Article 14 quater (nouveau)
(article L. 336-1 [nouveau] du code de la propriété intellectuelle)

Procédures civiles à l'encontre des éditeurs et des fournisseurs de logiciels

Le présent article a pour objet de permettre au juge civil de prendre, en référé, des mesures pour limiter ou empêcher l'utilisation de logiciels à des fins d'échanges illicites d'oeuvres ou d'objets protégés.

I. Analyse du texte adopté par l'Assemblée nationale

Le projet de loi part du principe que la lutte contre les échanges illégaux d'oeuvres protégées sur les réseaux de « peer to peer » ne doit pas passer systématiquement par la sanction des internautes qui se livrent à ces pratiques, mais porter également sur les professionnels qui éditent ou fournissent les outils numériques qui ont facilité, si ce n'est encouragé, le développement de ces usages illégaux.

La commission des lois de l'Assemblée nationale avait d'abord envisagé un dispositif en deux volets, permettant d'engager la responsabilité des éditeurs et des distributeurs de ces logiciels sous l'angle civil et sous l'angle pénal.

Un premier amendement n° 247 rectifié, présenté par la commission des lois, et qui comportait simultanément ces deux volets a cependant été retiré en séance par le rapporteur, celui-ci estimant que le volet civil était « potentiellement très large et sans doute excessif ».

L'Assemblée nationale lui a préféré, dans un premier temps, un amendement n° 150 présenté par MM. Mariani (UMP-Vaucluse) et  Vanneste (UMP-Nord), centré sur le seul dispositif pénal. Elle n'a adopté que le lendemain un amendement n° 267 rectifié présenté par M. Mariani et modifié par le sous-amendement n° 388 rectifié présenté par M. Wauquiez (UMP-Haute-Loire) et proposant une rédaction sensiblement atténuée du volet civil.

Ces péripéties montrent que, davantage que celle du volet pénal, la mise au point du volet civil s'est révélée difficile.


Le dispositif initialement envisagé par la commission des lois instituait une véritable responsabilité civile des éditeurs ou des distributeurs de logiciels, dès lors qu'ils n'avaient pas accompli toutes les diligences utiles pour éviter que l'outil informatique qu'ils mettaient à la disposition du public ne serve de manière massive à des échanges illicites d'oeuvres protégées.

Cette rédaction reprenait, à quelques aménagements près, celle qu'avait recommandée le Conseil supérieur de la propriété littéraire et artistique (CSPLA) et plus particulièrement sa commission spécialisée portant sur la distribution des oeuvres en ligne.

Dans un rapport présenté en décembre 2005, celle-ci avait estimé que la responsabilité des éditeurs de logiciels et celle des fournisseurs d'accès à Internet pouvait déjà être engagée devant les tribunaux civils sur le fondement du droit en vigueur :

- elle considérait que la responsabilité civile pour faute des éditeurs de logiciels pouvait être recherchée sur le fondement de l'article 1382 du code civil et le cas échéant, dans le cadre de la responsabilité du fait des choses prévue à l'article 1384 dudit code (même si ses membres étaient plus partagés sur ce dernier point) ;

- elle relevait qu'une ordonnance de référé prise sur le fondement de l'article 6-I-8 de la loi du 21 juin 2004 pour la confiance dans l'économie numérique, avait déjà ordonné de mesures de filtrage d'un site , dans l'affaire du site négationniste « « Aaargh » soulignant que ce texte « pourrait être mis en oeuvre aux mêmes fins dans le cadre de la lutte contre les contrefaçons sur les réseaux ».

Estimant que le droit français offrait déjà un « arsenal juridique particulièrement riche permettant d'envisager la mise en cause de leur responsabilité tant pénale que civile sur différents fondements » 112 ( * ) , elle s'étonnait qu'aucune poursuite n'ait jamais été engagée en France contre l'un quelconque des éditeurs de logiciels de P2P maintenant utilisés pour des échanges illicites.

Elle recommandait cependant l'adoption d'un texte spécifique pour « des raisons de clarté, de pédagogie, et afin de ne pas avoir à attendre l'issue d'un long contentieux pour mettre enfin en oeuvre les moyens d'une politique ambitieuse de distribution des oeuvres en ligne ».


Le dispositif adopté par l'Assemblée nationale introduit dans le titre III (« Procédure et sanctions ») du Livre III (« Dispositions générales relatives aux droit d'auteur, aux droits voisins, et droits des producteurs de bases de données »), un chapitre VI nouveau, intitulé « Prévention de la contrefaçon dans le domaine des communications électroniques », comportant un nouvel article L. 336-1 .

Le premier alinéa de cet article autorise le président du tribunal de grande instance, statuant en référé, à ordonner sous astreinte, toute mesure nécessaire à la protection d'un droit d'auteur ou d'un droit voisin, « lorsqu'un logiciel est manifestement utilisé à une échelle commerciale pour la mise à disposition ou l'acquisition illicite d'oeuvres ou d'objets protégés. »

Le champ de ce dispositif est aussi large que sa rédaction est générale :

- la nature du destinataire de l'ordonnance en référé n'étant pas précisée, celle-ci peut ainsi viser non seulement l'éditeur de logiciel, mais aussi ceux qui ont contribué à sa mise à disposition : distributeurs, fournisseurs d'accès, voire le cas échéant, hébergeurs ;

- la nature des mesures que le juge peut ordonner pour la protection des droits n'est pas non plus précisée.

Le second alinéa est en revanche centré sur les éditeurs de logiciels : il précise que le juge peut leur enjoindre de prendre toute mesure pour en suspendre ou limiter l'usage autant qu'il est possible « sans toutefois avoir pour effet de dénaturer ni les caractéristiques essentielles ni la destination initiale du logiciel ».

Le troisième alinéa précise que les logiciels concernés par le présent dispositif peuvent faire l'objet d'une procédure de saisie contrefaçon . Décrite à l'article L. 332-4 du code cette procédure autorise le président du tribunal de grande instance à procéder à la saisie réelle, des exemplaires d'un logiciel contrefait, ou ayant servi à la contrefaçon.

II. Position de votre commission

Votre commission est réservée à l'égard d'un dispositif dont la portée lui parait indécise, et dont l'application risque de soulever des difficultés.

Les péripéties qui ont conduit à son adoption et sa formulation témoignent d'un certain embarras de ses rédacteurs.

Outre une certaine lourdeur, l'expression « manifestement utilisé à une échelle commerciale sous quelque forme que ce soit » n'a pas de signification précise en droit français. La notion « d'échelle commerciale » ne renvoie-t-elle qu'à une appréciation quantitative, ou comporte-t-elle un élément qualitatif, ou une référence à une finalité commerciale, dont témoignerait par exemple, une simple bannière publicitaire ?

La notion d'acquisition illicite d'une oeuvre visée au premier alinéa paraît elle-même singulière, notamment au regard des principes du droit d'auteur, qui distinguent traditionnellement l'oeuvre, sur laquelle l'auteur a un droit imprescriptible et inaliénable, de l'objet dans lequel elle s'incarne, et qui peut seul être cédé.

Plus graves, en revanche, sont les implications possibles du titre donné par le présent article au chapitre VI qui héberge le nouvel article L. 336-1.

En l'intitulant « Prévention de la contrefaçon dans le domaine des communications électroniques », n'aurait-il pas précisément pour effet de qualifier de contrefaçon des pratiques illégales que l'article 14 bis, relatif aux sanctions applicables aux internautes, s'attache précisément à soustraire du champ de la contrefaçon et aux sanctions qui lui sont attachées, pour en faire de simples contraventions ? Votre commission relève que le dispositif pénal de l'article 12 bis s'était prudemment gardé de cette assimilation périlleuse : il menaçait les éditeurs et les fournisseurs de logiciels destinés à des actes prohibés, de peines identiques à celle de la contrefaçon mais sans les qualifier pour autant de contrefaçons.

Par delà ces maladresses rédactionnelles auxquelles il pourrait sans doute être aisément remédié, votre commission s'interroge sur l'efficacité et la pertinence de ce dispositif.

Elle ne conteste pas le principe d'une nécessaire responsabilisation des éditeurs de logiciels, et au-delà, des acteurs de la communication électronique. Mais elle doute que la disposition proposée permette d'atteindre efficacement les résultats attendus.


La responsabilisation des acteurs de l'Internet paraît déjà bien assurée par les dispositions de la loi n° 2004-575 du 21 juin 2004 pour la confiance dans l'économie numérique.

Dans son article 6-I-8, celle-ci autorise déjà l'autorité judiciaire à prescrire en référé ou sur requête, à tout hébergeur de site, ou, à défaut, à tout fournisseur d'accès « toutes mesures propres à prévenir un dommage ou à faire cesser un dommage occasionné par le contenu d'un service de communication au public en ligne ».

Dans son article 9, qui insère dans le code des postes et télécommunications deux articles L. 32-3-3 et L. 32-3-4, elle délimite précisément la porté de leurs responsabilités.

Elle précise que toute personne assurant une activité de transmission de contenus ou de fourniture d'accès ne peut voir sa responsabilité pénale ou civile engagée à raison de ces contenus que dans trois cas de figure très précisément définis :

- soit qu'elle soit à l'origine de la demande de transmission légitime ;

- soit qu'elle sélectionne le destinataire de la transmission ;

- soit qu'elle sélectionne ou modifie les contenus faisant l'objet de la transmission.

Quant aux personnes qui assurent le stockage automatique et temporaire des contenus , leur responsabilité civile et pénale ne peut être également engagée que dans des conditions très strictement encadrées.

Le présent article n'a-t-il pour finalité, s'agissant de ces différents acteurs, que de réaffirmer les pouvoirs d'injonction du juge déjà inscrits à l'article 6-I-8 de la loi du 21 juin 2004, en s'inscrivant dans les bornes que celle-ci assigne à leurs responsabilités ? Ou, suivant le principe que la loi spéciale déroge à la loi générale, a-t-il vocation à remettre en cause ces limites, dès lors que serait en cause l'utilisation d'un logiciel permettant l'échange prohibé d'oeuvres protégées, au risque de susciter une incertitude juridique préjudiciable ?


La responsabilisation des éditeurs de logiciel paraît devoir être plutôt recherchée par la voie pénale, à laquelle votre commission a souscrit, et qui présente à ses yeux le double avantage d'adresser un signe clair, du fait de l'importance des sanctions envisagées, qui sont équivalentes à celles de la contrefaçon, et de présupposer l'établissement d'une intention délictuelle.

Elle estime que la conjonction de ces nouvelles sanctions pénales, et des dispositions civiles déjà en vigueur, et dont le CSPLA reconnaît lui-même la pertinence, constitue un « arsenal » suffisant pour encourager le développement d'un « peer to peer » légal et vertueux.

Votre rapporteur est très attentif aux perspectives prometteuses que présentent certaines applications qui sont susceptibles de permettre le développement de systèmes de P2P légaux fonctionnant sur le modèle de la superdistribution et qui permettraient de réconcilier l'usage de ces technologies avec le respect de la propriété industrielle.

Les débats à l'Assemblée nationale ont largement évoqué le système Snocap conçu par Shawn Fanning, le créateur de Napster, et qui se présente comme un tiers de confiance, un intermédiaire neutre entre détenteurs de droits et revendeurs d'oeuvres numériques. Celui-ci fonctionne comme un guichet unique, destiné à assurer la diffusion sécurisée et monétisée d'oeuvres numériques, en permettant aux ayants droits de définir les conditions d'utilisation légale de leurs oeuvres par des licences d'autorisation, et de filtrer la distribution des contenus en fonction des autorisations délivrées.

Il ne s'agit cependant que d'un système parmi d'autres, même si son caractère novateur a polarisé l'attention, et d'autres systèmes alliant P2P et système légal payant sont déjà apparus en Grande-Bretagne avec Wipit ou encore Playlouder.

Votre commission considère que les procédures civiles envisagées par le présent article manifestement destinées à encourager le développement de ces nouvelles pratiques ne s'entourent cependant pas des précautions suffisantes .

Les sanctions dont elles sont assorties sont potentiellement lourdes, puisque, outre l'injonction de se plier aux mesures décidées par le juge, elles peuvent s'accompagner de la mise en oeuvre de la procédure de saisie contrefaçon qui autorise la confiscation du logiciel.

Contrairement aux sanctions pénales, la procédure civile ici envisagée, ne se fonde tout au plus que sur un manquement à l'obligation générale de prudence et de diligence.

Mais l'éditeur est-il nécessairement à même de contrôler les utilisations qui seront faites de son logiciel par les internautes ? Peut-il prédéfinir le cadre de son utilisation pour empêcher l'utilisateur d'en modifier les fonctionnalités ?

Le « peer to peer » ayant pour objet de permettre aux internautes de mettre en commun des informations contenues dans le disque dur de leurs ordinateurs respectifs, l'outil informatique peut-il préjuger de la nature des informations échangées ?

Votre commission n'est pas insensible aux arguments des défenseurs de l'industrie du logiciel qui insistent sur la neutralité d'un outil, au demeurant essentiel au développement de l'Internet, et qui peut aussi bien se prêter à des échanges de fichiers parfaitement autorisés, qu'à des échanges illégaux de fichiers protégés par le droit d'auteur.

Contrairement au dispositif prévu à l'article 12 bis, qui envoie un signe clair et sans équivoque, les dispositions du présent article risquent de susciter, du fait de leur imprécision, une incertitude juridique qui peut être préjudiciable au développement de l'Internet, et contre laquelle la très grande majorité des acteurs de l'économie numérique l'ont vivement mise en garde.

Ces considérations l'ont conduite à vous recommander de supprimer le présent article.

* 112 « La distribution des contenus numériques en ligne » rapport du CSPLA p. 18

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