ÉTUDE COMPARÉE DES POLITIQUES ET DE LA RÉGULATION DES DROGUES AU DANEMARK ET EN ESPAGNE

I. PRÉSENTATION DU CONTEXTE HISTORIQUE DE LA RÉGULATION DES DROGUES AU DANEMARK ET EN ESPAGNE

1. Une consommation diversifiée grâce à la baisse des coûts des substances et accélérée par la deuxième guerre mondiale au Danemark

Dans le Danemark du XIX e siècle, compte tenu des coûts de production élevés des substances chimiques, les substances psychotropes n'étaient consommées qu'au sein des milieux aisés. Plus particulièrement, les médecins et leur entourage proche furent les premiers à souffrir significativement des effets de la toxicomanie en raison de leur exposition habituelle à la morphine, utilisée pour pallier les douleurs.

En l'absence de législation en la matière, ces cas de consommation ne donnaient lieu à aucun procès, aucune sanction n'était prononcée, ni aucune mesure disciplinaire comme une radiation en cas d'addiction du soignant ou de prescription abusive. La consommation de ces substances ne revêtait pas, à l'époque, un caractère dangereux ou une importance sociale considérable qui aurait justifié de telles mesures.

Au XX e siècle, l'avènement de l'industrie pharmaceutique et le développement des procédés chimiques entraîna une baisse substantielle des coûts de production, ce qui contribua à la diffusion des psychotropes au sein de la société.

Toutefois, c'est surtout sous l'occupation allemande que le trafic se développa au Danemark, notamment dans les bars de Nyhavn à Copenhague.

Face à ce problème, le gouvernement danois mit en place une commission qui donna lieu, le 24 mai 1955, à la première législation contre les substances dites « euphorisantes » 39 ( * ) , qui devait compléter la seule législation existante sur l'opium et permettre la radiation des médecins en cas d'addiction grave voire la suspension des autorisations de délivrance d'ordonnances en cas de prescriptions abusives.

En outre, le trafic qui avait pour objet principal la morphine et l'opium pouvait dès lors être puni de deux ans de prison.

Avec l'émergence de la culture dite hippie, les années 60 virent apparaître le trafic de cannabis. Dès 1969, un texte permet au ministre de l'intérieur de disposer des mêmes prérogatives concernant l'interdiction de consommations, de possession et de trafic de substances euphorisantes que les décrets actuels accordent au ministre de la Santé 40 ( * ) . Ce transfert de compétence témoigne d'une évolution dans le traitement de la question, qui met désormais davantage en exergue les enjeux de santé publique plutôt que les mesures répressives, ces dernières étant moins dures que dans les pays voisins, la Suède et la Norvège notamment.

Depuis septembre 1971, des personnes se sont installées dans les entrepôts militaires désaffectés de Christianshavn. Ils y ont établi la commune libre de Christiania qui est devenue avec le temps un centre névralgique du trafic de drogues en Scandinavie, faisant régulièrement l'objet de raids de police mettant en porte-à-faux les autorités danoises, étant donné qu'il s'agit du lieu le plus visité de la capitale.

2. La perspective espagnole marquée par le souci de rompre avec le passé autoritaire

La politique et la régulation des drogues actuellement en vigueur en Espagne ne peut se comprendre de manière complète sans porter un regard sur l'histoire récente de l'Espagne et, plus particulièrement, sur la période de 1950 à 1978, période comprenant les premiers moments du régime franquiste et la transition démocratique entre 1975 et 1978 41 ( * ) .

Ainsi la consommation de haschich était-elle légale et tolérée dans les années 50 pour les militaires affectés en Afrique du Nord. Pendant cette période, la société espagnole vécut dans une grande méconnaissance des drogues, y compris du haschich, ce qui fit de la péninsule ibérique un territoire certes de transit, mais non de consommation.

La normalisation de la consommation en Espagne a été tardive et s'est produite à partir des années 1960-1970. Avant cette période, c'était surtout la morphine, utilisée pour soigner les blessés de la guerre civile et des guerres coloniales, qui était répandue dans la population.

Or à partir des années 1960, la consommation des drogues, surtout du haschich fut considérée, spécialement dans les milieux plutôt aisés et progressistes, comme une forme de contestation du régime franquiste.

À ce titre, la lutte contre les drogues revêtit pour le régime franquiste le caractère essentiel d'une lutte contre la jeunesse dissidente. La même substance, jusqu'alors légale et consommée par un corps traditionnel et très intégré dans la société (les militaires) devint l'objet d'une répression, non pas sur le fondement d'un raisonnement empirique sur la dangerosité du produit mais pour des considérations politiques et de basculement social.

Force est de constater que les magistrats espagnols opposèrent une résistance aux tentatives d'érosion des libertés individuelles initiées par le gouvernement. En effet, en se fondant sur une lecture stricte de l'article 344 du code pénal espagnol de 1973 42 ( * ) relatif aux drogues et substances psychotropes, qui ne punissait pas de façon explicite la consommation personnelle mais uniquement les situations favorisant le trafic de drogues ou la consommation de celles-ci par des tiers, la jurisprudence espagnole, bien qu'elle eût pu en juger autrement, considéra que l'interdiction de la consommation personnelle portait atteinte à la liberté individuelle.

Le code pénal de 1973 était issu d'une refonte ordonnée en 1971 et réalisée dans les dernières années du régime instauré par Franco, qui meurt en 1975. En ce qui concerne la partie relative aux drogues, l'adoption du texte fut motivée par les pressions internationales pour satisfaire les obligations découlant de la Convention unique de l'ONU sur les stupéfiants de 1961 43 ( * ) .

Sous l'égide de la Constitution démocratique du 29 décembre 1978 et à la suite de l'arrivée au pouvoir des socialistes et notamment de Felipe González, la réforme du code pénal de 1983 ne pénalisa pas davantage la consommation personnelle de drogues.

Les seules entorses portées à ce dogme de la dépénalisation portent sur l'interdiction de la possession de stupéfiants dans l'espace public, prévue par une loi sur la protection de la sécurité citoyenne de 1992 44 ( * ) . Cette disposition est toujours en vigueur dans la nouvelle version de cette loi de 2015 45 ( * ) (cf. infra ).


* 39 Loi danoise n° 169 du 24 mai 1955 (Lov nr. 169 af 24. maj 1955).

* 40 Bekendtgørelse af lov om euforiserende stoffer nr 391 af 21 juli 1969.

* 41 Pour un aperçu plus détaillé du contexte historique espagnol et une comparaison avec le Portugal et d'autres pays de l'Europe de l'est voir l'ouvrage de J. FERRET, L'autre Europe des drogues, La documentation française. Paris.2000. Disponible à la bibliothèque du Sénat.

* 42 Décret 3096/193, du 14 septembre, portant publication du code pénal. Refonte aux termes de la loi 44/1971. (Decreto 3096/1973, de 14 de septiembre, por el que se publica el Código Penal, Texto Refundido conforme a la Ley 44/1971, de 15 de noviembre). Disponible à l'adresse :

https://www.boe.es/datos/pdfs/BOE/1973/297/R24004-24291.pdf .

* 43 Signée par l'Espagne en 1961, ratifiée en 1966.

* 44 Loi organique 1/1992, du 21 février, sur la protection de la sécurité citoyenne (Ley Orgánica 1/1992, de 21 de febrero, sobre Protección de la Seguridad Ciudadana), dite aussi « loi Corcuera » du nom nu ministre de l'Intérieur de l'époque.

* 45 Loi organique 4/2015, du 30 mars, de protection de la sécurité citoyenne. (Ley Orga'nica 4/2015, de 30 de marzo, de proteccio'n de la seguridad ciudadana).

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