B. L'EFFICACITÉ DE L'ÉTAT D'URGENCE EN QUESTION

Votre rapporteur note tout d'abord que la mise en oeuvre de l'état d'urgence a vraisemblablement contribué à déstabiliser, au-delà des cinq procédures engagées par le parquet national antiterroriste de Paris, chiffre qui apparaît très modeste au regard du nombre total de perquisitions administratives conduites par l'autorité administrative, des filières de délinquance ordinaire qui, sans être reliées directement au terrorisme, peuvent alimenter, en armes et en financements, les réseaux djihadistes. Ce point a du reste été souligné par M. Philippe Galli, préfet de Seine-Saint-Denis lors de son audition devant le comité de suivi.

Par ailleurs, votre rapporteur est également sensible au fait que les nombreux éléments d'information recueillis par les forces de l'ordre lors des perquisitions administratives, du fait de la possibilité que leur donne désormais la loi de 1955 de copier des données informatiques 82 ( * ) , toujours en cours d'exploitation, n'ont pas encore « révélé toute leur vérité » selon les propos du ministre de l'intérieur, et pourraient « déboucher sur de nouvelles incriminations » ou donner lieu à « des rebonds dans des procédures existantes ». Cet intérêt stratégique justifierait la prorogation de l'état d'urgence, le ministre déclarant ainsi s'employer « à déstabiliser des réseaux » et chercher « par tous les moyens à atteindre les filières », le travail engagé n'étant « à ce jour pas encore terminé ».

Tout en prenant acte de ces déclarations, votre rapporteur ne saurait cependant s'en tenir exclusivement à cette argumentation.

1. Faut-il prolonger la possibilité de conduire des perquisitions administratives ?

Les perquisitions administratives constituent l'une des mesures de l'état d'urgence les plus dérogatoires au droit commun. Tout d'abord, leur rythme a grandement diminué depuis le 8 décembre 2015 puisque moins de 10 % du nombre total de perquisitions administratives ont été réalisées au cours des trente derniers jours. Massivement utilisées pour approfondir des renseignements dits de « signaux faibles », qui ne seraient pas admis pour justifier une perquisition en procédure judiciaire, les perquisitions administratives ont permis de confirmer des soupçons de dangerosité ou, au contraire, de lever des doutes. Ce motif explique la faible proportion des perquisitions (15 %) ayant donné lieu à des suites judiciaires. Par définition, cette entreprise ponctuelle de vérification et d'approfondissement de renseignements n'a pas vocation à se renouveler ou à s'amplifier .

Concernant les motifs de prévention des infractions, il convient de s'interroger sur la plus-value du dispositif des perquisitions administratives par rapport au régime judiciaire de droit commun des perquisitions .

En effet, la prévention des atteintes à l'ordre public, en particulier des infractions, ne relève pas de la seule police administrative mais incombe également à l'autorité judicaire, gardienne de la liberté individuelle 83 ( * ) . La procédure applicable à la criminalité organisée (notion qui recouvre la lutte contre le terrorisme) permet déjà des perquisitions de nuit dans les locaux à usage d'habitation. Dans le cadre d'une information judiciaire ouverte sur le fondement d'une association de malfaiteurs en relation avec une entreprise, il serait tout à fait possible de procéder à de telles perquisitions pour prévenir la commission d'actes de terrorisme. Pour les enquêtes préliminaires, le Gouvernement envisage également d'autoriser de telles perquisitions nocturnes, pour les mêmes infractions, dans son projet de loi relatif à la lutte contre le crime organisé.

Dans leur principe, les perquisitions administratives de nuit portent atteinte à un nombre important de droits fondamentaux, en premier lieu le principe d'inviolabilité du domicile pendant la nuit . Ce principe issu de l'article 76 de la Constitution du 22 frimaire an VIII ne connaît d'exceptions que dans le cadre de la procédure pénale de lutte contre la criminalité organisée, dans le cadre de l'état de siège et dans le cadre de l'état d'urgence. Or dans le cadre judiciaire, toute violation de ce principe est soumise à l'appréciation d'un juge du siège.

Le commentaire aux cahiers du Conseil constitutionnel de la décision du 19 janvier 2006 84 ( * ) relevait d'ailleurs que l'intervention du juge judiciaire en matière de perquisition relevait d'une « législation républicaine constante ».

De même, ces opérations portent une atteinte évidente au droit au respect de la vie privée, de la vie familiale normale et du respect du domicile, protégés notamment par l'article 9 du code civil et l'article 8 de la convention européenne de sauvegarde des droits de l'homme et du citoyen, en dehors de toute décision judiciaire préalable.

Par ailleurs, les consultations et saisies massives des données personnelles, en dehors de tout cadre légal concernant les données de conservation, portent une atteinte toute particulière au droit à la protection des données personnelles, garanti par la loi du 6 janvier 1978.

Enfin, les conditions d'exécution des perquisitions administratives dans un contexte particulier de « péril imminent » et de menaces terroristes constantes peuvent mettre en jeu le droit à la dignité humaine et le droit au respect de la présomption d'innocence. En effet, il est évident que les perquisitions, même infructueuses, réalisées majoritairement de nuit et qui ont pu mobiliser jusqu'à 108 personnes par opération, ont nécessairement alerté l'entourage immédiat des personnes concernées.

Certaines perquisitions ont, par ailleurs, pu être exécutées dans des conditions qui n'apparaissaient pas strictement proportionnées, comme l'ont reconnu le ministre lui-même, plusieurs personnalités entendues par le comité de suivi de l'état d'urgence ou comme l'a souligné le Défenseur des droits lors de son audition devant votre commission. Certaines dérives dans les premiers jours de l'état d'urgence ont conduit le ministre de l'intérieur à rappeler dans une circulaire du 25 novembre 2015 que « dans un premier temps et dans toute la mesure du possible, l'ouverture volontaire de la porte devra être recherchée auprès de la personne occupant le lieu ». De même, « les atteintes au lieu perquisitionné devront également être strictement proportionnées à la réalisation des finalités de la perquisition ».

Au regard du bilan de l'exécution des perquisitions, il semble nécessaire que le regard d'un tiers soit, à nouveau et le plus rapidement possible, porté sur les actions des services de police. En effet, toute mesure attentatoire aux libertés comporte un risque d'arbitraire. Or, l'absence de contrôle régulier et effectif du juge administratif au regard des recours possibles en matière de perquisitions ( cf. le contentieux administratif des perquisitions) plaide pour que ces mesures particulièrement dérogatoires ne se prolongent pas pendant une durée excessive .

2. Des assignations qui ne peuvent se prolonger indéfiniment

La prorogation de l'état d'urgence pose ensuite la question du maintien ou non d'une forme de contrôle des personnes faisant actuellement l'objet d'une assignation à résidence puisque ces mesures cesseraient de produire leurs effets juridiques avec la fin de l'état d'urgence.

Certes, comme l'a déjà exposé votre rapporteur, l'existence d'un réel contrôle juridictionnel par les juridictions administratives sur ces mesures n'est pas douteuse. Certes, la décision précitée du Conseil constitutionnel du 22 décembre 2015 va imposer un réexamen par le ministère de l'intérieur de toutes les situations individuelles et de l'opportunité de renouveler chacune de ces assignations. Certes, enfin, le juge constitutionnel a rappelé que ces mesures prises dans un cadre préventif, dès lors qu'elles étaient soumises à un contrôle juridictionnel effectif, ne heurtent pas de règles constitutionnelles en ce qu'elles ne constituent pas des mesures privatives de liberté au sens de l'article 66 de la Constitution.

Pour autant, votre rapporteur ne saurait, là encore, se satisfaire de l'idée que des personnes pourraient voir durablement restreinte leur liberté d'aller et venir, dans des conditions très lourdes, pendant une durée excessive, en l'absence d'éléments de nature à constituer une infraction pénale.

Il appartient donc au Gouvernement d'envisager dès maintenant des alternatives juridiques s'inscrivant pleinement dans le droit commun permettant de maintenir, si nécessaire, une surveillance de ces personnes ou d'entraver, le cas échéant, la commission d'une infraction. De ce point de vue, il a été précisé à votre rapporteur que les personnes assignées à résidence pourraient faire l'objet d'une interdiction de sortie du territoire 85 ( * ) , qui constitue déjà une première réponse.


* 82 La moitié des perquisitions administratives conduites depuis la mise en oeuvre de l'état d'urgence ont conduit à la consultation et la copie de données informatiques.

* 83 Décisions 80-127 DC , 20 janvier 1981 ; 2003-467 DC, 13 mars 2003 ; 2004-492 DC, 2 mars 2004 ; 2012-253 QPC, 8 juin 2012.

* 84 Conseil constitutionnel, décision n° 2005-532 DC du 19 janvier 2006, loi relative à la lutte contre le terrorisme et portant dispositions diverses relatives à la sécurité et aux contrôles frontaliers.

* 85 En application de l'article L. 224-1 du code de la sécurité intérieure, l'interdiction de sortie du territoire est prononcée pour une durée de six mois renouvelable et ses renouvellements consécutifs ne peuvent porter sa durée globale au-delà de deux années.

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