D. LE PROBLÈME DE LA TRANSPOSITION EN DROIT INTERNE DE LA DIRECTIVE « LIBRE CIRCULATION ».

La question de l'éloignement de certains étrangers, ressortissants de pays membres de l'Union européenne, en situation illégale en France, a suscité au cours de l'été 2010 de nombreux débats et des échanges parfois vifs entre le gouvernement français et la Commission européenne. Au cours de ce débat a été posée la question de la conformité du droit interne français avec la directive 2004/38/CE du Parlement européen et du Conseil du 29 avril 2004 relative au droit des citoyens de l'Union et des membres de leurs familles de circuler et de séjourner librement sur le territoire des États membres.

Cette directive, qui a supprimé et remplacé neuf directives antérieures, vise à réguler les conditions d'exercice du droit à la libre circulation et au séjour des citoyens de l'UE et des membres de leur famille ainsi que les limitations à ces droits pour des raisons d'ordre public, de sécurité publique et de santé publique. Elle devait être transposée dans le droit interne des pays membres avant le 30 avril 2006. Dans le cas des ressortissants Roumains et Bulgares, elle est complétée par les dispositions transitoires qui résultent du traité d'adhésion du 25 avril 2005. Ces dispositions transitoires concernent toutefois essentiellement l'accès au marché du travail, de sorte que les Roumains et les Bulgares sont bien, pour le reste, concernés par les dispositions de la directive 2004/38/CE.

1. Les dispositions relatives au droit au séjour des ressortissants de l'Union européenne et aux conditions encadrant la jouissance de ce droit

Il apparaît tout d'abord que les dispositions de la directive relatives au droit au séjour des ressortissants de l'Union européenne et aux conditions encadrant la jouissance de ce droit ont été pour l'essentiel transposées dans le droit interne français. Il en est ainsi pour :

-le droit pour toute personne munie d'une carte d'identité ou d'un passeport en cours de validité de séjourner jusqu'à trois mois sur le territoire d'un Etat membre, tant que cette personne ne devient pas une charge déraisonnable pour le système d'assistance sociale de l'État membre d'accueil 14 ( * ) ;

- le droit des ressortissants communautaires à demeurer sur le territoire national pendant plus de trois mois, à condition d'avoir un travail dans le pays d'accueil ou de disposer de ressources suffisantes ainsi que d'une assurance maladie complète afin de ne pas devenir une charge pour le système d'assistance sociale de l'État membre d'accueil. Ce droit est également ouvert aux personnes inscrites dans un établissement de formation initiale qui disposent d'une assurance sociale 15 ( * ) .

Enfin, la directive prévoit qu'un ressortissant communautaire qui séjourne plus de cinq ans sur le territoire d'un Etat membre acquiert un droit au séjour permanent sur ce territoire. Ces dispositions sont transposées aux articles L 122-1 et L 122-2 du Ceseda.

2. La transposition des dispositions de la directive relatives aux mesures de limitation du droit au séjour et d'éloignement des ressortissants communautaires est en partie effectuée

La directive dispose (article 27) que les États membres peuvent restreindre la liberté de circulation et de séjour d'un citoyen de l'Union ou d'un membre de sa famille, quelle que soit sa nationalité, pour des raisons d'ordre public, de sécurité publique ou de santé publique. Ces raisons ne peuvent être invoquées à des fins économiques. Les mesures d'ordre public ou de sécurité publique doivent respecter le principe de proportionnalité et être fondées exclusivement sur le comportement personnel de l'individu concerné. Il est précisé que l'existence de condamnations pénales antérieures ne peut à elle seule motiver de telles mesures . Le comportement de la personne concernée doit en outre représenter une menace réelle, actuelle et suffisamment grave pour un intérêt fondamental de la société . Des justifications non directement liées au cas individuel concerné ou tenant à des raisons de prévention générale ne peuvent être retenues.

L'article 28 de la directive concerne plus spécialement les mesures d'éloignement. Il prévoit certaines garanties liées à la situation de l'intéressé , et interdit l'éloignement des étrangers qui ont acquis un droit de séjour permanent, sauf pour des raisons impérieuses d'ordre public ou de sécurité publique.

En droit interne, les articles L. 121-4 et L. 121-1 du Ceseda, issus de la loi du 24 juillet 2006, prévoient que les personnes ne répondant plus aux conditions fixées au L. 121-1 (travail, ressources suffisantes) peuvent faire l'objet d'une mesure d'éloignement. L'article L 121-4 prévoit également, et conformément à la directive, la possibilité d'éloigner les personnes séjournant depuis plus de trois mois dont la présence constitue une menace pour l'ordre public.

Par ailleurs, l'article L. 511-1 prévoit la possibilité d'appliquer une mesure d'éloignement du territoire à un étranger présent en France depuis moins de trois mois, si le comportement de l'étranger a constitué une menace pour l'ordre public .

Deux notions sont ici en cause : celle de « comportement de l'étranger » et celle de « menace pour l'ordre public » :

- concernant le « comportement de l'étranger » , cette formulation est conforme à la mention de la directive selon laquelle les mesures d'ordre public doivent « être fondées exclusivement sur le comportement personnel de l'individu concerné ». En tout état de cause, aucune texte de droit interne ne permet de prendre des mesures collectives à l'encontre des étrangers qui troubleraient l'ordre public ;

- concernant la notion de « menace pour l'ordre public » , les dispositions de la directive, selon lesquelles le comportement de la personne concernée doit représenter une menace réelle, actuelle et suffisamment grave pour un intérêt fondamental de la société, ne sont pas reprises dans le droit interne. Or, la Cour de justice a rappelé que « le recours par une autorité nationale à la notion d'ordre public, en tant que dérogation au principe fondamental de la libre circulation des personnes, suppose, en tout état de cause, l'existence, en dehors du trouble social que constitue toute infraction à la loi, d'une menace réelle et suffisamment grave, affectant un intérêt fondamental de la société ».

Toutefois, ce principe est appliqué mot pour mot par le juge administratif français (CAA Versailles, 15 juillet 2009, n° 09VE01053), de telle sorte, par exemple, que l'occupation illégale d'un terrain ne peut selon lui justifier une mesure d'éloignement. En outre, le principe de proportionnalité est un principe constant en matière de police administrative, dégagé en 1933 par le Conseil d'Etat (arrêt du 19 mai 1933, Benjamin), et qui trouve à s'appliquer en droit des étrangers (arrêt 29 juin 1990, Mme I.). La notion de « menace réelle, actuelle et suffisamment grave pour un intérêt fondamental de la société » est de même mise en oeuvre par la jurisprudence qui exige que cette menace soit à la fois « actuelle et personnelle » (Conseil d'Etat, 24 juillet 1981, Cheghba). Si, en l'espèce, le droit interne ne transpose pas totalement les dispositions de la directive, l'application de celles-ci est donc assurée par le juge, comme en témoignent les récentes annulations de décisions de reconduite à la frontière prononcées par le Tribunal administratif de Lille le 30 août 2010 en conformité avec la jurisprudence de la Cour d'appel de Versailles.

3. Les garanties procédurales et les possibilités de recours

Les articles 30 et 31 de la directive prévoient les garanties procédurales et les possibilités de recours juridictionnels que les Etats membres doivent offrir aux ressortissants communautaires faisant l'objet d'une mesure d'éloignement :

-toute décision est notifiée par écrit à l'intéressé dans des conditions lui permettant d'en saisir le contenu et les effets ;

-les motifs précis et complets d'ordre public, de sécurité publique ou de santé publique qui sont à la base d'une décision le concernant sont portés à la connaissance de l'intéressé, à moins que des motifs relevant de la sûreté de l'État ne s'y opposent ;

-enfin, la notification comporte l'indication de la juridiction ou de l'autorité administrative devant laquelle l'intéressé peut introduire un recours ainsi que du délai de recours et, le cas échéant, l'indication du délai imparti pour quitter le territoire de l'État membre. Sauf en cas d'urgence dûment justifiée, ce délai ne peut être inférieur à un mois à compter de la date de notification.

L'article 31 prévoit en outre la possibilité d'accès à des voies de recours juridictionnelles pour contester les mesures d'éloignement.

Selon la Commission européenne, plusieurs Etats, parmi lesquels la France, n'ont pas transposé de manière correcte la directive dans ce domaine : « La transposition des garanties procédurales n'est pas satisfaisante. Seuls quatre États membres ont transposé correctement ces garanties. La majorité des problèmes dans ce domaine semblent résulter d'une transposition non conforme. En France, aucune garantie procédurale ne s'applique en cas d'urgence absolue. Le citoyen de l'UE concerné ne reçoit aucune notification écrite de la décision d'éloignement, n'est pas informé des motifs qui sont à la base de cette décision et ne dispose d'aucun droit de recours avant l'exécution de la décision. ».

L'article L. 511-1 du CESEDA prévoit bien la motivation des décisions portant obligation de quitter le territoire français prises à l'encontre des ressortissants communautaires n'ayant plus de droit au séjour ainsi que des arrêtés de reconduite à la frontière, conformément d'ailleurs à la loi du 11 juillet 1979 qui prévoit la motivation de toutes les mesures individuelles défavorables, et notamment des mesures de police. Le juge administratif souligne à cet égard que les motifs de fait et de droit doivent être indiqués, de sorte que le destinataire puisse « à la seule lecture de la décision », en connaître les motifs (CE, 17 novembre 1982, Kairenga). Toutefois, l'article 4 de la même loi du 11 juillet 1979 permet de ne pas motiver une décision en cas d'urgence absolue.

L'article R. 512-1-1 prévoit, en ce qui concerne le délai d'exécution de la mesure de reconduite à la frontière, et conformément à la directive, que le délai imparti au ressortissant communautaire pour quitter le territoire ne peut, sauf urgence, être inférieur à un mois (alors qu'il est de 48 heures pour les ressortissants non communautaires). En cas d'urgence, l'arrêté peut être exécuté à partir de 48h après la notification, ou dès lors que le juge administratif, s'il a été saisi, a pu se prononcer.

Enfin, les articles L. 512-1 et L. 512-2 garantissent aux personnes à l'encontre desquelles une mesure d'éloignement a été prise par l'autorité administrative la possibilité de présenter un recours devant le juge administratif. Toutefois, il convient de noter que le recours contre l'arrêté de reconduite à la frontière ne peut être déposé que dans les 48 heures suivant la notification de celui-ci.

Il ressort de ces dispositions du droit interne que, dans certains cas, lorsqu'elle estime qu'il y a urgence, l'administration peut en effet prendre une mesure d'éloignement d'un ressortissant communautaire sans la motiver et l'exécuter rapidement . Toutefois, cette exécution pourra être mise en échec par le juge administratif s'il est saisi dans les 48 heures et si l'éloignement a été décidé pour une raison d'ordre public insuffisamment caractérisée.

4. Des aménagements pourraient être apportés au droit interne pour assurer sa pleine conformité avec la directive « libre-circulation »

La transposition en droit interne de la directive 2004/38/CE résulte pour partie de dispositions législatives et réglementaires, pour partie de la pratique du juge administratif, qui applique en la matière des principes jurisprudentiels bien établis en droit français, et qu'il n'est donc pas souhaitable de réinscrire dans un cas précis, au risque de susciter des interprétations a contrario .

Ainsi, la Commission européenne considère, pour l'ensemble des pays de l'Union, que « le degré insatisfaisant de transposition est tempéré par le fait que les garanties semblent être appliquées correctement par les autorités et tribunaux nationaux, en dépit de l'absence de lignes directrices claires et strictes relatives à l'exercice du pouvoir discrétionnaire judiciaire et administratif. »

Les difficultés relevées par la Commission semblent relever essentiellement d'une application imparfaite du droit interne (par exemple une utilisation abusive de la notion d'urgence permettant d'exécuter rapidement un arrêté de reconduite à la frontière ou de ne pas motiver une décision, ou le fait de considérer que l'occupation illicite d'un terrain constitue un trouble à l'ordre public suffisant pour justifier une reconduite).

Toutefois la Commission souligne qu'« indépendamment de leur application pratique, il est essentiel que les garanties soient transposées explicitement, ne serait-ce que pour fournir une description claire et complète de leurs droits aux citoyens de l'UE ». De même, la Cour de justice a estimé « qu'il devait être tenu compte de la sécurité juridique et de la spécificité de la situation réglée par les dispositions concernées, qui requéraient donc une transposition explicite et précise ».

En droit interne français, une transposition plus claire des garanties dont bénéficient les ressortissants communautaire pourrait ainsi consister :

- à indiquer expressément qu'un arrêté préfectoral de reconduite à la frontière ne peut être pris à l'encontre d'un ressortissant communautaire résidant depuis moins de trois mois sur le territoire français pour des motifs d'ordre public, que si ce ressortissant représente « une menace réelle, actuelle et suffisamment grave pour un intérêt fondamental de la société » ;

-à énoncer clairement les garanties procédurales dont doivent bénéficier les personnes en instance d'éloignement.

Selon les informations dont dispose votre rapporteur, ces éléments feront l'objet d'amendements du gouvernement lors de l'examen en première lecture au Sénat du projet de loi relatif à l'immigration, à l'intégration et à la nationalité, conformément à l'engagement pris par le gouvernement envers les instances européennes.


* 14 Ces dispositions sont reprises dans les articles R 121-1 à R 121-3 du code de l'entrée et du séjour des étrangers et du droit d'asile (CESEDA)

* 15 Ces conditions sont intégralement transposées par l'article L 121-1 du code de l'entrée et du séjour des étrangers et du droit d'asile.

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