COMPTE RENDU DE L'AUDITION
DE MM. GÉRALD DARMANIN,
MINISTRE DE L'INTÉRIEUR ET DES OUTRE-MER
ET OLIVIER DUSSOPT, MINISTRE DU TRAVAIL,
DU PLEIN EMPLOI ET DE L'INSERTION

(Mardi 28 février 2023)

M. François-Noël Buffet , président . - Nous auditionnons MM. Gérald Darmanin, ministre de l'intérieur et des outre-mer, et Olivier Dussopt, ministre du travail, du plein emploi et de l'insertion, dans le cadre de l'examen du projet de loi pour contrôler l'immigration, améliorer l'intégration, qui sera examiné en séance publique à partir du 28 mars prochain. Nos collègues Muriel Jourda et Philippe Bonnecarrère en sont les rapporteurs.

M. Gérald Darmanin, ministre de l'intérieur et des outre-mer . - Nous allons vous présenter ce projet de loi visant à contrôler l'immigration et à améliorer l'intégration. Il intervient à la suite de l'adoption de la loi d'orientation et de programmation du ministère de l'intérieur (Lopmi) qui était un texte de moyens et qui nous permettra aussi de répondre aux enjeux très importants qui se posent à nous face à la situation migratoire. Le Sénat appelle de ses voeux depuis longtemps une réponse forte en la matière.

La situation internationale, la multiplication des guerres et des dictatures dans le monde, les persécutions, religieuses ou sexuelles, les difficultés économiques et sociales que connaît notre pays ainsi que nombre de pays en développement, notamment depuis la crise sanitaire de la covid-19, ainsi que le changement climatique font peser sur l'Europe et sur la France une pression migratoire très forte, qui ne se fait pas sentir que depuis quelques mois ou depuis la crise sanitaire. Ainsi, le nombre de demandeurs d'asile a été multiplié par deux en 10 ans et par trois depuis 2007. En 2022, les demandes d'asile, notamment au titre de l'immigration dite de protection, ont augmenté de 61 % dans l'Union européenne, contre « seulement » 31 % en France. Mais nous avons rattrapé le pic historique de 2019, avec 138 000 demandes d'asile en 2022. Rien ne laisse à penser que cette tendance s'infléchira à la baisse dans les mois et les années qui viennent sur l'ensemble du continent européen. Une comparaison avec la fin des années 1990 et le début des années 2000 n'a plus beaucoup de sens dans la mesure où la plupart des pays d'origine des demandeurs d'asile comme la Syrie, la Libye, l'Afghanistan et tous les pays de la bande sahélo-saharienne ne se trouvaient pas dans le chaos politique et terroriste qu'ils peuvent connaître aujourd'hui. La France, comme l'Europe, avait alors des relations diplomatiques fortes avec ces pays, ce qui n'est plus le cas pour une partie d'entre eux.

Pendant très longtemps, les politiques publiques ont estimé que le développement économique, notamment celui du continent africain, freinerait l'immigration. Force est de constater qu'il a même plutôt tendance à l'encourager, les classes moyennes étant enclines à partir pour un avenir meilleur.

Les crises, le développement économique et une démographie importante sont donc des facteurs d'immigration. Aussi, le débat ne réside pas dans le fait d'être pour ou contre l'immigration. C'est une réalité qui touche tous les pays, quel que soit leur régime politique. Comme le disait le général de Gaulle, « on ne fait pas de politique autrement que sur des réalités ». C'est donc ces réalités que nous devons regarder en face.

En revanche, un grand pays comme la France doit répondre à trois questions, qui sont le noeud gordien de notre débat. J'espère que les 27 articles que contient ce projet de loi apporteront un début de réponse.

Quelle immigration voulons-nous ? Quelle exigence demandons-nous aux étrangers qui viennent sur notre sol ? Quels moyens nous donnons-nous pour appliquer cette politique ?

Il est vrai qu'une vingtaine de lois en la matière ont été adoptées par le Parlement depuis 1986. Mais la loi Collomb du 10 septembre 2018, la seule qui a été adoptée sous le précédent quinquennat du Président de la République - sous la présidence de François Hollande, trois lois avaient été adoptées en cinq ans -, a permis notamment de diminuer quasiment par deux les délais de traitement des demandes d'asile de l'Office français de protection des réfugiés et des apatrides (Ofpra). Il n'est donc pas anormal de légiférer sur cette question très importante de l'immigration, d'abord pour transposer nombre de directives européennes, mais aussi pour répondre à son caractère protéiforme.

Pour répondre à la première question, l'immigration en France se révèle trop familiale et insuffisamment professionnelle, trop subie et insuffisamment qualifiée et choisie.

Permettez-moi de dire au préalable que la question de l'immigration ne pourra pas être résolue tant qu'elle ne sera pas réglée au niveau européen. Sous la présidence française du Conseil de l'Union européenne, nous avons beaucoup avancé sur ce sujet. Il convient maintenant de parachever l'accord entre les États membres, qui repose sur quatre grands projets.

Le premier projet concerne la prévention des départs, qui passe par le développement économique, mais aussi par la lutte contre les départs en mer, afin d'éviter les drames qui en résultent parfois. Il importe que l'Europe soit unie et porte le même discours avec les pays d'origine, qui doivent faire un travail d'intégration de leur population et ne pas encourager l'immigration irrégulière, ce qui est parfois le cas.

Le deuxième projet a trait à une politique commune de l'Union européenne en matière de visas et de réadmissions. La politique de retour n'est pas au rendez-vous lorsqu'un pays, comme la France, prend des décisions courageuses de restrictions de visas tandis que d'autres pays européens les accordent. Cela met à mal l'action française de restriction des visas, car le visa octroyé dans un pays de l'Union européenne vaut pour l'ensemble de l'Union européenne. Il est donc essentiel que l'Europe adopte une diplomatie commune en matière de visas et réadmissions. Cette politique a été adoptée par le Conseil européen : il convient maintenant qu'elle se traduise en termes législatifs et diplomatiques.

Le troisième projet, c'est la protection de nos frontières. Les étrangers qui arrivent sur le sol européen ne sont pas tous enregistrés. Nous ne connaissons pas toujours leur état civil, ni leur âge - ce qui pose problème pour savoir s'il s'agit d'adultes ou de mineurs-, ni leur vie antérieure. Le Conseil européen a adopté deux textes importants, à savoir le règlement « Screening », c'est-à-dire l'enregistrement aux portes de l'Europe, et le règlement Eurodac. Il revient au Parlement européen de les adopter à son tour pour que nous ayons enfin une politique commune en la matière.

Le quatrième projet, qui n'a pas été adopté par le Conseil européen, mais qui mériterait d'être largement soutenu par les chefs d'État, vise une politique unique de l'asile. Aujourd'hui, les conditions d'octroi de l'asile diffèrent entre les pays, ce qui est de nature à encourager un certain nombre de personnes à utiliser la demande d'asile à des fins détournées d'immigration irrégulière.

Au demeurant, dans le cadre des règles européennes et de la Constitution, le Parlement français peut adopter des dispositions.

Ainsi, j'évoquerai les quatre grands points d'intérêt du projet de loi qui vous est présenté.

Premièrement, ce projet de loi vise à simplifier le droit appliqué au contentieux des étrangers. Les mesures de simplification générale du droit ont été validées non seulement par votre commission des lois au travers de son rapport d'information, qui a été adopté à l'unanimité, mais également par le Conseil d'État. Toutes les mesures que nous proposons sont donc a priori constitutionnelles, ce dont nous nous félicitons.

S'agissant de la réforme du contentieux en tant que telle, nous proposons de réduire de douze à quatre le nombre de procédures auxquelles les étrangers peuvent recourir avant d'être expulsés du territoire national. Pour rappel, 50 % des contentieux des tribunaux administratifs et 40 % de l'activité des cours administratives d'appel sont relatifs au droit des étrangers. Ces procédures longues et illisibles détournent l'action de l'État de sa finalité et nuisent à son efficacité. Aujourd'hui, lorsqu'un préfet prononce une obligation de quitter le territoire français (OQTF), ce n'est qu'au bout d'un an et demi ou deux ans, après différents recours, que la décision de l'État sera validée - elle est validée dans 70 % des cas. Entretemps, l'étranger aura parfois trouvé un travail de façon illégale, voire légale, se sera marié, aura des enfants. Le nombre important de contentieux entraîne ainsi depuis de très nombreuses années des situations improbables dans la mesure où l'État n'est plus en mesure d'expulser ces personnes au regard de leur vie privée et familiale. La réforme du contentieux est donc essentielle pour réduire drastiquement les délais.

La vidéoaudience, bien que contestée, est également un élément important pour contribuer à réduire ces délais.

La proposition du juge unique à la Cour nationale du droit d'asile (CNDA) serait un gage en termes d'efficacité et de rapidité. Si la loi Collomb a réduit le délai de traitement d'une demande d'asile à quatre mois ou quatre mois et demi, celui-ci est en moyenne de neuf mois, voire plus en cas de recours. Il est donc nécessaire de réduire drastiquement le nombre de recours afin non pas de juger différemment sur le fond, mais de juger plus rapidement.

Enfin, une mesure, que je sais contestée mais qui nous paraît importante - j'essaierai de vous en convaincre - concerne la territorialisation de la CNDA, car son excessive centralisation pose des problèmes de rapidité.

Parallèlement à la simplification générale du droit, je vous présenterai la réforme complète du réseau de nos préfectures. Celles-ci concentrent leurs moyens dans une trop large mesure sur le suivi des titres de séjour déjà déposés. Il s'agit d'un écueil important pour les étrangers qui deviennent parfois des irréguliers, du fait de notre propre incurie administrative. Il importe de faire des efforts en matière d'intégration et de mieux vérifier les dossiers des primo-arrivants, plutôt que de passer du temps à demander des documents administratifs à des personnes résidant sur le territoire depuis de nombreuses années. Le projet de loi de finances que vous avez adopté permettra de donner des moyens aux préfectures et de mettre en place, si le Sénat le souhaite, la fameuse instruction « à 360 °» . Avec cette révolution des préfectures, il incombera à l'État de vérifier dès la première demande l'intégralité des titres auxquels le demandeur d'asile pourrait avoir droit.

Deuxièmement, le projet de loi vise à renforcer les exigences d'intégration que nous demandons aux étrangers. Le Gouvernement, depuis que je suis ministre de l'intérieur, a considérablement augmenté les exigences pour accorder la naturalisation française : entretien d'assimilation, exigences du niveau linguistique, entretien, voire plusieurs entretiens, devant les agents de préfecture. En cinq ans, on dénombre 30 % de naturalisations en moins. Nous souhaitons appliquer à ceux qui ont des titres de séjour sur le territoire national les mêmes exigences, ou quasiment les mêmes, par homothétie, que celles nous demandons à ceux qui vont devenir français.

La première exigence est la langue. Il s'agit de passer d'une obligation de moyens à une obligation de résultat pour toute personne qui obtient ou possède déjà un titre de séjour - 300 000 titres par an sont concernés. Le projet de loi conditionne l'octroi de ce titre de séjour à la réussite d'un examen de français. Entre 20 et 25 % d'étrangers en situation régulière comprennent extrêmement mal le français, ce qui nuit à l'accès à l'emploi et à l'intégration. Nous voulons d'une immigration qui parle et qui comprend notre langue.

La deuxième exigence s'inspire d'une disposition adoptée dans la loi du 24 août 2021 confortant le respect des principes de la République, que la majorité sénatoriale a votée, à savoir demander aux étrangers ayant des titres de séjour de longue durée l'engagement de respecter les valeurs de la République, son emblème, l'hymne national, sa devise, son caractère laïc, la liberté religieuse et l'orientation sexuelle. Si cet engagement n'est pas signé, le titre de séjour sera refusé. En cas de manquement à cet engagement, la personne pourra se voir retirer son titre de séjour. Le ministre de l'intérieur serait, par exemple, en mesure de retirer administrativement le titre de séjour à un homme qui refuse d'être soigné par un médecin femme.

La troisième exigence est l'intégration par le travail. Olivier Dussopt développera ce sujet.

Pour répondre aux exigences d'intégration que nous demandons, vous avez voté une enveloppe extrêmement importante dans la Lopmi en augmentant de 25 % les crédits dédiés à l'intégration - la hausse la plus importante -, soit 106 millions d'euros pour les trois prochaines années.

Troisièmement, le projet de loi traite de l'expulsion des étrangers menaçant l'ordre public, avec le rétablissement de la double peine et la lutte contre les filières d'immigration irrégulière, en donnant les moyens aux préfets, au ministère de l'intérieur et à la justice de pouvoir lutter contre le continuum de l'immigration irrégulière organisée. Les passeurs, véritables criminels, sont responsables de l'immigration irrégulière, mais aussi des drames humains que nous avons connus à Calais ou au large de l'Italie.

D'abord, nous souhaitons renforcer les sanctions contre les employeurs voyous qui embauchent des personnes irrégulières. Ensuite, nous visons notre propre incurie administrative en mettant fin à la possibilité pour un étranger dénué de papiers en règle de devenir autoentrepreneur. Cette chausse-trape conduit parfois à des régularisations ou à des situations où les personnes ne sont ni régularisables ni expulsables.

Ensuite, nous prévoyons un alourdissement de la peine visant les passeurs, passant d'un délit à un crime. Le crime de passeur sera puni d'une peine de 20 ans d'emprisonnement si le passage d'immigrés clandestins entraîne la mort de ces personnes et de 15 ans s'il n'entraîne pas la mort.

Une autre disposition du projet de loi tend également à lutter contre les marchands de sommeil. Aujourd'hui, n'est pas reconnu comme une personne vulnérable l'étranger en situation irrégulière qui dispose d'un faux bail chez un marchand de sommeil. Nous aggravons les sanctions applicables aux marchands de sommeil, afin de lutter contre ceux qui créent ainsi d'énormes réseaux d'immigration irrégulière.

En outre, le projet de loi prévoit trois dispositions importantes pour le renforcement de nos frontières. D'abord, nous donnons désormais à la police aux frontières les moyens d'inspecter les véhicules des particuliers. Cette disposition fait écho à une décision du Conseil constitutionnel, que les sénateurs avaient saisi, sur le pouvoir des douaniers. Nous proposons d'étendre ces pouvoirs législatifs en matière de contrôle et d'inspection des véhicules à nos frontières à la police aux frontières. Par ailleurs, le projet de loi introduit une mesure de coercition pour prendre les empreintes digitales des personnes qui refusent de s'y soumettre. De plus, nous traduirons dans notre droit interne l'autorisation de voyage Etias - système européen d'information et d'autorisation concernant les voyages.

Avec le système « entrée-sortie », tout citoyen de l'espace Schengen et tout étranger qui rentre dans l'espace Schengen aura une fiche biométrique européenne, ce qui permettra de suivre l'intégralité des personnes qui se trouvent sur notre sol, de vérifier leur identité, de connaître leur âge, sans aucune contestation possible, et ce faisant de mettre en place une politique européenne de contrôle. Six mois après, nous pourrons mettre en place Etias : toutes les polices et gendarmeries européennes auront la possibilité d'effectuer des vérifications d'identité dans l'espace Schengen par le biais de leur nouvel équipement opérationnel (Néo).

Il importe non seulement de lutter contre l'immigration irrégulière, mais aussi de lutter contre le terrorisme dans la perspective des jeux Olympiques et Paralympiques de 2024.

Quatrièmement, enfin, les dispositions prévues aux articles 9 et 10 prévoient de supprimer la protection contre l'éloignement dont bénéficient des personnes qui commettent des délits extrêmement graves sur le sol de la République. Demain, pour des faits punissables de 10 ans de prison ou cinq ans en cas de récidive, et non pas les condamnations prononcées - nous aurons un débat sur ce sujet -, les dispositions qui empêchent le ministre de l'intérieur d'expulser ces personnes ne s'appliqueront plus. La fin de la double peine, mise en place dans les années 2000, n'est protégée ni par une convention, ni par la Constitution, comme l'a relevé le Conseil d'État.

Nous proposons de mettre fin au bénéfice des protections pour considérer non plus la vie privée et familiale de la personne, mais le crime qu'elle a commis, de façon à être en capacité de l'expulser. Celle-ci pourra toujours déposer un recours devant le juge. Parfois, le Conseil d'État, comme il l'a fait dans l'affaire de l'imam Iquioussen, donne raison à l'État en écartant la vie privée et familiale.

Le retour de la double peine représente évidemment une mesure forte pour lutter contre les étrangers auteurs d'actes de délinquance extrêmement graves : crimes, atteintes aux policiers, aux gendarmes ou aux élus, violences conjugales, trafics de drogue. Demain, ces personnes ne pourront pas revendiquer la protection de la vie privée et familiale pour éviter leur expulsion.

M. Olivier Dussopt, ministre du travail, du plein emploi et de l'insertion . - Je reviendrai sur les dispositions du projet de loi qui concernent le travail, en particulier l'intégration par le travail et par la langue. Les mesures que nous vous présentons s'appuient sur un constat et une conviction.

En France, le marché du travail ne propose pas une offre professionnelle satisfaisante aux étrangers présents sur notre territoire. Quel que soit le contexte économique - en cas de récession, de croissance ou de reprise -, le taux de chômage des personnes nées à l'étranger est, en moyenne, presque deux fois supérieur à celui des personnes nées en France. Alors que le taux de chômage général s'élève actuellement à 7,2 %, il est de 13 % pour les personnes nées à l'étranger.

Notre système ne permet pas d'accompagner suffisamment les étrangers en situation régulière vers l'emploi et, dans le même temps, maintient dans l'illégalité des hommes et des femmes qui sont présents depuis longtemps sur le territoire et travaillent souvent de manière régulière. Certaines situations deviennent inextricables, avec des entreprises qui comptent sur un certain nombre de salariés, alors que leur présence sur le territoire est irrégulière, quand bien même leur emploi est déclaré et régulier. Et, comme l'a souligné le ministre de l'intérieur, quand bien même la justice a prononcé l'expulsion de telle personne, il n'est pas possible de l'appliquer pour des éléments relatifs à sa vie privée et familiale.

Nous en sommes convaincus, une meilleure intégration passe par le travail et par la langue. Le travail est en effet un facteur d'autonomie, d'émancipation, qui permet de mener une vie plus autonome. La langue donne, quant à elle, la capacité de s'intégrer, de partager et de communiquer.

C'est pourquoi nous proposons des mesures visant à favoriser l'intégration par le travail et l'apprentissage de la langue - ce sera même une obligation pour réussir le parcours d'intégration. C'est aussi la raison pour laquelle nous voulons que les personnes qui se prêtent délibérément au recrutement de personnes en situation irrégulière puissent être plus durement sanctionnées.

Concernant l'intégration par le travail, l'article 3 prévoit de créer une carte de séjour pour les métiers en tension. Il ne s'agit pas là d'inciter les étrangers non communautaires à venir sur notre territoire. Ce titre permet de régulariser la situation d'hommes et de femmes déjà présents sur notre territoire depuis longtemps et qui travaillent. Très souvent, lors de la signature de leur contrat de travail, ces derniers étaient en situation régulière et leur titre de séjour n'a pas été renouvelé pour différentes raisons. Nous précisons que l'éligibilité à ce nouveau titre de séjour sera conditionnée par une présence sur le territoire depuis au moins trois ans et par le fait d'avoir travaillé au moins huit mois au cours des vingt-quatre derniers mois.

Nous nous inscrivons dans une logique de critères, afin de faire en sorte que ces travailleurs ne restent pas sans droits, ni au séjour ni au travail, que leur situation puisse être régularisée et qu'ils bénéficient, ainsi que leurs employeurs, d'une sécurité juridique.

Pour définir les secteurs en tension, nous souhaitons nous appuyer sur la liste des métiers en tension qui répertorie, dans l'état du droit, les métiers dans lesquels il est possible de recruter de la main-d'oeuvre étrangère non communautaire sans opposabilité de la situation de l'emploi. Aujourd'hui, lorsqu'un employeur souhaite recruter un salarié étranger non communautaire, il doit demander, avant signature du contrat de travail, l'autorisation administrative de signer ce contrat, qui conditionne d'ailleurs l'accès à un visa ou à une autorisation d'entrer sur le territoire.

La liste existante des métiers en tension, qui a été réactualisée il y a quelques années, permet aux employeurs recrutant des étrangers non communautaires de s'affranchir de cette autorisation administrative, dès lors qu'ils recrutent pour un poste répertorié comme étant particulièrement en tension. Nous souhaitons utiliser cette liste pour permettre d'intégrer plus rapidement des travailleurs étrangers déjà présents sur le territoire.

Cependant, cette liste doit être révisée. De nombreuses organisations professionnelles nous ont fait part de son inadéquation avec la situation actuelle du marché du travail, notamment dans les secteurs de la restauration ou de l'entretien des bâtiments et des locaux. À titre d'exemple, dans le secteur de la restauration, le métier de commis de cuisine n'apparaît pas comme étant en tension et, de la même manière, les agents d'entretien des bâtiments, hommes et femmes de ménage, ne figurent pas dans la liste. Nous savons pourtant que la part d'étrangers non communautaires dans ces métiers est particulièrement importante.

La révision de cette liste doit être encadrée par un certain nombre de critères, notamment statistiques, et doit prendre une dimension régionale. En effet, si la liste est souvent présentée comme étant nationale, elle connaît des déclinaisons régionales pour être la plus adaptée possible aux besoins de l'économie à l'échelle de territoires régionaux qui, d'après la jurisprudence, sont suffisamment larges pour éviter de créer des phénomènes de discrimination, ce qui pourrait être le cas si des territoires plus restreints étaient retenus.

La procédure que nous voulons créer fait suite à une première expérience, à laquelle avait donné lieu la circulaire dite « Valls ». Ce texte prévoyait des admissions exceptionnelles au séjour, motivées pour une part importante par des motifs familiaux, sociaux et privés et, pour une part moins importante et même minoritaire, par des motifs économiques. Environ 7 000 admissions exceptionnelles au séjour sont accordées chaque année au titre de la circulaire « Valls » pour des motifs professionnels ou économiques. S'il est toujours difficile de prévoir le rythme auquel les régularisations de situations interviendront, il s'agit là d'un chiffre autour duquel nous pourrions aboutir dans le cadre de la mise en oeuvre de l'article 3.

La circulaire « Valls » présente deux difficultés. D'abord, son application est hétérogène sur le territoire puisqu'elle résulte d'une forme de pouvoir discrétionnaire des autorités préfectorales.

De plus, l'employeur doit se déclarer et accompagner la régularisation. Cette obligation de participation de l'employeur crée deux limites. En premier lieu, certains employeurs craignent légitimement cette exposition. En effet, dire que leur salarié se trouve en situation irrégulière sur le territoire ne constitue pas une démarche facile.

Nous nous heurtons moins souvent à la seconde limite, mais elle crée une situation beaucoup plus grave. Certains employeurs - que le ministre de l'intérieur qualifiait plus tôt et à raison d'employeurs-voyous - trouvent confortable et positif de pouvoir s'appuyer sur des salariés en situation irrégulière, cette configuration créant un rapport de dépendance et modifiant le lien professionnel tel que défini par le contrat de travail.

Avec ce nouveau titre, les étrangers en situation irrégulière, exerçant une activité régulière depuis plusieurs mois et étant présents sur le territoire depuis plusieurs années, pourront solliciter eux-mêmes leur régularisation. Évidemment, si nous nous contentions de créer un titre d'un an renouvelable, aux mêmes conditions, nous ne ferions que repousser le problème. Ainsi, nous proposons que les étrangers concernés, s'ils sont signataires d'un contrat à durée indéterminée (CDI), puissent demander à terme l'accès à une carte de séjour pluriannuelle. Cet accès serait alors soumis aux mêmes critères que ceux que le ministre de l'intérieur a exposés, notamment en matière de maîtrise de la langue et d'engagement relatif aux valeurs républicaines.

Je sais que cette disposition suscite des interrogations et des attentes, notamment dans les secteurs économiques et les fédérations professionnelles les plus concernés. Il nous paraît donc important d'en débattre, mais aussi de prévoir que le Parlement puisse évaluer ses effets et décider d'une éventuelle reconduction après une première période de mise en oeuvre de la réforme. Le texte prévoit donc une clause de revoyure au 31 décembre 2026, pour que le Parlement puisse décider, sur la base de cette évaluation, si ce nouveau titre de séjour doit être pérennisé.

Vouloir sécuriser la présence de travailleurs sur le territoire implique un corollaire : empêcher que de telles situations ne se reproduisent, en particulier lorsque ces situations sont délibérées - je pense ici aux employeurs qui ont délibérément recours à des personnes en situation irrégulière, pour des activités professionnelles régulières, mais aussi parfois pour des activités professionnelles non régulières. Lorsque des activités non régulières sont exercées par des personnes en situation irrégulière, les sanctions les plus fortes doivent être prises, et c'est la raison pour laquelle nous maintenons les sanctions pénales telles qu'elles sont prévues.

Cependant, nous souhaitons que les employeurs qui recrutent délibérément des personnes en situation irrégulière, même pour exercer une activité régulière, puissent aussi être sanctionnés plus rapidement. Les procédures pénales que j'ai évoquées sont souvent assorties de sanctions lourdes, mais elles tardent à être appliquées. Nous souhaitons donc créer une amende administrative, à la main des autorités administratives et préfectorales, pour sanctionner les employeurs à hauteur de 4 000 euros par salarié étranger employé illégalement. La sanction administrative a l'avantage de la rapidité et permet d'infliger une sanction peu de temps après la constatation de l'infraction.

Le ministre de l'intérieur l'a dit, nous souhaitons aussi empêcher la création ou l'apparition de situations dans lesquelles des personnes en situation irrégulière créent elles-mêmes une activité économique ou professionnelle de manière régulière. Je pense ici à l'accès aux statuts d'entrepreneur individuel et d'auto-entrepreneur. Nous prévoyons donc, à l'article 5, de conditionner cet accès aux personnes se trouvant en situation régulière et d'obliger ainsi à la présentation d'un titre de séjour régulier pour entreprendre ces démarches. Aujourd'hui, ces procédures ne sont pas suffisamment encadrées, et c'est ainsi que, très régulièrement, les plateformes sont contraintes de déconnecter un certain nombre de profils, quand elles constatent qu'il s'agit en fait de personnes en situation irrégulière.

Nous proposons de prendre plusieurs autres mesures pour faciliter l'intégration par le travail et lever certaines contraintes. Je pense notamment à l'article 4, qui vise à faciliter l'accès au travail d'une partie des demandeurs d'asile. En effet, ces derniers n'ont pas le droit d'exercer une activité professionnelle sauf quand, après six mois passés sur le territoire, leur demande d'asile n'a pas été instruite de manière définitive. Il devient alors possible de solliciter une dérogation et d'obtenir le droit de travailler. Ensuite, si la personne est reconnue et que sa demande aboutit, elle obtient bien sûr le droit au travail.

Nous proposons qu'un arrêté du ministre de l'intérieur puisse déterminer chaque année la liste des pays pour lesquels les taux d'admission sont les plus élevés, pour permettre aux demandeurs d'asile venant de ces seuls pays de travailler. Renvoyer cette définition à un arrêté a le mérite de la souplesse. La liste des pays pour lesquels les taux d'acceptation des demandes d'asile sont les plus élevés varie extrêmement vite, au gré des évolutions géopolitiques. Il faut donc pouvoir la modifier aussi rapidement que varient les taux d'admission, de manière à être efficace et à ne pas créer un flux que nous ne saurions maîtriser.

S'agissant de la levée des contraintes, nous proposons également une autre mesure, qui ne concerne pas les personnes présentes sur le territoire, mais celles qui souhaiteraient venir travailler en France dans le cadre du « passeport-talent », que nous proposons de modifier. Ce passeport comporte aujourd'hui onze catégories que nous souhaitons regrouper pour assurer une meilleure lisibilité. De plus, il s'agirait dorénavant de parler de « titre de séjour portant la mention "talent" ». Ce dispositif doit permettre la venue sur le territoire de personnes très compétentes et formées, ayant des projets d'investissement qui répondent aux besoins de notre économie. Par ailleurs, nous souhaitons créer une carte spécifique pour les « talents » des professions médicales, notamment pour les médecins, les pharmaciens et les chirurgiens-dentistes, pour lesquels les procédures d'admission et les délais seraient particuliers, la vérification des équivalences permettant bien sûr de garantir la qualité des soins.

Je finirai en évoquant la question de l'intégration par l'apprentissage de la langue. Nous souhaitons relever le niveau exigé pour l'obtention d'une carte de séjour pluriannuelle, à l'instar de ce qui existe pour obtenir une carte de résidence. Cette nouvelle exigence est fixée dans l'article 1 er et l'article 2 prévoit que nous puissions permettre aux travailleurs étrangers qui demandent l'obtention d'une carte de séjour pluriannuelle de se former au français. C'est la raison pour laquelle, en plus des dispositions d'insertion, d'intégration et de formation au français prévues par la Lopmi et que Gérald Darmanin a évoquées, nous prévoyons que l'article 2 autorise le Gouvernement à prendre un décret, après concertation interprofessionnelle, pour fixer le nombre d'heures de formation au français qui pourraient être effectuées sur le temps de travail. Nous voulons ainsi apporter une réponse aux hommes et aux femmes qui travaillent souvent dans des secteurs en tension, à des rythmes et des horaires parfois compliqués, dans des domaines comme ceux de la restauration ou de l'entretien. Il leur est en effet très difficile de cumuler, dans la même journée ou dans la même semaine, activité professionnelle et présence à ces cours de français. Nous prévoyons donc que du temps puisse être libéré sur leur temps de travail, afin qu'ils puissent participer à ces formations et satisfaire à cette nouvelle obligation.

Mme Muriel Jourda , rapporteur . - Ma première question porte sur les articles 1 er et 2 du projet de loi et s'adresse donc à M. Dussopt. Vous indiquez vouloir rehausser le niveau d'exigence en matière d'apprentissage du français et il faut bien dire que, à ce jour, aucune exigence n'est prévue à part le fait d'assister à la formation. Vous proposez donc qu'un niveau de langue soit atteint pour que la carte de séjour pluriannuelle soit délivrée, mais vous ne précisez pas quel doit être ce niveau. Selon nous, cette précision ne doit pas relever du pouvoir réglementaire, mais bien du pouvoir législatif. Il est difficile pour nous de prendre une décision sans savoir exactement quelle demande sera formulée - et nous sommes souvent confrontés à cette difficulté dans ce texte. Quel niveau de langue est envisagé ? Dans le cadre de l'étude d'impact, vous indiquiez envisager de rehausser le niveau de langue pour l'acquisition de la nationalité française, mais il n'en a rien été pour l'instant. Pourquoi cela ?

Par ailleurs, l'article 2 prévoit que les employeurs seront mis à contribution pour permettre à l'étranger qui travaille d'acquérir ce niveau de langue, au moyen de mesures plus contraignantes que dans la formation professionnelle habituelle. Que répondez-vous à ceux qui disent que ce n'est pas aux employeurs de faire les frais de la politique migratoire de la France ?

M. Philippe Bonnecarrère , rapporteur . - Monsieur Darmanin, ma question porte sur la réforme du contentieux des étrangers. Vous avez fait référence aux rapports de MM. Stahl et Buffet. Pourtant, ce que vous présentez sur le sujet ne correspond pas totalement à leur proposition, qui reposait sur un critère d'urgence et était la suivante : en cas de procédure d'urgence, le tribunal administratif doit juger très rapidement et, en cas de procédure normale, le délai d'appréciation reste plus classique, pour éviter une mise en tension des juridictions.

Vous prévoyez toujours une procédure normale et deux procédures d'urgence, l'une lorsqu'il y a assignation à résidence et l'autre lorsqu'il y a placement en centre de rétention administrative (CRA), avec des délais un peu différents. Ensuite, vous créez une nouvelle procédure, qui a manifestement vocation dans votre esprit à être la procédure majoritaire et qui s'appliquerait aux étrangers faisant l'objet d'une OQTF sans délai de départ volontaire. Dans ce cadre, vous demandez au tribunal administratif de juger dans un délai rapide, sans avoir pris de mesure d'assignation à résidence ou de placement en CRA, ce qui nous laisse à penser que vous allez mettre en tension les tribunaux administratifs pour des situations qui ont peu de chances de conduire à un éloignement rapide.

Pourquoi ne pas avoir suivi les préconisations Stahl-Buffet ? Pourquoi créer cette procédure intermédiaire ?

Mme Muriel Jourda , rapporteur . - Ma question s'adresse à M. le ministre de l'intérieur. Vous avez indiqué que les articles 9 et 10 visaient à lever les protections qui aujourd'hui s'appliquent à des étrangers ayant commis des faits qui troublent l'ordre public.

Si nous combinons ces dispositions avec l'instruction du 3 août dernier, par laquelle vous indiquiez à vos services que vous souhaitiez que les personnes causant le plus de troubles à l'ordre public soient placées en CRA et donc ensuite éloignées ou expulsées, un paysage se dessine. Ce paysage, s'il n'est pas très clairement décrit dans le texte, ressort notamment des auditions que nous avons menées : il s'agit de prioriser l'expulsion et l'éloignement des personnes troublant l'ordre public en France. Mais que faire des autres, de celles qui sont en situation irrégulière et font aussi l'objet de décisions d'éloignement ? L'article 12 prévoit ensuite que les mineurs de moins de 16 ans ne pourront plus être placés en CRA ; comment assurer alors l'éloignement des familles ? Par ailleurs, pourquoi vous être restreints aux CRA et ne pas avoir inclus les locaux de restriction administrative (LRA) et les zones d'attente, où l'on retient aussi des mineurs ?

M. Philippe Bonnecarrère , rapporteur . - Monsieur le ministre de l'intérieur, je souhaiterais vous interroger sur la question des laissez-passer consulaires. Le sujet de l'immigration ne concerne pas seulement la France, mais la France et les pays d'origine. À cet égard, le Sénat avait regardé avec une certaine satisfaction notre pays mener une politique de réduction du nombre de visas accordés aux pays peu coopératifs en matière de délivrance de laissez-passer consulaires. Cette politique de réduction a été abandonnée. Cependant, lors de nos visites dans les préfectures, nous n'avons pas constaté de grande amélioration en matière d'obtention de laissez-passer consulaires, ou peut-être très à la marge dans le cas de l'Algérie.

J'aimerais savoir si nous vous rendrions service en proposant un amendement qui conduirait le Parlement à donner une orientation en matière de nombre de visas et de titres de séjour qui pourraient être délivrés chaque année dans notre pays.

Monsieur le ministre Dussopt, on ne peut pas échapper à l'article 3 et nous avons un peu de mal à comprendre votre objectif. Si vous voulez régulariser la situation de gens qui travaillent depuis longtemps dans notre pays et sont en situation d'illégalité ou de clandestinité, on peut comprendre votre souhait de voir la société française regarder les réalités en face et de régulariser. Cependant, si tel est le cas, quel est l'intérêt des mesures successives que vous proposez pour sanctionner les employeurs ? En effet, si un employeur régularise ses salariés, on lui garantit un contrôle, il écopera probablement d'une sanction pénale et d'une amende, et on lui épargnera éventuellement la fermeture administrative. Il y a contradiction. S'il doit y avoir régularisation, il faut l'assumer et prévoir une amnistie pour l'employeur. En l'état actuel du texte, il y aura sans doute peu de demandes d'application de cet article 3.

En revanche, si je ne suis pas convaincu par la nécessité de la régularisation et si je pense que vous faites courir un risque à notre pays en créant un appel d'air, il faut limiter le nombre annuel. Les demandes ne seront pas nombreuses et il ne sera pas difficile de fixer un objectif. Par ailleurs, il y n'aurait pas de problème d'inconstitutionnalité car nous sommes dans le champ de l'immigration professionnelle. Que pensez-vous de cette hypothèse traitant le problème par le nombre ?

Il serait également possible de réduire le délai. En effet, l'article 3 présente une curiosité puisque les dispositions sont applicables jusqu'au 31 décembre 2026. Si j'étais passeur, je pourrais faire un calcul simple : le texte permettant de demander la régularisation après trois ans passés sur le territoire, en me dépêchant de faire venir mes « clients » de tel ou tel pays d'ici le 31 décembre 2023, ils seraient dans les temps pour demander leur régularisation. Comment éviter ce risque d'« appel d'air » ?

Enfin, certains craignent plutôt un effet de « trappe à bas salaires » - ce qui est mon cas. À cet égard, deux éléments nous mettent vraiment mal à l'aise dans l'article 3. En premier lieu, vous demandez à traiter la question économique des métiers en tension par la disposition régalienne que constitue ce texte en matière d'immigration. Il manque l'articulation de la négociation collective. Si nous souhaitons que nos concitoyens se dirigent vers des emplois qu'ils n'ont pas envie d'occuper aujourd'hui et qu'il y ait moins d'étrangers pour exercer ces métiers, il faudra résoudre des problèmes de formation et de rémunération. Je serais plus à l'aise si l'article 3 mentionnait le lien avec la négociation collective et la responsabilité conjointe des employeurs, des salariés et de la société.

En second lieu, pour ceux qui craignent cette trappe à bas salaires, l'article 3 est d'autant plus étrange que vous créez un titre de séjour métiers en tension qui sera opposable. Si une personne se trouve en situation d'irrégularité et estime pouvoir bénéficier des dispositions de cet article, elle pourra donc saisir le juge administratif pour sa demande de régularisation. Nous allons ainsi faire du juge administratif - alors que c'est le préfet avec la circulaire « Valls » - le juge de cette régulation économique, alors qu'il n'est pas vraiment outillé pour cela.

En résumé, que l'on soit favorable à la régularisation, que l'on craigne « l'appel d'air » ou la « trappe à bas salaire », l'article 3 ne donne pas satisfaction. Cette disposition me paraît donc perfectible. Quelles sont vos propositions pour tenir compte de ces différents points de vue ?

M. Gérald Darmanin, ministre. - Je commencerai par répondre à la question que Mme Jourda a posée sur le niveau de langue. Je n'ai rien contre le fait que la décision soit prise au niveau législatif ; qui peut le plus peut le moins. Nous verrons bien ce que dira le Conseil constitutionnel, mais le Gouvernement ne s'opposera pas à ce que cela figure dans la loi. Je pencherais pour le niveau A2, mais il faudrait le conditionner au niveau oral. En effet, ce serait beaucoup demander aux étrangers arrivant sur notre sol d'être en mesure d'écrire le français à un tel niveau. Il n'est d'ailleurs pas certain que les personnes ayant déjà des titres de séjour ou étant eux-mêmes français puissent le faire. L'A2 à l'oral représente déjà un niveau d'exigence important et il faudra que les moyens de l'État soient mobilisés pour permettre aux gens de passer cet examen.

S'agissant de l'assimilation et du parallèle que vous avez fait, madame la sénatrice, je pense qu'il n'est pas tout à fait juste. Certes, pour obtenir la nationalité, il faut maitriser la langue, mais il faut également passer un examen plus complet sur les valeurs de la République, auquel on ne soumettrait pas un étranger demandant une carte pluriannuelle. Lors de ces examens, on demande par exemple d'expliquer qui sont Jeanne d'Arc et Napoléon, de citer trois plats français et cinq ministres du Gouvernement - je ne suis pas sûr que tous les Français sachent d'ailleurs répondre à cette dernière question... Ces entretiens ne reposent pas seulement sur la langue. Mais je comprends votre demande et n'y vois pas d'inconvénient.

En ce qui concerne la procédure, je ne partage pas votre opinion, monsieur Bonnecarrère. Ce qu'ont proposé le président Buffet, M. Stahl puis le président Lasserre, consistait à passer de douze procédures à trois. Vous me demandez pourquoi nous passons de douze à quatre. Nous créons une quatrième procédure pour les personnes qui troublent l'ordre public et ces cas, contrairement à ce que vous dites, monsieur le sénateur, ne semblent pas majoritaires. Nous devons pouvoir réduire le délai de présence sur le sol national de ces personnes qui ont reçu une OQTF. Le Gouvernement avait d'abord proposé un délai de 48 heures, mais, après discussion avec le Conseil d'État - qui n'a pas trouvé cette procédure inimaginable d'un point de vue juridique - nous proposons plutôt 72 heures.

Nous pensons ainsi fluidifier les expulsions de ces étrangers qui posent une menace particulière à l'ordre public. Un certain nombre de personnes ne passent ni par les CRA ni par les locaux de rétention administrative (LRA), ni par l'assignation à résidence avant d'être expulsées. Même si ce n'est pas le cas général, nous parvenons fort heureusement à expulser directement un certain nombre d'étrangers, qui ont certains types de nationalités, une fois que l'OQTF a été notifiée.

Aujourd'hui, de nombreux étrangers ne déposent pas de recours ; d'ailleurs, la réduction des délais vise à diminuer le délai de suspension de l'exécution de l'OQTF. En outre, nous souhaitons indiquer aux tribunaux administratifs que notre demande est expresse et prioritaire, car le juge administratif ne sait plus ce qui, dans le contentieux qui lui parvient, relève du prioritaire. Nous tâchons donc de le lui préciser. C'est pourquoi je tiens à la quatrième procédure.

Je précise que cela est le fruit de très longues discussions avec le Conseil d'État, qui, dans cette affaire, est à la fois conseiller du Gouvernement et intéressé en tant que juge administratif ; on pourrait même dire qu'il se juge lui-même... Je pense d'ailleurs que certaines mesures, comme la territorialisation de la CNDA, doivent faire l'objet de dispositions législatives, parce qu'un décret en Conseil d'État sur ce sujet pourrait donner lieu à une forme de conflit d'intérêts pour le Conseil d'État.

Madame Jourda, vous vous inquiétez du fait que les places en CRA seront réservées prioritairement aux étrangers dangereux. Ma difficulté est qu'il n'y a pas assez de places de CRA en France, d'autant que, quand je suis arrivé au ministère au moment de la covid, les restrictions sanitaires s'appliquaient aussi à ces centres. En outre, nombre de places sont réservées aux familles alors qu'elles pourraient être libérées en faveur de délinquants étrangers, qui sont, à 98 %, des hommes. En effet, ces « lieux famille » sont peu utilisés, puisque, en 2022, nous avons compté 107 mineurs dans les CRA en métropole.

Nous essayons de déterminer les priorités : il vaut mieux concentrer nos moyens sur l'expulsion des étrangers délinquants en situation irrégulière plutôt que sur celle des étrangers en situation irrégulière qui ne sont pas délinquants. Je reçois d'ailleurs de nombreuses lettres d'élus de tous bords politiques en faveur de la régularisation de tel ou tel étranger en situation irrégulière et ce sont rarement des délinquants... Ainsi, parmi les étrangers en situation irrégulière à expulser en premier, j'ai préféré me concentrer prioritairement sur les délinquants, qu'ils relèvent du FSPRT - le fichier de traitement des signalements pour la prévention de la radicalisation à caractère terroriste - ou du droit commun. Depuis que je suis ministre de l'intérieur, nous avons expulsé 800 étrangers inscrits au FSPRT et 3 500 délinquants étrangers, soit une multiplication par sept.

Cela étant, nous avons conscience que l'on ne peut pas se contenter de placer les étrangers dangereux dans les CRA, car des étrangers sans casier judiciaire méritent aussi d'être expulsés. C'est pourquoi nous avons soutenu un amendement de M. Ciotti à la Lopmi, qui a été maintenu en commission mixte paritaire, tendant à créer 3 000 places de CRA. Depuis que je suis ministre de l'intérieur, nous avons augmenté de 800 le nombre de places en rétention. En outre, j'ai donné l'instruction de ne plus placer de mineurs dans les CRA, ce qui libère encore des places, puisque l'espace réservé aux familles devient un espace pour les hommes. La priorité donnée aux étrangers délinquants ne sera donc pas exclusive du placement d'étrangers en situation irrégulière non délinquants.

Il y a aussi les LRA, qui étaient négligés par les préfets, notamment dans le sud de la France. Il s'agit d'y placer les personnes qui ne sont pas dangereuses dans l'attente de leur expulsion. On peut même imaginer des assignations à résidence, avec une surveillance de la police nationale.

Quel est l'enjeu pour les services de police aux frontières ? Ce n'est pas de garder pendant des semaines des enfants de six ou sept ans dans des lieux clos, ce qui, d'ailleurs, n'est pas idéal pour le développement ; l'enjeu est de garantir que, la veille de prendre l'avion, les intéressés ne puissent pas s'échapper. Il s'agirait donc de placer, la veille ou l'avant-veille du départ, les familles ayant des enfants en bas âge et devant être expulsées du territoire national dans un lieu de rétention spécifique, comme un hôtel à proximité d'un aéroport, sous la surveillance de la police. Cela permettra de garder les familles sous la main sans impressionner excessivement les enfants.

Sur la question des laissez-passer consulaires délivrés en contrepartie de l'octroi de visas, je n'ai aucune objection contre une disposition législative. Mes homologues étrangers me disent qu'ils respectent les lois de notre République, mais que le principe de l'octroi de visas en contrepartie des réadmissions ne figure nulle part. Dont acte, faisons une loi ! Il me semblerait bizarre de définir des quotas de réadmission, mais conditionner l'octroi de visas à l'émission de laissez-passer consulaires me paraît envisageable.

Cela dit, la relation diplomatique entre deux pays ne se résume malheureusement pas aux relations entre les ministres de l'intérieur, aux échanges entre laissez-passer consulaires et visas. Du reste, beaucoup de parlementaires me reprochent, tout en encourageant par ailleurs le conditionnement des visas aux laissez-passer consulaires, de limiter excessivement la délivrance de visas, au motif que cela pose des problèmes culturels ou économiques. La question de l'aide au développement se pose aussi : est-il normal que des pays qui profitent de notre aide publique au développement puissent refuser d'émettre des laissez-passer consulaires ? C'est une question intéressante.

Aussi, si vous déposez un amendement sur ce sujet, monsieur le rapporteur, je vous invite à considérer l'ensemble de la politique diplomatique et non seulement les relations entre ministres de l'intérieur, car, quand le ministre de l'intérieur échange avec son homologue, il parle de laissez-passer consulaires, mais aussi de coopération antiterroriste, de renseignement, de coopération judiciaire. Toutefois, je ne fais qu'appliquer les lois adoptées par le Parlement et si celui-ci adoptait un tel dispositif, ce serait un levier de négociation appréciable pour moi.

M. François-Noël Buffet , président . - Le Sénat a déjà adopté un amendement sur le sujet en 2018...

M. Olivier Dussopt, ministre . - Mme Jourda demande s'il est normal que l'employeur assume les conséquences de la politique migratoire. Je ne suis pas d'accord avec les prémices de votre question pour deux raisons, madame la sénatrice.

D'abord, nous parlons uniquement des étrangers non communautaires, qui occupent 3,8 % de l'emploi en France, avec de fortes variations selon les métiers. Cela permet de relativiser, d'autant que nombre d'entre eux sont en situation régulière depuis très longtemps et ont satisfait aux obligations d'intégration et de maîtrise du français.

Ensuite, la présence en entreprise d'étrangers non communautaires procède de décisions de recrutement, sachant que nous sommes en tension de recrutement. C'est donc une présence choisie par le recruteur. Beaucoup d'entreprises nous invitent à aller au-delà de ce que nous proposons ; ainsi, l'Union des métiers et des industries de l'hôtellerie (UMIH) demande de régulariser les salariés réguliers dont la présence sur le territoire est irrégulière, mais aussi de faciliter l'entrée sur le territoire.

L'État fait déjà beaucoup en matière de formation. Avant même la mise en oeuvre de la Lopmi et des moyens supplémentaires consacrés à l'insertion et à l'intégration par la langue, des dizaines de milliers de places de formation en français ont été ouvertes par l'État pour permettre à des allophones d'apprendre la langue. En outre, au-delà des heures de travail que nous demandons aux employeurs de libérer pour que leurs employés suivent des cours de français, nous souhaitons que les entreprises et les branches inscrivent dans leurs plans de formation des modules spécifiques pour les salariés allophones.

De manière plus générale, le caractère contraignant de cette libération de temps pour apprendre le français limite l'aspect « armée de réserve », le recours à une main-d'oeuvre étrangère non communautaire dans le but d'exercer une pression à la baisse sur les salaires. En outre, nous avons choisi de libérer du temps de formation sur le temps de travail plutôt que de créer une nouvelle taxe pour financer ces formations. Enfin, en vertu du code du travail, l'employeur a une obligation de formation pour l'adaptation de ses salariés à leur poste, ce qui intègre la maîtrise du français.

J'en viens aux interrogations de M. Bonnecarrère sur l'article 3. Nous ne voulons pas susciter un flux et je pense comme vous que le titre de séjour nouveau ne créera pas un appel d'air, car, pour cela, il faudrait que des étrangers non communautaires ayant connaissance de l'existence d'un titre de séjour spécifique décident de venir sur notre territoire pour s'y maintenir en situation irrégulière pendant trois ans et d'y occuper pendant huit mois un poste dans un métier en tension, en ayant la prescience, trois, quatre ou cinq ans avant, des métiers qui figureront sur la liste des métiers en tension, qui sera révisée régulièrement. La question de l'appel d'air ne se pose donc pas véritablement...

Vous posez également la question des sanctions pour l'employeur qui a recruté des salariés en situation irrégulière. Les employeurs qui ne connaîtraient pas la situation administrative de leurs salariés régularisés ne seront évidemment pas sanctionnés ; ce n'est ni la lettre ni l'esprit. Nous voulons en revanche renforcer les sanctions contre les employeurs qui recrutent délibérément des personnes en situation irrégulière. La création d'une sanction administrative permettra de garantir la proportionnalité de la sanction et une liberté d'appréciation de l'autorité administrative. Beaucoup des personnes qui sont en situation irrégulière, mais qui travaillent régulièrement ont signé un contrat de travail alors qu'ils étaient titulaires d'un titre de séjour qui n'a pas été renouvelé. On ne peut en tenir automatiquement grief à leur employeur ! Du reste, cela arrive même à l'État. Il n'existe donc pas d'articulation entre l'article 3 et l'article 8, qui vise à sanctionner les employeurs qui recrutent délibérément des personnes en situation irrégulière.

Par ailleurs, j'examinerai attentivement vos initiatives pour apporter des garanties.

Vous me posez également la question du caractère opposable du titre de séjour et vous soulevez le cas d'un employeur découvrant que l'un de ses salariés a demandé un titre de séjour pour métier en tension. Le fait d'inscrire dans la loi les critères d'éligibilité à ce titre, via le renvoi à une liste de métiers en tension publiée par arrêté ministériel, le fait de prévoir des critères d'ancienneté dans l'emploi et sur le territoire, et le fait de déterminer ce qui relève des critères retenus au titre de la présence sur le territoire sont les meilleures garanties de ne pas créer d'opposabilité et de ne pas susciter de contentieux. Nous proposons au Parlement de fixer précisément les critères. Par la suite, l'employeur n'est pas tenu de délivrer un CDI, ce qu'il sera toujours libre de faire ou non.

En ce qui concerne les trappes à bas salaires, c'est en réalité aujourd'hui que nous connaissons cette situation. La situation irrégulière de salariés réguliers peut placer ces derniers en situation de vulnérabilité, ce qui alimente une « trappe à bas salaire ». L'obtention d'un titre de séjour donne au contraire droit au salaire minimal et au minimum conventionnel de branche, ce qui est plus protecteur. Et je ne parle même pas des personnes en situation doublement irrégulière - situation administrative irrégulière et travail non déclaré -, qui peuvent se trouver en situation d'exploitation, voire d'asservissement.

On ne peut pas retenir votre option consistant à confier la définition des métiers en tension aux branches, car notre appareil statistique permet de mesurer les tensions de recrutement. En revanche, pour ce qui concerne la formation, l'intégration et l'accompagnement, je pense qu'il serait utile que les partenaires sociaux soient mobilisés, branche par branche.

M. Alain Richard . - Ce projet de loi permettra-t-il de limiter les flux de mineurs isolés entrant en France via un système organisé, artisanal ou mafieux, sachant que ces entrées se font de façon irrégulière ? D'autres outils permettraient-ils de freiner ce mouvement, au travers d'une meilleure identification de leur identité réelle ?

M. Jean-Yves Leconte . - Un quart des étrangers qui suivent la formation linguistique n'atteint pas le niveau A1 à l'issue du parcours d'intégration. Ce projet de loi va donc précariser la situation de ces personnes. Est-ce en précarisant que l'on intègre ?

Comment prendre en compte la question de la vulnérabilité si l'on supprime l'étape de la rédaction d'un récit dans le dépôt d'une demande d'asile ? La limite du nombre de rendez-vous en préfecture va-t-elle empêcher l'accueil de tous les demandeurs d'asile ?

Sur les régularisations, que deviendront les autres dispositions de la circulaire « Valls » ? Cette circulaire sera-t-elle intégralement abrogée ? Comment traiterez-vous la situation des travailleurs des plateformes ? Même s'il est dorénavant interdit aux personnes en situation irrégulière de devenir autoentrepreneurs, certains l'ont déjà fait. Qu'adviendra-t-il d'eux ?

On parle maintenant davantage de LRA. Il est préoccupant que notre pays ait de plus en plus de lieux de privation de liberté qui ne soient pas contrôlés.

Le système d'« entrée-sortie » de Schengen et le système Etias devaient être mis en place en 2023. On parle maintenant d'une entrée en vigueur « aussi vite que possible » : cela sera-t-il mis en place avant les jeux Olympiques ?

Mme Brigitte Lherbier . - Beaucoup de nouvelles drogues se développent en France et de jeunes Africains en situation irrégulière font venir des produits de plus en plus dangereux. Ne peut-on avoir des actions diplomatiques plus sévères à l'encontre des pays d'origine ? À l'encontre de ces trafiquants étrangers ? Il me semble difficile de régulariser les personnes issues des pays dans lesquels s'organisent ces filières.

Beaucoup d'enfants étrangers en situation irrégulière font leurs études et deviennent ingénieurs ou médecins, ce qui peut être intéressant pour notre pays. Selon moi, il faut en tenir compte pour mesurer l'intégration des jeunes.

Mme Jacqueline Eustache-Brinio . - En premier lieu, j'ai de fortes réserves sur l'article 3.

D'abord, je ne sais pas ce qu'est un métier en tension ; en Île-de-France, tous les métiers sont en tension !

Ensuite, vous indiquez que le monde patronal est favorable à ces régularisations. D'une part, si l'on se posait la question du niveau des salaires, certains emplois seraient pourvus sans problème. D'autre part, cet article va entraîner la création d'une main-d'oeuvre sous-payée et docile. Vous vivez ce qu'a vécu Valéry Giscard d'Estaing avec le regroupement familial, lorsqu'il a cédé aux pressions du patronat. On ne se pose pas la question de ce qui motive les employeurs à promouvoir ces régularisations. La circulaire « Valls » permet déjà de faire certaines choses et les préfectures y travaillent.

En outre, avez-vous abordé avec le patronat la question du logement et de l'intégration de ces personnes ? Cela ne pose problème à aucun employeur que cinq ou six étrangers vivent dans 20 mètres carrés ! Il n'y a pas de quoi être fier de donner des titres de séjour si l'on ne se préoccupe pas de laisser cinq personnes vivre dans 20 mètres carrés. C'est de l'esclavage !

En second lieu, les accords liant la France à certains pays ne vont-ils pas gêner l'application de la loi ? L'accord franco-algérien risque de perturber grandement l'application de ce texte. Par conséquent, faut-il maintenir ces accords ou faut-il les dénoncer, afin que les lois s'appliquent partout de la même manière ?

En troisième lieu, vous avez évoqué la sanction des étrangers qui refusent de voir un médecin d'un sexe qui ne leur convient pas. C'est un véritable sujet, mais quid des médecins ? Beaucoup de médecins étrangers travaillant dans nos hôpitaux ne respectent pas les valeurs de la République.

Mme Valérie Boyer . - Au moment où nous parlons, l'Algérie a suspendu la délivrance de laissez-passer consulaires.

Ma question porte sur le trafic d'êtres humains. Les Nations unies estiment les profits de la traite des êtres humains à 32 milliards d'euros dans le monde, dont 3 milliards en Europe. La France reçoit ou voit transiter des victimes de ces trafics. Ne pas agir, c'est être complice. Les passeurs sont des experts en détournement des procédures et abusent de la générosité nationale. La France a le droit de protéger ses frontières et doit lutter contre ceux qui prostituent, violent, volent ou exploitent les migrants. C'est un devoir de dignité. Le trafic des migrants est juridiquement dissocié de la traite des êtres humains, alors que ces deux phénomènes sont liés. J'avais déposé en 2015 une proposition de loi sur ce sujet, qui a été rejetée, mais le Gouvernement reprend désormais mes propositions. Ainsi, le fait de faciliter l'entrée ou le séjour irrégulier d'un étranger est puni de cinq ans de prison et de 30 000 euros d'amende.

Pourquoi ce qui était absurde en 2015 et en 2018 ne l'est-il plus aujourd'hui ? Pourquoi avoir perdu autant de temps ?

Pourquoi ne pas renforcer les sanctions contre tous les trafiquants d'êtres humains ? Votre réforme ne concerne que l'exposition d'un étranger à un risque immédiat de mort ou de blessure et ne touche que les dirigeants ou les organisations.

Je m'interroge enfin sur les mineurs étrangers isolés. Ceux-ci accèdent en général à la nationalité française après leur séjour ; accéderont-ils toujours automatiquement à la nationalité avec votre texte ?

M. Marc-Philippe Daubresse . - Pouvez-vous nous en dire plus sur les restrictions du regroupement familial ? Comment avez-vous placé votre curseur ? Jusqu'où serez-vous prêt à aller ?

M. Gérald Darmanin, ministre . - Les mineurs étrangers isolés relèvent de la compétence du garde des sceaux, parce qu'il y a un sujet d'état civil et parce que ce n'est pas le ministre de l'intérieur qui expulse les mineurs ; cela relève de l'autorité judiciaire et non administrative. Dès que les services du ministre de l'intérieur constatent qu'ils ont affaire à un mineur, le traitement du dossier relève de la compétence du garde des sceaux. Pour mettre fin aux flux et pour expulser, je ne suis donc pas compétent.

Cela étant, deux mesures incluses dans ce texte peuvent faciliter le travail de reconnaissance de la majorité et de la minorité d'âge.

Il y a d'abord la coercition sur les empreintes. L'un des sujets est l'identification de l'état civil des personnes ; aujourd'hui, les personnes peuvent refuser de donner leurs empreintes. Bruno Retailleau propose, me semble-t-il, d'instaurer une présomption de majorité si la personne refuse les tests d'état civil ou la prise d'empreintes. Je pense qu'il ne savait pas, lorsqu'il a formulé cette idée, que nous proposions la coercition des empreintes, validée par le Conseil d'État. Du reste, les deux mesures ne sont pas incompatibles entre elles ! Si le Sénat dépose un amendement allant dans ce sens, sous réserve de la difficulté constitutionnelle sous-jacente, nous pourrions le soutenir.

Une expérimentation s'achève à Bordeaux, où le parquet, le siège et la police se sont mis d'accord pour que les mineurs ne passent plus de test, mais que la police puisse déterminer si un étranger est mineur ou majeur, décision qui vaut ensuite pour le parquet, ce qui permet d'orienter l'intéressé vers le parcours administratif et éventuellement pénal des majeurs. Cela peut servir de base de travail au Sénat. Cela permettra d'établir plus rapidement et plus efficacement la minorité ou la majorité d'âge des étrangers, mais cela ne facilitera pas leur retour. En effet, indépendamment de la difficulté à identifier la nationalité des étrangers en situation irrégulière, le problème réside surtout dans l'application par l'autorité judiciaire, qui est indépendante, du retour. Le garde des sceaux a signé un accord avec le Maroc sur le retour, mais aucune décision judiciaire de retour d'un mineur n'a encore eu lieu.

Monsieur Leconte, c'est vrai, un quart des étrangers ayant suivi les cours de français ne maîtrise pas la langue. Vous affirmez que nous allons les précariser ; non, ils vont simplement retourner dans leur pays. Le but est de ne pas donner de titres de séjour aux personnes qui ne comprennent pas le français ou le parlent mal.

Cela implique d'accroître les moyens pour donner des cours de français. Ce qu'a dit M. Dussopt est important : les gens doivent maintenant prendre leurs cours de français pendant leurs heures de travail. C'est une révolution pour les salariés étrangers, cela va faciliter grandement leur vie ! Nous conditionnons l'obtention du titre de séjour à la réussite d'un examen de français, mais nous mobilisons beaucoup de moyens pour leur enseigner notre langue. Une fois qu'ils ont passé l'examen, s'ils ne le réussissent pas, nous ne les précarisons pas ; simplement, ils n'auront pas de titre et devront retourner dans leur pays. Nous assumons de conditionner l'octroi du titre de séjour à la réussite de cet examen.

M. Jean-Yves Leconte . - Ils perdront donc le droit de rester sur le territoire.

M. Gérald Darmanin, ministre . - C'est la proposition du Gouvernement, vous pouvez être contre. Nous pensons que c'est nécessaire pour s'intégrer. Je pense notamment aux femmes, qui créent du communautarisme d'obligation, parce que la République ne leur a pas donné les moyens d'apprendre la plus belle langue du monde et de s'ouvrir l'esprit. Avec les moyens importants que nous engagerons, après cet examen, si les gens ne réussissent pas l'examen, ils devront partir. Et cela vaudra pour demander ou renouveler un titre de séjour. De nombreux pays le font !

Sur les moyens des préfectures, la Lopmi a renforcé les effectifs de 570 agents. En outre, les importants travaux informatiques en cours permettront de libérer des équivalents temps plein supplémentaires pour se concentrer sur les contrôles. Par ailleurs, je me suis peut-être mal exprimé : le texte ne supprime nullement le passage devant une association pour raconter son récit.

Les LRA sont connus, y compris dans votre département. J'ai du mal à comprendre le problème que cela pose par rapport aux libertés publiques, puisque c'est Lionel Jospin qui les a créés par décret le 19 mars 2001. S'il l'a fait, il a dû considérer que c'était républicain.

Sur le système « entrée-sortie » de Schengen et l'Etias, je répète que nous sommes prêts : on peut le faire demain matin ; mais l'Europe n'est pas que la France. En outre, nous avons un problème avec le Royaume-Uni qui avait engagé le processus, mais qui est devenu un pays tiers entre-temps. Clément Beaune et moi avons indiqué à la Commission européenne qu'il fallait le faire soit maintenant, soit juste après la coupe du monde de rugby, soit après les jeux Olympiques. Pour mettre en place ce système, il faudra créer une fiche biométrique pour chaque personne entrant sur le sol européen, ce qui prend dix minutes. Le faire au moment des JO entraînerait une thrombose préjudiciable dans les aéroports. Pour notre part, nous sommes prêts et nous attendons les autres.

Madame Lherbier, je suis d'accord avec vous sur l'ordre public, notamment sur les liens avec les pays producteurs de drogue et les trafiquants.

Madame Eustache-Brinio, vous me parlez des accords bilatéraux. C'est une question à laquelle je me suis beaucoup intéressé.

Prenons l'accord franco-algérien de 1968, qui présente des avantages et des inconvénients pour les questions migratoires. Avantages pour les Algériens : ils ont une carte de résident spécifique ; inconvénient pour eux : ils ont besoin d'un visa. Le parlement algérien demande la même chose que vous : l'abolition de l'accord, pour ne plus devoir demander de visa.

Mettre fin à un accord est assez facile, même si, en l'occurrence, cet accord ne prévoit pas les conditions de sa résiliation. La conséquence serait donc de retourner à la situation ex ante . Or quelle était la situation ex ante ? La France et l'Algérie étaient le même pays, donc circulation libre et totale entre les deux territoires, sans visa. Pour renégocier la convention, il faut l'accord des deux pays et si nous mettons fin unilatéralement à cet accord, nous reviendrons à la communauté antérieure, dans laquelle nous ne pourrions plus exiger de visa.

Mme Jacqueline Eustache-Brinio . - Mais c'est un pays indépendant !

M. Gérald Darmanin, ministre . - Je m'y suis beaucoup intéressé et de nombreuses personnes se sont penchées sur la situation très particulière de ces deux pays. Nous aurions donc plus à perdre qu'à gagner.

Tout le monde pose la question de la renégociation de cet accord. Le seul enjeu est : faut-il le faire dans une situation de communion politique, comme le Président de la République essaie de le faire, ou dans la confrontation ? Il ne m'appartient pas d'en juger.

Monsieur Daubresse, il n'y a pas de restriction du regroupement familial dans ce projet de loi. Beaucoup de sénateurs proposent des restrictions. Le Gouvernement a pris soin de doter son texte d'« accroches » permettant le dépôt de tels amendements. J'y serai favorable s'ils respectent la Constitution et la Convention européenne de sauvegarde des droits de l'homme et libertés fondamentales, ce dont je ne doute pas.

Je vois trois pistes possibles.

La première réside dans le rôle du maire pour apprécier les conditions d'accueil des personnes dans le regroupement familial. Quand j'étais maire, je signais personnellement, après vérification, les attestations certifiant que le logement était assez grand pour accueillir la famille, que le demandeur touchait au moins 1 800 euros pour une famille de deux personnes et qu'il était dans une situation stable depuis plus de dix-huit mois sur le territoire national. Je ne suis pas sûr que tous les maires de France le fassent scrupuleusement. Les préfectures s'appuient pourtant sur ce document émanant de la mairie.

D'abord, ces conditions d'accueil doivent-elles être mieux contrôlées ? Faudrait-il prévoir un contreseing pour empêcher le clientélisme électoral ou la difficulté de dire non à une famille que l'on connaît ?

Ensuite, un revenu de 1 800 euros pour deux personnes suffit-il ? La notion de logement à taille suffisante est-elle assez claire ? Il ne paraît pas anormal de demander davantage de revenu, de commodité ou de présence sur le territoire national. Si le Sénat proposait d'évoluer dans ce sens, cela me paraîtrait de bon sens, conforme à la Constitution et à la jurisprudence de la Cour européenne des droits de l'homme (CEDH), et pourrait peut-être limiter le regroupement familial.

Concernant ceux qui bénéficient de la protection internationale, des possibilités de réunification familiale existent, mais leur périmètre est très large, allant bien au-delà du cercle des frères et soeurs, car la vision de la famille retenue est beaucoup plus extensive que celle que nous pouvons concevoir en droit français. Si l'on donne l'asile à une personne, il n'est pas choquant de le donner aussi aux membres de sa famille, mais faut-il pour autant retenir une acception aussi large du terme ? Si le Sénat considérait qu'il fallait limiter ce droit au périmètre de famille au sens strict, en définissant son sens, nous y gagnerions.

M. Marc-Philippe Daubresse . - Très bien !

M. Gérald Darmanin, ministre . - Enfin, j'évoquerai l'attestation linguistique ou de partage des valeurs de la République, y compris pour ceux qui ont des visas de regroupement familial. C'est bien de demander à une personne de parler notre langue et de respecter les valeurs de notre République, mais lorsqu'elle sera installée sur le territoire français depuis dix-huit mois, qu'elle aura un logement décent et 1 800 euros de revenus, elle pourra faire venir les membres de sa famille, sans que l'on ne leur demande rien. Là encore, il appartiendra au Sénat d'apprécier s'il convient d'exiger de ces personnes également un niveau minimal de maîtrise de la langue française et le respect des valeurs de la République.

Ces mesures pourraient limiter le regroupement familial sans être contraires à la Constitution ou à la Convention européenne des droits de l'homme.

Mme Valérie Boyer . - Vous n'avez pas répondu à ma question sur les mineurs isolés qui accèdent à la nationalité française alors qu'ils sont rentrés illégalement en France, sont en situation irrégulière et sont à la charge des départements. Ferez-vous en sorte que ces personnes une fois majeures n'accèdent pas automatiquement à la nationalité française ?

M. Gérald Darmanin, ministre . - Je n'ai pas connaissance de cas de mineurs isolés qui aient acquis automatiquement la nationalité française à leur majorité. En revanche, il est vrai que ces personnes obtiennent quasi systématiquement des titres de séjour parce qu'elles sont depuis un certain temps sur le territoire national. Le président de conseil départemental de l'Essonne m'a d'ailleurs interpellé sur une difficulté résultant de l'application de la loi Taquet du 7 février 2022 relative à la protection des enfants : les mineurs isolés doivent être protégés pendant leur minorité et pendant deux ans après leur majorité. Pour en revenir au sujet initial, si vous avez des cas à me signaler, je les étudierai volontiers.

Mme Valérie Boyer . - J'ai rédigé un rapport sur l'immigration, l'asile et l'intégration lorsque j'étais députée : les départements interrogés m'avaient indiqué qu'ils accompagnaient les mineurs isolés pour les aider à accéder à la nationalité française le plus rapidement possible.

M. Gérald Darmanin, ministre . - Je lirai votre rapport et j'étudierai avec attention les cas que vous pourriez me soumettre.

Madame Eustache-Brinio, sur les passeurs, nous reprenons votre proposition : en la matière, le rassemblement de toutes les bonnes volontés est bon à prendre ! Nous créons une circonstance aggravante générale, qui concerne tous les passeurs au sens large, y compris les complices. Je rappelle d'ailleurs que nous avons créé un office de police judiciaire spécialisé, doté de 140 officiers de police judiciaire.

Enfin, s'agissant des médecins qui n'appliqueraient pas la loi, l'article L. 412-7 du code de l'entrée et du séjour des étrangers et du droit d'asile que nous créons avec l'article 13 du projet de loi est clair : « L'étranger qui sollicite un document de séjour s'engage à respecter la liberté personnelle, la liberté d'expression et de conscience, l'égalité entre les femmes et les hommes, la dignité de la personne humaine, la devise et les symboles de la République au sens de l'article 2 de la Constitution et à ne pas se prévaloir de ses croyances ou convictions pour s'affranchir des règles communes régissant les relations entre les services publics et les particuliers. » Cela concerne tout le monde, les patients comme les médecins.

M. Olivier Dussopt, ministre . - Un dernier mot sur les plateformes, les auto-entrepreneurs et les entreprises individuelles. Il y a là une faille dans notre droit. Il n'est pas acceptable que des personnes en situation irrégulière puissent créer une entreprise individuelle ou se constituer en autoentrepreneurs. Ces personnes peuvent facilement arguer devant le juge, pour contester une OQTF, que l'État ne pouvait pas ignorer leur situation irrégulière puisqu'il perçoit des cotisations sociales ou des impôts sur le revenu avec le prélèvement à la source. Il convient donc de tarir ce flux de personnes en situation irrégulière, mais qui exercent une activité économique régulière.

Beaucoup de ces autoentrepreneurs sont des travailleurs des plateformes. Lorsque la plateforme découvre qu'une personne est en situation irrégulière, elle doit procéder à une déconnexion. Mais souvent les personnes exercent sur les plateformes par le biais d'alias. Nous avons signé des chartes sociales avec les plateformes pour que la déconnexion fasse l'objet d'un préavis et d'un accompagnement. Il n'en demeure pas moins que ces personnes sont en situation irrégulière et que leur situation doit être examinée à cette aune. Nous ne pouvons plus laisser perdurer la possibilité pour des personnes qui n'ont pas de raison d'être sur le territoire de créer des entreprises.

Sur le fondement de la circulaire « Valls », 7 000 admissions exceptionnelles au séjour en raison d'une activité économique sont prononcées chaque année, dans des situations qui peuvent recouper en partie celles visées par article 3 ; mais dans 22 000 ou 23 000 cas, il s'agit d'admissions exceptionnelles au séjour pour des motifs familiaux. Les deux dispositifs ne sont donc pas antagonistes. La moitié des 7 000 régularisations en raison d'une activité économique concernent l'Île-de-France. Il nous semble préférable que les régularisations des travailleurs en situation irrégulière ayant une activité régulière sur le territoire dépendent de critères fixés par le législateur plutôt que d'une appréciation discrétionnaire des préfectures.

On peut considérer en effet que beaucoup de métiers sont en tension. Beaucoup de fédérations s'inquiètent d'ailleurs de savoir si leur filière figurera dans la liste. Mais ce n'est pas le Gouvernement qui décidera si tel ou tel métier est en tension. Nous nous appuierons sur les statistiques et la définition d'un niveau de tension. Cette liste des métiers en tension existe, elle a été créée par la loi voilà plusieurs années, elle est publiée régulièrement et nous allons lancer le processus d'actualisation, en nous appuyant sur les comités régionaux pour l'emploi et la formation professionnelle (Crefop) et sur l'appareil statistique du ministère. On tient compte à la fois des difficultés de recrutement et de la présence, parfois très forte, d'étrangers non communautaires sans lesquels la filière serait incapable de fonctionner. J'ai évoqué les demandes des fédérations professionnelles. Les trois principaux syndicats - la CFDT, la CGT, et Force Ouvrière - souhaitent que les étrangers qui travaillent bénéficient d'une régularisation de plein droit. Ce n'est pas la voie que nous avons retenue, car nous préférons fixer des critères, mais nous avons une volonté partagée de faciliter les parcours de régularisation.

Peut-on dire que les métiers seraient moins en tension si les salaires augmentaient ? Je note que la filière de l'hôtellerie et de la restauration demeure l'une des plus en tension, en dépit d'une revalorisation des salaires minimaux conventionnels de 16 % grâce à la négociation entre les partenaires sociaux. Doit-on craindre que ces régularisations n'entraînent la constitution d'une trappe à bas salaire ? Il me semble que c'est justement l'inverse : c'est le fait d'être en situation irrégulière qui rend les personnes vulnérables face aux employeurs. Je pourrais vous citer des cas de salariés en situation irrégulière, employés à temps partiel, mais qui travaillent beaucoup plus dans les faits et sont contraints d'accepter cette situation. En renforçant la sécurité juridique des salariés, et des employeurs, qui sont souvent de bonne foi, on garantit l'application des niveaux de rémunération conventionnels et du salaire minimum.

M. François-Noël Buffet , président . - Je vous remercie. La commission examinera ce texte lors de sa réunion du 15 mars prochain.

Cette audition a fait l'objet d'une captation vidéo disponible en ligne sur le site du Sénat .

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