3. Les carences de la politique de réduction des risques et les effets négatifs induits

a) Le Subutex : une utilisation détournée

Le premier effet pervers résulte du déséquilibre déjà évoqué entre la méthadone et le Subutex dans les traitements de substitution. La prescription excessive du Subutex est à l'origine d'un trafic de ce produit et du détournement de son usage . De nombreux interlocuteurs de la commission ont insisté sur ce point, notamment lors de son déplacement à Valenciennes, ce qui l'a conduite à demander des informations complémentaires à la MILDT et à la CNAMTS.

On rappellera que la CNAMTS publie chaque année les résultats de l'exploitation nationale des données issues du codage des médicaments (MEDIC'AM) : les données fournies depuis 1999 révèlent une évolution importante des quantités remboursées (nombre de boîtes) de Subutex (+ 15,4 % entre 1999 et 2000 et + 6,9 % entre 2000 et 2001), sans que ces chiffres se justifient par une augmentation du nombre des toxicomanes.

Le rapport TREND 2002 (non encore publié) fournit des indications sur l'accessibilité au Subutex et à sa disponibilité. Force est de constater que le Subutex est un produit très accessible car on peut l'acquérir aussi bien sur prescription médicale que dans la rue. La vitalité de son marché parallèle peut s'expliquer par une demande soutenue émanant, d'une part d'une population très marginalisée, notamment en situation irrégulière au regard du séjour, qui n'a pas ou ne souhaite pas avoir accès au système de soins ; d'autre part, de personnes insatisfaites du dosage de leur traitement qui s'approvisionnent dans la rue pour le compléter.

Ce marché parallèle est également soutenu par l'offre : une part non négligeable de la population impécunieuse en traitement a tendance à revendre une partie du produit prescrit afin de se procurer d'autres substances ou « d'améliorer l'ordinaire » ; enfin, la facilité pour obtenir une prescription de Subutex auprès de certains médecins tend à favoriser le développement d'un véritable « nomadisme médical ».

Du fait de cette disponibilité croissante, le prix moyen du comprimé de Subutex de 8 mg tend à diminuer sur le marché parallèle : il était de 3,81 euros en 2001 et de 3,25 euros en 2002. Ce prix au marché noir oscille entre 1,5 euro à Paris et en Seine-Saint-Denis et 10 euros à Dijon.

L'importance de ce trafic clandestin, alimenté par les multi-prescriptions, est cependant difficile à évaluer : selon les résultats de la 14 e enquête OPPIDUM réalisée en octobre 2002, le « deal » comme moyen d'obtention du Subutex varie de 1 % pour les patients sous protocole Subutex à 61 % pour les toxicomanes hors protocole. D'autres études ont tenté d'évaluer la proportion de comprimés de Subutex vendus au marché noir : celle de l'INSERM réalisée en 2000 estime que le tiers des comprimés est obtenu sur le marché parallèle.

Les enquêtes OSIAP (ordonnances suspectes indicateurs d'abus possible) menées de 2000 à 2002 indiquent en revanche peu de signalements d'ordonnances falsifiées concernant le Subutex : les prescriptions de Subutex peuvent en effet être obtenues aisément sans falsification des ordonnances (recours à plusieurs prescriptions ou « nomadisme médical », augmentation des posologies prescrites).

On notera par ailleurs que, depuis 1999, les services répressifs signalent les interpellations pour usage et usage-revente de médicaments de substitution. Ces services ont relevé, en 2000, 151 interpellations pour usage ou usage-revente de buprémorphine et 28 interpellations pour la méthadone.

On ajoutera que les formes de « mésusage » et leur fréquence peuvent varier selon les modalités d'utilisation du Subutex :

- usage dans le cadre d'une prescription médicale et d'un protocole de prise en charge ;

- usage en dehors d'une prescription médicale avec acquisition en dehors des pharmacies ;

- usage mixte avec acquisition sur prescription médicale et par achat dans la rue.

Le dispositif TREND mis en place par l'OFDT fournit quelques indications sur le profil des groupes d'usagers de Subutex hors protocole médical et distingue les usagers de stimulants observés en espace festif qui utilisent ce produit pour gérer la « descente », les personnes très précarisées ou en errance, les jeunes et les adolescents, et les usagers qui auraient été initiés au Subutex au cours de leur détention.

L'importance de la consommation s'explique, comme il a été dit, par sa grande disponibilité sur le marché parallèle, la modicité de son prix et ses propriétés (bien-être, analgésie), qui permettent à certains d'affronter des conditions de vie difficiles. L'usage du Subutex en espace festif « techno », semble en augmentation par rapport à 2001, mais reste très marginal et concernerait des toxicomanes précarisés ou sans domicile fixe vivant en milieu urbain.

Outre ce trafic, le Subutex est fréquemment détourné de ses finalités thérapeutiques. Cette question avait été évoquée par le rapport de l'Office parlementaire d'évaluation des choix scientifiques et technologiques 106( * ) : « l'utilisation massive du Subutex et de la méthadone pose de nouveaux problèmes lorsqu'elle est prescrite sans être accompagnée d'un projet thérapeutique. Il semblerait que des toxicomanes débutent avec ces produits, cette crainte est réelle mais difficile à quantifier. »

Dans le même sens, la MILDT a indiqué à la commission : « En 2002, dans l'espace urbain, outre la population classique de personnes dépendantes aux opiacés gérant le manque par usage détourné du Subutex, on observe des personnes plutôt jeunes, ayant des conditions de vie précaires, qui deviennent dépendantes aux opiacés en utilisant du Subutex. Il s'agit d'une population hétérogène : errants marginalisés, migrants (Europe de l'Est, Maghreb) en situation très précaire, prisonniers condamnés à de courtes peines. »

Si certains s'engagent dans la toxicomanie en consommant du Subutex, ce qui n'est pas le moindre des paradoxes, d'autres, déjà toxicomanes, le détournent de sa finalité thérapeutique en l'utilisant par voie intraveineuse, du fait de sa forme galénique. Ce phénomène a notamment été évoqué par le docteur Didier Jayle, président de la MILDT, lors de son audition : « Il se trouve que c'est une minorité mais cela concerne pas mal de personnes, qui ont une espèce d'addiction à l'injection. (...) Très souvent, les comprimés de Subutex sont écrasés, pilés et injectés. Cela peut avoir des effets sanitaires dramatiques et c'est une source de complications inacceptables quand nous sommes dans un processus d'améliorer justement l'état de santé de ces personnes. »

On rappellera que, parmi les personnes prises en charge au sein des structures bas seuil, 60 % utilisent la voie orale et 46 % la voie injectable ; 17 % snifferaient le Subutex et 4 % l'inhaleraient.

Les modalités d'usage varient selon le mode d'obtention du Subutex : l'utilisation de la voie orale domine chez les personnes ayant recours, de manière exclusive ou non, à un médecin pour obtenir le Subutex. Les personnes l'obtenant hors prescription s'injectent, sniffent et fument plus fréquemment le Subutex que celles l'obtenant par prescription. L'injection est particulièrement pratiquée en milieu urbain, notamment par les anciens héroïnomanes. Ceux qui ont recours au « sniff » ont souvent un système veineux fortement détérioré, cet usage semblant également constituer un mode d'administration privilégié par les jeunes primo-usagers. L'injection de comprimés de Subutex, vectrice de contamination, entraîne notamment des risques importants de thromboses veineuses, d'abcès, de phlegmons et de nécroses de la peau liées aux excipients.

Il a été indiqué à la commission que le mode d'administration détournée du Subutex peut s'expliquer par le fait que les méthodes de substitution ne procurent pas de plaisir aux toxicomanes. Ces derniers cherchent donc à obtenir un effet de « défonce », soit en s'injectant les produits au lieu de les ingérer, soit en les absorbant avec d'autres substances psychoactives (alcool et benzodiazépines notamment), ce qui se traduit par une augmentation des polyconsommations comportant du Subutex. Selon l'OCRTIS, la présence de médicaments de substitution est constatée, en produit associé, dans un certain nombre de surdoses (11 avec présence de Subutex, et 11 avec méthadone en 2001).

b) La prévention primaire et le sevrage : deux priorités négligées

Le docteur Didier Jayle, président de la MILDT, a exprimé devant la commission son souci de mettre en place une politique équilibrée à l'égard des drogues : « La politique de réduction des risques a toute sa place, à condition d'être effectivement articulée avec le soin, la prévention et la répression . Le message que je souhaite faire passer devant cette commission est le nécessaire équilibre entre ces quatre axes, qu'ils soient coordonnés et pas l'objet d'un enjouement l'un plus que l'autre. On doit développer des politiques publiques équilibrées. »

Pour sa part, le docteur Francis Curtet, psychiatre, a indiqué à la commission : « On peut aider carrément les enfants à ne pas se droguer du tout ou à quitter complètement la drogue. Si ce n'était pas faisable, je serais d'accord pour qu'on se rabatte sur la réduction des risques au nom de la résignation, en quelque sorte, mais puisqu'on peut mieux faire, je ne vois pas pourquoi on ne s'efforcerait pas d'y arriver. »

La politique de substitution devrait donc privilégier l'objectif de sortie de la dépendance , sans se focaliser sur la seule réduction des risques. A cet égard, lors son déplacement à l'hôpital Saint-Antoine, la commission a pu s'entretenir avec une patiente en cours de sevrage qui était restée sept années sous traitement de substitution.

Devant la commission M. Jean-François Mattei a rappelé que la politique de réduction des risques ne constituait pas une fin en soi : « La politique de réduction des risques était absolument nécessaire et évitait les morts. Elle a d'ailleurs porté ses fruits, a eu de bons résultats. Il faut la maintenir, c'est une priorité. Cependant, cette politique de réduction des risques n'est pas la politique unique ; elle s'insère dans un ensemble dans lequel il doit y avoir une politique forte de prévention des risques de la toxicomanie d'une manière générale. »

La commission tient à rappeler en effet que l'objectif final de la politique de réduction des risques n'est pas seulement de gérer la toxicomanie, mais de faire sortir les toxicomanes de leur dépendance .

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