EXAMEN EN COMMISSION

M. Philippe Bas , rapporteur. - Cette excellente proposition de loi constitutionnelle, présentée par notre collègue Jean-Pierre Sueur et plusieurs de ses collègues, fait suite à la décision du Conseil constitutionnel des 28 mai et 3 juillet 2020, par laquelle il se reconnait compétent une fois le délai d'habilitation expiré, pour examiner par la voie de la question prioritaire de constitutionnalité (QPC) les dispositions des ordonnances non ratifiées intervenant dans le domaine de la loi.

Notre collègue considère à juste titre qu'un acte émanant du Gouvernement ne saurait, d'une manière ou d'une autre, avoir valeur législative. J'ai travaillé avec Jean-Pierre Sueur pour aller plus loin encore, considérant que la banalisation des ordonnances et l'absence, pour la plupart d'entre elles, de toute ratification pose problème quant à l'équilibre de nos institutions et à la séparation des pouvoirs. À cet égard, je vous renvoie à l'excellente tribune de notre collègue Stéphane Le Rudulier parue dans L'Opinion .

La banalisation du recours aux ordonnances est absolument avérée : 14 ordonnances étaient publiées chaque année entre 1984 et 2007, contre 30 ordonnances entre 2007 et 2012 ; 54 entre 2012 et 2017 ; 64 depuis 2017 ; et, au cours de la session 2019-2020, le chiffre de 100 ordonnances a été atteint, contre 59 lors de la session précédente - il est vrai qu'une grande partie d'entre elles était liée à la situation sanitaire.

En outre, la ratification est très loin d'être systématique. Alors même que, depuis la révision constitutionnelle de 2008, une ratification ne peut être qu'expresse, seules cinquante-cinq ordonnances publiées au cours du quinquennat actuel ont été ratifiées, soit 18 % des ordonnances publiées. Le taux de ratification s'élevait, à la même période, à 62 % pour le quinquennat 2007-2012 et à 30 % pour le quinquennat 2012-2017.

L'habilitation à prendre des ordonnances étant de plus en plus fréquente et la ratification de celles-ci se raréfiant, le dessaisissement du Parlement est consacré, et la décision constitutionnelle a donné le coup de grâce à la protection du Parlement.

Aussi, Jean-Pierre Sueur et moi-même avons considéré que nous devions donner un coup d'arrêt à cette évolution.

C'est pourquoi nous proposons de prévoir formellement à l'article 38 de la Constitution que la valeur législative d'une ordonnance ne peut être acquise que par la ratification et que, jusqu'à cette ratification, elles conservent valeur réglementaire et ne peuvent être regardées comme des dispositions législatives au sens de l'article 61-1 de la Constitution.

Par ailleurs, je vous propose, en accord avec Jean-Pierre Sueur, de mieux encadrer le recours aux ordonnances. Il convient tout d'abord de revoir les conditions d'habilitation, pour en revenir à l'intention du Constituant de 1958, et d'exiger que le Gouvernement rattache ses demandes d'habilitation à l'exécution du programme du Gouvernement, au sens de l'article 49 de la Constitution, ce que le Conseil constitutionnel a toujours refusé. Je prévois néanmoins des exceptions, à savoir la codification à droit constant, l'adaptation de nos lois aux collectivités d'outre-mer régies par l'article 73 de la Constitution ou les situations d'urgence caractérisée, telles que celle que nous connaissons avec la covid-19.

Enfin, pour avoir constaté que le Conseil constitutionnel pourrait renforcer son contrôle sur la précision de l'habilitation, nous exigerons dans la Constitution que leur objet et leur finalité ainsi que leur domaine d'intervention, soient définis avec précision en vue de mieux contrôler le processus.

L'article 38 prévoit actuellement que les habilitations sont données pour « un délai limité » ; je propose d'ajouter que ce délai ne peut excéder douze mois. Souvent, le Gouvernement invoque l'urgence, mais les délais pour prendre les ordonnances ne sont souvent pas moins longs que pour adopter définitivement une loi.

Concernant la ratification, je prévois que les ordonnances deviennent caduques si elles ne font pas l'objet d'une ratification expresse dans les dix-huit mois à compter de leur publication.

Tel est le dispositif très complet que nous vous proposons.

M. Jean-Pierre Sueur , auteur de la proposition de loi . - Ayant eu l'occasion de fréquenter les deux assemblées, j'ai souvent dit que l'Assemblée nationale est un lieu où l'on s'affronte, tandis que le Sénat est un lieu où l'on se parle. Cela fait plusieurs fois que nous avons l'occasion de travailler ensemble pour défendre les droits du Parlement. À cet égard, je tiens à remercier très chaleureusement Philippe Bas pour le travail qu'il a accompli : ses propositions recueillent mon accord total et entier.

Au départ, j'ai écrit cette proposition de loi à la suite de la décision du 28 mai 2020 du Conseil constitutionnel qui pourrait être interprétée comme confiant valeur législative aux dispositions des ordonnances non ratifiées intervenant dans le domaine de la loi, dès l'expiration du délai d'habilitation. Dans une autre décision du 3 juillet 2020, le Conseil constitutionnel a précisé que ces dispositions devaient bien être regardées comme des « dispositions législatives », mais seulement au titre de la QPC, c'est-à-dire du contrôle a posteriori opéré par le Conseil constitutionnel. C'est absolument contraire à l'article 38 de la Constitution de 2008, en vertu duquel les ordonnances ne peuvent être ratifiées que de manière expresse. Oserai-je rappeler que le Conseil constitutionnel est le gardien de la Constitution ?...

Il argue du fait que cette décision permettra de faciliter le dépôt de QPC pour le justiciable. Jusqu'à présent, il était clair qu'une ordonnance non ratifiée avait valeur réglementaire ; les recours relevaient du Conseil d'État. Mais je n'entre pas dans ce débat.

Ma proposition de loi, qui visait tout simplement à revenir à l'esprit du Constituant de 2008, se trouve enrichie par l'apport de Philippe Bas, qui a proposé notamment d'intégrer à l'article 38 plusieurs mesures consensuelles issues du groupe de travail créé sous l'autorité du président Gérard Larcher, en vue de respecter les droits du Parlement face à ce déferlement d'ordonnances, y compris sur des sujets très graves - la haute fonction publique, l'organisation de l'État, par exemple.

Je souscris tout à fait à la rédaction qui vous est proposée pour réaffirmer les droits du Parlement. Il serait singulier que l'Assemblée nationale ne se saisisse pas de ce texte.

M. André Reichardt . - Je salue l'initiative de Jean-Pierre Sueur et je me rallie aux observations du rapporteur.

Permettez-moi de rappeler ce qui s'est passé lors de l'examen du projet de loi en faveur de l'activité professionnelle indépendante. Sur les quatorze articles, trois d'entre eux prévoyaient des habilitations à légiférer par ordonnance. Je déplore notamment que l'un des rapporteurs n'ait rien trouvé à redire à une ordonnance réformant le code de l'artisanat, alors que des amendements de suppression avaient été déposés.

J'insiste sur l'importance de la ratification, car, souvent, le Gouvernement dépasse le périmètre de la loi d'habilitation. À cet égard, vous proposez, monsieur le rapporteur, de faire une exception pour la codification. Toutefois, il convient d'être prudent en la matière.

Même si le Gouvernement veut codifier à droit constant, l'expérience prouve que le droit constant fluctue, si je puis dire. Lorsqu'une ordonnance prévoit de modifier à droit constant le droit local alsacien-mosellan en actualisant les dispositions, je ne puis que m'inquiéter. Comment peut-on codifier à droit constant tout en actualisant des dispositions ?

Vous aviez bien voulu organiser, en son temps, monsieur le rapporteur, une réunion consacrée à la bonne compréhension du droit local alsacien-mosellan. Peu nombreuses sont les personnes averties. Procéder à une actualisation dans le cadre d'une codification à droit constant pose un véritable problème, d'autant que la commission du droit local d'Alsace-Moselle n'existe plus.

Même sur la codification, je souhaite une approche prudente.

Mme Nathalie Goulet . - Je souligne que l'on n'est pas à l'abri de chausse-trappes lorsque des ordonnances ne sont pas ratifiées. J'en veux pour preuve l'ordonnance n° 2020-596 du 20 mai 2020 portant adaptation des règles relatives aux difficultés des entreprises et des exploitations agricoles aux conséquences de l'épidémie de covid-19 : une disposition prévoyait qu'un dirigeant d'une entreprise avait la possibilité de déposer une offre de rachat après avoir déclaré son dépôt de bilan, une disposition totalement dérogatoire, qui n'a pas été prorogée parce que notre collègue Sophie Taillé-Polian avait déposé une proposition de loi pour abroger l'article 5 de cette ordonnance. Aussi, la ratification est extrêmement importante. En l'espèce, l'impact de cette disposition n'avait pas été mesuré. Je ne puis m'empêcher de penser que nous avons pu laisser passer d'autres chausse-trappes.

M. Patrick Kanner . - En quelques semaines, c'est la deuxième fois que la majorité sénatoriale va suivre l'opposition, ce dont je me félicite.

Depuis quelques années, nous passons d'un parlementarisme rationalisé à un parlementarisme dévitalisé. La pratique des ordonnances est devenue une banalité, nous devons combattre les abus d'y recourir, comme l'ont souligné Jean-Pierre Sueur et Philippe Bas. L'argumentation consistant à dire que la QPC est un moyen de rendre au peuple l'outil de contrôle me paraît extrêmement dangereuse. Le contrôle doit être fait par les représentants de la Nation, faute de quoi le pouvoir central deviendra incontournable. L'adoption de cette proposition de loi sera un acte de résistance à l'égard de l'exécutif.

M. Philippe Bas , rapporteur . - Nous vous proposons de revenir aux sources de la Constitution. Toutes les dispositions portant sur la rationalisation du parlementarisme ont été inventées en postulant qu'il n'y aurait pas de fait majoritaire, la pérennité du multipartisme empêchant la formation de majorité durable. C'est donc pour soutenir un gouvernement fragile que la rationalisation du parlementarisme a été mise en place, avec le rôle spécifique du Conseil constitutionnel de stabiliser les gouvernements et de permettre au gouvernement en place de faire adopter ses réformes. Aujourd'hui, l'esprit de la Constitution est pratiquement inversé, avec le soutien d'un gouvernement fort et d'un Parlement affaibli.

Tout en respectant fondamentalement la Constitution de 1958, il ne me paraît pas insensé d'introduire un meilleur équilibre des pouvoirs dans un cadre politique qui demeure celui du fait majoritaire. Nous pouvons en effet nous rejoindre sur la préservation ou le renforcement de l'équilibre constitutionnel en déplaçant davantage le centre de gravité vers le Parlement. C'est tout le sens du texte que nous avons forgé ensemble.

Je remercie Jean-Pierre Sueur d'avoir évoqué le rapport de janvier 2018, issu d'un groupe de travail rassemblant toutes les tendances politiques du Sénat, remis au Président de la République par le président Gérard Larcher, et qui comportait un grand nombre de propositions de révisions constitutionnelles - il suffit de s'y reporter pour mesurer à quel point le Sénat était favorable à l'idée d'une révision constitutionnelle, et je déplore qu'elle n'ait pas eu lieu.

Le point de vigilance soulevé par André Reichardt est très important. Rappelons que le Conseil constitutionnel a considéré que l'on ne peut faire évoluer le droit alsacien-mosellan qu'en l'alignant progressivement sur le droit national. Si nous confondons codification et harmonisation, nous donnons des instruments au Conseil constitutionnel qui pourrait le conduire à censurer des dispositions prises au titre de la codification au motif qu'elles ne vont pas dans le sens de l'harmonisation. C'est la raison pour laquelle je vous propose de souligner qu'il s'agit de codification à droit constant. Il serait souhaitable que vous interveniez en séance pour préciser le sens que nous voulons donner au terme « codification », afin que le Conseil constitutionnel puisse s'y reporter dans l'interprétation qu'il pourrait en faire.

Merci à Nathalie Goulet de nous avoir mis en garde contre les chausse-trappes qui ne seraient pas découvertes faute de ratification. Cela justifie que les ordonnances deviennent caduques si elles ne sont pas ratifiées dans le délai imparti.

EXAMEN DES ARTICLES

Article 1 er

M. Philippe Bas , rapporteur . - J'ai déjà présenté l'amendement COM-1 .

L'amendement COM-1 est adopté.

L'article 1 er est adopté dans la rédaction issue des travaux de la commission.

Article 2

M. Philippe Bas , rapporteur . - Jean-Pierre Sueur en a convenu, les dispositions prévues à l'article 2 sont superfétatoires. En conséquence, je propose de supprimer cet article.

L'amendement de suppression COM-2 est adopté.

L'article 2 est supprimé.

Article 3

M. Philippe Bas , rapporteur . - Il en est de même pour l'article 3.

L'amendement de suppression COM-3 est adopté.

L'article 3 est supprimé.

La proposition de loi est adoptée dans la rédaction issue des travaux de la commission.

Le sort des amendements examinés par la commission est retracé dans le tableau suivant :

Auteur

Objet

Sort de l'amendement

Article 1 er

M. BAS,
rapporteur

1

Modification de l'article 38 de la Constitution

Adopté

Article 2

M. BAS,
rapporteur

2

Suppression de l'article 2

Adopté

Article 3

M. BAS,
rapporteur

3

Suppression de l'article 3

Adopté

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