représentation proportionnelle, autorisation pour une liste de se présenter au second tour, fusion de listes en vue du second tour, etc. Tout cela, vous le voyez, dépasse l'objet du présent texte.

Enfin, la reconnaissance du vote blanc appellerait une réflexion plus profonde sur le sens du vote : s'agit-il d'additionner l'expression de chaque électeur, ou a-t-il plus largement vocation à aboutir à la prise d'une décision ?

M. Jean-Jacques Hyest. - Ou à une désignation.

M. François Zocchetto, rapporteur. - Je propose donc de nous en tenir à l'équilibre du texte voté à l'unanimité à l'Assemblée nationale, et de le voter conforme.

M. Jean-Pierre Sueur, président. - Vous proposez donc d'indiquer, dans les résultats des bulletins dépouillés, le nombre de votes blancs d'une part, et nuls d'autre part, au sein de deux colonnes différentes.

M. François Zocchetto, rapporteur. - Oui. La reconnaissance du vote blanc telle que prévue par ce texte n'aurait pas d'incidence sur les résultats des élections. C'est une information.

M. Jean-Pierre Sueur, président. - Il ne faudrait pas que les citoyens comprennent ce texte comme tenant compte des bulletins blancs pour le calcul des voix exprimées.

M. Christian Cointat. - Je voterai cette proposition moins par conviction que par sympathie. Se déplacer pour glisser un bulletin nul dans l'urne témoigne d'un mécontentement. Se déplacer pour voter blanc, tout autant. Mélanger ou distinguer les deux est une affaire de sémantique. Par exemple, rayer le nom d'un candidat revient à rejeter sa candidature, ce qui équivaut à un vote blanc. L'approche de la proposition de loi est purement intellectuelle, c'est d'ailleurs ce qui la rend acceptable. Car l'idée qui consisterait à comptabiliser les votes blancs dans les suffrages exprimés amoindrirait gravement la légitimité des candidats élus. Ne perdons pas ce danger de vue.

En outre, je ne suis pas d'accord pour considérer qu'une enveloppe vide équivaut à un bulletin blanc. Il faudra mettre à la disposition des électeurs des bulletins blancs spécifiques, à défaut de quoi le vote blanc perdra toute sa signification. Je défendrai en séance un amendement en ce sens.

M. Patrice Gélard. - Je me méfie comme de la peste des lois adoptées à l'unanimité. Tôt ou tard, elles deviennent de mauvaises lois. Comme Christian Cointat, je voterai ce texte par sympathie. Il ressemble grandement à un emplâtre sur une jambe de bois : distinguer les bulletins blancs et nuls me semble dépourvu de sens, car leurs motivations sont globalement identiques. Ce texte a sans doute un intérêt pour les électeurs qui votent blanc ou nul, mais guère pour les autres. En outre, les conséquences sur les suffrages exprimés peuvent être très lourdes. Certains pays reconnaissent le vote contre l'ensemble des candidats.

M. Alain Richard. - En Russie !

M. Patrice Gélard. - Oui. Si ce bulletin rassemble une majorité, l'élection est tout bonnement annulée ! Plutôt que de fixer un seuil en fonction des suffrages exprimés, il faudrait d'ailleurs conserver au second tour les deux seuls candidats arrivés en tête. Entrer dans ce genre d'engrenage, c'est s'exposer à revoir l'ensemble du droit électoral.

M. Alain Richard. - Je suis mandaté par mon groupe pour indiquer que je voterai en faveur de ce texte. Il fournit une documentation supplémentaire aux comptes-rendus des élections, mais ne change rien au fait que l'addition des bulletins blancs et nuls reste égale à la différence entre le nombre de votants et le nombre de suffrages exprimés.

Les autres sujets soulevés sont plus problématiques. Que cherchent les associations qui militent pour la reconnaissance du vote blanc ? Leurs souhaits sont sans doute différents de ceux du législateur... A ceux qui veulent par cette revendication délégitimer la démocratie représentative, cette proposition de loi coupera les pattes. Les estimations font état d'un nombre de votes blancs relativement stable, entre 1% et 2% des électeurs. Cette démarche supposément citoyenne qui dit procéder d'une critique rationnelle de la démocratie part de l'idée que le vote nul témoigne d'une erreur. Or le vote nul peut être délibéré. Pour le distinguer du vote blanc, une feuille blanche à la disposition des électeurs sera nécessaire. Les enveloppes vides, elles, sont parfois des erreurs, et ne peuvent être assimilées au vote blanc. Je fais le pari qu'au premier ou au second tour de scrutin, le nombre de votes nuls sera supérieur à celui de votes blancs : cela démontrera par a+b que la thèse selon laquelle l'ignorance du vote blanc attente à la démocratie n'est pas partagée par le peuple français.

M. Gaëtan Gorce. - Les propos d'Alain Richard sont excessifs. Sur un plan politique, le vote blanc témoigne d'un désaccord avec la manière dont sont choisis et présentés les candidats des partis politiques. C'est d'ailleurs pour cette raison que ces derniers font évoluer leurs modes de désignation : les primaires ont en effet pour principal objectif de légitimer davantage les candidats, là où le seul choix des adhérents n'aurait pas permis d'accéder aux souhaits de diversité et de transparence des électeurs. La contestation peut emprunter diverses réponses : celle du vote préférentiel, en cas de scrutin de liste...

M. Jean-Jacques Hyest. - On est en train de l'étendre au scrutin municipal !

M. Gaëtan Gorce. - J'y suis favorable à titre personnel. Je suis également favorable à la reconnaissance du vote blanc dans les suffrages exprimés. Ce que le texte propose est moins favorable, mais c'est un premier pas, à condition que l'on réfléchisse à d'autres outils pour diversifier le choix politique.

M. Alain Richard. - C'est simple, il n'y a qu'à créer un parti.

M. Gaëtan Gorce. - Non, car on peut contester l'offre politique sans vouloir créer un parti alternatif. Le fonctionnement des organes politiques classiques n'assure pas toujours la pleine expression de la volonté du peuple. Enfin, si le bulletin blanc est l'expression d'une opinion, l'enveloppe vide ne peut être reconnue comme un vote blanc.

M. Jean-Yves Leconte. - Reconnaître le vote blanc en tant que tel serait une déviation du sens des élections. Je retiens l'argument d'Alain Richard, mais n'allons pas plus loin. Les élections n'ont pas pour fonction de permettre aux électeurs d'exprimer leurs états d'âme : elles fournissent simplement l'occasion de faire un choix politique à l'intérieur d'un certain système institutionnel. Dans ce contexte, il n'y a pas de raison de proposer le vote blanc : il y a d'autres manières d'exprimer son désaccord, par exemple en s'abstenant. Pourquoi laisser peser sur une décision ceux qui n'ont pas voulu y prendre part ?

M. Yves Détraigne. - Le rapporteur oublie modestement de signaler qu'il a cosigné une proposition de loi du 11 juin 2007 visant à reconnaître le vote blanc dont j'ai été l'auteur... Un bulletin nul, blanc, une enveloppe vide, ce n'est pas la même chose.

M. Patrice Gélard. - Ou deux bulletins différents dans une même enveloppe.

M. Yves Détraigne. - Oui. Le plus souvent, un vote nul est une critique des candidatures proposées, tandis que le vote blanc témoigne de ce que les candidatures ne répondent pas aux attentes de l'électeur. C'est une forme d'expression dont il faut tenir compte : il lui faut un bulletin dédié.

Dans ma proposition de loi, les bulletins nuls étaient comptabilisés dans les suffrages exprimés. Je reconnais les problèmes qu'une telle modification est susceptible de poser : affaiblissement des résultats, atteinte à la légitimité des candidats élus quand le vrai vainqueur est M. Blanc.

Mme Hélène Lipietz. - Mes nombreux amendements prouvent l'importance que le groupe écologiste accorde à ce sujet. Je les soumets en commission car ils appellent une discussion en commun. Le vote blanc ne témoigne nulle défiance, il constitue plutôt une autre modalité, plus moderne, de la participation démocratique. Comptabiliser les votes blancs dans les suffrages exprimés ne provoquerait aucun déferlement : au contraire, les gens réfléchiront davantage à la portée de leur vote. A l'inverse, ne pas les compter comme des suffrages exprimés ne délégitimerait pas moins les personnes et les décisions. En revanche, mes amendements ne portent pas sur la question de savoir si une enveloppe vide équivaut à un bulletin blanc.

M. Jean-Jacques Hyest. - Distribuons des bulletins blancs dans les bureaux de vote pour éliminer tout risque de confusion.

M. Jean-René Lecerf. - Tout ce qui encourage la participation électorale est bon à prendre. Les motivations des votes blancs et nuls sont différentes : barrer le nom d'un candidat par exemple, c'est manifester une antipathie à son égard et non rejeter l'offre politique toute entière, tandis que le vote blanc signe simplement un désaccord sur le plan des idées. Il serait utile de connaître le nombre de personnes qui pensent ainsi. Imaginons un scrutin majoritaire à un tour pour les législatives : une montée du vote blanc amènerait à s'interroger sur la réforme.

Si les mots ont un sens, un vote blanc est un vote : il requiert un bulletin. L'enveloppe vide ne peut être considérée que comme un vote nul.

M. Philippe Kaltenbach. - Il faut que les choses soient claires : faire apparaître le vote blanc suppose un bulletin dédié. Une enveloppe vide ne peut en tenir lieu.

L'interprétation du vote blanc est une autre affaire. Son exégèse est toujours difficile, car chacun motive son vote par des considérations qui lui sont propres : contestation de l'offre politique présentée à l'occasion du scrutin, critique générale de ce qu'ils considèrent comme un cirque démocratique, désaccord avec le candidat présenté par son parti de prédilection... Mais ne soyons pas naïfs : notre démarche risque d'aboutir à moyen terme à la prise en compte des votes blancs dans les suffrages exprimés. Ce sera alors une autre paire de manches. Admettons pour l'heure le vote blanc avec bulletin spécifique, et refaisons le point dans quelques années.

M. André Reichardt. - Cette proposition mi-chèvre mi-chou ne me convient absolument pas : soit elle sert à distinguer les bulletins nuls des bulletins blancs, auquel cas elle présente peu d'intérêt, à plus forte raison si les enveloppes vides sont comptabilisées comme des votes blancs ; soit elle traite le vote blanc comme un suffrage exprimé, et on en tire les conséquences. On nous fait peur avec des conséquences que nous ne verrions pas. Les débats sur le mariage pour tous ont montré qu'on pouvait faire bouger les lignes. Adopter cette seconde hypothèse pour le vote blanc témoignerait d'un certain courage civique.

M. Jean-Pierre Sueur, président. - L'amendement de Christian Cointat est à mon sens nécessaire. L'enveloppe vide ne saurait être une modalité du vote blanc.

M. François Zocchetto, rapporteur. - Cette question connaît une certaine actualité depuis quelques années, avec la baisse de la participation aux élections. Alain Richard a rappelé les pressions qu'exercent certaines associations. Si elles n'empêchent pas de dormir, leurs revendications restent excessives. Ce texte remet les pendules à l'heure.

Je ne partage pas le point de vue de Mme Lipietz, à qui je signale d'ailleurs que ses collègues écologistes à l'Assemblée nationale se sont ralliés au dispositif. Toutes mes excuses, enfin, à Yves Détraigne pour ne pas avoir mentionné sa proposition de loi.

Je suis moi aussi convaincu que ce texte peut être modifié. C'est pourquoi je propose à l'article 1er un amendement, consistant à supprimer la phrase « Une enveloppe ne contenant aucun bulletin est assimilée à un bulletin blanc. ». Un autre amendement pourrait consister en l'ajout d'un article additionnel après l'article 2 complétant le premier alinéa de l'article L. 58 du code électoral pour indiquer, sans mentionner le maire, que des bulletins blancs correspondants au nombre d'électeurs inscrits sont déposés sur la table.

M. Patrice Gélard. - Qui paye ?

M. Alain Richard. - A la lecture de l'article L. 58, je crains qu'il ne faille plutôt reprendre la rédaction proposée par l'amendement de Mme Lipietz. Sinon, qui va apporter les bulletins blancs ? Ni les candidats, ni un tiers, ce ne peut être que le maire.

M. François Zocchetto, rapporteur. - Je suis preneur de toutes les propositions.

EXAMEN DES AMENDEMENTS

Article 1er

M. Jean-Pierre Sueur, président. - Le rapporteur nous propose de supprimer une phrase du deuxième alinéa de l'article 1er. Je vous soumets cette suggestion qui prend la forme d'un nouvel amendement, en précisant que nous expliquerons en séance qu'il a été adopté sur la proposition de M. Cointat.

L'amendement n° 6 est adopté.

L'article 1er est adopté dans la rédaction issue des travaux de la commission.

Division additionnelle après l'article 1er

M. Jean-Pierre Sueur, président. - Quant au second amendement du rapporteur, il pourrait consister en une modification de ceux proposés par Mme Lipietz.

Mme Hélène Lipietz. - L'amendement n° 1 propose que ce soit tout simplement le maire, agissant au nom de l'Etat, qui mette les bulletins blancs à disposition.

M. Jean-Pierre Sueur, président. - Cet amendement pourrait se voir opposer l'article 40.

M. Yves Détraigne. - Nous pouvons le gager.

M. Patrice Gélard. - Le problème, ce n'est pas les bulletins ; c'est le personnel nécessaire pour couper le papier et pour les préparer. Il faudra bien le payer.

M. Alain Richard. - L'électeur pourrait apporter son bulletin blanc.

M. Jean-Pierre Sueur, président. - Une autre option pourrait être de faire avancer la réflexion d'ici la réunion du 27 février au cours de laquelle nous reviendrons sur ce texte.

M. François Zocchetto, rapporteur. - Outre le dépôt des bulletins sur les tables, se pose la question de l'envoi aux électeurs. J'ai besoin de réfléchir et il ne me semble, à ce stade, pas opportun d'adopter l'amendement de Mme Lipietz.

M. Jean-Pierre Sueur, président. - L'avis du rapporteur est donc défavorable, non pas sur le fond. Il faut le temps de faire avancer la réflexion sur les questions qui se posent. Faut-il envoyer les bulletins aux électeurs par la poste ? Qui paye ? Pour ce faire, il reviendra à M. le rapporteur de prendre l'attache du Gouvernement.

Mme Cécile Cukierman. - A l'heure où l'on supprime nombre de documents pour économiser le papier, ne serait-il pas ridicule d'obliger les 36 000 communes à envoyer des bulletins blancs et à les disposer sur des tables ? Lors des élections européennes, il me semble que certaines formations politiques laissaient les électeurs libres d'imprimer leurs bulletins. Ne pourrait-on s'en inspirer ?

M. Alain Richard. - Ces amendements ne constituent-ils pas un exemple parfait de dispositions entrant dans le champ de la nouvelle commission consultative d'évaluation des normes ? En effet, nous envisageons une mesure sans être capables d'en voir les conséquences. Avant de proposer d'imprimer un nombre d'amendements de plus de deux fois le nombre d'électeurs, on pourrait simplement se contenter de considérer qu'un bulletin, c'est une feuille et que chaque électeur peut apporter le sien.

M. Patrice Gélard. - C'est ce qui se passe actuellement.

M. Jean-Pierre Sueur, président. - Il suffirait donc de ne rien dire.

Mme Hélène Lipietz. - Mon imagination étant débordante, je vous soumets une autre idée : toute enveloppe vide pourrait être considérée comme un bulletin blanc.

M. Jean-Pierre Sueur, président. - La commission s'est déjà prononcée.

Mme Hélène Lipietz. - Se pose aussi la question de la couleur blanche des bulletins...

M. Jean-Pierre Sueur, président. - Tout cela est réglementaire.

M. Christian Cointat. - Je souhaiterais que soit versé à la réflexion commune un amendement ainsi rédigé : «  Des bulletins blancs sont mis à la disposition des électeurs selon des modalités fixées par décret en Conseil d'Etat. »

M. Jean-Pierre Sueur, président. - Vous pourrez le déposer en vue de la séance. Nous ne pouvons pas à la fois statuer et décider de continuer à réfléchir. Prononçons-nous maintenant sur l'amendement de Mme Lipietz tout en sachant que nous reviendrons très prochainement sur le sujet.

L'amendement n° 1 est rejeté.

Article 2

L'article 2 est adopté sans modification.

Article 3

L'article 3 est adopté sans modification.

Article additionnel après l'article 3

M. Jean-Pierre Sueur, président. - L'amendement n° 2 relève davantage du domaine règlementaire.

M. François Zocchetto, rapporteur. - Nous sommes toutefois d'accord avec Mme Lipietz sur la nécessité d'expliquer les nouvelles dispositions aux électeurs.

Mme Hélène Lipietz. - Entendu, mais je représenterai l'amendement pour en débattre en séance.

L'amendement n° 2 est rejeté.

Article 4

L'article 4 est adopté sans modification.

Articles additionnels après l'article 4

M. Jean-Pierre Sueur, président. - Les amendements n°s 3, 4 et 5 s'inscrivent dans une logique contraire à celle du texte...

M. François Zocchetto, rapporteur. - Nous nous sommes déjà prononcés sur ce sujet : avis défavorable.

M. Patrice Gélard. - L'amendement n° 5 relève de la loi organique et non de la loi ordinaire.

Les amendements n°s 3, 4 et 5 sont rejetés.

La proposition de loi est adoptée dans la rédaction issue des travaux de la commission.

Le sort des amendements examinés par la commission est retracé dans le tableau suivant :

Examen des amendements du rapporteur

Auteur

Objet

Sort de l'amendement

Article 1er
Décompte des bulletins blancs

M. ZOCCHETTO, rapporteur, et M. COINTAT

6

Suppression de l'équivalence entre enveloppe
vide et bulletin blanc

Adopté

Examen des amendements extérieurs

Auteur

Objet

Sort de l'amendement

Division(s) additionnel(s) après Article 1er

Mme LIPIETZ

1

Mise à disposition des électeurs de bulletins blancs

Rejeté

Article(s) additionnel(s) après Article 3

Mme LIPIETZ

2

Information des électeurs sur le vote blanc

Rejeté

Article(s) additionnel(s) après Article 4

Mme LIPIETZ

3

Création d'un chapitre préliminaire
au sein du code électoral

Rejeté

Mme LIPIETZ

4

Assimilation d'un bulletin blanc
à un suffrage exprimé

Rejeté

Mme LIPIETZ

5

Prise en compte des bulletins blancs
pour les consultations outre-mer

Rejeté

Ouverture du mariage aux couples de personnes de même sexe - Audition de M. Daniel Sibony, psychanalyste

Au cours d'une seconde séance qui s'est tenue dans l'après-midi, la commission poursuit ses auditions sur le projet de loi relatif à l'ouverture du mariage aux couples de personnes de même sexe.

Elle procède tout d'abord à l'audition de M. Daniel Sibony, psychanalyste.

M. Jean-Pierre Sueur, président. - Nous recevons cet après-midi trois psychanalystes. Le Sénat a beaucoup aidé leur discipline qui avait été menacée à l'occasion de l'amendement Accoyer, dont l'objectif était clairement de définir les conditions d'exercice de la profession de psychothérapeute. D'autres campagnes ont eu lieu à propos de l'autisme. Pour ma part, je n'accepte pas qu'une autorité étatique, quelle qu'elle soit, s'érige en censeur d'une discipline scientifique.

M. Daniel Sibony, psychanalyste. - Merci de me recevoir. Ce qui pose question, c'est le nom, la façon de nommer les choses. Aussi commencerai-je par rappeler qu'ayant été d'abord chercheur en mathématiques et en philosophie, je ne parlerai pas seulement en tant que psychanalyste.

La division des psychanalystes est positive. Chacun investit différemment ce qu'il entend par symbolique, transmission, névrose. Je peux comprendre que certains confrères aient été affolés de ne pas retrouver dans le mariage pour tous des repères pour eux fondamentaux comme l'OEdipe, et je veux témoigner qu'il faut faire confiance à des groupes humains pour vivre, se reproduire, transmettre de l'amour ou du non-amour, sans avoir recours à des schémas préalables, fussent-ils ceux de la psychanalyse.

Plus que singulière, ma position est singulièrement universelle. Je n'ai rien contre le fait qu'un couple homosexuel puisse adopter un enfant ou en avoir un par procréation, qu'on célèbre son union avec solennité. En revanche, je m'inquiète que le changement de sens de certains mots entraîne des cascades de conséquences se traduisant par des réalités cliniques. On parle de couples homosexuels. Je lis, dans Le Monde, sous la plume de la sociologue Martine Gross, qu'il est bien qu'une femme puisse demander un don de sperme pour que sa compagne soit fécondée. C'est différent de ce qui existe dans des pays comme Israël, où des femmes seules peuvent être fécondées, adopter. En France, on a imposé des limites, comme pour le plaisir de les surmonter, comme si le mariage pour tous était la seule manière d'y parvenir ; présenter ainsi celui-ci comme la solution relève du sophisme.

Le mariage unit, sous le signe d'une légalité, deux jouissances radicalement hétérogènes et fait travailler cette différence. Redéfinir ce mariage par l'union du même n'enlèverait rien aux autres ? Voilà qui ne laisse pas de surprendre : on enlève que ce que l'on a, or nous sommes ici dans l'ordre de l'être. On dit : nous sommes mariés, pas j'ai un mariage, sauf si j'y vais tout à l'heure. Passer de l'être à l'avoir, c'est opérer un coup de force. Le projet de loi aura des répercussions sur des noms, des nominations, qui avaient le droit d'exister - je ne parle pas de sacralité.

Dans cette affaire, on a fait feu de tout bois dans un certain affolement. Le lien du mariage n'est sacré que chez ceux qui le sacralisent ! Il y a toute une graduation entre la transcendance et, au niveau élémentaire, le sens du mot. Voyez la définition qui figure dans les dictionnaires jusqu'à celles qui tentent d'anticiper un changement.

Que l'union d'une femme et d'un homme sous le signe d'une légalité n'ait plus de mot pour être nommée dans sa spécificité, pose problème. Le texte de la loi en témoigne. Il ne dit plus mari et femme, mais époux, père et mère mais parents. Dans mon cabinet psychanalytique, j'ai reçu une jeune épouse furieuse : elle réclamait le droit à la différence ! Pourquoi le fait d'honorer une différence pour une minorité impliquerait-il une perte pour la majorité ? Fallait-il, pour donner le droit d'hériter au conjoint d'un couple homosexuel, modifier la définition même du mot mariage, et faire disparaître de la loi des termes essentiels ? Me direz-vous comme le Conseil d'Etat qu'ils subsisteront dans la vie quotidienne ? Le texte de la loi est un papier qui appartient à tout le monde : ici, il y a un coup de force linguistique.

Que l'on s'apprête à transformer certains mots, à les vider, suscite une grande gêne chez un écrivain qui a écrit trente-six livres. Bien sûr, je m'en débrouillerai. Et les enfants d'un couple de femmes auront pour père effectif une femme. Dans un couple homosexuel, il y en a toujours un qui est plus féminin et l'autre plus masculin. Cela, c'est la réalité que l'on observe. Quand on voit des reportages à la télévision, l'un des deux considère toujours l'autre non comme son copain ni comme son ami mais comme son mari - j'attends toujours que l'autre se présente comme sa femme. Ou bien l'on aura un homme qui, sans être un transsexuel, dira qu'il est une femme, ou bien l'on aura deux maris.

Cette loi pour le mariage pour tous, ce « tous » mis à la place des homosexuels, comme si ceux-ci répondaient pour tous ou comme si le mariage avait été excluant, est la première étape d'une loi à venir sur la filiation ou la parentalité. Le mot mariage comporte une présomption de filiation. Cette loi mentionne déjà l'adoption, comme si elle traitait le cas le plus simple, ce qui d'ailleurs n'est pas le cas. J'aimerais assister aux réunions des commissions qui devront attribuer un enfant à un couple homosexuel ou à un couple hétérosexuel.

On peut donner tous les droits aux couples homosexuels sans bouleverser le sens normal, ordinaire, banal de certains mots qui gardent au fil des temps une étonnante vibration. Au fond, il s'agit de permettre à des personnes qui ne veulent pas recourir à l'autre sexe d'avoir quand même des enfants. Fallait-il pour autant procéder à ce chamboulement ? Je n'en suis pas sûr. Il se peut que toucher à l'autre sexe, ne serait-ce qu'une fois, soit le prix à payer, une preuve ou une épreuve d'amour pour obtenir l'enfant.

Il arrive (très rarement) que des couples hétérosexuels qui veulent recourir à la procréation médicalement assistée (PMA), affirment avoir de bonnes relations, mais pas de relations sexuelles. Le recours à la technique peut éviter d'affronter certains problèmes, qui se déplacent alors. Pour les homosexuels, le rejet de l'autre sexe s'exprimera évidemment par la suite. Quand j'entends une femme dire : « Je ne veux pas me coltiner un père pour élever mon enfant », je me pose des questions sur la transmission du rejet de l'autre sexe qui a structuré ce couple. Le refus de l'homosexualité n'est pas ce qui structure les couples hétérosexuels. Quand la loi entre dans cette intimité sexuelle, il devient difficile d'en sortir.

L'accusation d'homophobie, présente pendant tout le débat, a fait oublier cette réalité qu'est le rejet de l'autre sexe par ces couples. Au nom de la réalité des couples homosexuels, on a procédé à un autre déni de réalité, le mariage des hommes et des femmes, ou les relations père-mère.

Un couple hétérosexuel qui recourt à la procréation médicalement assistée (PMA) réduit le donneur à du sperme, alors que le couple homosexuel rendrait toute sa dignité à cette personne. Un tel argument apparaît particulièrement malhonnête : l'homme ne sera pas introduit en tant que père dans l'univers de ce couple homosexuel.

La levée de l'anonymat lors du don pour un couple féminin s'impose d'elle-même, alors que pour de tout autres raisons, ces femmes ne veulent pas de cet homme. La levée de l'anonymat entraînera le secret.

M. Jean-Pierre Sueur, président. - Nous n'avons pas tous lu vos trente-six ouvrages. Mais, je n'ignore ni Entre deux : l'origine en partage, ni Don de soi ou partage de soi ?

M. Jean-Pierre Michel, rapporteur. - Entre votre introduction et la suite de votre propos, il y a un fossé. Après avoir dit que vous n'aviez aucun problème, vous expliquez que des mots vous heurtent. La loi, ce n'est pas la psychologie mais des mots, qui ont un antécédent, une jurisprudence. Le mot « mariage » veut dire quelque chose au regard de la loi. Je prétends qu'il s'applique très bien à des personnes de même sexe, comme il s'applique à des personnes de sexe différent. Si cela ne vous pose aucun problème, quelles solutions préconiseriez-vous pour nommer ce couple, ces parents, leurs rapports ?

Mme Michelle Meunier, rapporteure pour avis de la commission des affaires sociales. - Vous avez souligné l'importance de nommer. Comment pouvez-vous, avec le législateur, contribuer à faire évoluer ces symboles ? Surtout qu'il s'agit d'injustice et d'exclusion.

Vos références biologiques ne vous empêchent-elles pas d'imaginer un modèle différent du sens banal des mots ? S'ils ignorent qui est leur géniteur, les enfants de tous les couples infertiles qui ont eu recours à des dons de sperme, savent pourtant qui sont le père et la mère.

M. Daniel Sibony. - Il ne faut pas pousser le malentendu trop loin. Dans les couples infertiles qui ont reçu des dons, les enfants savent qui sont leur père et leur mère. La filiation tient au mot, à l'engagement symbolique, non au fait qu'il y a eu un donneur. J'ai cité cet exemple comme cas particulier des effets sur les couples hétérosexuels de la levée de l'anonymat pour les dons aux couples homosexuels. Je ne dis pas que le mot « mariage » ne convient pas à un couple homosexuel pour des raisons biologiques. Ce n'est pas ce qui compte. La filiation humaine est avant tout symbolique.

Comment va-t-on nommer ces couples ? Je connais des couples homosexuels hommes qui élèvent des enfants qu'un des deux a conçus. Les enfants ont un père et un ami du père... et une mère. Si le père de cet enfant meurt, les liens avec le compagnon demeurent, et c'est très bien. Mais les choses ont été prises à l'envers : on a dit que les homosexuels étaient exclus, ce qui est faux : un tabouret n'est pas exclu du statut de chaise, chaque être a sa définition. On a voulu réparer cette exclusion. On l'a en fait doublée. Tout le monde m'a dit pourquoi pas le mariage homosexuel, sans rien enlever aux autres, il évitera des aberrations. Mais quelles aberrations ? On m'a opposé le cas d'une grand-mère refusant de reconnaître un enfant qui ne serait pas vraiment le fils de son enfant. Toutes ces objections renvoient à d'autres problématiques.

Un seul argument demeure : l'égalité. Or, il ne s'agit que de l'égalité de la quantité de droits. Nous ne serons jamais égaux, mais nous pouvons nous battre pour avoir les mêmes droits. On abuse du mot égalité en le confondant avec la notion d'identité. L'égalité, c'est que chacun dispose des mêmes cartes pour le jeu social.

Comment les nommer ? La compagne de la mère ne peut pas s'appeler la deuxième mère ou avoir un statut qui fasse de la première le père. La loi cautionne une mascarade qui a lieu dans l'intimité. Elle va déjà trop loin en définissant des gens par leur sexualité. Je n'ai pas vu d'exclusion, sinon en raison de l'injustice flagrante qu'on observe en France à l'encontre des homosexuels.

Je n'ai pas d'objection à ce qu'on donne tous les droits nécessaires à ces homofamilles, mais pas à ce qu'on les prenne comme références pour redéfinir l'immense majorité des autres. Cet effet de retour est stupéfiant. N'y a-t-il pas là du machiavélisme ? Ne voudrait-on pas que l'ancien modèle de famille soit déclaré caduc, lui qui a reproduit l'humanité ? Heureusement qu'un père et qu'une mère ne sont jamais ceux qu'on aurait rêvés. N'allons pas pour autant redéfinir la « vraie » pensée de ce que doit être la famille.

Mme Virginie Klès. - J'entends bien des problèmes de nomination. Les membres de certains couples homosexuels pacsés s'appellent « mon conjoint » - on pourrait aussi dire l'épousé. Cela ne résoudrait-il pas le problème ?

M. Jean-René Lecerf. - Le mariage homosexuel risque d'avoir des conséquences dommageables sur le mariage hétérosexuel, d'après vous, comme par un effet de pollution. Or, on nous dit toujours que ce mariage n'enlève rien aux couples hétérosexuels. En outre, vous estimez qu'il pourrait être plus opportun que le couple fasse parfois la concession de l'altérité. J'ai cru comprendre que le mariage homosexuel risque au contraire d'enfermer dans une hétérophobie. Est-ce bien cela ?

M. Daniel Sibony. - Vaste problème que celui du nom. Un couple homosexuel s'appelle « conjoint ». Très bien. Sur le plan de la filiation, comment l'enfant va-t-il appeler ces deux hommes ou ces deux femmes ? Il ne dira pas « conjoint ». L'enfant appellera l'un par son prénom et l'autre « papa ». La disparition du mot spécifique est essentielle, même s'il ne faut pas le charger symboliquement. Je ne parlerai pas de pollution. La langue n'est pas une pelouse où l'on se promène en cueillant des mots. Les langues nous traversent, nous en faisons partie. Avec cette loi, on casse le sens d'un mot, ce qui rejaillit sur les autres mots. N'est-ce pas trop cher payé pour réparer les injustices passées envers les homosexuels que de casser ou distordre certains mots ?

Le législateur est très clairvoyant : il a bien compris que les gens qui se marient le font avec leur coutume ; ils adhèrent à un mot qui a une longue histoire de transmission. Or, le législateur dit qu'il n'y a plus besoin de celle-ci. Ce coup de force fait trembler. Le Conseil d'Etat a parlé de « réforme majeure », peut-être est-ce une façon d'alerter sur le prix à payer.

Mme Virginie Klès. - Quand on est passé du mariage religieux au mariage civil, il y a eu un coup de force.

M. Daniel Sibony. - Le sens n'a pas changé : seule la bénédiction divine n'était plus nécessaire, mais le sens restait identique.

M. Jean-Pierre Sueur, président. - Vos propos sont à l'antipode de ceux de Mme Françoise Héritier, qui parlait de « combinatoires » en nous invitant à mettre à sa juste place ce que nous faisions. Hjelmslev définissait la structure linguistique comme une entité autonome de dépendances internes : chacun de ses éléments se définit par rapport aux autres. Un mot change de sens, certes, mais ce n'est pas la première fois. Le système va se redistribuer. C'est une loi générale. Faut-il s'arrêter de légiférer, de parler ? Mallarmé parlait, de « donner un sens plus pur aux mots de la tribu ». Je ne comprends pas cette sorte de terreur que vous manifestez devant le changement de la structure.

M. Daniel Sibony. - Le sculpteur Eduardo Chillida, qui a renouvelé la conception de l'espace, disait : « pour être vraiment libre, il faut avoir un point fixe ». Nous pouvons nous permettre des malentendus ou des équivoques parce que nous avons des points fixes. De même, je serais bien ennuyé pour vous dire dans quelle structure nous sommes. Je sais en revanche que certains liens, certaines transmissions sont structurants. Vous dites que la loi change le sens d'un mot, mais que cela réagira sur le reste et que l'on aboutira à un équilibre. Je vous demande de me donner un seul exemple d'un mot identifiant qui ait changé de sens, comme « je suis marié », « c'est un père », « c'est sa femme », etc. Cela ne peut se faire que par un coup de force. D'où l'idée de référendum pour cette loi, pas seulement pour contrer un argument politique discutable selon lequel la majorité des Français aurait voté pour ce point, mais pour recourir à une souveraineté publique présente.

M. Jean-Pierre Sueur, président. - Je ne comprends rien à la différence entre un mot identifiant et un mot qui ne le serait pas.

M. Daniel Sibony.- Je pourrais expliquer.

M. Jean-Pierre Sueur, président. - Il y a des milliers de contre-exemples. Le mot « rien » vient du latin « res » qui veut dire « quelque chose » ; il veut dire le contraire, même si l'on parle toujours d'un rien. « Marrant » a la même origine que « j'en ai marre », qui renvoie au côté sinistre des choses. « Sans doute » signifie qu'il y en a un... La considération dogmatique que vous venez de faire selon laquelle il y aurait des mots identifiants ne signifie rien.

M. Charles Revet. - On a le droit d'avoir un avis différent.

M. Daniel Sibony.- Le mot « ennui » a changé de sens ; cependant, on ne dit pas « je suis ennui », alors qu'on dit « je suis Français ». Il y a des mots identifiants. Les gens s'identifient avec des mots comme « mariage », « père »,  « mère ».

M. Jean-Pierre Sueur, président. - Les mots ont un sens, je ne le conteste pas. Mais ce sens change.

M. Charles Revet. - Chacun peut avoir un avis. Je suis heureux d'entendre ce qui vient d'être dit. Votre formule est très importante. Il y a des mots qui se construisent au fil du temps, qui constatent la réalité depuis toujours, qui sont bien identifiants. Or, et du jour au lendemain, on n'en tient plus compte. Le législateur peut-il ainsi changer le sens des mots ?

M. Jean-Pierre Sueur, président. - Je comprends que vous soyez attaché au sens des mots. Je conteste néanmoins que l'on puisse distinguer entre deux sortes de mots, ceux qui seraient immuables et ceux qui ne le seraient pas. Cela serait contraire à tous les enseignements de toutes les sciences humaines.

M. Daniel Sibony. - Je pourrais vous donner un exemple de mot identifiant qui n'arrête pas de changer de sens, mais avec une certaine stabilité. Le mot juif, dont le sens est supposé précis, est tout sauf lisse, c'est une identité gondolée. Le coup de force linguistique pose de vrais problèmes.

M. Jean-Pierre Sueur, président. - Nous pourrions poursuivre longuement, mais nous devons tenir l'horaire.

Ouverture du mariage aux couples de personnes de même sexe - Audition de M. Jean-Pierre Winter, psychanalyste

La commission procède ensuite à l'audition de M. Jean-Pierre Winter, psychanalyste.

M. Jean-Pierre Sueur, président. - Nous vous avons invité, nous ne pouvons le faire pour tous les psychanalystes de talent, parce que vous avez écrit un livre sur l'homoparentalité.

M. Jean-Pierre Winter, psychanalyste. - Merci de me faire l'honneur de m'écouter sur ce sujet sur lequel je travaille depuis longtemps. L'ouvrage que vous citez est paru en 2010. Avec le débat parlementaire, certaines questions que je me posais sont dépassées. A l'époque, j'étais d'avis que l'adoption ne posait pas de problèmes aussi importants que la PMA et la GPA, qui se profilent à l'horizon, malgré ce que dit le Gouvernement. Aussi me concentrerai-je sur ces questions.

La complexité du problème a été masquée par sa politisation, les tenants du mariage pour tous ont défini les partisans de ce changement comme progressistes et classé ceux qui s'y opposent parmi les religieux, voire en réactionnaires, ou homophobes, si ce n'est pire. Or les choses ne se répartissent pas aussi facilement. Les religieux ne sont pas forcément du côté qu'on croit. L'académicien athée Michel Serres a expliqué dans un article paru dans La Croix puis dans Etudes, la revue des jésuites, que l'adoption répondait au modèle de la sainte famille, dite « saine famille ». Ce modèle, qui n'en est pas un pour les théologiens chrétiens, où le père n'est pas le père et où la mère est vierge, serait celui des tenants de l'homoparentalité. C'est dire si le problème est complexe.

Dans l'histoire de la République et des lettres, les choses sont encore plus compliquées. Ainsi, j'ai-je trouvé chez le marquis de Sade cette formule : « J'ose assurer en un mot que l'inceste devrait être la loi de tout Gouvernement dont la fraternité fait la base ». C'est dire que l'on ne sait pas très bien où l'on met les pieds : ce projet de loi mérite une discussion très approfondie.

Donnons-nous le temps de bien voir toutes les conséquences de ce que nous faisons. La précipitation n'augure rien de favorable pour l'avenir de l'enfant et de notre société.

La famille n'est pas un concept psychanalytique, mais un concept anthropologique. En tant que psychanalyste, elle ne constitue pas l'une de mes préoccupations majeures. Il n'est pas vrai, quoi qu'en disent certains de mes collègues, que Freud ait modifié de fond en comble ce qui aurait été la famille bourgeoise du XIXe siècle. Les occurrences du mot famille dans son oeuvre se comptent sur les doigts de la main. En revanche, la question de la filiation et la situation de l'enfant par rapport à l'histoire de ceux qui l'ont engendré intéressent le psychanalyste. Cela concerne ce que Freud appelait « l'inconscient parental ». On peut demander au législateur de tenir compte non de l'inconscient, mais de la découverte majeure faite par Freud à l'orée du XXe siècle et qui consiste à constater qu'il existe une réalité psychique.

Devant la commission des lois de l'Assemblée nationale, j'ai dit que dans le contexte d'une société patriarcale et polygame, le cinquième commandement, « tu honoreras ton père et ta mère » signifie : prends conscience que tu as un père et une mère. Quel que soit le cadre familial, il faut porter l'accent sur cette question : comment un enfant repère-t-il qu'il a un père et une mère ?

Il y a des invariants. Levi-Strauss faisait remarquer qu' « il existe une infinie variété des formes de la parenté et de la répartition des rôles sexuels, mais ce qui n'existe jamais, c'est l'indifférenciation des sexes ». S'il existe un changement anthropologique majeur, c'est que l'on touche à la différence des sexes. C'est autre chose que le droit au divorce ou à l'avortement.

Plaçons-nous du point de vue de l'enfant et partons de ce que Freud lui-même considérait, dans son dernier livre, comme le point pivot de la doctrine psychanalytique. L'OEdipe a mauvaise presse, ça fait ringard, dogmatique aujourd'hui, mais, enfin, il y a une grande différence entre l'OEdipe tel que nous le concevons dans le langage commun et ce qu'il est du point de vue du psychanalyste.

L'OEdipe raconte l'histoire d'une loi qui s'adresse à un sujet qui n'est pas un sujet de droit. Avec son corollaire, l'interdit de l'inceste, il s'adresse à l'enfant, non pas à l'adulte, même si le législateur a cru bon de l'introduire récemment dans la loi, ce à quoi je m'étais opposé, puisque ce qu'une loi fait, une autre peut le défaire. Il s'agit de demander à l'enfant de renoncer à un désir par l'humanité partagé pour devenir un être désirant, c'est-à-dire tourné vers l'avenir. J'insiste sur ce paradoxe : l'interdit s'adresse à l'enfant, c'est-à-dire à chacun d'entre nous.

Certains psychanalystes sont brocardés parce qu'ils font appel à ce dogme pour s'interroger sur la situation de l'enfant confronté à deux hommes ou à deux femmes. La question est mal posée. La question oedipienne se pose à propos des gens qui imaginent faire un enfant en le privant soit de père, soit de mère. Je ne doute pas qu'ils soient capables de s'en occuper, ce qui m'interroge c'est ce fantasme d'enfant pré-oedipien, sans papa ou sans maman.

On me dit : « Vous fantasmez !, les homosexuels en couple diront la vérité : nous nous sommes rencontrés et nous voulions un enfant, aussi nous avons eu recours à un tiers ». Oui, sauf que nos exemples cliniques nous montrent que tout ne se passe pas comme cela. On nous rétorque que ce sont des anecdotes marginales. Mais où a-t-on vu qu'une loi s'instituait en tablant sur la bonne foi de qui que ce soit ?

Il y a des choses que chacun d'entre nous peut entendre dans les reportages. J'ai ainsi entendu, tout récemment, des femmes homosexuelles dire en toute bonne foi - mais, comme le disait Lacan, l'erreur de bonne foi est de toutes la plus impardonnable - à un enfant de deux ans : « Tu n'as pas de papa, tu as deux mamans. C'est parce que nous nous aimons très fort que tu es né ». Autoriser de tels propos par la loi revient à accepter un mensonge d'Etat. Aucune loi ne peut imposer à qui que ce soit de dire la vérité, une vérité insaisissable. En revanche, cette vérité peut être écrite dans un document d'état civil qui fait foi et auquel l'enfant peut être confronté s'il le souhaite.

Sans reprendre le passéiste « né de père inconnu », une formule sur l'acte de naissance peut dire que l'enfant n'est pas né de l'union de deux femmes. La même formule peut figurer aussi sur le livret de famille, sans que celui-ci soit dédoublé, comme le proposent certains collègues, car cela stigmatiserait les couples homosexuels.

Puisque des couples de même sexe sont capables d'offrir à un enfant un amour au moins équivalent à celui qu'offre la famille hétérosexuelle, qui du coup devient un concept, ils sont capables de l'éduquer de manière tout à fait honorable. C'est versé au crédit de la psychanalyse. Freud le regrettait déjà, l'on accorde beaucoup trop d'importance à l'éducation dans le développement de l'enfant. Celle-ci peut jouer un rôle déterminant lorsqu'elle s'impose à contretemps des réalités physiologiques, sociales et psychologiques. L'apprentissage de la propreté, s'il intervient avant la maturation physiologique des sphincters, a des conséquences dommageables pour l'enfant. L'assimilation de la sexualité infantile à la sexualité adulte constitue un véritable viol. Au contraire, l'éducation bénéfique favorise le potentiel du sujet, « allant devenant dans le génie de son sexe », selon la formule de Françoise Dolto. Bien des parents attendent que l'enfant se développe dans le génie d'un sexe qui n'est pas son sexe anatomique.

Derrière toute cette affaire, la question de l'effacement de la différence des sexes est liée à celle du mariage homosexuel, de la PMA, de la gestation pour autrui (GPA). Il y a un déni du réel. Nous ne sommes pas les maîtres de la langue. Comme l'ont montré Aldous Huxley et George Orwell, partout où se sont imposés des maîtres de la langue, il s'en est ensuivi des catastrophes psychiques et politiques considérables.

M. Jean-Pierre Michel, rapporteur. - Oui, aujourd'hui, des enfants naissent sans père, ou ne sont pas reconnus par celui-ci et sont élevés par une mère. Ces femmes-là disent-elles la vérité à leurs enfants ? Je n'en sais rien. Il y a des enfants adoptés par des célibataires. Que leur dit-on ? Cette réalité va un peu à l'encontre de ce que vous dites.

Mme Michelle Meunier, rapporteure pour avis. - En effet, « avant que cette histoire nous préoccupe », ces choses existaient, la réalité était là, homoparentalité, transsexuels... Comment définissez-vous la famille ? L'intérêt de l'enfant, dont il est beaucoup question, quel est-il ?

Mme Maryvonne Blondin. - Comment les enfants des couples homosexuels peuvent-ils réagir sans souffrir à tout ce qu'ils entendent actuellement sur leur situation ? La réalité est quotidienne : les couples, les femmes ou les pères seuls peuvent avoir des enfants, est-ce un mensonge d'Etat ? Quand j'étais toute petite, on disait que les filles naissaient dans les roses et les garçons dans les choux...

M. Dominique de Legge. - J'ai apprécié votre intervention centrée autour de l'enfant, c'est essentiel. Vous avez dit qu'une loi ne peut imposer de dire la vérité. Mais si l'on ne peut mentir à l'enfant sur le fait qu'il naît de la rencontre d'un homme et d'une femme, on revient à la question de l'accès aux origines, qu'on retrouve à propos de l'accouchement sous X ou du don anonyme de gamètes. Serait-il souhaitable que la loi autorise l'enfant à accéder à ses origines dans toutes les circonstances ?

Mme Catherine Tasca. - Le texte que nous examinons se borne au mariage et à l'adoption, ce qui n'emporte pas toutes les questions que vous soulevez. Vous avez néanmoins bien raison d'anticiper. Vous avez dit des choses très fortes sur l'abandon des premiers désirs. Comment interprétez-vous ce désir d'hommes et de femmes homosexuelles d'avoir des enfants ?

Je pense comme vous qu'il n'y a rien de pire pour un enfant que le mensonge et j'en parle en toute connaissance de cause. Une société moderne doit absolument bannir toute mascarade destructrice. J'ai trouvé intéressante votre suggestion de border la réponse, puisque le train est parti. Lorsqu'un couple homosexuel, homme ou femme, singe complètement le rituel du mariage, on est dans le fantasme. Votre suggestion liée à l'acte de naissance ou au livret de famille est très intéressante.

Je suis pour la levée de tous les secrets en ce qui concerne l'origine. L'accouchement sous X n'est plus justifiable, comme à l'époque où la jeune fille violée par son professeur de piano ou la servante engrossée par son maître n'avaient aucune issue sociale.

Mme Annie David, présidente de la commission des affaires sociales. - Votre intervention suscite beaucoup d'interrogations. Vous anticipez en effet un débat qui n'est pas posé dans ce texte. Oui, il faut se placer dans l'intérêt de l'enfant. La question du désir d'enfant se pose : faut-il y accéder pour les couples homosexuels ? Vous avez dit qu'il faut prendre le temps. A toujours prendre le temps, jamais on ne franchit le pas.

Dire la vérité, oui, mais que pensez-vous de l'adoption aujourd'hui pour les couples hétérosexuels : faut-il dire aux enfants la vérité dans toutes les circonstances ?

Quant au livret de famille et à l'acte de naissance, lorsque les parents ne sont pas mariés et que l'un des deux parents est étranger, le livret de famille est différent. J'ai récemment vu celui d'une jeune Algérienne dont le compagnon est Français : elle n'apparaît pas comme la mère de son enfant... Cela fait partie des choses à faire évoluer.

M. Jean-Pierre Winter, psychanalyste. - Je me suis préoccupé de l'intérêt de l'enfant, je vais dire dans quelle perspective. Maurice Maeterlinck, en 1891, donc avant Freud, disait : « les enfants apportent les dernières nouvelles de l'éternité, ils ont le dernier mot d'ordre. En moins d'une demi-heure, tout homme devient grave aux côtés d'un enfant. Il arrive d'ailleurs des choses extraordinaires à tout être qui vit dans l'intimité des enfants ». Je vis dans l'intimité des enfants depuis plus de 35 ans, les miens, tous ceux dont je me suis occupé, dans le public, dans mon cabinet privé ou, indirectement, par la supervision de psychanalystes.

Il faut prendre la mesure de ce qu'ils disent sans essayer de leur faire dire autre chose. Quand un enfant de quatre ans dit qu'il appelle papa sa « mam », sa deuxième maman et que la « mam » explique qu'il dit cela par mimétisme avec les autres enfants de son école maternelle, cette interprétation fait fi de ce que veut dire l'enfant. Cela me pose question.

Quand des enfants en thérapie me demandent en fin de séance « Mais, monsieur Winter, il n'y a pas des façons plus simples pour faire des enfants ? », ils me confrontent à la limite de l'impensable, parce que la réalité et les mots employés ne coïncident pas. Quand je parle de l'intérêt de l'enfant, je pense à faire en sorte qu'il y ait coïncidence

Que les homosexuels aient envie d'enfant, ce n'est pas nouveau. La nouveauté, c'est que l'Etat prenne en charge cette envie, parce que des groupes se sont constitués pour s'en faire les porte-parole. Les homosexuels ont eu des enfants, mais à une place bien précise et qui ne dénie pas les nominations respectueuses de la généalogie et de l'engendrement : « c'est ton oncle, il s'intéresse à bien des choses dans la vie, mais il a un lien particulier avec toi ». Chacun d'entre nous a imaginé qu'il pouvait faire un enfant avec son papa et, dans sa réalité psychique, papa et maman, c'est pareil. Cependant, l'on pouvait mesurer ce à quoi l'on pouvait aspirer enfant et à quoi l'on a renoncé d'une part, et, de l'autre, la réalité socialement admise sous toutes les latitudes.

Le désir d'enfant chez les homosexuels existe, mais il existait bien antérieurement à la découverte par l'individu de son homosexualité. Quant aux cas particuliers, comme les familles monoparentales, les mères seules, etc., ma proposition pourrait s'appliquer à quantité d'autres situations. Ne pas dire la vérité est porteur de dommages.

Des psychanalystes ont dit les dangers de l'adoption. Le fait de dire qu'un enfant a un père et une mère ne signifie pas simplement qu'il a un papa et une maman. Le père comme la mère fait référence à toute une lignée de pères, de mères. Si les conditions de la transmission n'ont pas été valides, une femme peut décider de ne pas avoir d'enfant.

Le fait de dire qu'un enfant a un père ne procède pas d'une idéologie patriarcale. L'important n'est pas d'avoir un bon père, mais d'en avoir un. Après, on s'arrange avec celui que l'on a. Il peut être en prison, avoir déserté, être mort. Cependant, ces situations sont accidentelles. Or, tout à coup, on imagine que l'accidentel pourrait devenir légal. Bien sûr, toutes les généalogies sont bousculées, personne n'a pour autant eu l'idée d'en faire une loi. Cette évolution est, pour le moins, questionnable.

Confronté à ces situations complexes, le psychanalyste n'a pas, non plus, de jugement. Je reçois les enfants, je les écoute, je les amène à avoir un point de vue sur leur histoire. Mais j'ai le droit en tant qu'homme, d'avoir un jugement. Ce que j'ai appris de la névrose, c'est qu'elle consiste à être privé de son propre jugement. Il serait curieux que j'en sois privé ! Si dans mon métier, je m'abstiens de juger, sorti de là, j'apprends et je me forge mon avis sur ce qui est acceptable ou pathogène.

M. Jean-Pierre Sueur, président. - Merci pour vos réponses, M. Winter.

Ouverture du mariage aux couples de personnes de même sexe - Audition de Mme Elisabeth Roudinesco, historienne de la psychanalyse, directrice de recherche à l'Université de Paris VII

La commission procède enfin à l'audition de Mme Elisabeth Roudinesco, historienne de la psychanalyse, directrice de recherche à l'Université de Paris VII.

M. Jean-Pierre Sueur, président. - Mme Elisabeth Roudinesco est historienne de la psychanalyse, directrice de recherche à l'Université de Paris VII, enseignante à l'Ecole normale supérieure. Historienne de la psychanalyse, elle a écrit de nombreux ouvrages, dont une remarquable Histoire de la psychanalyse en France, et je vous recommande la réédition de La famille en désordre, qui comporte une postface inédite. Enfin, elle s'est battue pour défendre la psychanalyse qui a beaucoup été attaquée ces derniers temps.

Mme Elisabeth Roudinesco, historienne de la psychanalyse, directrice de recherche à l'Université de Paris VII. - Merci de m'avoir invitée. Depuis que j'ai déjà témoigné à l'Assemblée nationale, le 12 novembre dernier, les débats ont pris une ampleur étonnante, une violence se déployant non tant contre les homosexuels que contre leur désir, exprimé de longue date, d'entrer dans l'ordre familial.

Si je suis depuis longtemps favorable à cette intégration, donc à la loi, je pense que le slogan « Mariage pour tous » ne convient pas. Il s'agit exclusivement de donner le droit de se marier aux couples homosexuels et non pas à toute personne le souhaitant. L'inceste est bien sûr banni, ainsi que, dans les sociétés démocratiques, la polygamie. Celle-ci, encore en vigueur dans des sociétés théocratiques ou tribales, ne convient plus dans les sociétés laïques. Le casse-tête de Mayotte témoigne de ces difficultés.

Deux personnes, même si elles sont volontaires, ne peuvent se marier que si elles ne le sont pas déjà, auquel cas, elles doivent divorcer préalablement. Une famille suppose toujours l'existence d'un couple. Pas de mariage pour tous, donc ! Au demeurant, le mariage n'est plus nécessaire pour concrétiser légalement l'existence d'une famille : les enfants nés hors mariage ont les mêmes droits que les autres.

Après avoir été exclus d'un ordre familial jugé d'ailleurs haïssable, les homosexuels ont manifesté un désir de normativité. Pourquoi ? Dès lors qu'une orientation sexuelle minoritaire est progressivement dépénalisée, elle se normalise. Les homosexuels ont voulu, comme tout le monde, lier orientation sexuelle, vie amoureuse, vie conjugale et procréation, « faire » famille. Ruse de l'histoire, la dépénalisation a débouché sur le contraire de ce qu'on avait imaginé, les homosexuels ne sont pas restés la « race maudite » de Proust ou de Wilde, la catégorie revendiquée des pervers. Au-delà du désir de transmettre des biens, ils veulent désormais transmettre la vie, sans doute suite à l'hécatombe du sida. On assiste à une volonté de normalisation qui choque d'ailleurs certains homosexuels.

Les opposants à la loi sont en retard : ils avaient refusé le Pacs. Aujourd'hui, ils vantent les homosexuels bien visibles, voire travestis, ils aiment La Cage aux folles pour mieux rejeter l'homosexuel tranquille. Mais de quoi ont-ils peur ? De la fin de la famille ? Terreur irrationnelle. Les homosexuels sont en constante minorité : moins de 10 % de la population mondiale.

L'humanité continuera pendant des siècles à se reproduire de façon classique. L'homosexualisation graduelle des sociétés n'aura pas lieu. L'avènement d'une société barbare ne passera pas par les homosexuels. Cela est déjà arrivé au XXe siècle : la pulsion de destruction est inscrite au coeur de l'humanité, et les minorités en sont les victimes.

La peur est irrationnelle. On a entendu parler de la zoophilie, de l'inceste. Depuis quand les bons parents se recrutent-ils exclusivement dans les familles normales ? Celles-ci ont engendré des crimes, des violences, tout comme l'amour, la bonté, la beauté. Depuis des siècles, le terreau familial a fécondé le pire, comme le meilleur : le théâtre grec, les tragédies de Shakespeare, les romans du XIXe siècle, Hugo, Tolstoï, Flaubert et tant d'autres l'ont montré.

Je comprends que pour des raisons politiques, la PMA ait été écartée du projet et que le Gouvernement attende l'avis du Comité consultatif national d'éthique pour légiférer sur les procréations médicales. Je suis frappée par l'intensité du débat. Les opposants sont sincèrement troublés comme si leur histoire était abolie. Mais cela n'empêche pas la science d'évoluer ni que l'on puisse en parler en attendant que la politique se saisisse à nouveau de la question. Cela ne saurait tarder.

La loi sur le Pacs ouvrait sur le mariage. Plus on accorde de droits aux homosexuels, plus il faudra se préoccuper de nouveaux modes de procréation, et pas seulement pour les homosexuels mais pour toutes les personnes qui ne peuvent pas avoir d'enfants par d'autres moyens, c'est-à-dire, pour une infime minorité de personnes. Les avancées de la biologie reproductive devront bien un jour être encadrées par la science. Le désir d'enfant est une pulsion à laquelle on ne renonce qu'en la sublimant. Si la science fournit de quoi la satisfaire, il faut en interdire, par la loi, les dérives.

Avec la GPA, on ne voit que le pire, des femmes venues d'un autre monde et traitées comme des esclaves. Il y a pourtant aussi des cas d'offrandes, de dons de soi, sans contrepartie. D'où la nécessité d'un rite, d'une règlementation, d'un choix organisé. En se plaçant du côté du don, pourquoi ne pas répondre aux demandes de couples homosexuels ? Pourquoi avoir peur ? C'est l'adoption par d'autres moyens, à ceci près que l'enfant n'est pas abandonné pour être recueilli par une autre famille mais qu'il est désiré...

Les psychanalystes, qui ont du mal à penser leur époque, se sont mis en position d'experts de la famille pour s'opposer à la loi. En s'emparant de l'OEdipe pour expliquer que l'enfant avait besoin de deux références, masculine et féminine, ils ont oublié la signification première, chez Freud, de cette référence à la tragédie : le sujet est conduit par un destin qui lui échappe : l'inconscient. En aucun cas, cela ne signifie qu'un enfant a absolument besoin de la différence des sexes dans le couple parental pour devenir un sujet à part entière. Certains affirment que l'homosexualité ne concerne pas la psychanalyse parce qu'elle traduirait la bisexualité commune à tous les êtres humains - en écoutant de tels discours, on se dit que les psychanalystes sont parfois les meilleurs ennemis de leur discipline.

Sur Lacan, j'ai entendu des paroles extravagantes. Les opposants et les partisans du mariage pour tous font référence à la trilogie lacanienne du symbolique, de l'imaginaire et du réel. Il est ridicule de plaquer de la sorte les concepts sur la réalité pour leur faire dire n'importe quoi : je récuse l'idée qu'on puisse se servir d'une discipline comme d'une grille d'expertise. La meilleure façon d'hériter d'une doctrine est de lui être infidèle, de la faire travailler, de la penser, de la modifier, d'en retracer l'histoire.

Ni Freud, ni Lacan n'avaient songé à la configuration actuelle de la famille. Freud fut le théoricien d'une certaine époque de la famille occidentale : les femmes et les enfants accédaient au statut de sujet. Il théorisait la famille nucléaire moderne, d'où la référence à OEdipe, tragédie du destin, et à Hamlet, conscience coupable du héros incapable de venger son père.

La conception fondée de l'homosexualité était émancipatrice. Dès 1938, Lacan théorisait une famille marquée par l'hécatombe de la première guerre mondiale et le déclin de la figure du père : il théorisait l'avènement du fascisme et du communisme. Après Auschwitz, Lacan prit pour référence Antigone, figure de l'absolutisation du désir, celle qui refusant d'être mère et épouse, se sacrifiait au nom du passé afin de donner une sépulture à son frère mort. Cette conception était très différente de celle de Freud. Les hécatombes et les guerres ont profondément modifié la représentation de la famille.

Plus que Freud, Lacan voyait dans la famille le seul creuset possible de la société, mais aussi le lieu de toutes les turpitudes. Pour ma part, après avoir écrit un livre sur la famille, qui montre, entre autres, que les enfants d'homosexuels ne sont pas différents des autres familles, j'en ai conclu qu'on ne doit pas expertiser l'existence humaine comme on vérifie la solidité d'un pont.

Quant aux enfants nés de la PMA, seule la loi, c'est-à-dire la définition de ce qui est autorisé et de ce qui est interdit est une avancée de la civilisation sur la barbarie. On ne peut éternellement interdire ce qui relève de la science, car alors les dérives seraient plus terribles encore. Soyons humains, généreux. Sachons trouver des solutions rationnelles, sans croire que nous parviendrons à une solution miracle pour fabriquer des familles parfaites capables d'engendrer des êtres parfaits. Vous, législateurs, le savez mieux que moi.

M. Jean-Pierre Michel, rapporteur. - En 2008, j'avais entendu Mme Roudinesco sur la GPA. Elle concluait à la nécessité de l'introduire dans la législation parce que le législateur doit encadrer les progrès de la science. Je me souviens d'ailleurs que nous étions allés en Grande-Bretagne où elle est autorisée. Les dossiers sont centralisés au ministère de la santé, qui les examine, puis fixe le dédommagement des mères porteuses agréées, et cela se passe très bien.

Le législateur a le devoir de partir de la réalité et la faire passer dans la loi. Je vous remercie pour votre intervention. Vous nous avez élevé l'esprit.

Mme Michelle Meunier, rapporteure pour avis. - Merci d'avoir recadré le débat.

Comment faire famille par l'adoption ? Nous avons entendu des choses redoutables, cet après-midi.

M. Jean-Pierre Sueur, président. - Beaucoup d'entre nous ont des doutes sur la PMA et la GPA. Certains, dont je suis, disent oui au mariage et à l'adoption, mais n'allons pas plus loin dans ce texte. Est-ce intellectuellement cohérent ?

Mme Elisabeth Roudinesco. - Politiquement, je ne puis répondre, je ne suis pas législateur. Il ne faut pas aller trop vite. La GPA viendra en son heure. Prenons en compte les oppositions qui se sont exprimées, les manifestations de rue. Le droit évolue en permanence. Tous les ans, le droit de la famille change.

L'Angleterre n'est pas la France, monsieur le Rapporteur. Les conflits s'expriment de façon très forte dans notre pays et c'est bien ainsi. Le spectacle que nous donnons, qui étonne parfois à l'étranger, ne me déplait pas.

L'adoption maintenant. Ma mère s'est occupée toute sa vie d'enfants adoptés ou abandonnés. Le traumatisme de l'abandon initial est réel. Les parents qui adoptent sont, de ce fait, plus éducateurs que parents.

Tous les cliniciens vous le diront, il est préférable que les enfants connaissent leurs origines, d'autant que la vérité finit souvent par se savoir ou refait surface par l'inconscient. Même chose d'ailleurs pour les enfants adultérins, comme si quelque chose était connu à l'intérieur de la subjectivité. Les enfants demandent à connaître l'origine biologique de leur naissance mais ils ne prétendent pas que cette origine biologique est un père. Il faudra légiférer, car le donneur ne veut pas être père. Des philosophes avaient considéré qu'il ne fallait pas troubler l'enfant avec une origine compliquée. Dire la vérité, c'est mieux.

Les homosexuels, contrairement à ce que disent certains psychanalystes, sont contraints de dire la vérité : les enfants savent très tôt qu'ils ne peuvent avoir deux parents du même sexe. Les homosexuels ont incité tout le monde à plus de transparence.

Les homosexuels ne font pas mieux que les autres : il y a les mêmes mensonges, les mêmes turpitudes que dans les autres familles. La communauté homosexuelle avait eu l'espoir de faire mieux, ils feront comme tout le monde. Le poids de la normalisation apportera des transformations Tous les homosexuels ne se marieront pas, et ceux qui l'auront fait pourront divorcer.

L'enfant pose des questions très tôt. Pour les couples homosexuels composés de deux femmes, les enfants font une différence entre maman et tata. Même s'il n'y a pas de différence sexuelle, anatomique, l'enfant perçoit cette séparation nécessaire. Certes, ce n'est pas la même chose d'être dans un couple où les parents sont de sexe différent, que dans un couple de parents de même sexe. C'est deux normalités. Je ne sais pas si c'est mieux, ou moins bien mais ce sera toujours minoritaire.

M. Yves Détraigne. - Merci pour cette intervention passionnante. Dès lors qu'une situation n'est plus contestée, elle doit être acceptée, avez-vous dit. Le mariage est contesté par les couples traditionnels...

M. Roland du Luart. - Le président de la République...

M. Yves Détraigne. - ...n'y a-t-il pas contradiction avec la volonté des homosexuels de se marier ? Sur la GPA, j'étais moi-même membre du groupe de travail sur la maternité pour autrui de 2008. Vous pensez que l'on y arrivera ?

Mme Elisabeth Roudinesco. - En l'encadrant !

M. Yves Détraigne. - Précisément. Si c'est le cas, quel est le rôle du législateur ? N'est-il que le greffier des évolutions de la société ? Ne doit-il pas les encadrer, sinon les orienter ?

Mme Esther Benbassa. - Je tiens à vous féliciter pour votre intervention et pour avoir rendu son honneur à la psychanalyse, que d'aucuns avaient instrumentalisée. Le fameux OEdipe était devenu une sorte d'alibi contre le mariage des personnes de même sexe !

Vous, qui avez écrit un livre remarquable sur l'antisémitisme, situez le débat dans la réflexion sur les minorités, que l'on préférerait bien visibles plutôt que cachées, en train de comploter.... J'apprécie votre ouverture d'esprit, concernant la GPA et la PMA. Ce qui m'inquiète, c'est la fureur, la haine pour une question déjà réglée dans des pays catholiques comme l'Espagne ou l'Argentine. Ce débat ne traduit-il pas autre chose ? Un curieux tsunami a traversé le pays.

M. Dominique de Legge. - Merci pour votre intervention intellectuellement brillante, quoique parfois militante. Pour vous, cette loi n'est qu'une étape vers d'autres évolutions : la PMA et la GPA. Je partage votre analyse et certains feraient bien de tenir compte de vos propos.

Vous avez dit que les enfants de couples homosexuels n'étaient pas plus heureux, ni plus malheureux que ceux des couples hétérosexuels. Je vous sais également gré de l'avoir précisé. Vous avez ensuite évoqué l'accès aux origines : le donneur de sperme est anonyme. Quid de la levée de l'anonymat ? Enfin, que pensez-vous de l'accouchement sous X et de l'accès aux origines pour les enfants adoptés ou issus de la GPA et comment traduire dans les actes de l'état civil la distinction entre maternité et paternité sociales et biologiques ?

M. Philippe Darniche. - Votre exposé est brillant, mais je ne partage pas les options que vous avez défendues. Je n'ai ni fureur, ni haine, ni moquerie sur le sujet. Dans ma famille, et mon entourage, j'ai parlé avec des homosexuels.

Je voudrais revenir avec tranquillité sur le dossier des origines : nous sommes souvent saisis par des personnes qui souffrent terriblement de ne pas connaître leurs origines. La loi qui arrive favorise le nombre de personnes confrontées à l'anonymat. Connaissant cette souffrance, l'Etat doit-il accéder au désir d'enfant des homosexuels, qui relève d'une pulsion humaine, légitime, comme vous l'avez rappelé ?

Vous venez de dire que ce n'est pas très grave si la GPA et la PMA ne font pas partie du texte, car cela va venir... C'est symptomatique. Ne faudrait-il pas penser d'abord à l'enfant ? On sait qu'il souffrira, même si j'entends bien que certains de ces enfants témoignent qu'ils sont très heureux. Faut-il pour autant en faire une généralité ?

M. Jean-René Lecerf. - Je ne partage pas l'opinion de Mme Benbassa : je n'ai vu aucun déchaînement d'homophobie. Elle était plus présente lors des débats sur le Pacs...

M. Philippe Darniche. - Absolument !

M. Jean-René Lecerf. - Les problèmes posés par ce projet de loi sont liés à l'homoparentalité et, surtout, à la banalisation de la PMA et de la GPA. Vous nous dites « n'ayez pas peur ! ». Mais les enfants de couples homosexuels sont exposés au risque d'être dépossédés de la moitié de leur filiation, nous a expliqué M. Winter. Quant à la GPA, votre conception est idyllique ; j'ai vu ce qui se passe aux Etats-Unis : une femme choisit sur catalogue le géniteur, en fonction de ses qualités supposées ; une femme loue son ventre pour 40 000 euros, comme s'il s'agissait d'un métier. Est-ce une avancée de civilisation ?

Mme Virginie Klès. - Je vous ai entendu expliquer que de toute façon l'adoption est problématique parce que l'abandon préalable est traumatisant. Restera-t-il suffisamment d'amour et de don pour expliquer à l'enfant qu'il n'a pas été abandonné, mais conçu pour être confié à une autre personne ?

Mme Cécile Cukierman. - Les passions se déchaînent sur les conséquences du mariage. Je reviens sur certains non-dits sur la filiation, la procréation, la transmission. Notre rôle n'est pas de transcrire dans la loi les attentes et les évolutions sociétales, mais de les prendre en compte parce qu'elles sont réelles, de les encadrer pour éviter les abus. La PMA et surtout la GPA m'interpellent. Y a-t-il ou non marchandisation du corps de la femme, du sperme de l'homme ?

Ce texte sur le mariage met intelligemment à l'écart ces questions, car elles nécessitent réflexion. Il faudra ensuite revoir notre législation pour accompagner ces évolutions et justement éviter les dérives observées ailleurs.

M. Jean-Pierre Michel, rapporteur. - Lorsque dans quelques années, on donnera naissance à des enfants extra-utero, que fera le législateur ? Des expériences ont déjà lieu en laboratoire !

Mme Elisabeth Roudinesco. - Je suis autant que vous dans le doute, et c'est pour cette raison que je n'aime pas les experts. Je préfère le droit, la vie, les sciences humaines. C'est une ruse de l'histoire que le mariage soit désiré par ceux qui n'y ont pas droit, au moment même où ceux qui y ont droit le désertent. Je l'ai moi-même constaté et je me suis demandé : qu'est-ce qui leur prend ? Il y a eu un retournement, auquel nous n'avions pas pensé. Le jour où la possibilité de se marier se sera banalisée pour les homosexuels, vous verrez qu'ils se marieront moins. Au demeurant, le Pacs, voté pour les homosexuels, est en majorité utilisé par les hétérosexuels, parce que la famille est instable, même si on désire se marier pour la vie.

Le législateur n'est pas un greffier. Je n'ai jamais pensé une chose pareille. C'est pour empêcher les dérives qu'il faut les encadrer par la loi, monsieur Lecerf. Les catalogues de sperme de prix Nobel, dont on parlait il y a une dizaine d'années, font partie des délires qui circulent sur internet et qu'il faut précisément encadrer. N'avait-il pas été très sérieusement proposé qu'un père puisse donner sa semence à son fils stérile, comme si cela n'était pas une transgression de l'interdit de l'inceste ?

L'offre du corps est sur internet, avec la prostitution. A défaut de tout interdire, on peut encadrer et dénoncer les fantasmes. Quand j'avais débattu avec Jacques Derrida de la peur du clone, il avait demandé quelle serait la différence une fois que l'enfant aura sa propre vie. Quels que soient les progrès de la biologie, les enfants nés autrement que les autres n'entreront pas nécessairement dans une grande souffrance.

L'accès aux origines est important, il peut être favorisé au maximum. Dans une famille, dire la vérité aux enfants ne signifie pas forcément qu'ils aient accès à leurs origines biologiques, mais que la vérité est transmise par la parole des parents. Certains enfants à qui l'on a dit très tôt la vérité, ne cherchent pas nécessairement leur origine biologique. S'ils la recherchent, ce peut être qu'ils ne vont pas bien pour d'autres raisons.

M. Philippe Darniche. - Je ne suis pas convaincu.

Mme Elisabeth Roudinesco. - Cela existe déjà. Il faut séparer le droit à l'accès qui relève de la loi et la question du dire. Pas plus qu'en médecine, l'on ne doit asséner la vérité au malade n'importe quand, n'importe comment. Faites confiance à l'humanité sur la manière dont elle réglera ses problèmes.

Je suis partagée sur le problème du déchaînement ou non de l'homophobie. Comme pour l'antisémitisme et le racisme, la loi doit interdire pour refouler - elle ne peut éradiquer ces phénomènes, cette déferlante pulsionnelle, inconsciente. L'être humain sera toujours habité par une pulsion de mort et de destruction. C'est parce qu'il y a eu des lois comme le Pacs qu'il y a moins d'homophobie. Elle apparaît sous des formes différentes, et notamment sous la forme de la dénégation. Contrairement à ce qui se passait il y a une quinzaine d'années, on a besoin de se défendre et de dire qu'on n'est pas homophobe, que l'on a des amis homosexuels. C'est ainsi que passe une homophobie refoulée. Je ne suis pas pour poursuivre ces pulsions qui s'expriment par la dénégation.

Pourquoi en faire une affaire d'Etat ? Je n'y peux rien. En Espagne, il y a eu des manifestations, en Argentine un peu moins. Ce qui heurte, ce qui choque au départ, c'est l'idée d'instituer un mariage pour des personnes de même sexe. Les premières familles homoparentales étaient issues de femmes et d'hommes homosexuels qui faisaient des enfants ensemble. Il y avait de la souffrance car on faisait un enfant, mais pas avec celui qu'on aimait. Les homosexuels choisiront donc davantage d'utiliser la procréation assistée. A terme, il y aura autant de névroses et de problèmes psychiques chez ces familles que dans les autres, pas plus, pas moins. Cela ne se voit pas avec la première génération car se seront des enfants de familles aisées. Mais, on brandira ensuite les mêmes exemples d'enfants battus etc. A tort : on ne peut brandir la pathologie pour condamner la norme.

M. Jean-Pierre Sueur, président. - Merci pour votre exposé et pour vos réponses aux questions. Nous continuons demain à entendre des personnes qui représentent des points de vue divers, sous la présidence de M. Jean-Pierre Michel, puisque je dois me rendre à la conférence de consensus convoquée par Mme Taubira, garde des sceaux, sur la récidive et le code pénal.

Jeudi 14 février 2013

- Présidence de MM. Jean-Pierre Sueur, président et Jean-Pierre Michel, vice-président -

Ouverture du mariage aux couples de personnes de même sexe - Audition de représentants d'associations et d'institutions d'adoption

- Présidence de M. Jean-Pierre Michel, vice-président -

La commission entend tout d'abord les représentants d'associations et d'institutions d'adoption.

M. Jean-Pierre Michel, rapporteur. - Nous allons commencer nos auditions de ce jour en entendant les représentants de la Fédération française des organismes autorisés pour l'adoption (FFOAA), du Mouvement pour l'adoption sans frontières (MASF), d'Enfance et familles d'adoption ainsi que de La voix des adoptés. Je vous prie d'excuser l'absence de M. Sueur qui assiste ce matin à la conférence de consensus réunie par Mme la garde des sceaux sur la récidive.

Mme Marie-Claude Riot, présidente de la Fédération française des organismes autorisés pour l'adoption (FFOAA). - Merci de nous recevoir. La FFOAA regroupe vingt-six organismes autorisés pour l'adoption (OAA), soit plus de la moitié des organismes d'adoption, qui sont des opérateurs privés, assumant une mission de service public comme intermédiaires. La FFOAA est membre du Conseil supérieur de l'adoption (CSA) et de l'Agence française pour l'adoption (AFO), l'opérateur public. Notre expertise est réelle et reconnue. Les plus jeunes de nos OAA ont vingt ans d'existence. Tous ont accompagné des familles très diverses dans leur démarche et 53% des adoptés l'ont été via des OAA de la fédération.

Les membres des organismes autorisés s'accordent sur la liberté des personnes de même sexe d'aimer et de se marier ; ils ne prennent pas position pour ou contre le mariage. L'adoption est, en revanche, source de questionnements.

Nous avons beaucoup réfléchi à l'homoparentalité, d'autant qu'aujourd'hui déjà, certains célibataires adoptants vivent avec un conjoint de même sexe mais celui-ci n'apparaît pas dans la procédure. Nous ne remettons pas en cause la capacité des couples homoparentaux à aimer et éduquer des enfants. Cependant, si l'enfant adopté est un enfant comme les autres, il est aussi porteur d'un passé et de différences.

Le mariage pour tous entraînera demain de nouvelles demandes d'adoption. Les organismes autorisés auront l'obligation légale d'examiner sans discrimination les dossiers présentés par des conjoints de même sexe. Nous connaissons la douleur de tous les couples, quels qu'ils soient, qui désirent un enfant mais sont infertiles. Pourtant, il faut préciser que l'aboutissement de tout projet d'adoption est incertain. En 2012, 1 569 adoptions internationales ont abouti, pour 24 000 candidats en attente. Les couples homosexuels auront-ils de réelles possibilités d'adoption ? La question reste posée. L'OAA se doit de respecter le souhait des mères biologiques. Combien d'entre elles souhaiteront confier leur enfant à des couples de même sexe ?

Le désir de fonder une famille est légitime, comme celui d'adopter un enfant jeune et sans handicap. Or, aujourd'hui, ces enfants-là trouvent de plus en plus souvent une famille dans leur pays d'origine, selon un principe de subsidiarité. Les propositions d'adoption internationale porteront sur des fratries de trois enfants et plus, des enfants déjà âgés ou handicapés. Dans la convention de La Haye, le consentement de l'enfant est requis. Il donnera son accord pour être adopté par un couple de personnes de même sexe et avoir une famille mais sans avoir vraiment conceptualisé la situation. Or, aucune mesure n'est prévue pour encadrer ces adoptions à risques. Il est important que chaque adoption se fasse en adéquation avec le projet et les possibilités de la famille adoptante. Un milieu harmonieux est une condition de réussite.

Les organismes autorisés sont en relation permanente avec les pays d'origine. L'Afrique du Sud, certains Etats du Brésil, les Etats-Unis et le district fédéral de Mexico acceptent des adoptions par des couples de même sexe. Mais il y a eu 9 adoptions en 2012 en Afrique du sud, 13 au Brésil (des enfants grands ou des fratries) et les Etats-Unis ont suffisamment de candidats nationaux. Au Mexique, aucune adoption n'a eu lieu depuis deux ans. La ville de Mexico est extrêmement sélective dans l'examen des dossiers et les enfants proposés ont des pathologies lourdes. Les chiffres sont sans ambiguïté : peu de candidatures présentées par des couples de même sexe seront considérées comme recevables.

Certains pays risquent de fermer leur porte aux adoptions par crainte que la monoparentalité ne cache des couples homosexuels. Cela n'est pas à négliger, malgré le contre-exemple de l'Espagne, qui a légalisé le mariage pour tous en 2005 et n'en est pas moins le troisième pays d'accueil d'enfants adoptés. Enfin, la mère biologique confiera difficilement son enfant à un couple qui ne correspond pas au schéma traditionnel qu'elle-même connaît.

Notre réflexion est centrée sur les enfants, qui sont les premiers concernés. Ils ne peuvent être au coeur d'un débat sur l'égalité des couples. L'adoption n'est pas un droit à l'enfant, c'est une mesure de protection de l'enfance. Cela vaut pour toutes les familles.

Dans l'adoption, le travail ne s'arrête pas le jour de l'arrivée de l'enfant. Celui-ci a besoin de s'identifier, pour mieux assumer les différences qu'il a déjà en lui, la rupture, la séparation, la violence. Il veut être un enfant comme les autres, or l'adoption par une famille de personnes de même sexe sera une différence de plus, alors même qu'il sera déjà interpellé sur ses « vrais » et ses « faux » parents. La discrimination ethnique existe dans la cour de récréation. La construction identitaire est souvent difficile à réaliser et des parents homosexuels constituent un obstacle de plus à l'acquisition de repères stables. L'enfant fragilisé par son histoire personnelle exige un accompagnement adéquat. On a bien sûr entendu des témoignages d'enfants élevés par des couples homosexuels et qui ont un bel équilibre : mais ceux-là n'ont pas été, comme des enfants adoptés grands et venant d'un autre pays, blessés par une histoire antérieure et une rupture difficiles. C'est une différence majeure !

Les organismes autorisés, les pays d'origine divergent dans leur approche de la famille idéale. Mais un consensus existe sur le droit de l'enfant de vivre dans une famille adoptée et de bénéficier de l'encadrement nécessaire à son épanouissement.

La réflexion sur l'adoption par des couples de même sexe dépasse l'objet de ce projet de loi et la consultation des acteurs de l'adoption a été trop tardive. Il faut connaître l'adoption pour éviter les amalgames. En outre, l'avancée ne saurait être parcellaire : toutes les relations familiales méritent d'être sécurisées.

Ce projet de loi, aussi polémique soit-il, a le mérite de rappeler qu'une vraie réforme de l'adoption est aujourd'hui nécessaire.

M. Marc Lasserre, président du Mouvement pour l'adoption sans frontières (Masf). - Le Mouvement pour l'adoption sans frontières regroupe neuf associations de parents adoptifs, mais représente plus de 3 000 familles ayant adopté, principalement à l'international.

La France va adopter sans doute ce projet de loi, donc autoriser l'adoption par des couples de même sexe. Il existe des divergences à l'intérieur du Masf comme au sein de la société française. Notre mouvement ne se positionne pas sur la question du mariage pour tous, son intérêt se concentre sur la partie du texte qui concerne l'adoption, cette institution qui vise à donner une famille à l'enfant qui est privé de la sienne, à la naissance ou plus tard.

Aujourd'hui, l'immense majorité des adoptés ne sont pas des orphelins comme c'était le cas après la Grande guerre. Quant aux familles, elles n'ont aucun droit à l'enfant, mais elles peuvent demander un agrément, en vue de se voir confier un enfant. « Mariage pour tous, adoption pour personne », titrait fort justement L'Express sur son site internet. Car depuis plusieurs années, l'adoption internationale traverse une grave crise, les Français ont de plus en plus de mal à adopter à l'étranger. Cela ne va pas s'arranger.

Au plan national, en 2011, 61 enfants ont été proposés à l'adoption et ce chiffre est stable d'année en année. Comment seront appréciées demain les qualités des familles homoparentales, monoparentales et hétéroparentales ? Le Masf espère qu'il n'y aura pas de classement, public ou occulte, de ces familles. Dans les pays qui ont autorisé le mariage pour les couples gays et lesbiens, comme la Belgique, il n'y a eu que neuf adoptions. Aussi convient-il de relativiser la portée de la loi en discussion.

On nous dit qu'il n'y a plus d'enfants à adopter à l'international. C'est une contre-vérité : il y en a 104 000 aux Etats-Unis, afro-américains et hispaniques pour la plupart. Cependant, dans les pays où les Français adoptent en plus grand nombre, l'ouverture d'esprit n'est pas garantie. En Russie, 235 enfants ont été adoptés par des Français en 2012, mais ce pays vient de demander la révision du traité bilatéral qu'il a signé tout récemment avec notre pays. Nul doute que la Russie réduise les possibilités d'adoption par des couples français et britanniques. Ne nous cachons pas la vérité.

Le Masf souhaite néanmoins que les rapports sociaux rédigés en vue de l'agrément décrivent les familles de façon transparente qu'elles soient homosexuelles ou hérérosexuelles, car « l'adoption ne se construit pas sur un mensonge », comme l'a déclaré le plus ancien des membres du Conseil supérieur de l'adoption.

La véritable portée de ce texte concerne l'adoption des enfants par le conjoint du parent, sous la forme simple ou plénière. C'est une réelle avancée pour les 50 000 enfants de familles homoparentales qui vivaient dans un certain vide juridique.

Il sera indispensable, à l'occasion du projet de loi sur la famille, de repenser et professionnaliser entièrement notre modèle d'adoption, y compris internationale. Seuls quatre organismes réalisent plus de cinquante adoptions par an et même pour eux, les moyens manquent.

Nous privilégions l'adoption plénière, dans l'intérêt des enfants, afin d'instaurer une réelle égalité entre les modes de filiation. N'oublions pas la proposition de loi de Michèle Tabarot sur l'enfance délaissée : les enfants doivent plus facilement devenir pupilles de l'Etat et adoptables.

Contrairement à l'Italie, la France a vu le nombre d'adoptions internationales baisser considérablement, de 4 000 il y a quelques années, à 1 569 en 2012. Certes, les adoptions internationales ont mondialement reculé, de 30 000 à 22 000, mais nous sommes en décroissance plus forte que les autres pays. Cette loi ne va pas changer la donne. Le nombre des enfants venant de Russie continuera à décroître.

L'adoption plénière est la seule en vigueur dans la majorité des pays de l'Union européenne (sauf en Belgique où les deux formes sont possibles). La convention de La Haye exige une adoption plénière dans le pays d'adoption si le jugement rendu dans le pays d'origine entraîne une rupture avec la filiation biologique. L'adoption plénière n'implique pas de secret : aucun secret n'est maintenu, sauf dans l'extrait d'acte de naissance, parce qu'il est communiqué aux tiers, qui n'ont pas à en être informés. Nous avons cosigné avec diverses associations une tribune, le 24 janvier dernier, dans laquelle nous rappelons notre attachement à l'adoption plénière.

Le Conseil national pour l'accès aux origines personnelles (CNAOP) pourrait être davantage mis à contribution. Dans la plupart des pays du monde, l'adopté pourra rechercher ses origines. Mais dans certains autres, ils ne trouveront aucun document, aucune trace, comme au Kazakhstan par exemple, où les femmes qui abandonnent leur enfant sont passibles de la peine de mort.

Mme Nathalie Parent, représentante d'Enfance et familles d'adoption. - Notre mouvement regroupe 93 associations départementales, représentant 9 000 familles adhérentes et 200 000 enfants adoptés, depuis soixante ans. Enfance et familles d'adoption est membre des grandes instances nationales, comme le conseil supérieur de l'adoption (CSA) et le conseil national pour l'accès aux origines personnelles (CNAOP). Nous regroupons tous les types de familles, monoparentales, recomposées, multirecomposées, hétérosexuelles, homosexuelles, pacsés, entre concubinage, sans religion ou de quelque religion que ce soit. Certains s'inquiètent du bouleversement à venir, d'autres l'attendent, d'autres encore n'ont pas d'opinion, mais tous refusent l'instrumentalisation des enfants. Or ces derniers sont les victimes du débat actuel !

Il faut en revenir à la protection des enfants. Il n'y a pas de droit à l'enfant, seulement le droit de l'enfant à une famille au sein de laquelle il pourra s'épanouir. Nous devons garantir les droits de l'enfant privé de famille.

Ce débat a diabolisé les familles adoptives, qualifiées de fictives, de fausses. Quelques-uns ont proposé de supprimer l'adoption plénière, au motif que l'adoption simple conserve les liens du sang, ajoute une filiation sans effacer la première. L'adoption simple pour les couples de personnes de même sexe serait plus acceptable : un moindre mal. Les enfants n'attendent pas une solution idéologiquement acceptable mais une filiation juridiquement sécurisée. On oublie trop souvent que l'adoption plénière ne fait pas obstacle à la recherche des origines. Lorsque les recherches tournent court, c'est parce que les parents biologiques n'ont pas laissé de trace. L'adoption plénière n'efface rien de ce qui a été écrit, les informations sont conservées dans les dossiers. Elle rompt les liens juridiques, elle ne plonge pas le passé dans l'oubli. Les conditions juridiques de l'adoptabilité, hormis l'âge, sont les mêmes dans les deux types d'adoption. Chacune répond à un objet spécifique. Certains souhaitent aménager l'adoption en fonction de la vraisemblance biologique, en fonction des familles qui font la demande. Mais l'adoption n'est pas une filiation à géométrie variable, inventée pour combler un manque des adultes. Elle se fait, plénière ou simple, dans l'intérêt de l'enfant, au cas par cas.

Les règles d'attribution du nom de famille sont heureusement identiques pour tous les enfants, quel que soit le mode de filiation. Des questions restent à régler pour l'état civil. Toutes les filiations étant égales, et puisqu'il n'est pas question de faire apparaître sur des documents publics mention de l'adoption, tous les enfants, symboliquement, sont sur les actes de naissance « nés de » leurs parents. Pourquoi ne seraient-ils pas tous « fils de » ou « fille de » ? Nous en avons déjà formulé la demande lors de la réforme de l'adoption en 1996. Si, comme l'ont laissé entendre le Conseil d'Etat et certains magistrats, l'établissement des actes d'état civil dans le cas d'une adoption plénière par un couple homosexuel serait inconstitutionnel, il en résulterait un amenuisement des droits de certains enfants adoptés sous la forme plénière, ce serait une discrimination elle aussi anticonstitutionnelle.

Si le Sénat vote cette loi dans les mêmes termes que l'Assemblée nationale, les couples hétérosexuels ou homosexuels pourront dans les mêmes conditions faire une demande d'agrément. C'est une bonne chose : aujourd'hui les personnes non mariées cachent une partie de leur vie pour pouvoir adopter. Or la transparence du projet parental est indispensable. Les pouvoirs publics doivent s'assurer que les candidatures de personnes de même sexe seront traitées sans discrimination. Ce risque ne peut être ignoré.

Les propos entendus récemment sont choquants pour les enfants adoptés et pour ceux élevés par un couple de même sexe. Ne pas connaître son patrimoine biologique n'est pas une tare. Et il est parfois difficile de grandir dans une famille hétérosexuelle ou dans sa famille biologique, en témoigne le nombre d'enfants placés. Les familles du XXIè siècle sont multiples, les enfants tous légitimes.

Les familles adoptives ne sont pas des artefacts. Elus de la République, rendez leurs droits à tous les enfants.

Mme Cécile Février, présidente de La voix des adoptés. - Merci de m'avoir invitée. La Voix des adoptés, créée en 2005, compte des antennes à Paris, Rouen, Lyon, Toulouse. L'association, apolitique et laïque, regroupe 215 adhérents de toutes origines, nés sous X, pupilles de la nation, adoptés en France ou à l'étranger, sous forme simple ou plénière. Aucun n'a été adopté par une famille homoparentale, je le précise.

La Voix des adoptés ne se prononce pas sur la question du mariage des personnes de même sexe. Sur l'adoption, en revanche, nous avons des choses à dire, car le droit de l'enfant devrait primer, or il n'existe pas. Nous aussi demandons de remplacer, dans les actes d'état civil, les termes « né de » par « fils de », « fille de », puisque s'agissant d'un couple de même sexe, il y a impossibilité physiologique.

La réussite de l'adoption ne dépend pas du sexe des parents. L'adoption par un couple hétérosexuel ne signifie pas toujours stabilité et bonheur, nous le savons tous. D'autant que les parents se séparent, se remarient, de nouveaux enfants apparaissent... Quant à l'adoption pour des parents de même sexe, elle existe déjà mais de façon cachée, l'un des deux adoptant en célibataire.

La Voix des adoptés ne peut approuver totalement ce projet de loi car il faut prendre en compte les conditions de l'adoption. L'adopté n'arrive pas vierge de tout vécu, il n'est pas une page blanche. Il a des attentes spécifiques. Parfois il a déjà appris à dire « maman » et il fait bien la différence entre les sexes. La figure maternelle est importante. C'est la mère que les adoptés veulent retrouver. « La femme qui m'a mise au monde » est placée bien au-delà d'une génitrice, elle est l'objet d'un amour infini ou de haine. Comment l'enfant adopté s'inscrira-t-il dans son passé en cas d'adoption par un couple de même sexe ? Il faudrait prévoir un tuteur de résilience de l'autre sexe.

L'Etat pourra-t-il accompagner les familles après l'adoption, ou en donnera-t-il les moyens à des organismes ? Rien n'existe aujourd'hui. Les parents adoptants ne sont pas accompagnés sur le long terme.

Pour l'adoption internationale, les institutions telles que l'Aide sociale à l'enfance, les organismes autorisés pour l'adoption (OAA), sont-ils prêts à traiter avec impartialité les dossiers ? Nous n'en sommes pas sûrs.

L'adoption simple est source d'insécurité juridique, surtout en cas d'adoption internationale. Les adoptés ont besoin de sécurité juridique, c'est pourquoi nous préférons l'adoption plénière. En revanche, la forme simple peut être envisagée pour l'adoption par le conjoint du parent.

L'adoption plénière ne change en rien le problème d'accès aux données d'origine qui doit faire l'objet de toute notre attention. L'histoire de l'enfant est importante -plus que l'identité biologique sans doute- il faut la recueillir, la conserver. L'adoption est une transition entre deux histoires. Or, ces renseignements dépendent d'une démarche personnelle du parent biologique. A l'étranger, l'existence de condamnations pour abandon d'enfant dissuadent souvent ces démarches. Il serait donc intéressant que le centre national d'accès aux origines personnelles (CNAOP), centralise ces renseignements pour l'adoption internationale également.

Adopter, c'est pour la vie. Quel accompagnement durant la post-adoption ? Il faut tenir compte de la différence des genres, qui ne préjuge pas de l'orientation sexuelle future de l'enfant. Quels services pourraient en être chargés ? Nous proposons la création d'un service post-adoption réservé aux adoptés. Un espace à eux...

M. Jean-Pierre Michel, rapporteur. - Nul doute qu'une réforme de l'adoption soit absolument nécessaire. Dans le présent texte, je ne pense pas que le Sénat ajoute des dispositions sur ce sujet. Par exemple, à titre personnel, je suis favorable à l'ouverture de l'adoption aux couples pacsés, mais je ne souhaite pas que l'on surcharge ce projet de loi.

Mme Michelle Meunier, rapporteure pour avis de la commission des affaires sociales. - Merci d'avoir parlé de l'adoption en ces termes, loin des contrevérités et idées reçues entendues à l'Assemblée nationale et ailleurs.

Merci de nous redire que l'adoption est une mesure de protection de l'enfance. Les dénigrements de l'adoption ont dû faire réagir nos associations. Je reviens sur l'accès aux origines : est-il indispensable pour la construction de l'enfant et de l'adulte ? Parfois les recherches sont douloureuses, voire impossibles.

Nous avons entendu votre appel, sur la réforme de l'adoption.

M. Jean-Pierre Michel, rapporteur. - Je remarque que vous parlez d'accès de l'enfant à son histoire antérieure, plutôt qu'à ses origines. C'est intéressant, cela semble plus vrai, plus important.

Mme Catherine Génisson. - Vos témoignages nous obligent à revoir les conditions de l'adoption, globalement et non selon la nature du couple candidat. A juste titre, vous n'avez porté aucun jugement sur le mariage des couples homosexuels. Hormis les difficultés que vous avez soulignées, vous ne jugez pas, et vous insistez sur l'importance de l'environnement affectif. Je vous en remercie.

Mme Nicole Bonnefoy. - Merci pour vos interventions particulièrement riches. Nous sommes conscients des difficultés liées à l'adoption, et si nous ne voulons pas alourdir ce projet de loi, cela ne nous empêchera pas d'insister sur la nécessité d'un travail de fond sur l'adoption.

Mme Cécile Février. - Je suis surprise que l'on parle autant de l'accès aux origines à l'occasion de ce projet de loi. Cela prouve l'importance de l'enjeu. Mais cela me gêne que l'on exploite ce thème pour s'opposer à ce texte. L'accès aux origines est-il nécessaire à la construction de l'adulte ? Oui et non. Il est difficile de se construire en se disant que l'on est né de rien ni de personne. C'est à l'adopté et à personne d'autre de choisir le moment de sa démarche de recherche. Nous n'en effectuons pas pour des mineurs, parce que nous estimons qu'ils ne sont pas prêts.

Mme Nathalie Parent. - L'accompagnement et la préparation des futurs parents adoptifs comme des enfants sont essentiels. De plus en plus d'enfants ont des besoins spécifiques, des histoires parfois très dures, en France comme à l'étranger. On ne peut laisser les familles se débrouiller seules après l'adoption. Des centres médico-psycho-pédagogiques (CMPP), des hôpitaux l'assument, parce qu'ils estiment cet accompagnement indispensable, mais tout repose sur la bonne volonté de chacun. Or les familles ont un droit à être aidées.

Nous avons organisé deux colloques sur le sujet. L'accès aux origines appartient à l'adopté et à lui seul. Il relève de l'intime. Certains en ont besoin tôt, d'autres plus tard. Certains ont besoin d'aller humer leur pays de naissance, sa langue, son climat, sans forcément rechercher leur famille biologique. Nous ne sommes plus il y a 50 ans : l'adoption est devenue visible. Nos enfants ne nous ressemblent pas, mais ce sont nos enfants et nous sommes leurs parents. Aujourd'hui, l'adoption est dite. Nous, parents, sommes dépositaires des données des enfants. Le CNAOP devrait être étendu à l'ensemble des enfants adoptés, y compris à l'étranger, d'autant que les documents existent, conservés par les services de l'Etat et les organismes autorisés pour l'adoption (OAA). Un lieu unique d'archivage et de ressources serait bienvenu. Il n'est d'ailleurs pas besoin de l'inscrire dans une réforme de l'adoption.

M. Jean-Pierre Michel, rapporteur. - Merci, Madame. Vous avez raison, cette question relève du domaine réglementaire. La rapporteure pour avis de la commission des affaires sociales pourrait le demander au Gouvernement ?

Mme Michelle Meunier, rapporteure pour avis. - Certes.

M. Marc Lasserre. - Au nom d'un prétendu maintien du lien biologique, on aboutit à des situations absurdes, ubuesques : le tribunal de grande instance de Grenoble a prononcé sur ce fondement une adoption simple et non plénière, pour un enfant venu d'Haïti, alors qu'aucune filiation n'était connue dans le pays d'origine ! Quel lien avait-on peur de rompre ? L'idéologie conduit au non sens.

Mme Marie-Claude Riot- L'objet de cette audition est l'adoption par les couples de même sexe et non d'autres aspects. Une réforme de l'adoption s'impose. L'adoption ne doit pas être réduite à une cerise sur le gâteau du mariage pour tous.

Nous accompagnons les jeunes dans leurs recherches. Certains ont besoin d'accéder à leurs origines, d'autres non. Les OAA ont là un rôle à tenir.

Mme Maisonneuve-Snyder, membre du conseil d'administration du Masf. - Plusieurs centaines de familles sont directement concernées par ce jugement de Grenoble : toutes peuvent se voir pareillement imposer une adoption simple par les tribunaux. Or les enfants ont besoin de sécurité juridique. Ils savent qu'ils sont originaires d'Haïti.

Du reste, le séisme de 2010 nous rappelle les aléas de tous ordres qui menacent les documents dans les pays d'origine. Il faut un lieu pour les conserver à l'abri.

M. Jean-Pierre Michel, rapporteur. - Merci. La ministre de la famille sera présente au banc du Gouvernement, nous saurons demander des mesures réglementaires.

Ouverture du mariage aux couples de personnes de même sexe - Audition de M. Thibaud Collin, philosophe

La commission procède ensuite à l'audition de M. Thibaud Collin, philosophe.

M. Jean-Pierre Michel, rapporteur. - Monsieur Collin, vous êtes philosophe et avez publié plusieurs ouvrages sur la question du genre et l'homosexualité. Nous écoutons votre point de vue sur le sujet qui nous occupe.

M. Thibaud Collin, philosophe. - Le projet de loi est porté par le Gouvernement au nom de l'égalité, valeur essentielle de notre République. Il apparaît donc légitime de l'approuver au nom de la justice. Mme Taubira s'est employée à retracer l'histoire du mariage civil pour souligner à quel point il a évolué, non de façon aléatoire mais selon une logique : il y aurait bien un sens de l'histoire du mariage. En rompant avec les règles du mariage canonique, la République, en 1792, ouvrait le droit au mariage à des personnes qui en étaient auparavant exclues. Le projet de loi est présenté comme l'accomplissement de cette logique d'intégration, le mariage devenant « une institution véritablement universelle », réalisant les promesses d'émancipation contenues dans la Déclaration universelle des droits de l'homme.

Est-il possible de critiquer une telle argumentation ? Selon quels critères ? Toute critique sera soupçonnée de transiger sur les principes républicains. Seul celui qui conserverait une vision sacrale du mariage pourrait en interdire l'accès à certains. Le sacré est compris ici comme ce qui est soustrait à la délibération politique. Comme le dit Eric Fassin, « l'enjeu des controverses actuelles, c'est le statut des normes dans les sociétés démocratiques. Sont-elles, aujourd'hui, toujours immanentes à l'histoire, définies par la délibération démocratique ? ». Les normes peuvent-elles appréhendées autrement que comme des normes sociales ?

La loi démocratique objective l'état social et mental à un moment de l'histoire. Ici même Irène Théry vous a exposé cette logique historique de fond. Ce qui était impensable il y a quelques années le devient aujourd'hui. Elle considère donc comme synonymes les normes démocratiques et les normes construites. Mais une norme construite est-elle immédiatement démocratique ? Sur quoi le législateur s'appuie-t-il pour établir une norme ? Si l'on s'en tient au reflet d'un état social, si l'on se fonde sur le degré d'acceptation du corps social, ne réduit-on pas le travail du législateur à celui d'enregistrer des revendications ayant obtenu une audience suffisante ?

Mme Taubira, loin de suivre une voie sociologique et immanentiste, privilégie des principes de justice. Examinons l'usage qui est fait du principe d'égalité. Elle fait une analogie avec l'histoire des protestants ou des juifs face au mariage canonique d'antan. Cette analogie est-elle recevable ? La création du mariage civil a remédié à ces exclusions et donné au mariage une autre dimension que sacramentelle. Le contrat relève de la liberté individuelle. Le mariage civil s'inscrit dans un ordre humain, universel, fondé sur le partage d'une commune nature humaine. C'est ce que rappelle dans son texte liminaire, la Déclaration des droits de l'homme de 1789, qui expose « les droits naturels, inaliénables et sacrés de l'homme ».

Or, la religion et le métier ne sont pas des critères pertinents au regard de l'essence du mariage. Les homosexuels sont-ils aujourd'hui exclus du mariage civil, de la même manière que les comédiens, les protestants et les juifs avant la Révolution ? L'hétérosexualité est-elle une règle constitutive du mariage ? Si tel est le cas, les révolutionnaires auraient ouvert le mariage « à tous » mais en appliquant le principe d'égalité de manière biaisée. Un impensé, un point aveugle serait demeuré -comme le suffrage « universel », appliqué longtemps seulement pour moitié (masculine).

Sous quel rapport se marie-t-on ? En tant qu'homme, femme, hétérosexuel, homosexuel, demain ? Certains militants LGBT voient une continuité entre la lutte contre le racisme et le combat contre ce qu'ils appellent « l'hétérosexisme ». Le mariage pour tous entre en résonnance avec l'abolition de l'esclavage, la conquête des droits civiques américains ou la libération des femmes. Face à une telle lecture de l'histoire, je repose la question : sous quel rapport se marie-t-on ?

Comme l'a déclaré Irène Théry à propos du Pacs, « le mariage est l'institution qui articule différence des sexes et différence des générations », conjugalité et filiation. Sur quoi le législateur a-t-il étayé le mariage civil ? Le référent choisi a été la transmission de la vie humaine par l'union sexuelle d'un homme et d'une femme, assumant par avance l'éducation de cette personne. Idéal situé historiquement, répondent certains, et discriminant pour les homosexuels. Une telle construction peut-elle être réformée pour accueillir de nouvelles possibilités ? Quelle serait la logique de ce nouvel agencement ? Serait-ce comme hétérosexuel que l'on pourrait prétendre être parent ? Un homosexuel pourrait-il prétendre être parent non pas malgré son homosexualité mais en tant qu'homosexuel ? La réponse évidente, jugée « hétérosexiste » par certains, est que c'est impossible. Mais il y a alors, dénonce la sociologue Virginie Descoutures, « un interdit de paternité pour les gays ou de maternité pour les lesbiennes ».

Faire l'enfant, ce serait en formuler explicitement la volonté et trouver les moyens de le réaliser, éventuellement par la PMA. Qu'est-ce qui remplace le référent naturel ? La volonté contractuelle des individus, quelle que soit leur orientation sexuelle. Si la volonté devient le principe premier de l'articulation entre conjugalité et filiation, pourquoi conserver les autres conditions, par exemple, la monogamie ? Les polygames ont été discriminés. Si la volonté devient à elle-même sa propre boussole, n'est-ce pas le rôle du législateur que de limiter les prétentions des volontés ? Certes, mais selon quels critères ? Si tout référent non construit par les hommes est congédié comme non démocratique, que reste-t-il à la raison pour déterminer ce qui est juste ? Rien. Est juste ce que la volonté du législateur décide de déclarer juste. Dès lors l'idée même de délibération législative devient vaine. Levons la séance !

Mme Michelle Meunier, rapporteure pour avis. - Difficile de prendre la parole après votre exposé ! Merci d'avoir élevé le débat. Vous avez cité Eric Fassin...

M. Thibaud Collin. - Peut-être allez-vous l'auditionner ?

Mme Michelle Meunier, rapporteure pour avis. - Non, mais il était présent dans vos propos. Nous avons le devoir de délibérer sur ce projet de loi puisque des problèmes concrets se posent. Ce qui guide le législateur, c'est le principe de réalité.

M. Jean-Pierre Michel, rapporteur. - Vous ne concluez pas, tout en donnant des arguments contre...

Ce qui est juste, c'est ce que dit la loi. Et celle-ci ne se réfère pas à un ordre naturel, mais à un rapport de force à un moment donné.

M. Thibaud Collin. - La justice, c'est donc le rapport de force ?

M. Jean-Pierre Michel, rapporteur. - C'est le point de vue marxiste. Je provoque un peu.

M. Thibaud Collin. - Cela a le mérite de la clarté !

M. Jean-Jacques Hyest. - Ce n'est pas mon point de vue. La loi est l'expression de la volonté générale et non pas de quelques-uns ou d'un rapport de force. En France, la PMA et la GPA sont interdites. Puisqu'il y a des demandes et que cela existe ailleurs, il faudrait l'accepter ? Ce n'est pas le rôle du législateur ! Tout n'est pas permis. La discussion est ici compliquée par le fait que des enfants existent, issus de ces pratiques interdites par la loi. Faut-il pour autant accepter le moins disant éthique ?

Je suis frappé par l'invasion de la théorie du genre qui nous vient des Etats-Unis. Les propos de certains parlementaires en sont remplis. C'est une théorie dangereuse. Vous n'en avez pas parlé. Pouvez-vous nous éclairer sur l'influence de cette théorie sur le projet tel qu'il est ou tel qu'il viendra ?

M. Thibaud Collin. - La théorie du genre est un sujet très complexe. D'ailleurs, il n'y a pas « la » théorie du genre, mais des approches issues des sciences sociales, sur la manière de vivre sa féminité ou sa masculinité dans l'histoire et dans la géographie humaines. On peut en avoir une lecture radicale, comme certains philosophes, qui se fondent sur Michel Foucault, en considérant qu'il y a un donné biologique -mais Judith Butler le conteste- et que tout le reste serait pure construction sociale.

Je voulais soulever des enjeux plutôt que d'arriver avec une organisation ficelée. Ce qui se trouve derrière mes propos, c'est cette question de constructivisme. Si le législateur doit répondre à certaines souffrances ou demandes sociales, est-il nécessaire pour autant de modifier aussi fondamentalement les règles du jeu ? Ainsi le fait d'être père et mère serait une construction sociale. Certains proposent même de supprimer ces termes du code civil et de les remplacer par parent 1 et parent 2. Ce qui serait important, c'est qu'un enfant soit élevé par deux adultes. Voyez la tribune de François de Singly, dans Le Monde... On considère que le biologique est infra-humain. Or, mon corps n'est pas une valise que je promène. Je suis mon corps. Mon corps est sexué. Il y a là une correspondance profonde entre votre sujet et l'approche radicale du genre, où le fameux « donné naturel » est considéré comme infra-humain et non comme un élément de l'unité de la personne. Mme Taubira a affirmé que l'on était enfin passé au-delà de la nature.

Au nom d'une recherche de sécurisation des liens familiaux, on élabore un tout autre modèle qui va aboutir à d'autres situations précaires. La logique, c'est de parvenir à la PMA pour les femmes seules. L'argument avancé en faveur de ce texte, c'est que si la mère ou le père légal meurt, l'enfant est à la rue -ce qui est faux.

Il y a d'autres façons de prendre en compte ces situations. Le rôle de la justice est de statuer sur l'intérêt de l'enfant et il se prononce au cas par cas.

Le législateur instaure de nouvelles règles du jeu : cela mérite d'en mesurer les prolongements logiques, jusqu'au bout. Soyons lucides sur les conséquences ultimes. « On ne quitte pas la révolution comme on saute d'un tramway ». Là, c'est la même chose : vous pouvez fixer la limite à mi-course, mais vous serez obligés d'aller jusqu'au bout.

M. Jean-Pierre Michel, rapporteur. - Votre présentation est très intéressante. Vous avez exposé des arguments.

M. Jean-Jacques Hyest. - Cela méritait d'être entendu !

Mme Catherine Génisson. - Le législateur doit prendre ses responsabilités, dites-vous. La question est de savoir s'il doit être suiviste ou précurseur. Ou les deux... Voyez la loi Badinter sur la peine de mort ou la loi Veil sur l'interruption volontaire de grossesse. Quels sont les critères limitatifs de la norme ?

M. Thibaud Collin. - Ce qui se joue, c'est le sens des mots, qui renvoie à un usage courant, mais pas seulement.

Le rôle du législateur, c'est de rechercher la justice, d'anticiper, d'aller éventuellement contre la pensée majoritaire.

Si l'on affirme que tout est construit, que le sacré est nécessairement lié à une vision religieuse, il n'en reste pas moins que l'ordre humain n'est pas totalement réductible à l'artifice humain. J'ai cité tout à l'heure la Déclaration des droits de l'homme qui mentionne bien des « droits sacrés ». Ceux-ci appartiennent à un ordre humain, qui n'est pourtant pas malléable à l'artifice humain.

Une législation qui abolirait la propriété s'attaquerait à un droit primordial, non pas religieux, mais « sacré ». Le législateur doit, à partir de là, inventer des normes concrètes.

La revendication des homosexuels part du présupposé que le mariage a été pensé de façon discriminatoire. Mais on ne se marie pas en tant qu'hétérosexuel mais en tant qu'homme ou en tant que femme. Certes, on procrée en dehors du mariage, certes, le divorce existe, mais est-il juste de priver l'enfant de sa double origine -même s'il est très bien éduqué par les adultes qui s'occupent de lui ? Le problème est celui de l'homofiliation. La filiation devient fondée sur la volonté des adultes et non plus sur le référent naturel. Où met-on les limites alors ? C'est le législateur qui les fixe, de façon arbitraire. Philosophiquement, cela me pose un vrai problème.

Mme Catherine Génisson. - Quelle différence entre le couple hétérosexuel qui se tourne vers la PMA et le couple homosexuel qui y recourt également ? Pourquoi une telle différence entre ces deux couples, sauf à dire que l'origine ne se pose pas de la même façon pour les deux ? L'amour des parents n'est-il pas l'essentiel ?

M. Thibaud Collin. - La PMA est prévue comme le traitement d'une stérilité.

La PMA avec donneur anonyme place entraîne une situation dramatique. L'enfant va devoir porter cette origine complexe. Dans le cas de la PMA pour un couple de femmes, nous ne sommes plus dans un modèle analogique, il ne s'agit plus de médecine car on ne peut plus parler de stérilité. Certes, M. Borrillo a inventé le concept de « stérilité sociale » ...

M. Jean-Pierre Michel, rapporteur. - Nous l'entendrons cet après-midi.

M. Thibaud Collin. - Vous entendrez un autre son de cloche !

M. Jean-Pierre Michel, rapporteur. - Nous en entendons beaucoup !

Mme Catherine Génisson. - Sur le don anonyme, nous nous sommes interrogés lors de la révision de la loi bioéthique, sans finalement changer les règles. Pour un couple hétérosexuel, il y a stérilité médicale. Pour les couples homosexuels, il s'agit d'une autre forme de stérilité. Je ne comprends pas que l'on dise, « tant qu'il y a l'amour, ce n'est pas un problème ». L'absence d'altérité sexuelle est un vrai problème pour l'enfant.

M. Thibaud Collin. - Si l'on considère que l'homme et la femme sont interchangeables, c'est la quantité que l'on retient. Il faut être deux. Mais pourquoi garder ce chiffre ? Que fera-t-on quand quatre ou cinq adultes participeront à un projet parental ? L'enfant devient principe d'unité d'une convergence de volontés d'adultes. La conception d'un enfant devient un montage d'ingénierie.

M. Jean-Pierre Michel, rapporteur. - Que dites-vous sur les mots, en tant que philosophe ? Y a-t-il des invariants, comme « père », « mariage », « mère » ?

M. Thibaud Collin. - Il existe des mots essentiels.

Le sens peut être changé, manipulé, mais certains mots renvoient à ce que notre raison découvre. Cet arrangement de liens humains peut être vécu différemment dans différentes sociétés, mais ces relations humaines renvoient toutes à une réalité antérieure à la raison. Si l'on privilégie le devenir historique, on aura un autre point de vue, mais la résistance interne du réel existe. Quand on veut passer outre, cela engendre de l'injustice.

M. Jean-Pierre Michel, rapporteur. - Que pensez-vous du discours anthropologique ? Mme Héritier nous a dit que les sociétés passent des compromis, les uns après les autres, et c'est ce que nous allons faire.

M. Thibaud Collin. - Je m'en remets à sa science mais je pose à nouveau la question : tous les compromis sont-ils justes ? Certains sont déterminés par les rapports de force et ne sont pas justes. L'histoire l'a montré.

Ouverture du mariage aux couples de personnes de même sexe - Audition de Mme Sylviane Agacinski, philosophe

- Présidence de M. Jean-Pierre Sueur, président -

La commission procède ensuite à l'audition de Mme Sylviane Agacinski, philosophe.

M. Jean-Pierre Sueur, président. - Je remercie M. Michel d'avoir présidé nos auditions ce matin, tout en étant rapporteur. Je participais à la conférence du consensus présidée par Mme Taubira, garde des sceaux, et qui procède d'une méthodologie toute nouvelle et intéressante.

Nous avons le grand honneur de recevoir Mme Sylviane Agacinski, philosophe, qui a écrit beaucoup de livres et qui a beaucoup pensé ces questions et d'autres.

Mme Sylviane Agacinski, philosophe. - Merci d'avoir souhaité m'entendre. C'est moi qui en suis honorée.

Je n'ai pas voulu me dérober à cette invitation, même si les dés sont jetés. Il est trop tard pour remettre en cause ce projet gouvernemental. Je vais m'en tenir à quelques aspects de ce texte. L'humilité est de mise sur un tel sujet.

La fonction traditionnelle du mariage est de construire la filiation sur la procréation ; cette institution n'est donc pas adaptée aux couples de même sexe. Le principe du mariage de personnes de même sexe s'est pourtant imposé, sans doute pour de bonnes raisons. En particulier, c'est une pleine reconnaissance par la société de l'homosexualité, une réponse à l'exigence d'engagement affectif et institutionnel entre deux personnes, y compris de même sexe. Cela ne doit pas nous empêcher de réfléchir aux règles d'établissement de la filiation et à l'homoparentalité.

L'ancienne institution va être profondément transformée. Le mariage débouchait jusqu'à présent sur une présomption de paternité. Le principe, qui n'a pas d'équivalent pour la mère, n'aurait pas de sens dans le cadre d'un mariage de personnes de même sexe. Il paraît difficile de le supprimer, il faudra donc préciser qu'elle ne s'applique qu'aux couples de sexes différents. Dès lors que les effets varieront, il y aura deux types de mariage.

Ou alors, on applique l'idée peu sensée d'une présomption de parenté à l'épouse d'une femme et à l'époux d'un homme -comme si le lien matrimonial fondait la filiation, alors que celle-ci ne dépend plus du mariage, dans la pratique. La moitié des jeunes couples ont des enfants sans être mariés et l'on n'opère plus de distinction entre des enfants « légitimes » et « naturels ».

Les droits d'un enfant tiennent donc à l'établissement d'une filiation civile -que les parents aient conçu, reconnu ou adopté cet enfant. La valeur fondatrice véritable de la famille est donc la filiation, le mariage est accessoire. Le couple peut toujours se défaire, mais les relations filiales sont irrévocables. La sécurité des enfants ne dépend heureusement pas de l'amour ou de la sexualité des parents, mais de la filiation établie.

Un beau-parent peut apparaître au sein des familles recomposées. Il y a la délégation partielle de l'autorité parentale. Faut-il aller au-delà ? Les couples aujourd'hui ne sont pas forcément stables, chacun le constate autour de lui. Est-il de l'intérêt des enfants que l'on assimile par l'adoption les beaux-parents aux parents ? Il n'est pas certain qu'un beau-parent, en cas de séparation, garde avec l'enfant le même lien que le parent.

Sur quoi repose la filiation ? Celle-ci n'est pas une forme vide. Elle se réfère à la réalité du rapport entre générations, qui repose sur la procréation bisexuée, laquelle représente l'interdépendance des sexes. Etablir la filiation, c'est aussi poser la responsabilité des auteurs -sauf, jadis, pour les enfants dits illégitimes. La filiation s'établit, pour les mères par l'accouchement, pour les pères par le mariage ou par la reconnaissance. La paternité n'est pas l'équivalent masculin de la maternité.

Cette dissymétrie est conservée dans l'adoption, sauf dans le cas des célibataires. Jusqu'à présent, ce modèle est resté en vigueur. L'acte de naissance en témoigne. L'enfant est né de ses parents. La filiation civile prend appui sur la procréation réelle. Le principe de responsabilité des parents est reconnu. Le philosophe Hans Jonas, dans Le principe responsabilité, voit en la responsabilité des parents l'archétype de la responsabilité.

Or, avec la PMA, on a créé de toutes pièces une irresponsabilité du géniteur, donneur anonyme non d'une substance comme le sang, mais de la vie même : quel paradoxe dans nos sociétés modernes !

L'adoption est une procédure seconde, qui dépend d'un jugement ; et les parents adoptifs suppléent les parents manquants, s'ajoutent à eux. La distinction entre adoption plénière et adoption simple est très importante.

L'adoption conjointe ou l'adoption des enfants du conjoint reproduit la structure traditionnelle de la parenté, asymétrique et sexuée. Ce modèle n'est ni logique, ni mathématique : ce n'est pas 1+1. C'est un modèle biologique et donc qualitatif : un homme et une femme, qui ne sont pas interchangeables. C'est pourquoi les parents sont deux et forment un couple, non pas hétérosexuel, mais mixte. Ce schéma serait remis en cause par l'adoption par des conjoints de même sexe.

Il n'est en rien question ici, est-il besoin de le préciser, de compétence ou de capacité des parents à aimer et élever les enfants : cela serait déplacé et injurieux. Je ne parle pas non plus de la psychologie de l'enfant, uniquement de structures de filiation.

Pour revenir à l'adoption de l'enfant du conjoint, elle vise à donner un père à un enfant qui n'en a pas -ou une mère, mais cela est beaucoup plus rare. Mais jamais le père et la mère ne se remplacent l'un l'autre. Or, dans l'adoption par un couple homosexuel, la structure change : un père est ajouté à un père, une mère à une mère. Autrement dit, un père remplace une mère, une mère remplace un père.

Les homosexuels sont loin de vouloir tous instituer un nouveau modèle. Le livre d'Eric Dubreuil, Deux parents du même sexe, en témoigne : plus de la moitié des personnes qui témoignent ne défendent pas cette logique. Marc déclare : « Je n'ai pas pensé une seconde que j'aurais pu avoir un enfant sans mère », Camille refuse de « faire l'impasse sur le père », etc.

Le cas d'adoption par les célibataires, qui a été admis après la guerre de 14-18 en raison du grand nombre d'orphelins, ne modifie en rien ce schéma. Le parent célibataire est père ou mère, pas neutre ni indifférent. La monoparentalité adoptive résulte d'une situation de fait, orphelins, père inconnu... Soit dit en passant, on n'ignore jamais qui est la mère, ce qui est une dissymétrie de plus.

Il n'y a pas là abandon du schéma classique père-mère. L'adoption plénière par un conjoint de même sexe, en revanche, institue un schéma complètement nouveau et crée un double régime de filiation, l'un reposant sur la procréation, l'autre sur la volonté de deux personnes de même sexe de construire un couple parental et qui ne comprenne pas le parent de l'autre sexe -même s'il faut de ce fait recourir à des suppléants anonymes, via la PMA. Un tel projet d'homoparentalité posera la question du rôle de la médecine procréative : jusqu'à présent, elle traitait les cas d'infertilité ; elle aurait désormais un nouveau statut.

Sur ce nouveau principe de filiation, Mme Bertinotti parle de filiation homosexuelle et hétérosexuelle -et non de filiation maternelle ou paternelle. On parle aussi de parents lesbiens et de parents gays. Le couple père-mère disparaît. Ce n'est plus le sexe qui fait le parent, mais la sexualité. Cette conception conduit à définir le couple parental comme homosexuel ou hétérosexuel (et non pas mixte). Ce ne seraient plus les hommes et les femmes, mais des hétérosexuels ou des homosexuels, qui seraient parents. Or bien des pères ou mères homosexuels ne se sont jamais vécus comme des « homoparents » ! Il me semble que l'orientation sexuelle n'abolit pas la distinction des sexes, sauf à épouser la théorie queer du genre.

La construction de la parenté sur la volonté s'inspire de deux modèles : la paternité traditionnelle, volontaire (la « reconnaissance ») et la notion de « parent d'intention » construite par une cour de Californie à l'occasion d'un conflit dans un cas de maternité pour autrui. La Cour a qualifié de « parents intentionnels » les parents qui ont eu recours à une mère porteuse. Ce nouveau concept juridique est une conséquence de la GPA : nous voilà déjà pris dans une construction biotechnologique...

La paternité est un titre, la maternité renvoie à un état. Une femme ne peut pas reconnaître en droit l'enfant porté et mis au monde par une autre, mais seulement l'adopter.

L'adoption plénière par une femme de l'enfant de sa conjointe, telle que le projet de loi l'autorise, ferait coexister deux maternités, en détachant la maternité de l'accouchement, ce qui aurait des conséquences importantes par rapport au droit actuel. C'est du reste une demande explicite et ancienne des partisans de l'homoparentalité. L'inquiétant dans ce détachement, c'est qu'il mène tout droit aux mères porteuses, pour les couples mixtes ou gays.

Il me paraît qu'il faut conserver pour la filiation de tous les enfants un père et une mère, qui ne sont pas interchangeables, auxquels s'ajoutent des parents (adoptifs) et beaux-parents, avec une délégation de l'autorité parentale, en limitant l'adoption par le conjoint à une adoption simple.

M. Jean-Pierre Sueur, président. - Merci pour votre exposé qui est d'une grande clarté. Il est très agréable de suivre votre pensée.

M. Jean-Pierre Michel, rapporteur. - En effet. Laquelle pensée a évolué, depuis une quinzaine d'années.

La maternité est aujourd'hui déjà détachée de l'accouchement, puisque la GPA existe, même si elle est interdite en France. Elle est autorisée dans des pays non exotiques, comme la Belgique ou la Grande-Bretagne...

Les grossesses ex utero ne seront plus demain une fiction...

Mme Sylviane Agacinski. - Que voulez-vous dire ? Dans un utérus artificiel ?

M. Jean-Pierre Michel, rapporteur. - Oui, dans une poche, une couveuse...

Mme Esther Benbassa. - Ce n'est pas possible.

Mme Sylviane Agacinski. - Peut-être le souhaitez-vous, mais c'est impossible, selon les scientifiques eux-mêmes. L'utérus artificiel n'existe pas, et n'existera pas avant longtemps. L'échange entre l'embryon et tous les organes de la mère, à commencer par le cerveau, est infiniment complexe. Un embryon de mammifère ne survit pas au-delà de quelques jours en milieu artificiel.

M. Jean-Pierre Sueur, président. - Cela nous éloigne d'un monde inquiétant à la Huxley.

M. Jean-Pierre Michel, rapporteur. - Il n'y en a pas moins des réalités qui existent aujourd'hui. Si le législateur ne fait rien, elles seront encore plus extravagantes et illégales. Une mère portera un enfant pour sa fille qui n'a pas d'utérus, par exemple...

Mme Sylviane Agacinski. - Un très bon documentaire a été réalisé dans les années quatre-vingt sur le cas de deux soeurs, dont l'une avait porté et « donné » un enfant à sa soeur, d'un commun accord. Certes, il y a là une garantie absolue de non marchandisation. La loi devrait-elle cadrer cela ? Qu'une soeur puisse faire un enfant pour sa soeur placerait celle qui peut procréer en situation d'autoriser sa soeur à être mère ou de le lui interdire. C'est énorme. C'est une sorte d'inceste du second type, dirait Françoise Héritier. Que cela arrive est une chose, que cela soit légitimé par la loi en est une autre !

M. Jean-Pierre Sueur, président. - On entend beaucoup l'argument selon lequel une réalité et une législation existent ailleurs, ce qui nous imposerait de suivre. On ne peut recevoir cet argument, sauf à envisager de fermer cette maison ! Il nous revient de faire la loi française selon nos principes.

M. Dominique de Legge. - Sages paroles, Monsieur le président.

Mme Michelle Meunier, rapporteure pour avis. - Il y a tant de familles recomposées, monoparentales, adoptives, homoparentales. Nous connaissons des enfants qui grandissent et vivent avec deux hommes ou deux femmes.

Mme Sylviane Agacinski. - C'est de la recomposition et pas de l'homoparentalité.

Mme Michelle Meunier, rapporteure pour avis. - Des enfants ont deux parents de même sexe et qui s'aiment. Pour que ces enfants soient juridiquement à l'abri, à égalité avec les autres, quel cadre législatif établir, si ce n'est par le mariage et l'adoption ?

M. Dominique de Legge. - Argument qui revient souvent : « ils s'aiment ». Je célèbre des mariages dans ma commune, je n'ai vu nulle part dans le code civil une référence à l'amour. Si l'argument est l'amour, déposons un amendement pour prévoir que l'officier d'état civil devra vérifier la matérialité de l'amour.

M. Jean-Pierre Sueur, président. - Il faudrait, pour respecter l'objectif constitutionnel d'intelligibilité de la loi, que vous proposiez une définition de l'amour...

Mme Sylviane Agacinski. - La question de la GPA est la plus grave. Qu'elle soit ou non pratiquée ailleurs, elle me paraît intolérable et incompatible avec le droit français et ses principes.

Ces familles que vous évoquez existent, mais on ne peut les assimiler à des familles homoparentales, comme si elles étaient instituées comme telles. Des familles de fait font vivre ensemble des parents et des enfants nés hors de cette union. Le conjoint a un rôle important auprès de l'enfant de l'autre. Il serait bon de créer un statut pour lui, comparable à celui de beau-parent, afin qu'il puisse accomplir des actes : la délégation d'autorité parentale existe, elle pourrait être renforcée, sans aller trop loin.

Dans les générations actuelles, l'instabilité des couples est flagrante. Peut-on supposer qu'un couple de même sexe serait moins instable qu'un autre ? Je ne le pense pas. N'allons pas créer un système d'empilement de beaux-parents successifs, tous dotés des mêmes droits !

Effectivement, l'amour n'a jamais eu de conséquence juridique. On appelait autrefois « enfants de l'amour » ceux nés hors mariage. Malgré tout, la réalité des couples repose aussi sur l'amour. Le mariage dit pour tous implique la reconnaissance de cet amour, en cela j'y étais favorable.

Je m'étonne que la PMA revienne toujours dans le débat, comme un serpent de mer, depuis les années quatre-vingt, alors qu'ont été votées les lois bioéthique successives. La réflexion a été ouverte plusieurs fois, chaque fois elle a trouvé une même conclusion, sous quelque majorité politique que ce soit. Au sein du parti socialiste, 99 % des personnalités ont signé des textes contre la marchandisation du corps, considérant que le ventre d'une femme, la vie d'une femme, ne sont pas à louer -car, qu'on le veuille ou non, il y a salaire, qu'il se nomme « indemnité raisonnable » ou « dédommagement ». Le parti socialiste, y compris MM. Hollande et Ayrault, a voté une motion contre, le comité directeur s'est prononcé sans ambiguïté. Il y a eu des rapports du Comité consultatif national d'éthique, des prises de position par les académies. Et à chaque fois, on a conclu au refus de porter atteinte à la dignité des personnes et de leur corps. Comment se fait-il alors que cette question ressurgisse toujours ?

M. Jean-Pierre Michel, rapporteur. - Si on ouvre la PMA aux couples de femmes, que fera-t-on pour les couples d'hommes ?

Mme Sylviane Agacinski. - On est dans une confusion intellectuelle entre l'égalité et l'identité ou la similitude. Il y a des cas où la distinction est pertinente : pour la procréation, mais aussi pour le sport, par exemple. Le traitement en droit diffère aussi selon l'âge, je pense aux droits à la retraite, qu'un jeune ne peut libérer. Je suis très réservée sur l'accès à l'insémination pour les couples de femmes, comme sur l'anonymat des dons de gamètes. Aujourd'hui, on peut acheter du sperme sur Internet. On n'empêchera probablement pas des femmes célibataires, qui prendraient de grands risques d'ailleurs, de recourir à du sperme anonyme. Qu'une femme ait un enfant sans compagnon n'est cependant pas identique à l'usage d'une mère porteuse par un couple masculin ! On invoquera l'égalité, bien sûr, mais ce sera un argument infondé. Je fais la distinction entre le don de sperme (indépendamment des conséquences psychologiques pour l'enfant) et le recours à la mère porteuse qui implique de se servir de la personne humaine comme d'un moyen. On ne peut pas, au nom d'une égalité fictive qui ne repose sur rien, abolir des principes fondamentaux du droit.

Mme Gisèle Printz. - Je suis entièrement d'accord avec ce que Mme Agacinski vient de dire.

M. Dominique de Legge. - Vous n'êtes pas la seule !

Mme Dominique Gillot. - Il est très important d'aller plus loin dans la définition de la PMA, qui recouvre une gradation complexe de situations très différentes.

M. Jean-Pierre Sueur, président. - Il me reste à vous remercier très sincèrement au nom de notre commission des lois.

Ouverture du mariage aux couples de personnes de même sexe - Audition de Mme Claire Neirinck, professeur à l'Université de Toulouse I Capitole

Au cours d'une seconde séance qui s'est tenue dans l'après-midi, la commission poursuit ses auditions sur le projet de loi relatif à l'ouverture du mariage aux couples de personnes de même sexe.

Elle procède tout d'abord à l'audition de Mme Claire Neirinck, professeur à l'Université de Toulouse I Capitole.

M. Jean-Pierre Sueur, président. - Nous avons le plaisir d'accueillir cet après-midi quatre professeurs de droit : il était indispensable d'aborder le mariage pour tous sous l'angle juridique.

Toulouse 1 Capitole est une très belle université...

Mme Claire Neirinck, professeur à l'Université de Toulouse I Capitole. - La plus grande de province et la plus ancienne !

M. Jean-Pierre Sueur, président. - ... où ont étudié d'innombrables gens célèbres, comme Etienne Dolet...

Mme Claire Neirinck. - Et Cujas !

M. Jean-Pierre Sueur, président. - ...brûlé place Maubert avec tous ses livres.

Mme Neirinck est spécialiste du droit de la famille ; elle a écrit de nombreux livres, dont « La famille que je veux, quand je veux ? ». Le point d'interrogation n'est pas neutre !

Vous avez également participé aux Etats généraux du mariage organisé à l'Université de Toulouse en 2007.

Mme Claire Neirinck. - Merci de votre invitation. J'ai beaucoup hésité à venir ; j'ai été auditionnée par l'Assemblée nationale, mais je n'ai pas eu le sentiment d'être écoutée ! Mais je suis venue, car le sujet est grave : de tous les liens du droit, les liens familiaux sont les plus importants. Il faut que la famille soit forte !

Le droit de la famille est fondé sur l'alliance et la filiation. Le mariage, étymologiquement, c'est l'accord de la femme d'être la mère des enfants de l'époux. On sait toujours qui est la mère, y compris avec la gestation pour autrui (GPA), mais jamais qui est le père parce que la mère peut entretenir des relations sexuelles avec plusieurs hommes : filiation et mariage sont indétachables. Aujourd'hui, encore, pour le père, on se contente du vraisemblable : c'est la présomption de paternité. Le mariage a beaucoup évolué, il est même en déclin : il naît plus d'enfants hors du mariage que dans le mariage. Aujourd'hui, tous les enfants sont traités de la même manière ; si l'amant reconnaît l'enfant avant le mari, ce sera lui le père.

En 2009, vous aviez donné la primauté à la filiation sur le mariage ; en 2013, vous faites l'inverse. Il faut être cohérent. Dans la famille biologique, l'enfant a deux lignes d'ascendants ; là, vous aurez une seule ligne d'ascendants. Si on ouvre uniquement le mariage aux homosexuels, il n'y a pas grand-chose à changer, puisque la présomption de paternité ne concerne pas les homosexuels. En accordant le mariage et la filiation, vous changez la donne ; ce faisant, vous bouleversez toutes les règles de la filiation, de la procréation médicalement assistée (PMA), de l'état civil et de la parenté, bref tout le droit de la famille. Une telle réforme ne peut être votée dans la précipitation !

D'abord, vous changez la règle de la filiation. Premier problème : il n'y a plus d'enfants à adopter : en octobre 2012, Le Monde indiquait que le nombre d'adoptions internationales avait chuté de 4 000 en 2005 à 1 500 en 2012 ; de plus, de nombreux pays refuseront de donner des enfants à des couples homosexuels. Deuxième problème : dans l'adoption plénière, l'acte de naissance d'origine de l'enfant est annulé ; le jugement d'adoption est retranscrit et devient l'état civil ; dès lors, à terme, vous devrez repenser l'adoption, car vous supprimez la différence entre adoptions plénière et simple. L'adoption de l'enfant du conjoint semble plus facile mais elle pose de nombreux problèmes. D'abord, aux termes de l'article 345-1 du code civil, l'adoption est interdite si l'enfant a déjà deux parents. Si l'enfant n'a qu'un parent, l'adoption de l'enfant du conjoint est possible, mais vous créez une discrimination... Vous accordez l'adoption de l'enfant du conjoint, mais comment le premier parent l'est-il devenu ? Par la fraude à la loi...

La PMA est un palliatif à l'infertilité ; elle est donc réservée aux couples hétérosexuels. Si vous admettez qu'une femme accède à un don de sperme anonyme, vous changez le fondement de la PMA : soit c'est de convenance pour tout le monde, soit pour personne ! Et quid des donneurs ? Actuellement, ce sont des militants : c'est une solidarité entre hommes. Croyez-vous que beaucoup de donneurs vont donner à des couples de femmes ? Allez-vous faire payer le sperme ? Voulez-vous créer deux filières ? C'est pour cela que les CECOS sont contre la réforme...

La filiation, dans la PMA actuelle, résulte de la présomption mais laisse jouer l'apparence de la procréation. Comment allez-vous gérer la conséquence de la réforme ? Désormais, toutes les femmes seules vont pouvoir y avoir accès... La GPA est la plus inacceptable : si vous accordez le don de sperme aux femmes seules, vous serez obligés d'accepter la GPA ! L'Espagne était opposée à la GPA ; elle a accepté le don de sperme aux femmes seules, puis le mariage homosexuel : les homosexuels demandent maintenant, au nom de l'égalité, l'accès à la GPA... L'Espagne n'est pas hypocrite : elle ne sait pas sortir d'un guêpier dans lequel nous ne devrions pas nous fourrer. La GPA n'est pas de la générosité, mais la pire exploitation, un nouvel esclavage ! Sylviane Agacinski a raison, c'est la main-mise de l'homme sur le ventre de la femme. La GPA ne peut être un don, lequel implique le détachement. Là, vous ne pouvez détacher la gestation de la mère ; il n'y a que l'enfant qui est donné. Juridiquement, c'est un contrat d'entreprise : deux personnes s'engagent, l'une à fournir un service, l'autre à le payer. La GPA, c'est l'exploitation des plus pauvres ; voilà pourquoi les tribunaux ont toujours condamné des paternités frauduleuses. C'est d'ailleurs sur ce fondement que le ministère public a refusé des reconnaissances qui correspondaient à la vérité biologique d'hommes qui étaient allés à l'étranger payer une mère porteuse en leur disant : « Vous avez acheté l'enfant, c'est donc une paternité frauduleuse, bien que vous en soyez le géniteur. »

Vous bouleversez le droit de la famille au profit d'une minorité. C'est extrêmement grave ; si vous le faites, prenez au moins le temps de la réflexion !

M. Jean-Pierre Sueur, président. - Vous êtes parfaitement claire. Le Sénat n'a pas encore examiné ce projet qui ne deviendra loi qu'au terme du processus prévu par la Constitution... Le vote du Sénat ne sera sans doute pas conforme à celui de l'Assemblée nationale ; il y aura donc une nouvelle lecture, puis une commission mixte paritaire : il est donc utile de venir s'exprimer devant nous.

M. Jean-Pierre Michel, rapporteur. - Merci pour la clarté de votre exposé. La question du mariage homosexuel me paraît politiquement réglée. Vous posez le problème différemment : faut-il faire autre chose ? A l'évidence, une réforme de l'adoption est nécessaire. Selon le Gouvernement, le texte est justifié par l'égalité ; or celle-ci, semble-t-il, implique la GPA.

Que faire pour répondre à la demande des homosexuels d'être mariés ? Que faire pour les filiations qui existent déjà ?

On peut être hostiles à l'extension de la PMA, mais faut-il laisser la fraude s'installer ?

Mme Claire Neirinck. -La circulaire de Mme Taubira, qui fait toujours référence à l'article 47 du code civil, ne règle aucun problème... Si vous faites droit à la GPA en disant que la mère porteuse n'est pas la mère, sur quoi allez-vous fonder la maternité ?

Le seul point d'ancrage de la filiation, c'est la maternité. Le père, c'est celui qui a eu des relations sexuelles avec la mère ; la mère, c'est celle qui accouche. Si la femme qui accouche n'est rien, sur quoi sera fondée la maternité ? Sur la présomption, sur une fiction. Ou bien sur un désir qui va et vient ? On ne peut pas dire que la filiation devient de l'autorité parentale. Ou alors, et c'est ce qu'a dénoncé Mme Mirkovic, tout est possible, comme aux Etats-Unis, où un enfant peut avoir quatre parents... Pour l'enfant, la filiation doit faire sens, même si elle n'est pas vraie biologiquement.

M. Jean-Pierre Michel, rapporteur. - Nous en avons beaucoup parlé avec les psychiatres.

Mme Claire Neirinck. - La GPA n'est admise que dans les pays « marchands », dans lesquels les contrats dominent la vie. Mais peut-on établir une filiation par contrat ? Moi, cela me choque ; si la filiation résulte du contrat, vous faites entrer l'enfant dans la société marchande. C'est peut être la modernité de faire de l'enfant un bien de consommation comme un autre, mais ça me révulse en tant que mère et grand-mère !

Que faire des enfants qui sont déjà là ? L'adoption simple est possible lorsqu'un enfant est devenu majeur, puisqu'elle n'est subordonnée qu'à son consentement. Un enfant élevé par sa mère et une autre femme, à sa majorité, aura plaisir à être adopté par cette femme : ce sera la reconnaissance de l'affection qu'il lui porte. Mais c'est lui qui le demandera, cela ne lui sera pas imposé.

Tous les instruments existent pour gérer les situations existantes : délégation d'autorité parentale, tutelle testamentaire par exemple... Mais on ne veut pas les utiliser car on demande autre chose.

M. Jean-René Lecerf. - J'étais favorable au remplacement du mariage par l'union civile, mais il est trop tard... Demain, le mariage sera ouvert à tous. Où s'arrêter, pour éviter des bouleversements catastrophiques ? La jurisprudence donne une certaine souplesse : les homosexuels pourraient en bénéficier.

Les parlementaires connaissent mal les instruments permettant de gérer les enfants de couples de parents de même sexe. Ces enfants existent déjà, et il y en aura toujours !

Comment protéger le conjoint ?

M. Philippe Darniche. - Vous avez dit ce que vous pensiez sur la GPA et la PMA. Les représentants des associations d'homosexuels ne doutent pas que le mariage pour tous soit voté, mais affirment qu'il s'agit d'une étape et qu'il faut aller au-delà : le mariage homosexuel devient-il alors acceptable ? Mme Agacinski nous a dit ce matin qu'il y a des limites à l'application systématique du principe d'égalité ; où est l'égalité ?

Mme Catherine Tasca. - Vous avez souligné que le recours à la GPA est autorisé dans des pays où le contrat domine. Les GPA actuelles entreront dans la logique de tels contrats. Jusqu'où le contrat peut aller quand il s'agit du vivant ? Je ne suis favorable ni à la PMA hors nécessité médicale, ni à la GPA. Mais comme le train est parti, jusqu'où peut aller le contrat ?

Mme Claire Neirinck. - Monsieur Lecerf, les couples qui ont déjà des enfants ont fraudé ; ils l'ont fait en connaissance de cause. Il est malhonnête de leur part de dire que comme ces enfants sont là, il faut les aider. Ils ont pris le risque en connaissance de cause ; pourquoi légaliser la fraude ? J'y suis totalement opposée.

Le droit ne doit pas suivre le désir des gens mais en limiter la folie. Il pose des limites.

Si vous autorisez la GPA, il devient inutile de réformer l'adoption car plus personne n'adoptera. Pourquoi s'embêter à demander un agrément et à attendre cinq ans  pour avoir un enfant avec six doigts ou un bec de lièvre, alors qu'avec la GPA, vous avez l'enfant qui vous convient ? Et s'il a une anomalie, il suffira de faire avorter la mère porteuse...Est-ce le monde que vous voulez ?

Le problème, c'est la limite.

Il y a le piège de l'égalité. Lors de la loi bioéthique, on a parlé du don de sperme et très vite du don de gamètes. Or, ce n'est pas la même chose : il n'y a pas égalité entre le sperme et les ovocytes : ainsi, que je sache, la récolte des ovocytes est faite de façon chirurgicale, pas celui de sperme. Maintenant, Mme André écrit dans son rapport que la GPA, c'est un peu plus que le don d'ovocyte...Non : l'égalité, c'est de traiter de façon identique des choses identiques.

Un couple qui se reproduit n'est pas identique à un couple qui ne peut pas se reproduire. L'égalité consiste à traiter également des situations identiques. Ce n'est pas le cas ici.

Le code civil, dans son article 1128, dit que seules les choses qui sont dans le commerce peuvent faire l'objet de conventions. Que je sache, en France, la maternité ne peut ni se vendre ni s'acheter. Mais si vous autorisez la GPA, la filiation peut rentrer dans le contrat. Dans les pays où cela est pratiqué, comme c'est l'accouchement qui fait la mère, la mère figure sur l'acte de naissance, mais elle renonce à ses droits parentaux par contrat et le juge qui a validé ce contrat ordonne à l'officier d'état civil d'inscrire le nom du bénéficiaire.

Mme Michelle Meunier, rapporteure pour avis. - Ce matin, nous avons entendu les représentants des familles adoptantes. Quasiment toutes ont connu un passage médical, souvent douloureusement vécu, ce qui ne les a pas empêchées d'adopter. Cela relativise vos prédictions sur l'avenir de l'adoption.

Mme Claire Neirinck. - Oui, mais dans la législation actuelle. Le jour où la GPA sera permise, la question se posera dans des termes différents. Je connais la situation actuelle pour avoir été longtemps membre du conseil de famille des pupilles de la Haute-Garonne ; le premier choix des couples n'est pas d'adopter ; mais quand tous les couples pourront faire leurs propres enfants, il n'y aura plus d'adoption : on achètera l'enfant.

M. Jean-Pierre Sueur, président. - Merci pour votre contribution très claire et très engagée.

Mme Claire Neirinck. - Quand on est citoyen, il faut s'engager.

M. Jean-Pierre Sueur, président. - Ce n'était pas un reproche.

Ouverture du mariage aux couples de personnes de même sexe - Audition de M. Daniel Borrillo, maître de conférences en droit privé à l'Université Paris Ouest et membre du centre de recherches et d'études sur les droits fondamentaux

La commission procède ensuite à l'audition de M. Daniel Borrillo, maître de conférences en droit privé à l'Université Paris Ouest et membre du centre de recherches et d'études sur les droits fondamentaux.

M. Jean-Pierre Sueur, président. - Nous recevons M. Borrillo, maître de conférences en droit privé à l'Université de Paris Ouest. M. Borrillo est engagé depuis longtemps dans la lutte contre l'homophobie. Avec Didier Eribon, il a été à l'initiative du Manifeste pour l'égalité des droits et publié de nombreux ouvrages sur l'homosexualité, dont Homosexualité et discrimination en droit privé et Le droit des sexualités.

M. Daniel Borrillo, maître de conférences en droit privé à l'Université Paris Ouest et membre du centre de recherches et d'études sur les droits fondamentaux. - Merci de m'accueillir. Je suis également chercheur associé au CNRS et j'ai travaillé en Espagne où le mariage a été ouvert aux couples de même sexe en 2005 ainsi qu'en Argentine, mon pays d'origine, où il a été adopté en 2010.

Après l'abolition de l'esclavage, l'ouverture du droit de vote aux femmes, l'égalité des droits des enfants nés hors mariage, l'abolition de la peine de mort, la dépénalisation de l'homosexualité, on assiste à une nouvelle étape pour une société plus juste et plus égalitaire.

En 1791, le crime de sodomie fut supprimé. La France devient terre d'accueil de nombreux homosexuels illustres : Oscar Wilde, Klaus Mann, Romaine Brooks.... Ce projet de loi permettra de se réconcilier avec le droit révolutionnaire, notamment avec l'article 7 de la Constitution de 1791 selon lequel la loi ne considère le mariage que comme un contrat civil.

Je suis favorable à cette future loi, qui améliore la liberté et l'égalité des conjoints tout en renforçant la protection des enfants.

D'abord, une mise en perspective historique : cette loi apparaît dans le contexte de l'épidémie de VIH. Contrairement à d'autres pays, les hautes instances judiciaires françaises ont été réticentes à élargir les droits familiaux aux couples de même sexe. Le Pacs avait réglé en partie la question. Après le mariage de Bègles, la Cour de cassation a jugé le 13 mars 2007 que le mariage est l'union d'un homme et d'une femme, et le Conseil constitutionnel a estimé le 28 janvier 2011 dans une question prioritaire de constitutionnalité (QPC) que le refus de mariage pour un couple de même sexe n'était pas discriminatoire.

Contrairement au Pacs, issu d'une proposition de loi, le « mariage pour tous » résulte d'un projet de loi qui montre l'intérêt que le Président de la République porte à la question. Ce texte modifie essentiellement le code civil mais aussi des lois relatives au conjoint et à la filiation.

Le procureur général Baudoin, dans un arrêt de la Cour de cassation du 6 avril 1903, fait du mariage « l'union des âmes et des volontés » : cette conception asexuée du mariage est enfin entérinée.

Faut-il maintenir la notion de père et mère ? Je n'y suis pas favorable. Ce qui est intéressant juridiquement, c'est la fonction parentale, et non la dimension sexuée des sujets de droit : je ne vois pas de différence juridique entre les hommes et les femmes vis-à-vis des engagements familiaux ; le combat des femmes a permis de montrer que la parenté est une fonction. Le mariage est une égalité de droits, mais aussi d'obligations : devoir de fidélité, devoir de communauté de vie, contribution de charge, éducation des enfants...

Ce projet de loi va régler des problèmes de droit international privé : les mariages conclus à l'étranger seront considérés comme valables.

Sur le plan vertical, l'égalité suppose l'accès à toutes les formes de filiation pour tous les couples, ce qui comporte l'accès à la PMA, à la filiation adoptive.

Si la logique égalitaire s'impose pour le couple, le projet de loi ne prévoit l'accès à la parenté qu'à travers l'adoption. Ainsi, deux lesbiennes mariées ne pourront pas bénéficier de la PMA. Cette limitation est problématique, car elle instaure une discrimination entre les couples mariés. La France est le seul pays à considérer la PMA non comme un droit subjectif, mais comme un acte médical, palliatif à la stérilité du couple ou moyen d'éviter la transmission d'une maladie grave. Il s'agit d'une fiction juridique car un couple est rarement stérile : la plupart du temps, seul l'un des deux conjoints l'est.

La PMA constitue une démission du politique en faveur de ce que Dominique Memmi appelle le magistère biomédical. La loi bioéthique de 1994 promeut un agencement familial particulier : le couple parental hétérosexuel en âge de procréer, l'intérêt du futur enfant étant d'avoir un père et une mère et des liens biologiques avec les personnes remplissant ces tâches sociales. Ces valeurs décrites comme naturelles sont à l'origine de l'inclusion de la PMA parmi les services fournis par le système de santé publique ; elles sont à la base de la règle selon laquelle seuls un homme et une femme stériles en âge de procréer peuvent recourir à ces méthodes, contrairement à l'adoption dont peut bénéficier une seule personne.

La PMA relève d'une question de santé publique : elle permet en effet de pallier la stérilité mais aussi d'éviter la transmission d'une grave maladie à l'enfant ou au conjoint ; cette réforme aurait pu être l'occasion de mettre un terme aux procréations artificielles artisanales pratiquées par les personnes qui ne peuvent accéder légalement à cette technique.

Mais au-delà de l'égalité, sur le plan horizontal, cette réforme aurait pu être l'occasion de revenir sur la conception du mariage comme alliance entre deux familles et non pas entre deux personnes. Pourquoi ne pas réfléchir, comme en Espagne à une réforme globale du mariage, en repensant la présomption de paternité ou l'obligation de fidélité, contrepartie de la présomption de paternité ? Le droit canonique prône la fidélité, pas le droit civil...Pourquoi ne pas déjudiciariser les divorces, comme cela avait été proposé par Mme Guigou ou Mme Taubira ?

La séparation de corps aurait également mérité qu'on y revienne. Sur le plan vertical, on aurait pu donner une assise juridique aux liens unissant l'enfant au tiers qui l'élève en créant par exemple un statut du co-parent ayant des effets juridiques, comme par exemple un droit de visite en cas de séparation.

Il aurait aussi fallu ouvrir l'adoption aux couples pacsés, assumer une conception de la filiation fondée sur la volonté, faciliter les démarches administratives en matière d'adoption, mettre fin à la présomption de paternité ; depuis la réforme de 1972, l'appréciation de paternité a été affaiblie. Pourquoi la ressusciter aujourd'hui ?

En cas de décès du conjoint, la femme peut donner l'embryon à la science, le donner à un autre couple ou le faire détruire, mais en aucun cas se le faire implanter. Là encore, il aurait fallu revenir sur ces problématiques.

Je suis également favorable à l'accès à la GPA pour tous les couples, comme l'avait proposé un rapport du Sénat en 2008 pour les couples hétérosexuels... Une réflexion doit être engagée sur la liberté de procréer, pour sortir de l'idéologie qui prétend que toute GPA constitue une marchandisation du corps de la femme. Voyez l'exemple anglais.

Pour les couples binationaux, il faut aussi améliorer la situation en mettant fin à l'inquisition juridique visant à vérifier la communauté de vie effective des époux.

Beaucoup de ces questions devraient être abordées dans la loi famille, à moins que vous n'en décidiez autrement.

M. Jean-Pierre Sueur, président. - Merci de votre exposé, qui était, comme le précédent, engagé.

M. Daniel Borrillo. - Je le prends comme un compliment.

M. Jean-Pierre Michel, rapporteur. - Comme l'a dit M. Darniche à Mme Neirinck, je vous remercie de votre exposé, qui correspond à ce que je pense.

Ce matin, nous avons entendu les associations concernées par l'adoption qui nous ont fait part de leur expérience, n'ont porté aucun jugement de valeur et qui ont souligné les difficultés pratiques qui peuvent se poser. Nous en avons conclu que le Parlement devra réviser très rapidement sa législation relative à l'adoption nationale et internationale.

Comme vous êtes parfaitement bilingue et spécialiste des droits français et hispanique, pouvez-vous nous dire comment cela se passe en Espagne et en Argentine ? Ces pays sont-ils entraînés dans une spirale mortifère ? Comment ont-ils réglé la question de la filiation ?

Mme Michelle Meunier, rapporteure pour avis. - J'avais le même type de questions. J'ai apprécié votre jugement sur la PMA différent de ce que l'on a pu entendre jusqu'à présent.

La PMA n'a jamais guéri la stérilité des couples : elle règle simplement les problèmes d'infertilité. Doit-elle faire partie d'un projet de loi sur la famille ou sur la santé publique? Vous avez ouvert de nombreuses portes ; le chantier parait immense : mieux vaut régler les questions une par une.

Je travaille sur la question de la trans-identité et la loi argentine est montrée comme un modèle. Où sont les clivages ?

M. Daniel Borrillo. - L'Espagne et l'Argentine n'ont pas dissocié mariage et filiation. En Espagne, une loi de 1987 a permis la PMA pour les femmes seules. La situation est donc moins crispée. En Argentine, il n'existait pas d'interdiction des contrats de mère porteuse. La tolérance était la règle et une loi libérale a ensuite été votée.

Les deux pays ont traité de la filiation à partir du projet parental et du droit des parents. Comme il y a un droit à la non-procréation, avec la contraception et l'IVG, il y a un droit à la procréation, avec la PMA dans un projet parental responsable. Il s'agit d'encadrer des pratiques existantes, sans faire intervenir les médecins : le choix du type de famille relève de choix privés. Ne sont restés que les arguments moraux et religieux et les débats ont été vifs entre l'Etat et les religions.

M. Jean-René Lecerf. - Vous semblez appréhender le mariage comme un acte contractuel quasi banal.

Mais le mariage est aussi une institution : les contrats se passent chez le notaire portes fermées, mais le mariage en mairie à portes ouvertes, car il entraîne des conséquences sur la famille des uns et des autres, sur les enfants nés et à naître, sur la société. La banalisation contractuelle du mariage entraîne une banalisation des PMA, que vous semblez souhaiter. Le droit français interdit le saucissonnage des marchés publics mais pas de la loi. Un futur texte sur la famille paraîtra sans doute sur la PMA. Sa banalisation entraînera-t-elle inéluctablement la banalisation de la GPA ?

Mme Catherine Tasca. - Vous estimez que la filiation fondée sur la volonté doit se substituer à la filiation biologique.

D'après vous, la présomption de paternité n'a plus grand sens. Quid du droit des femmes ? Beaucoup de femmes cherchent à faire reconnaître la paternité de leurs enfants quand le géniteur se dérobe à ses responsabilités. Qu'en pensez-vous ?

M. Daniel Borrillo. - La question de la volonté est très compliquée. J'écris en ce moment un ouvrage sur ce sujet. J'ai le sentiment que prévaut aujourd'hui une conception plus biologiste que volontariste de la filiation. Selon moi, il n'y a pas de liens plus forts, plus stables, plus sûrs, que les liens qui résultent de la volonté.

En matière de procréation, la femme peut imposer une paternité mais la mère a droit à l'interruption volontaire de grossesse, à l'abandon d'enfant par l'accouchement sous X. Il y a donc une dissymétrie des droits entre hommes et femmes. Il faudrait donc revenir sur ces questions. Il ne faut pas nous engager dans le biologique pour créer un lien de filiation : on peut complètement dissocier procréation et filiation. Si l'enfant n'est pas souhaité, il n'aura pas des parents aimants.

En 1972, la notion de présomption de paternité a été affaiblie. Mon directeur de thèse, Daniel Huet-Weiller a d'ailleurs écrit un article remarquable à ce propos : Requiem pour une présomption moribonde. Banalisation du mariage, dites-vous ? Il faut en revenir à la conception contractuelle et civiliste du mariage, comme sous la Révolution. C'est le consentement qui fait le mariage mais pas la consommation, la copula carnalis du droit canonique. Ce n'est pas le corps qui importe mais la dimension spirituelle et psychologique. Pour moi, le mariage est un contrat intuitu personae par excellence, ce qui implique une responsabilité plus grande.

Le projet de loi ne va pas banaliser le mariage. En 1975, le divorce par consentement mutuel a été voté. La possibilité de rompre le lien matrimonial du seul fait de sa volonté existe donc depuis bien longtemps : on peut dire aujourd'hui que le mariage est plus un acte du droit civil commun qu'une institution.

Une partie de l'opposition semble remettre en cause  la PMA ; elle existe depuis 1994, et la seule question est de savoir si on peut l'ouvrir aux couples de femmes. On ne peut revenir sur des lois, que ce soit la PMA ou le divorce, ni rendre le mariage pour tous responsable de problèmes qui n'ont pas été réglés il y a 20, 30 ou 40 ans.

M. Jean-René Lecerf. - Sur ce dernier point, si on ouvre la PMA aux femmes, cette ouverture sera globale et ne sera pas liée à des problèmes médicaux. Il faudra donc l'ouvrir aussi aux couples hétérosexuels. Cette généralisation de la PMA conduira-t-elle inéluctablement à la GPA ?

M. Daniel Borrillo. - La discrimination actuelle est fondée sur l'argent : les femmes seules ou les couples homosexuels qui ont de l'argent peuvent aller en Belgique ou aux Etats-Unis : en Californie, une GPA revient à 40 000 dollars. Ceux qui ne les ont pas restent dans le cadre strict de la loi française. A mon sens, le seul moyen de limiter les abus, la marchandisation et l'exploitation, c'est d'édicter des règles claires.

Nous sommes là dans l'intimité des corps : l'Etat doit donc se montrer très vigilant pour protéger les plus faibles. La procédure contractuelle permet de garantir les droits des adultes comme des futurs enfants.

M. Jean-Pierre Sueur, président. - Quelle que soit l'opinion que l'on a sur la PMA ou la GPA, je n'accepte pas l'argument de fait. Ce n'est pas parce qu'il existe telle chose ou parce qu'une loi étrangère a légalisé telle autre, que le législateur français doit s'aligner. Nous devons légiférer en toute indépendance, sinon notre travail perd de son sens.

M. Jean-Pierre Michel, rapporteur. - Nous ne sommes pas tous d'accord sur la filiation médicale, mais la loi est là pour protéger. Aujourd'hui, la mondialisation s'étend, la marchandisation se généralise, l'argent règne.

L'autorisation de l'IVG a protégé les femmes. Rappelez-vous ce qui se passait avant ! Combien de jeunes femmes sont mortes dans des conditions déplorables ! Si nous sommes favorables à l'extension de la filiation, c'est pour protéger.

Selon vous, le mariage civil est fondé sur le consentement, sur la volonté, et le mariage religieux sur la consommation. Que pensez-vous alors des lois de la République qui font rentrer la consommation dans le mariage, avec le mariage blanc et le mariage gris ? Le droit républicain s'est introduit ainsi au sein du couple pour présumer que certains mariages ne seraient pas consommés.

M. Daniel Borrillo. - Excusez-moi si j'ai donné l'impression de recourir à l'argument de la justification factuelle : le droit, c'est l'art du bon et du juste. Il me paraît juste et bon de donner les mêmes droits à tous les couples et de mettre à leur disposition toutes les techniques de PMA lorsqu'il s'agit d'un projet parental responsable.

En ce qui concerne le résidu canonique du droit civil, un homme a été condamné à payer 10 000 euros de dommages et intérêts pour n'avoir pas eu suffisamment de relations sexuelles avec sa femme : cela semble contraire au principe de volonté et de respect de la vie privée.

M. Jean-Pierre Sueur, président. - Merci pour ces réponses très intéressantes et très utiles pour notre débat.

Ouverture du mariage aux couples de personnes de même sexe - Audition de M. Jean Hauser, professeur émérite de droit privé à l'Université Montesquieu Bordeaux IV

La commission procède ensuite à l'audition de M. Jean Hauser, professeur émérite de droit privé à l'Université Montesquieu Bordeaux IV.

M. Jean-Pierre Sueur, président. - Vous êtes spécialiste du droit de la famille et vous avez écrit de nombreux ouvrages notamment sur la filiation qui est au coeur de notre débat sur ce projet de loi.

M. Jean Hauser, professeur émérite de droit privé à l'Université Montesquieu Bordeaux IV. - Je n'ai aucune vocation à intervenir sur le principe qui commande le projet de loi dont vous êtes saisis et qui fait l'objet de tant d'interventions, que j'en viens à me demander s'il s'agit de faire une loi, ou de mettre en scène un psychodrame. On ne peut insérer des choses étrangères au système de droit. On s'apercevra très rapidement qu'il y a des contradictions qu'on ne pourra assumer. Ce projet de loi porte un titre réducteur : il ne s'agit pas vraiment de mariage pour tous, mais bien de filiation.

Cette réforme porte sur l'une des plus vieilles institutions de l'humanité, mais juridiquement, le problème n'est pas celui du mariage pour tous. Au cours du temps, à travers le cheval de Troie de la parité, on a rayé progressivement du code civil les mots homme et femme pour des raisons que les sociologues étudieront...Paradoxalement, la parité homme-femme conduit à rendre un code asexué !

L'argument qui consisterait à dire que le mariage pour tous est un début et qu'on continuera après permet de faire passer par étapes les choses. Les lois par étapes sont légions, surtout dans le droit de la famille : on pourrait faire référence au Pacs, modifié presque tous les ans pour être finalement intégralement refait en 2006. Ce n'est pas un reproche ; ce peut être utile de procéder ainsi pour certains sujets très passionnels.

Ici il en va autrement. Les Pacsés n'étaient jamais que deux personnes majeures choisissant un nouveau statut, et la nouveauté juridique ne garantit pas toujours la sécurité...Mais ici, il y a des enfants, ce qui me rend particulièrement inquiet. Le projet de loi vise clairement l'adoption, conséquence du mariage pour tous. Les enfants ont droit à la sécurité, à la cohérence juridique. En légiférant par tranche, il y aura des enfants transitoires, voire des enfants oubliés. J'ai peur, non de la réforme, j'en ai vu d'autres, mais de ses conséquences, auxquelles on aurait pu réfléchir un peu plus profondément.

Le renvoi à l'adoption pour les couples de même sexe est léger et à peu près sans conséquence. L'adoption à la française mériterait une réforme très profonde avant qu'on lui amène de nouveaux clients. L'adoption plénière à la française est contradictoire avec le droit de l'enfant à connaître ses origines. Je ne crois pas que la CEDH supportera longtemps ce type de dispositif qui demande la rupture complète des liens des enfants avec leurs origines.

Les travaux parlementaires sont étonnants : on a l'air d'ignorer que l'adoption moderne n'est plus l'adoption plénière. Il y a deux fois plus d'adoptions simples, selon les statistiques de la Chancellerie, d'une part, parce qu'elle ne rompt pas les liens avec la famille d'origine, d'autre part, parce que sa souplesse permet de répondre à toutes sortes de demandes de filiations volontaires. Il y a trente ans, les couples homosexuels s'adoptaient entre eux ; la jurisprudence a fini par s'y opposer. Cela montre bien que l'adoption simple servait à tout ! J'avais d'ailleurs commis un article intitulé L'adoption à tout faire.

Aujourd'hui, l'adoption simple sert essentiellement à rattacher l'enfant du conjoint, pour des raisons successorales et fiscales : c'est l'article 786 du code général des impôts. Avant de se précipiter en offrant l'adoption, on aurait pu réfléchir à l'état du droit de l'adoption.

Fallait-il ensuite statuer ainsi sur le nom ? Le texte va beaucoup trop loin sur cette question.

Cela dit, le marché de l'adoption est à peu près asséché. Ça ne changera pas grand-chose de permettre aux couples de même sexe d'adopter ; il y a très peu d'enfants adoptables en France, car les Français font juste les enfants qui leur conviennent et que les enfants naturels sont presque tous reconnus. De surcroit, le vivier de l'adoption internationale est en train de se vider peu à peu : les pays d'Amérique du Sud sont aussi concernés par les progrès de la contraception. On se replie alors, ce qui est triste, sur les enfants haïtiens et de certains pays d'Afrique. Ajoutez à cela que le projet est très léger en matière de droit international privé. Il faudra y remédier tout de suite après. Cela risque de compliquer un peu plus les questions de l'adoption.

Où en est-on ? Si ces couples nouveaux qui veulent adopter veulent obtenir des enfants, inévitablement ils vont chercher à les faire eux-mêmes en recourant à la procréation médicalement assistée. Je ne suis pas un fanatique de la modification de la loi sur la PMA, mais elle sera inéluctable, sinon on aboutira à des contradictions extrêmement difficiles à assumer. On l'a vu avec le débat à l'Assemblée nationale concernant la circulaire sur les enfants conçus à l'étranger par la gestation pour autrui, si l'on admet, ce qui n'est pas sûr, que c'est une forme de PMA. Il me semble qu'on aurait dû avant de légiférer, mesurer toutes les conséquences de ce projet de loi sur l'adoption et la PMA.

Plusieurs couples, 40 paraît-il, hétérosexuels, ont fait fabriquer un enfant en Californie. On va leur dire qu'ils pourront avoir la nationalité pour leur enfant : c'est l'objet de la fameuse circulaire. Ces enfants seront français mais n'obtiendront pas la filiation avec leurs parents. Les couples homosexuels, eux, pourront adopter les enfants qu'ils auront trouvé sur le marché de l'adoption. Il sera très difficile d'expliquer aux couples hétérosexuels qu'ils ne peuvent pas faire établir la filiation de leur enfant et que le couple homosexuel le pourra en vertu du mariage pour tous. Cette position ne sera pas tenable très longtemps...

Autre exemple : l'insémination artificielle avec donneur serait autorisée dans les couples de femmes. Soit, mais on sort alors du cadre de la stérilité pathologique. On entre pour ce type de couples dans la PMA de convenance. Comment la refuser aux autres ? « Passé les bornes, il n'y a plus de limites », disait Chamfort, sinon Alphonse Allais. Comment expliquer que nous sortons de la PMA pour raison médicale pour les uns et pas pour les autres ? Comment rédiger l'article du code de la santé publique qui fait référence à la stérilité pathologique ? Pourquoi ne pas ouvrir, comme dans certains Etats américains, la PMA de convenance pour tout le monde ?

Avec une légèreté regrettable, on s'est précipité dans un projet de loi sans considération de ses conséquences ni de son insertion dans un système global qui a sa logique. Je ne dis pas que l'on ne peut pas modifier cette logique, mais je reste très inquiet.

La Cour de cassation a essayé, il y a quelques mois, de diviser les difficultés de ces couples qui ramènent un enfant conçu par mère porteuse à l'étranger : elle a décidé que même si le couple n'est pas marié, il pourra partager l'autorité parentale ; en revanche, on ne pourra pas inscrire les deux filiations de l'enfant à l'état civil, car il est impossible pour un enfant d'avoir deux pères ou deux mères. Le raisonnement qu'a retenu la Cour de cassation pour couper la poire en deux va tomber de lui-même. Va-t-on tenir longtemps ?

Pour conclure, je suis étonné qu'on parte d'un système de filiation qui a sa logique, biologique ou imitée de la biologie, pour en sortir par de tous petits morceaux, en pensant que tous les autres vont tenir, au mépris de la logique globale.

On eût pu créer, à côté du système biologique traditionnel, un nouveau système de filiation uniquement volontaire, conçu de façon autonome par rapport à l'adoption ou en réformant profondément celle-ci : l'adoption devenait un système instrumentalisé de créations de filiations par la seule volonté de l'individu... conformément aux évolutions de la jurisprudence depuis une quinzaine d'années. Jusque là, il n'était pas inconcevable de faire cohabiter deux systèmes, celui des enfants d'alcôve et des enfants d'éprouvette, selon l'expression de Jean Carbonnier. Il faudra désormais aller plus loin. Il eût été préférable d'y réfléchir avant. Mais beaucoup de lois sont faites ainsi, ce que je regrette ici publiquement : certains articles sont abrogés avant même que la loi s'applique !

Je n'ai pas l'illusion qu'on va tout recommencer. Ce que je souhaiterais, dans le domaine du possible, c'est que la loi soit agrémentée d'une date d'application qui laisse le temps de réfléchir à ses conséquences. Il n'y a là rien d'extraordinaire : toutes les lois relatives à la famille ont une date d'application décalée. La loi sur les tutelles et les curatelles, à laquelle j'ai participé, promulguée le 5 mars 2007, a été appliquée à partir du 1er janvier 2009.

J'ai reçu un avant-projet de loi sur le droit de la famille, qui reprend l'histoire du droit des tiers qu'on a connue sous un précédent gouvernement avec une secrétaire d'Etat à la famille. Pourquoi procéder ainsi par confettis ? Pourquoi ne pas dire : la loi s'appliquera dans un an ? D'ailleurs, pour la loi PMA, c'est ce qu'on a fait avec l'argument -j'allais dire le prétexte- du Conseil national d'éthique, qu'on aurait d'ailleurs pu consulter plus tôt. Avec cet avis, on pourrait voir comment cette réforme prendra place dans un système qui, quoi qu'on en dise, subit une véritable révolution copernicienne. On peut peut-être en raccommoder les morceaux.

M. Jean-Pierre Sueur, président. - Merci pour cet exposé brillant et clair.

M. Jean-Pierre Michel, président. - Ce projet de loi n'est pas le mariage pour tous mais ouvre le mariage aux personnes de même sexe.

L'article premier et le chapitre premier concernent le mariage. Que pensez-vous de ce qui a été voté à l'Assemblée nationale sur le conflit de lois qui peut exister ? Et que pensez-vous des deux articles balais votés par l'Assemblée nationale, l'un pour le code civil et l'autre pour tous les autres codes ? Ce dernier pose des problèmes de rédaction juridique mais répond à une nécessité : sans lui, il aurait fallu revoir tous les textes mentionnant les couples hétérosexuels. Si vous ne pouvez pas nous répondre aujourd'hui, nous avons du temps, puisque le débat ne s'ouvre que le 2 avril et que la commission des lois dispose d'un grand mois pour rédiger son rapport.

Mme Michelle Meunier, rapporteure pour avis. - Je dispose de peu d'espace pour vous interroger : le mariage, pour vous, ce n'est pas grand-chose ; l'essentiel, c'est la filiation biologique. Un seul système vaut à vos yeux, le lien biologique, le lien du sang. Mais comme moi, vous connaissez d'autres formes de familles, monoparentales, recomposées ... Que proposez-vous pour sécuriser les enfants et assurer l'égalité des droits aux adultes qui les élèvent ?

M. Jean Hauser. - Très franchement, je ne suis pas spécialiste de droit international privé, mais la disposition me semble extrêmement mauvaise et peu réfléchie.

M. Jean-Pierre Sueur, président. - Amicalement à l'Assemblée nationale (sourires).

M. Jean Hauser. - Dans la loi de 1972, Jean Carbonnier avait très bien fait les choses. Cela mérite beaucoup d'attention. Je demanderai son avis à mon excellent collègue Hugues Fulchiron.

Quand on touche au couple, qui est une structure de référence, on vise tous les codes, y compris le code rural ! On a essayé de s'en tirer avec des articles balais. Il eût fallu peigner les différents codes avant. On découvrira très rapidement que les articles balais sont insuffisants, et certains citoyens ne comprendront pas qu'on les ait oubliés. Il y a un manque réel de préparation auquel nous ne pouvons rien.

Je n'ai pas dit que je me fichais du mariage, Madame Meunier ! C'est une question de suffrage universel. La loi votée, mon opinion ne comptera pas. Ma position est claire : il faut créer une deuxième page du droit de la filiation, en dehors de la filiation biologique. On a cru pouvoir utiliser l'adoption, mais elle n'est pas faite pour ça. On ne court pas une course automobile avec une 4 L !

Le droit de l'adoption en France a été modifié tous les deux ans. Les relations entre adoptions simple et plénière sont désastreuses. Ce n'est pas l'adoption qu'il fallait utiliser, sauf à la reprendre entièrement au préalable. Il faut dire : nous sommes dans une autre logique de filiation fondée sur la volonté. Ne singeons pas la filiation biologique ou adoptive. Mettons l'imagination au pouvoir, comme on disait en 68 !

Il faut cinq ou six ans pour obtenir un arrêt de la Cour de cassation ; il arrive que cette Cour revienne sur sa jurisprudence, ce qui est naturel. Mais peut-on s'en remettre à la jurisprudence pour une législation de cette importance ? J'en doute... Bref, il faut avoir le courage de ses opinions.

Le droit vit sur beaucoup de fictions. La présomption de paternité, c'est un pourcentage de fiction probable. Jean Giraudoux a écrit dans La guerre de Troie n'aura pas lieu : « Jamais poète n'a interprété la nature aussi librement qu'un juriste la réalité ». Ayons le courage d'inventer un nouveau système de filiation !

M. Jean-Pierre Sueur, président. - Voilà une réponse argumentée.

M. Jean-Pierre Michel, rapporteur. - Et ouverte.

M. Christian Cointat. - Je vous ai écouté avec beaucoup d'intérêt et je partage beaucoup de vos arguments mais pas vos conclusions. Vous englobez dans votre raisonnement le texte sur la famille qui n'est pas celui dont nous débattons aujourd'hui.

L'adoption est plus un symbole en la matière qu'un résultat. En Belgique, les adoptions par les couples homosexuels sont quasiment inexistantes. La France n'est pas seule dans le monde. Je représente les Français établis hors de France ; je sais qu'on ne peut légiférer comme si nous étions seuls. J'ai salué la circulaire Taubira qui corrige une injustice et une aberration, bien que membre du groupe UMP.

Vous n'avez pas parlé suffisamment du point de vue pragmatique. Si on veut légiférer de façon globale, on ne fera jamais rien. Il faut procéder par étapes. Rien ne dit qu'il faille autoriser un couple homosexuel à recourir à la GPA. Si on ne fait rien, tout se fera dans notre dos, sans contrôle ni précaution.

Ne peut-on avancer pas à pas de manière cohérente et raisonnable ? Un haut magistrat avait dit ici : « les meilleures lois sont celles qui entérinent l'évolution des moeurs ». Il est bon que la loi prenne cette évolution en compte de manière pragmatique et sans attendre. Pensez à tous ceux qui attendent la loi ! Quand on vote la loi, on doit savoir ce que l'on fait. Attendre 2017 -j'ai pris la date au hasard- pour l'appliquer, ne serait pas convenable.

M. Jean-René Lecerf. - Comme vous, Monsieur le professeur, je pense que ce projet de loi est un corps étranger introduit dans notre corpus juridique, au risque de provoquer une réaction de rejet.

Vous nous fournissez des ébauches de solutions, comme le fait de différer l'application de la loi. Cela ne me choque pas : combien de lois attendent encore leurs décrets d' application ?

M. Christian Cointat. - Ce n'est pas bien !

M. Jean-René Lecerf. - Une autre solution, peu brillante et pas très courageuse, consiste à laisser les juges se débrouiller. Nous transférons alors la charge aux juges...ce qui nous prive du droit de nous plaindre de leur interprétation !

M. Jean Hauser.- Je ne suis pas convaincu qu'il faille tout bouleverser dans la loi PMA. Faire cela par morceaux ? Soit. Mais que se passera-t-il entre deux morceaux ? Le droit peut-il se soucier seulement de certains enfants ?

Je suis très rétif envers l'argument selon lequel si cela se fait ailleurs, c'est forcément bien !

M. Jean-Pierre Sueur, président.- Très bien !

M. Jean Hauser.- A quoi servent alors l'Assemblée nationale et le Sénat ? Je ne dis pas qu'il faille ignorer ce qui se fait ailleurs...

La GPA, en Californie, revient à 41.000 euros, ce qui n'est pas rien ; en Russie ou en Inde, c'est moins cher. Refuser toute conséquence en France, c'est suicidaire : on laisse proliférer n'importe quoi. En droit international, il y a belle lurette qu'on trouve des solutions intermédiaires, qui consiste à dire que le droit français ne recevra les conséquences de ce type de contrat qu'après une vérification soigneuse des conditions des contrats qui sont très différentes selon les pays : aux Etats-Unis, les contrats de surrogate mothers varient selon les Etats. Ce n'est pas oui-oui ou non-non. Les mariages polygamiques ont toujours posé des problèmes. On n'a jamais dit qu'on ne recevait pas certaines conséquences. Pour autant, l'enfant n'est pas le cheval de Troie des fraudes à la loi.

Je pense comme vous : en assouplissant la réglementation, on peut effectuer un certain contrôle. Si vous faites votre contrat de mère porteuse n'importe comment, c'est non ! Quant à la gratuité, c'est une plaisanterie. Il y aura bien quelques grands-mères, quelques soeurs, puis très vite, il y aura une rémunération ; mais on peut contrôler le montant, les clauses...

Il n'est pas acceptable dans notre société de parler « droit à l'enfant ». Or nous discutons bien d'une certaine forme de droit à l'enfant. Ne fermons pas les yeux sur cette réalité. Certains couples estiment qu'ils ont droit à un enfant ; il est beaucoup plus rentable d'admettre ce type de raisonnement en principe, mais pas à n'importe quel prix.

Il y a une infraction pénale pour le contrat de mère porteuse : elle n'est jamais appliquée ! N'agitons pas de sabre de bois dans le code pénal. Et ne faites pas semblant de voter des dispositions qui ne sont pas applicables.

La voie moyenne, c'est de reconnaître que les moeurs ayant évolué, la loi doit changer, mais pas à n'importe quel prix ; le prix, il faut le calculer avant. Cela n'a pas été le cas.

M. Jean-Pierre Michel, rapporteur. - Je suis assez d'accord avec M. Cointat : il ne s'agit pas de reconnaître le fait accompli, de copier l'étranger, mais de montrer que la loi est là pour protéger. Combien de femmes sont mortes avant que la loi sur l'IVG soit adoptée ? La loi a été votée grâce au courage du Président de la République, du Gouvernement, des parlementaires de l'époque, mais tout n'est pas permis pour autant.

M. Jean Hauser. - C'est exact. L'ordre public de direction a beaucoup reculé en matière familiale car la société n'est pas capable de dire ce qu'elle souhaite véritablement. Mais ce n'est pas parce que l'ordre public de direction a reculé que l'ordre public de protection doit reculer , bien au contraire ! Quand on ne pouvait choisir, la loi abstraite protégeait. Maintenant qu'on peut choisir, il faut protéger les individus ; ce n'est plus un débat d'idée, mais un débat concret. En 1993, on a modifié l'accouchement sous X qui vivotait dans le code de la santé publique : on ne pouvait pas rechercher la mère. Les ennuis ont commencé ! Comme on ne peut pas rechercher la mère, on ne peut pas rechercher le père, ni les grands-parents... On a fini par garder l'anonymat et on a supprimé l'interdiction de la fin de non-recevoir, solution parfaitement hypocrite : elle consiste à dire que juridiquement, il est possible de chercher la mère, mais qu'il est quasiment impossible de la retrouver. En cas de fuite, il n'y aura plus d'obstacle civil pour chercher la mère...Depuis 1993, on est allé de Charybde en Scylla ! C'est la théorie des dominos, chère à mon maître Pierre Raynaud, ou de la clé de voûte : quand on la retire, la voûte s'effondre. C'est bien ce qui explique mes craintes.

M. Jean-Pierre Sueur, président.- Merci pour votre exposé très intéressant.

Ouverture du mariage aux couples de personnes de même sexe - Audition de Mme Florence Millet, maître de conférences à l'Université de Cergy-Pontoise

La commission procède enfin à l'audition de Mme Florence Millet, maître de conférences à l'Université de Cergy-Pontoise.

M. Jean-Pierre Sueur, président. - Nous entamons la dernière audition d'une semaine très riche. Nous recevons Mme Florence Millet, maître de conférences à l'Université de Cergy-Pontoise. Elle a soutenu une brillante thèse sur la notion de risque. Nous pourrions vous écouter là-dessus, tant le principe de précaution inscrit dans notre Constitution crée d'innombrables conséquences pour le législateur que nous sommes. Elle a également beaucoup travaillé sur le droit de la famille et tout particulièrement sur l'homoparentalité.

Mme Florence Millet, maître de conférences à l'Université de Cergy-Pontoise. - Merci de m'avoir invitée. Je travaille en effet depuis dix ans sur l'homoparentalité, sujet complexe, passionnant et important.

L'ouverture du mariage aux personnes de même sexe emporte une consécration juridique de l'homoparentalité. L'adoption de l'enfant du conjoint autorisera un lien de filiation entre l'enfant et celui ou celle qui ne sera pas son parent biologique à la seule condition que l'enfant ne soit doté que d'un lien de filiation à l'égard du conjoint de l'adoptant. L'adoption pourra être plénière, produisant les effets d'une adoption par les deux époux car, dans cette hypothèse, elle laisse subsister le lien de filiation d'origine. Sera donc susceptible de faire l'objet d'une adoption plénière l'enfant de deux femmes, issu d'une PMA, conçu par insémination artificielle à l'étranger ou naturelle. Pourra également faire l'objet d'une adoption plénière, l'enfant né avant la formation du couple. La mère biologique épousera sa compagne laquelle deviendra dans un premier temps la belle-mère et, le cas échéant, la mère adoptive.

Mais quid de l'autre branche parentale ? L'inscription des deux liens de parenté n'est pas tranchée et la même question se posera pour la GPA si elle est légalisée. L'indifférenciation du sexe des époux implique-t-elle la désexualisation des branches de la filiation, la disparition de la notion des filiations paternelle ou maternelle ? Faut-il limiter les liens de filiation à deux par enfant, par analogie avec les contraintes de la reproduction biologique ? On ignore les intentions des auteurs du projet ou de ceux qui les ont inspirés sur ce point.

Le régime de la filiation, inchangé par ce texte, laisse place à l'interprétation. Le code civil, dans son article 320, fait obstacle à l'établissement d'une filiation qui contredirait une filiation légalement établie. Le seul critère prévu par le texte : un lien qui contredit un lien préalable. Le projet de loi ne fait pas référence aux branches de filiation. On ne sait s'il sera possible d'inscrire une troisième filiation dans la branche parentale opposée à celle du couple des personnes de même sexe. En ne s'emparant pas de la question, le législateur place les familles et les personnes dans une situation d'insécurité juridique. Le juge devra se prononcer au cas par cas, jusqu'à ce que la Cour de cassation tranche. A moins qu'une loi sur la famille soit votée très vite... Cette question est pourtant loin d'être théorique.

Dans le cas où l'enfant serait issu d'un donneur anonyme par le biais d'une insémination artificielle à l'étranger, les liens pourraient être limités aux deux femmes pour des raisons concrètes plutôt que juridiques puisque le donneur est inconnu. Cependant, rien n'interdirait à un homme de faire une reconnaissance de complaisance. Si celle-ci n'est pas contestée, l'enfant pourrait avoir deux mères et un père en droit.

En cas de donneur identifié, il arrive qu'un homme apporte son concours au projet de deux femmes sans vouloir faire partie de la vie de cet enfant. Mais le projet peut comprendre trois personnes, voire deux couples. Dans la première hypothèse, le donneur qui s'était engagé à ne pas reconnaître l'enfant pourrait changer d'avis en vertu du principe d'indisponibilité de l'état des personnes ; le lien serait alors incontestable parce que conforme à la vérité biologique. L'enfant pourrait également diriger, contre le donneur qui ne l'a pas reconnu, une action aux fins d'établissement de la filiation. Enfin, l'homme ayant prêté son concours à ce projet pourrait faire une reconnaissance prénatale de cet enfant et le projet des deux mères serait déjoué. L'enfant ne pourrait plus faire l'objet d'une adoption plénière, mais seulement d'une adoption simple, avec l'accord des deux titulaires du lien de filiation.

Dans la deuxième hypothèse, les protagonistes pourraient convenir de doter l'enfant d'un lien dans la branche maternelle et d'un lien dans la branche paternelle. L'enfant ne pourrait alors faire l'objet que d'une adoption simple au profit de l'un des conjoints, avec le consentement du père et de la mère, et une possible attribution de l'autorité parentale. Il y aurait alors trois titulaires de l'autorité parentale. On se retrouverait confrontés à des inégalités : quel conjoint choisir pour l'adoption simple, le mari du père ou l'épouse de la mère ? En admettant qu'un enfant puisse avoir trois, voire quatre parents, il risque de se retrouver au coeur de conflits en cas de séparation -ce n'est déjà pas simple à deux. Enfin, cette situation multiplierait les cas d'inégalité entre les enfants susceptibles d'avoir un, deux, trois ou quatre parents et autant de vocations successorales.

L'enjeu fondamental de ce projet de loi est d'opérer ce choix entre la possibilité d'avoir trois ou quatre parents ou d'en limiter le nombre à deux, au prix de l'abolition des notions de branche paternelle et maternelle de la filiation. Alors, la réforme du seul mariage aurait accouché de la réforme la plus fondamentale du droit de la famille, en privant légalement un enfant de père ou de mère.

En laissant de telles évolutions se produire par voie de conséquence, l'on manque la formidable occasion de concevoir une réforme d'ensemble découlant d'une réflexion sur l'établissement de liens de filiation délibérément détachés du critère biologique.

Un tel projet aurait permis de traiter toutes les hypothèses en présence, qu'elles concernent les couples homosexuels ou hétérosexuels, en offrant une plus grande sécurité juridique à leurs projets parentaux et un cadre cohérent aux enfants qui en sont issus. Une voix médiane existe : repenser la filiation et concevoir, à côté du lien classique, deux autres sortes de lien. Le premier reposerait sur le seul élément sociologique et produirait tous les effets attachés à la filiation. Le deuxième ne reposerait que sur l'élément biologique. Il faudrait en admettre, d'une manière ou d'une autre, la traduction juridique, de façon à permettre l'accès de l'enfant à ses origines et la garantie de l'interdit de l'inceste. Il serait préférable de ne pas établir le lien de type sociologique par la voie de l'adoption qui est incontestable. Ce qui n'est le cas d'aucun autre mode d'établissement de la filiation.

Enfin, il n'est pas souhaitable de traiter juridiquement de la même façon les projets parentaux communs et les recompositions familiales, les deux situations n'étant comparables ni pour les couples homosexuels ni pour les hétérosexuels.

Si l'élaboration de la loi doit demeurer séquentielle, il faudrait au minimum restreindre l'adoption de l'enfant du conjoint à la forme simple. Autrement, ce texte pourrait, sans le dire, enclencher la première étape de la chronique de la mort annoncée de la paternité et, peut-être, de la maternité.

M. Jean-Pierre Sueur, président. - Merci pour cet exposé extrêmement clair et démontrant les problèmes qui subsistent à la suite de l'adoption du texte par l'Assemblée nationale. Ils sont devant nous.

M. Jean-Pierre Michel, rapporteur. - Vous nous dites, un peu comme M. Hauser, « le mariage des personnes de même sexe étant pratiquement voté, ayez le courage de mettre dans la loi la réforme de la filiation qui en découle ». Si nous faisions cela, il faudrait limiter aux couples de même sexe l'adoption simple. Ensuite, un autre texte devrait examiner les autres types de filiation pour tous les couples. Ai-je bien compris ?

Mme Michelle Meunier, rapporteure pour avis. - Merci pour cette analyse. Les recompositions familiales existent déjà : je pensais à ces enfants qui aux fêtes des pères ou des mères n'auront pas à offrir de cadeaux, et à ceux qui devront en faire deux... L'adoption est-elle simple ou plénière pour les familles hétérosexuelles recomposées ?

Mme Florence Millet. - Pourquoi limiter l'adoption à la forme simple ? Il n'est pas envisageable de réserver cette limite aux seuls couples homosexuels, mais c'est le seul moyen de ne pas être acculé trop vite. Il faudrait réformer l'adoption de l'enfant du conjoint dans tous les cas. L'idée est de garder un peu de temps pour réfléchir et régler tous les cas. Loin de définir un régime spécial, cette loi aurait été l'occasion de remettre à plat ce qui ne convient pas aujourd'hui, pour parvenir à un régime commun à tous les couples. La distinction entre adoptions simple et plénière n'a plus véritablement de justification. On limiterait ainsi les conséquences possibles de cette loi en se donnant le temps de réfléchir à une réforme de la filiation. Il faut aller aussi au bout de la logique et revenir sur la PMA - on jette un voile pudique sur les conditions de conception des enfants. La difficulté, c'est aussi de passer de la PMA à la GPA, dont les enjeux sont différents.

Pour les recompositions familiales, si une femme élève seule un enfant et que le père avait reconnu l'enfant, l'adoption plénière par le conjoint est impossible. En revanche, si le père n'est pas connu, l'adoption par le conjoint est possible, dans la forme simple ou plénière. L'adoption simple laisse ouverte l'autre branche de la filiation. Il faudrait concevoir un régime commun à tous les couples et ne pas passer par l'adoption. Dans un couple hétérosexuel, en cas d'insémination artificielle, le conjoint reconnaît l'enfant, il ne l'adopte pas, mais le lien reste contestable : l'enfant est issu d'un donneur. Cela ne tient pas debout.

Mme Michelle Meunier, rapporteure pour avis. - C'est un « mensonge d'Etat » !

Mme Florence Millet. - Sans aller jusqu'à employer des grands mots, le caractère irrévocable de l'adoption plénière, lorsque la filiation est sociologique, n'est pas souhaitable, car lorsque tout ne se passe pas bien, faut-il laisser perdurer ce lien à tout jamais quand tous les autres sont contestables ? Ne dénaturons pas une institution, l'adoption, qui conserve un intérêt dans d'autres hypothèses. 

M. Christian Cointat. - J'ai beaucoup apprécié votre exposé liminaire. Il m'a impressionné. Dans les couples hétérosexuels, les difficultés sont nombreuses, complexes. Le projet de loi nous éclaire sur les difficultés du mariage hétérosexuel ! Ne pensez-vous pas que votre raisonnement est biaisé dans la mesure où il faut que le père ne soit pas connu et qu'il y ait eu une insémination artificielle, interdite chez nous ? N'allez-vous pas trop loin en affirmant que les conséquences de tout cela risquent de remettre en cause la paternité et la maternité ? Que pensez-vous de ce qui se passe en Belgique, au Royaume-Uni, aux Pays-Bas, en Espagne, pour ne citer que des pays de l'Union européenne, où nous avons une libre circulation et la liberté d'établissement ? Les familles y sont-elles remises en cause ? Ce n'est pas mon sentiment.

Mme Florence Millet. - Mon cri d'alarme n'est pas exagéré. Il vise à protéger les projets parentaux. Il y a des cas de reconnaissance prénatale, c'est très concret. Parfois, je propose des sujets à mes étudiants et j'ai l'impression d'y aller un peu fort ... sauf quand j'entends mes amis avocats évoquer des affaires : la réalité dépasse la fiction.

La portée symbolique du texte n'est pas négligeable. La question de l'accès aux origines débouche sur la prohibition de l'inceste. Certes, les cas évoqués sont marginaux mais la loi doit maintenir la trace de l'origine et pas seulement sur le plan des symboles. Des difficultés concrètes peuvent se poser. En cas de recomposition familiale, établir un lien de filiation entre l'enfant et le nouveau compagnon ou la nouvelle compagne est un sacré pari sur l'avenir. C'est faire dépendre la filiation de l'enfant de rapports de couples que l'on sait précaires.

M. Christian Cointat. - Pour qu'il y ait disparition de lien biologique, il faut que le père soit inconnu. Comment la loi peut-elle protéger contre l'inceste dans pareil cas ? Le problème est à tel point complexe que j'estime que le législateur ne doit pas y toucher ... sauf d'une main tremblante, comme le préconisait Montesquieu. L'on ne verra pas tous les aspects en ce domaine. L'adoption simple, oui, mais pour le reste, prudence ! Un enfant est le fruit d'un homme et d'une femme, c'est la loi immuable de la nature.

N'oublions pas cet aspect. « Il faut être rigoureux quand on établit la loi et bienveillant quand on l'applique », dit un sage proverbe que je fais mien. Faisons confiance au juge pour s'en inspirer.

Mme Florence Millet. - Les projets parentaux concernés ne sont pas limités. Pour l'heure, les donneurs sont anonymes et la prohibition de l'inceste ne peut être garantie. La PMA doit aller de pair avec la connaissance du géniteur, pour établir un lien que l'on peut appeler autrement que de filiation. L'enfant doit savoir de qui il est issu. Mais le consentement de ce père biologique ne serait alors pas requis pour permettre l'adoption de l'enfant par le conjoint.

M. Christian Cointat. - Vous êtes déjà dans la prochaine loi dont nous ne sommes pas encore saisis !

Mme Florence Millet. - Vous n'avez pas le choix : les juges de première instance vont être saisis très vite, et ils apporteront des réponses différentes. Qu'un enfant soit privé légalement de la possibilité d'avoir un père ou une mère, ce n'est pas rien ! C'est pourquoi je suggère de bien y réfléchir pour protéger les projets parentaux et offrir un cadre cohérent à l'enfant afin qu'il sache de qui il est issu, sans que tous les effets classique de la filiation soient attachés à ce démembrement de la filiation. La filiation sociologique produirait tous les effets de la filiation classique ; le lien biologique ne servirait qu'à savoir de qui on est issu et à garantir la prohibition de l'inceste. Offrons au moins ce cadre-là à ceux qui veulent bien faire les choses.

M. Jean-Pierre Sueur, président. - Il nous reste à vous remercier : vous nous avez apporté beaucoup. Vous avez souligné des questions dont nous n'avions peut-être pas encore mesuré toute l'ampleur.