Mesdames, Messieurs,

Le projet de loi relatif au renforcement de la lutte contre le travail clandestin, adopté par le conseil des ministres du 16 octobre dernier, a été examiné par l'Assemblée nationale les 11 et 12 décembre 1996. De dix articles, le texte est passé à 32. Il n'a cependant pas changé de nature car la plupart des amendements relatifs à l'immigration clandestine et à l'emploi d'étrangers en situation irrégulière ont été renvoyés au projet de loi portant diverses dispositions relatives à l'immigration. D'une façon générale, les modifications retenues par les députés ont contribué à clarifier la notion de travail clandestin, d'ailleurs devenu travail " dissimulé ", et à renforcer les moyens de lutte contre ce type de travail.

Par ailleurs, à l'examen de ce projet de loi, votre commission des Affaires sociales a joint l'examen de la proposition de loi n° 97 (1996-1997) de MM. Bernard Plaisait, Henri de Raincourt et plusieurs de leurs collègues tendant à renforcer les pouvoirs des agents de contrôle des organismes mentionnés aux articles L. 243-7 et L. 216-6 du code de la sécurité sociale dans la lutte contre le travail clandestin. L'article unique de cette proposition de loi recoupe certaines dispositions de l'article 4 du projet de loi et sera commenté à cette occasion.

I. LA NÉCESSITÉ DE LUTTER CONTRE LE TRAVAIL CLANDESTIN

Depuis plus d'une dizaine d'années, dix textes ont été consacrés, partiellement ou totalement, au renforcement de l'arsenal législatif destiné à lutter contre le travail clandestin. Plusieurs raisons justifient cette remise à jour constante des textes.

·  Des raisons humaines d'abord : le travailleur employé clandestinement est le plus souvent une victime, avec une faible rémunération, pas de protection sociale, des conditions de travail généralement déplorables, voire dangereuses, la précarité de l'emploi et l'exclusion sociale. Il a été dit que cette forme d'emploi dissimulé pouvait jouer le rôle d'" amortisseur social ". Mais l'ampleur du phénomène en fait bien autre chose, difficilement tolérable par la société actuelle qui connaît de graves difficultés économiques et fait reposer la protection sociale sur la solidarité.

·  La protection de l'emploi : le travail dissimulé génère des distorsions de concurrence qui conduisent à fragiliser des pans entiers de l'économie, notamment dans le secteur de l'artisanat, avec pour conséquence la destruction de l'emploi et la montée du chômage.

Si l'on compare les différentes catégories d'infractions du travail illégal, on constate en effet que le travail clandestin, avec 69 % des procès-verbaux, est l'infraction la plus fréquente.

Tableau 1 - Evolution selon la qualification des infractions relevées de 1992 à 1994


Année Total Travail clandestin Emploi d'étrangers sans titre de travail Marchandage et prêt illicite main-d'oeuvre Fraude aux ASSEDIC Autres infractions
1992

1993

1994

11.232

13.508

18.870

65,0 %

65,1 %

69,0 %

13,0 %

8,9 %

6,0 %

4,1 %

4,2 %

2,8 %

2,8 %

4,2 %

3,9 %

15,1 %

17,6 %

17,5 %


Le secteur des services avec près de 60 %, dont 18 % dans le commerce et 15 % dans le secteur des hôtels, cafés et restaurants, vient en tête, devant le secteur du bâtiment et des travaux publics qui représente à lui seul 27 %.

Tableau 2 - Ensemble des infractions de travail illégal relevées en 1994, selon le secteur d'activité


Total Agriculture Confection BTP Autres industries Commerce Hôtels, Cafés, Restaurants Autres services
18.870 8,0 % 4,0 % 27,0 % 4,0 % 18,0 % 15,0 % 24,0 %

Le travail illégal se trouve donc en forte proportion dans le secteur potentiellement le plus créateur d'emploi, celui des services ; à ce titre, lutter contre le travail illégal devrait avoir un impact très positif sur l'emploi.

·  Les pertes de recettes pour l'Etat et pour les organismes de protection sociale : c'est ainsi que l'on évoque le chiffre moyen de 130 milliards de pertes de recettes, à mettre en face de celui des déficits publics. Le rapport remis au Premier ministre le 9 mai 1996 par MM. Charles de Courson et Gérard Léonard, députés, évalue les pertes de recettes engendrées par les fraudes de toutes natures entre 175 et 235 milliards de francs. Parmi elles, le travail " au noir " priverait l'Etat de 100 à 160 milliards de recettes, pour environ 1,5 million de personnes concernées.

· La lutte contre le travail clandestin est aussi un moyen indirect de lutter contre l'immigration clandestine ; il ne s'agit pas ici d'assimiler les travailleurs employés clandestinement à des étrangers en situation irrégulière - 10 % seulement des travailleurs employés clandestinement, soit 2.234 sur les 21.543 salariés comptabilisés en 1994 dans les procès-verbaux d'infraction, sont des étrangers en situation irrégulière-, mais de relever que cela peut constituer un moyen de dissuader l'immigration clandestine en rendant moins attractive la perspective de trouver un emploi en France.

Tableau 3 - Infractions à l'emploi d'étrangers sans titre relevées en 1994, selon le secteur d'activité


Total Agriculture Confection BTP Autres industries Commerce Hôtels Cafés, Restaurants Autres services
1.144 12,0 % 13,0 % 21,0 % 5,0 % 10,0 % 26,0 % 14,0 %

Toutefois, si l'on mesure assez bien les effets négatifs du travail clandestin, on constate aussi très vite que les moyens consacrés à la lutte contre le travail clandestin ne sont pas en rapport avec l'ampleur du phénomène ; en 1994, 18.877 infractions ont été relevées, en hausse constante depuis 1992 (11.232). Il en est de même pour les procès-verbaux : 5.133 en 1992, 6.138 en 1993 et 9.147 en 1994. Cependant, si l'on compare ces chiffres avec le " chiffre d'affaires " de l'économie souterraine, que l'on évalue entre 80 milliards (1,1 % du PIB) et 270 milliards (4,3 % du PIB) [1] , il apparaît avec évidence que les constatations d'infractions ne reflètent que très imparfaitement la réalité du travail illégal.

L'insuffisante efficacité de cette lutte a plusieurs raisons : il y a sans doute, en toile de fond, la tolérance de la société qui accepte ce phénomène au titre de " l'amortisseur social " déjà évoqué, voire en profite en refusant de reconnaître dans l'aide au bricolage et le coups de main un début de travail au noir [2] ; la faiblesse des moyens humains y est aussi pour beaucoup ainsi que l'inadaptation des moyens juridiques dont les agents de contrôle disposent, qui les empêche d'agir alors même qu'ils savent qu'il y a travail illégal. Cette inadaptation juridique tient d'abord aux règles de procédure qui s'imposent aux agents susceptibles de déceler des infractions -les douaniers, les agents des impôts, les contrôleurs routiers, etc.-, et qui les empêchent de transmettre les informations recueillies ou de poursuivre leurs investigations en-dehors de leur champ de compétence. Elle tient aussi à l'évolution des pratiques ; dès qu'un nouveau texte est adopté, les employeurs mal intentionnés s'adaptent et contournent l'obstacle : ainsi, lorsque la déclaration préalable à l'embauche, instituée en 1991, a été généralisée, ils ont déclaré les salariés, mais ont sous-évalué le nombre d'heures travaillées, pratique d'autant plus difficile à déceler que l'entreprise recourt au temps partiel et à l'annualisation du temps de travail.

La lutte contre le travail clandestin ou le travail dissimulé doit donc constituer une priorité ; pour votre commission, elle est un complément indispensable du développement économique, de la politique de l'emploi et de la politique d'assainissement des déficits publics.

C'est pourquoi elle se félicite de la volonté du Gouvernement et du ministre du travail de s'y attaquer avec détermination et clarté, en évitant les amalgames qui ne pourraient que nuire à l'efficacité des dispositifs.

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