B. LA LOI CIOTTI, UNE RÉPONSE RÉPRESSIVE UNIVOQUE, INÉQUITABLE ET INEFFICACE

1. La reprise d'un mécanisme ancien de suspension des allocations familiales abrogé en 2004

La loi n° 2010-1127 du 28 septembre 2010 visant à lutter contre l'absentéisme scolaire dite « loi Ciotti » reprend des éléments destinés initialement à la loi d'orientation pour la sécurité intérieure de 2010 (LOPSI 2). Elle se présente comme un ensemble de mesures sécuritaires, en faisant directement le lien entre absentéisme et délinquance. La lutte contre l'absentéisme n'est pas vue comme une partie intégrante de la politique éducative et sociale, mais comme un instrument de prévention de la délinquance.

La loi Ciotti reprend l'ancien régime de suspension des allocations pour manquement à l'obligation d'assiduité scolaire, en vigueur entre 1966 et 2004. La suppression intervenue sous le gouvernement Raffarin 11 ( * ) provenait du constat de l'inefficacité et de l'inéquité du dispositif. En 2004, l'accent était mis à la suite du rapport Machard sur la nécessité de développer le soutien à la parentalité et d'accompagner les parents. Les sanctions pénales avaient néanmoins été maintenues et sont toujours en vigueur.

Les sanctions pénales existantes répondent à deux incriminations possibles comme contravention et comme délit. L'article R. 624-7 du code pénal punit d'une amende, pouvant aller jusqu'à 750 euros, le fait de ne pas imposer à un enfant l'obligation d'assiduité scolaire, après avertissement de l'inspecteur d'académie. Plus largement et plus sévèrement, l'article 227-17 du même code vise la répression de la mise en péril des mineurs et plus spécifiquement des atteintes à la santé, à la sécurité, à la moralité ou à l'éducation de leur enfant, dues à la négligence des parents. Peuvent être requis jusqu'à deux ans d'emprisonnement et 30 000 euros d'amende.

Rétablissant une sanction administrative en plus des sanctions pénales, la loi Ciotti prévoit un régime gradué de suspension des allocations familiales aux parents des élèves absentéistes. Après quatre demi-journées d'absence non justifiée sur un mois, le directeur académique des services de l'éducation nationale (DASEN), saisi par le chef d'établissement, adresse un avertissement aux personnes responsables de l'enfant.

La suspension des allocations intervient après le constat de l'inefficacité de l'avertissement. Dans le cas où l'élève manque de nouveau quatre demi-journées de classe sur un mois, malgré son avertissement, le DASEN doit mettre par tout moyen les personnes responsables de l'enfant en mesure de se justifier. En l'absence de tout motif légitime d'absence et de toute excuse valable, le DASEN saisit alors la caisse d'allocations familiales (CAF) en vue de la suspension de la part des allocations familiales dues au titre de l'enfant en cause. La compétence des CAF est liée, si bien qu'elles doivent obligatoirement suspendre les versements à la demande de l'inspecteur.

Le texte prévoit explicitement que la suspension des allocations familiales ne peut pas être compensée par un rehaussement du revenu de solidarité active (RSA), pour les familles qui en sont bénéficiaires.

Après la suspension, deux cas peuvent se présenter :

- soit l'élève redevient assidu après la suspension des allocations et le versement est rétabli pleinement et rétroactivement ;

- soit l'élève demeure absent sans justification pendant quatre nouvelles demi-journées sur le mois et les allocations suspendues sont supprimées.

En résumé, le premier mois d'absentéisme aboutit à un avertissement, le deuxième à une suspension des allocations familiales et le troisième à une suppression.

2. Une montée en charge du dispositif sans amélioration mesurable du taux d'absentéisme

La loi Ciotti a été adoptée sans étude d'impact et sans réflexion prospective préalable. Les dispositifs d'évaluation qu'elle prévoyait (rapport au Parlement et comité de suivi) sont restés lettre morte. Sans préjuger du fond, votre rapporteur souligne que la méthode de législation n'est pas satisfaisante.

Seuls des éléments purement quantitatifs d'application des dispositifs sont disponibles. Ils ne permettent pas de mesurer l'efficacité des mesures, ni de bénéficier d'une appréciation qualitative des situations familiales concernées.

La montée en charge progressive du mécanisme de suspension des allocations familiales a touché, entre février 2011 12 ( * ) et mars 2012, 472 familles . Un peu plus de la moitié des CAF sont concernées (58 sur 101). Sur le mois de mars 2012, 288 dossiers ont été traités concernant 312 enfants pour 96 suspensions prononcées et 13 levées.

A titre de comparaison, sur l'année 2001-2002, 6 742 familles avaient été sanctionnées. Malgré ces suspensions d'allocations beaucoup plus massives, aucune amélioration durable et significative du taux d'absentéisme n'a pu être observée à l'époque.

Aucune mesure ne permet aujourd'hui d'évaluer convenablement le lien entre la suspension des allocations et l'évolution du taux d'absentéisme. Le ministère de l'éducation nationale n'a publié que des données très parcellaires sur le nombre d'avertissement et de demandes de suspensions sur un trimestre. 13 ( * )

Les enquêtes de la direction de l'évaluation, de la prospective et de la performance (DEPP) permettent simplement de comparer les années scolaires 2009-2010 et 2010-2011, année de progressive mise en oeuvre du dispositif Ciotti. Pour l'instant, les premières évolutions paraissent défavorables avec une augmentation en moyenne annuelle dans le second degré de 4,3 % à 5 % en un an .

Évolution du taux d'absentéisme dans le second degré public

2009-2010

2010-2011

Collège

2,3 %

2, 6 %

Lycée général et technologique

4,9 %

6,9 %

Lycée professionnel

14,2 %

14, 8 %

Total second degré

4,3 %

5 %

Source : DEPP - ministère de l'éducation nationale

Si l'on se restreint aux mois où la loi Ciotti était en vigueur de février à avril 2011 par exemple, l'évolution est moins nette mais aucune amélioration ne se dégage pour autant. Au collège et au LEGT, au mois d'avril 2011 l'absentéisme gagne respectivement 0,5 point et 1,1 point, par rapport au mois d'avril 2010 .

La DEPP note tout au plus une baisse significative de l'absentéisme dans les lycées professionnels au mois de mars 2011 par rapport à l'année précédente.

Mais l'on ne peut pas porter cette baisse au crédit de la suspension des allocations familiales, puisque la même baisse est constatée au mois de janvier 2011, lorsque le dispositif n'était pas encore opérationnel. En outre, au mois de février 2011, on constate au lycée professionnel comme au collège et au LEGT un absentéisme plus élevé qu'en février 2010. Les fluctuations mensuelles du taux d'absentéisme sont très fréquentes au lycée professionnel et peuvent correspondre à des périodes de formation en milieu professionnel qui se déroulent mal. En réalité, le premier semestre 2011 se distingue surtout par une plus faible volatilité que le premier semestre 2010 .

Si l'on remonte encore d'une année, on constate que les taux d'absentéisme de 2008-2009 demeurent parfaitement comparables à ceux de 2009-2011.

Rien dans les statistiques disponibles ne suggère donc que le dispositif de suspension des allocations familiales ait été efficace . Derrière les fluctuations mensuelles, qui renvoient à la complexité des causes sous-jacentes déjà évoquée, et compte tenu de l'imperfection des mesures, le taux d'absentéisme stagne depuis trois ans dans le second degré.

Déclinaison mensuelle du taux d'absentéisme dans le second degré public (en %)

Collège

Lycée général et technologique

Lycée professionnel

2009-2010

2010-2011

2009-2010

2010-2011

2009-2010

2010-2011

Septembre

1,4

1,9

2,1

3,3

8,1

10,2

Octobre

1,8

2,6

3,2

16,8

11,9

28,8

Novembre

2,4

2,8

5,1

5,6

15,1

14,3

Décembre

2,2

2,6

5,5

5,9

12,2

11,3

Janvier

3,2

3,2

7,0

6,1

20,0

14,3

Février

2,1

2,3

4,1

5,6

10,9

13,0

Mars

3,2

3,1

7,7

6,3

21,3

14,1

Avril

2,0

2,5

4,7

5,8

14,3

12,4

Source : MEN-DEPP, enquête auprès des établissements sur l'absentéisme des élèves

Il faut souligner que les enquêtes demeurent fragiles en raison de difficultés dans la remontée des données, de l'incertitude sur l'application des seuils légaux dans les établissements scolaires et d'un changement de paramétrage statistique qui provoque la rupture des séries statistiques à partir de 2008-2009.

Le décompte des demi-journées d'absence n'est pas nécessairement effectué de la même façon dans tous les établissements. Par exemple, ainsi que des représentants des parents d'élèves l'ont indiqué à votre rapporteur, dans certains établissements, une demi-heure de retard au premier cours du matin ou de l'après-midi suffit pour que l'élève soit considéré comme absent une demi-journée. La justification des absences par les parents peut aussi être validée avec plus ou moins de rigueur selon les collèges et les lycées. Ceci fragilise les constats statistiques et les évaluations de tous les dispositifs de lutte contre l'absentéisme.

Des précisions ont été demandées à la Caisse nationale des allocations familiales (CNAF) sur l'évaluation qualitative des situations familiales, c'est-à-dire la structure familiale et le niveau socio-économique des parents touchés par une sanction administrative. Dans l'attente de ces réponses, votre rapporteur regrette le faible empressement de l'ensemble des acteurs à se doter de leur propre chef d'instruments précis d'appréciation des publics touchés par l'absentéisme et par des sanctions pour ce motif.

Pour pallier les lacunes des statistiques agrégées et affiner son diagnostic, votre rapporteur a sollicité le recteur de Créteil afin qu'il lui dresse un bilan de l'application de la loi Ciotti dans son académie. Force est d'abord de constater la grande disparité d'application du dispositif dans les trois départements de Seine-Saint-Denis, du Val-de-Marne et de Seine-et-Marne.

Année 2011-2012

Seine-et-Marne

Seine-Saint-Denis

Val-de-Marne

Nombre de signalements

3049

1630

987

Nombre d'avertissements de suspension

648

331

29

Nombre de demande de suspensions d'allocations

13

132

25

Nombre de suspensions effectives

6

0

25

Nombre de retours à l'assiduité après suspension des allocations

0

0

3

Les écarts de signalement sont frappants , tout comme la faiblesse des signalements en Seine-Saint-Denis. Le DASEN du Val-de-Marne indique avoir mis en place un système de filtrage grâce à des commissions d'absentéisme de district, qui ne renvoient à l'inspection académique que les cas les plus difficiles.

Le DASEN de Seine-Saint-Denis estime que le département est marqué depuis des années par un sous-signalement massif. Il estime que depuis la remise en vigueur du dispositif de suspension des allocations familiales, le phénomène s'est aggravé avec une baisse de 300 signalements environ sur une seule année. C'est notamment l'effet de la réticence des professionnels qui ne veulent pas voir pénaliser des familles modestes dans un département où se concentrent de lourdes difficultés sociales. Un des effets pervers de la logique répressive de la loi Ciotti est d'avoir dans certains cas conduit à une baisse des signalements d'absentéisme, ce qui rend le phénomène plus difficile à traiter parce que moins visible .

Autre point qui mérite l'attention : l'essentiel des retours à l'assiduité intervient au moment de l'avertissement adressé aux parents par le DASEN. C'est bien la solennité de la procédure et du rappel à la loi qui importe et non la sanction elle-même, ce que confirment les inspections académiques. De ce point de vue, la proposition de loi déposée par Mme Françoise Cartron est parfaitement calibrée, puisqu'elle maintient l'avertissement solennel, ainsi que le rappel des règles en vigueur et des sanctions pénales applicables. Tout l'effet dissuasif est conservé par la proposition de loi, qui ne supprime que le volet punitif sans utilité .

C'est enfin l'inefficacité de la suspension des allocations familiales qui saute aux yeux. Il est d'abord frappant qu'aucune suspension effective n'ait pu être appliquée en Seine-Saint-Denis et que moins de la moitié des demandes de suspension ait pu être honorée en Seine-et-Marne. C'est le signe que les familles visées ne bénéficient pas de ces prestations, certainement parce qu'elles n'ont qu'un seul enfant à charge. En outre, même lorsque les suspensions sont effectives, le retour à l'assiduité demeure exceptionnel. La sanction proprement dite est sans effet .

3. De fortes objections contre l'équité du dispositif

Outre les doutes sérieux touchant à l'efficacité du mécanisme de suspension des allocations familiales, les objections de principe au dispositif demeurent. Même si le Conseil d'État a refusé de transmettre une question prioritaire de constitutionnalité portant sur la conformité de la loi du 28 septembre 2010 au principe d'égalité, la suspension des allocations familiales pour cause d'absentéisme scolaire constitue une mesure socialement injuste.

En premier lieu, ce dispositif laisse planer la menace d'une double peine sur des familles en difficulté, notamment monoparentales et risque de plonger certaines dans la précarité.

Sans disposer de statistiques par catégorie socioprofessionnelle des parents, mais en considérant le tri social massif opéré après la 3 e , on peut considérer que ce sont les familles les plus défavorisées qui sont les plus touchées, ne serait-ce que parce que leurs enfants sont majoritairement orientés vers la voie professionnelle.

D'après les témoignages des DASEN de l'académie de Créteil, les familles convoquées à l'inspection pour recevoir un avertissement se trouvent dans des situations socioéconomiques très difficiles. En Seine-et-Marne, la DASEN a fait réaliser une enquête sur leur profil social. Il s'agit souvent de situations familiales dégradées avec des élèves faisant l'objet d'actions éducatives en milieu ouvert (AEMO ), déjà suivis par l'aide sociale à l'enfance. On retrouve également une proportion non négligeable d'élèves placés en familles d'accueil.

Quantitativement, on peut donc considérer que la suspension des allocations familiales en cas d'absentéisme scolaire frappe davantage les familles les plus défavorisées. Ce sont aussi les familles défavorisées qui ressentent le plus fortement cette sanction, puisque les allocations familiales représentent une part de leurs ressources beaucoup plus importante que pour les familles aisées.

En second lieu, le dispositif de la loi Ciotti contribue à éloigner encore davantage de l'école des familles déjà méfiantes vis-à-vis de l'institution scolaire. Il se révèle donc contreproductif et en contradiction avec l'objectif visé de forcer les parents à restaurer leur autorité et à s'impliquer dans la scolarité de leurs enfants.

Enfin, comme les statistiques de l'académie de Créteil le montrent, le mécanisme est vicié à la base puisqu'il laisse dans l'angle mort les familles n'ayant qu'un enfant à charge . D'une part, ce n'est pas équitable vis-à-vis des familles qui peuvent être sanctionnées. D'autre part, cela peut être interprété comme un manque d'intérêt pour la situation de ces familles.

Rencontrés par votre rapporteur, les fédérations de parents d'élèves, les associations familiales, la CNAF, les personnels de direction de l'éducation nationale et l'ADF se sont tous prononcés contre la loi Ciotti. Tous l'avaient déjà fait lors de son adoption en 2010. Leur position n'a pas évolué, si bien qu'ils accueillent favorablement la proposition de loi d'abrogation.


* 11 Loi du 2 janvier 2004 relative à l'accueil et à la protection de l'enfance. M. Luc Ferry était le ministre de l'éducation nationale en poste.

* 12 Le décret d'application de la loi Ciotti date du 23 janvier 2011. Les absences non justifiées sont normalement comptabilisées à partir du 24 janvier. La circulaire d'application du ministère de l'éducation nationale est datée du 31 janvier.

* 13 32 309 premiers avertissements, 13 574 deuxièmes avertissements et 240 demandes de suspensions pour le deuxième trimestre 2010-2011, soit le premier trimestre d'application de la loi Ciotti.

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