Audition de Mme Danièle LOCHAK,
professeur à l'Université de Paris X Nanterre
(14 décembre 2005)

Présidence de M. Georges OTHILY, président

M. Georges Othily, président .- Mes chers collègues, nous recevons Mme Danièle Lochak, professeur à l'université de Paris X Nanterre.

Conformément aux termes de l'ordonnance du 17 novembre 1958 relative au fonctionnement des assemblées parlementaires, Mme Danièle Lochak prête serment.

Mme Danièle Lochak .- Vous reconnaîtrez comme moi qu'il n'y a pas de sens à prêter serment sur des questions qui sont des appréciations. Je pense que le ministre de l'intérieur a aussi prêté serment. Or ce qu'il a dit n'est pas forcément ma vérité.

M. Georges Othily, président .- Nous prenons acte de votre serment. Nous allons vous laisser faire un exposé liminaire, après quoi nous vous poserons des questions.

Mme Danièle Lochak .- Il est un peu compliqué de faire un exposé liminaire alors que la question posée est très floue. Cependant, j'ai lu les débats parlementaires qui ont abouti à la création de cette commission d'enquête, j'ai lu aussi ce qu'a dit devant vous M. Sarkozy et cela m'a inspiré un certain nombre de réflexions.

En lisant les débats parlementaires et, plus encore, ce qui a été publié de l'intervention qu'a faite devant vous M. Sarkozy, on a le sentiment que la lutte contre l'immigration clandestine est devenue l'une des actions prioritaires du gouvernement en 2002. Cette présentation me semble inexacte puisque, dès 1974, au moment où on a décidé de suspendre l'immigration de main-d'oeuvre, les objectifs de la politique d'immigration comportaient deux volets : lutter contre l'immigration clandestine et intégrer ceux qui sont présents. C'était déjà la nouvelle politique d'immigration de M. Dijoud, qui a fait l'objet d'un rapport à la Documentation française paru sous ce titre à l'époque.

Depuis, les gouvernements n'ont jamais varié. Personnellement, je pense que les efforts qui ont été faits pour lutter contre l'immigration irrégulière l'ont emporté sur les efforts que l'on n'a pas vraiment faits pour intégrer ceux qui sont là, et je pense qu'aujourd'hui, on en paie les conséquences. La lutte contre l'immigration clandestine a été la règle de tous les gouvernements qui se sont succédé, qu'ils soient de droite ou de gauche, avec des méthodes parfois différentes, mais toujours avec le même objectif.

Cette répression de l'immigration irrégulière a comporté tout un arsenal : mesures de reconduite à la frontière, pénalisation du séjour irrégulier, avec ce que je considère comme une forme de spirale inflationniste à cet égard, mais aussi suspicion pesant sur tous ceux qui, n'étant pas des travailleurs salariés, étaient soupçonnés de contourner les règles de l'immigration. En 1974, on n'a suspendu que l'immigration de travailleurs, mais nous savons bien qu'en pratique, même si le regroupement familial s'est accentué à cette époque (tout simplement parce que les gens ont compris qu'ils ne pourraient pas rentrer chez eux et qu'ils étaient condamnés à rester en France, ce qui les a amenés à faire venir leur famille), les étudiants ont été soupçonnés d'être de faux étudiants, de même que les demandeurs d'asile, bien sûr.

Autrement dit, il s'agit là d'une politique qui consiste à réprimer l'immigration irrégulière et qui a aussi des conséquences en raison de cette suspicion pour tous les autres. C'est ainsi que les contrôles sont de plus en plus étroits pour vérifier la réalité du mariage, les situations régulières ou irrégulières, etc.

J'ai le sentiment que les résultats, aussi bien pour ceux qui ont demandé la création de cette commission que pour le ministre de l'intérieur, ne sont pas jugés concluants alors que, comme je vous l'ai dit, à chaque nouvelle législature ou nouveau gouvernement, on a pris de nouvelles mesures et qu'on a voulu resserrer les contrôles et la répression. J'ajoute que le relais a été pris au niveau communautaire, puisque c'est désormais au niveau communautaire que s'effectue une partie de la politique d'immigration et d'asile.

Si les résultats ne sont pas jugés concluants, puisqu'il y a toujours des étrangers en situation irrégulière, les uns cherchant à arriver et les autres étant déjà présents, avec comme conséquence la nécessité parfois inéluctable d'effectuer des régularisations, qu'il s'agisse de gouvernements de gauche ou de droite, j'estime, moi qui enseigne et pratique les droits de l'homme, que les conséquences sur le sort des droits de l'homme sont assez préoccupantes et que des droits fondamentaux des étrangers sont souvent privés d'effet.

Alors que le droit à la vie familiale est aujourd'hui considéré comme un droit constitutionnel et protégé par la convention européenne des droits de l'homme, les conditions qui sont imposées par le regroupement familial et qu'on nous suggère de resserrer encore sont telles que beaucoup de familles ont le choix entre soit vivre séparées, soit venir ici et y séjourner en situation irrégulière.

La liberté individuelle, au sens le plus strict des étrangers, est, elle aussi, sans cesse restreinte avec l'allongement de la rétention qui va désormais au-delà de trente jours, le Conseil constitutionnel ayant décidé, apparemment une fois pour toutes, de baisser les bras. Il faut voir ce qu'il déclarait en 1980 au moment de la loi « Bonnet » et ce qu'il déclare aujourd'hui. Dans l'esprit de tous, y compris celui du Conseil constitutionnel, qui n'est pas en dehors de la société, tout est possible ou, plutôt, toutes les armes sont permises pour lutter contre l'immigration clandestine.

Le problème, c'est que, comme le montre la CIMADE, une association bien placée pour savoir ce qui se passe dans les centres de rétention -et je pense qu'on peut la croire-, l'allongement de la rétention ne sert à rien, tout simplement parce que, la plupart du temps, c'est le fait que les étrangers n'ont pas de papiers qui fait obstacle à leur renvoi. L'expérience montre aussi que si, au bout de trois à sept jours, ni eux, ni les consulats sur lesquels on essaie de faire pression n'ont accepté de donner des sauf-conduits, cela ne se fera pas au-delà. Cela se joue donc dans les premiers jours et il ne sert à rien de les garder trente jours pour l'objectif qu'on s'est donné.

Du coup, cela pose des problèmes très graves car des centres qui ne répondaient déjà pas tout à fait aux normes, notamment celles du Comité pour la prévention de la torture, lorsqu'il s'agissait de garder les gens sept jours, y répondent encore moins lorsqu'il s'agit de les garder trente jours, ce qui est encore plus grave puisqu'ils restent trente jours et non pas sept jours.

La violation des droits fondamentaux des étrangers est une chose, mais il faut également parler de la violation d'un certain nombre de droits de tous les citoyens, et avant tout de ceux qui ont des rapports avec les étrangers, de plus en plus menacés aujourd'hui de poursuites pour aide au séjour irrégulier. Cette interprétation de l'aide au séjour irrégulier a complètement changé par rapport à ce qu'elle était dans le décret-loi de 1938 ou dans l'ordonnance de 1945. A cette époque, ce délit existait déjà, mais l'interprétation en était apparemment la bonne puisqu'il s'agissait de punir ceux qui tirent profit du trafic d'étrangers. Aujourd'hui, c'est la famille, même s'il y a une petite immunité pour elle dans la loi, les amis ou les associations qui courent le risque d'être poursuivis.

Il en est de même pour les attestations d'accueil : si on veut accueillir un étranger chez soi aujourd'hui, tout est fait pour l'en dissuader. Les formalités et les papiers qu'on exige de lui et son fichage sont des éléments qui, à mon sens, posent de sérieux problèmes dans une société démocratique.

On pourrait aller plus loin dans la critique de cette politique systématique de fermeture des frontières qui prétend faire de l'immigration choisie et non plus de l'immigration subie et montrer que cette politique, au-delà des effets que j'ai évoqués, manque aussi son objectif. En effet, cette politique laisse subsister des volants de main-d'oeuvre, comme l'a d'ailleurs dit M. Sarkozy dans l'intervention qu'il a fait devant vous : l'existence de personnes en situation irrégulière fait le jeu, finalement, de ceux qui veulent les exploiter, mais nous n'en tirons pas les mêmes conséquences.

De même, cette politique coûte très cher, si on fait le compte des frais engendrés par la répression, les reconduites ou les escortes. Elle coûte aussi très cher aux fonctionnaires parce qu'on leur fait faire un travail qui n'est pas très agréable. Je me dis parfois que, si on avait investi tout cet argent dans les tâches d'intégration, on aurait peut-être fait des choses plus intéressantes.

Cette politique, contrairement à ce qu'on laisse parfois entendre, gêne l'intégration de ceux qui sont là régulièrement. Depuis 1974, on entend très souvent que la lutte contre l'immigration irrégulière permet l'intégration de ceux qui sont là. On nous l'a beaucoup dit (y compris le gouvernement Rocard qui, lorsqu'il a voulu s'intéresser à l'intégration, a commencé par dire qu'il fallait lutter contre l'immigration irrégulière), mais je pense que c'est faux, parce que les contrôles d'identité touchent non seulement ceux qui sont en situation irrégulière mais aussi, par hypothèse, ceux qui sont en situation régulière.

Le fait que la législation devienne de plus en plus sévère et que l'on dise à des gens qui avaient un droit et une vocation à s'établir en France en raison de leurs liens familiaux qu'ils ne peuvent plus le faire gêne leur famille qui réside ici régulièrement. D'une façon générale, ceux qu'on appelle à tort ou à raison les jeunes de la seconde génération voient bien qu'il y a là un problème et je pense que, psychologiquement, ce n'est pas une bonne chose.

Pour terminer, je voudrais revenir sur la tragédie de Ceuta et Melilla, que M. Sarkozy a évoquée également mais qui n'est qu'une tragédie parmi mille autres qui se produisent tous les jours aux portes de l'Europe. L'idée est qu'il faut encore plus de répression contre les trafiquants et contre ceux qui sont soupçonnés de vouloir venir en situation irrégulière, mais il faudrait avoir une politique de visa différente. Aujourd'hui, même des gens qui ont de l'argent et qui ont une profession dans leur pays ne peuvent plus avoir de visa -à cet égard, l'exemple de Madagascar est typique- pour venir voir leur famille, et il est évident qu'ils ne prendront pas le risque de venir autrement, mais le problème se pose de la même façon pour les demandeurs d'asile qui n'ont pas d'autre choix que d'avoir recours à des passeurs et qui risquent donc leur vie. Par conséquent, je ne pense pas qu'une plus grande répression permette de sauver la vie de ceux dont on dit qu'on veut la sauver.

Pour terminer sur cette nouvelle perspective entre l'immigration choisie et l'immigration subie, disons les choses clairement : cela a toujours été ce que voulaient faire les Etats. Avant la première Guerre mondiale, on avait besoin de gens et ceux qui venaient chez nous étaient d'une certaine façon choisis, à tel point que, lorsqu'on n'en a plus eu besoin, au moins une fois dans l'histoire de France, on les a renvoyés. C'était à l'époque de Laval, non pas celui de Vichy mais celui de la III e République.

Il n'est donc pas nouveau que chaque Etat essaie d'avoir l'immigration qu'il souhaite. Personnellement, étant préoccupée des droits de l'homme, je suis gênée par cette vision un peu instrumentale parce qu'elle fait bon marché des droits fondamentaux des personnes. Cela étant, je tiens simplement à vous faire remarquer que, dans le discours de nos gouvernants, l'immigration subie est, certes, l'immigration irrégulière, mais aussi le regroupement familial et les demandeurs d'asile, ce qui me gêne encore plus dans la mesure où le regroupement familial est la conséquence d'un droit fondamental, de même que la demande d'asile.

Si l'on dit que la France veut choisir son immigration, même si ce n'est pas ma conception personnelle, je veux bien le comprendre. En revanche, je pense qu'il faut être très prudent quand on oppose l'immigration choisie à l'immigration subie. En effet, il faut savoir ce qu'on met du côté de l'immigration subie car c'est aussi une façon de nier un certain nombre d'engagements internationaux de la France.

M. Georges Othily, président .- Merci, madame. La parole est maintenant à mes collègues.

M. Alain Gournac .- J'ai deux questions à vous poser, madame.

Premièrement, puisque vous avez l'air d'être une spécialiste du domaine, connaissez-vous un pays qui réalise une bonne politique à ce sujet ? Avez-vous une référence ?

Deuxièmement, votre avis est-il aussi valable dans les DOM-TOM, notamment dans des îles que je viens de visiter et où on trouve plus de 30 % de personnes en situation irrégulière ? Est-ce une analyse que vous réalisez pour la métropole ou votre point de vue est-il général sur la question ?

Mme Danièle Lochak .- En ce qui concerne votre première question, je ne parlerai pas des Etats-Unis et du Canada, dont le contexte est très spécifique. On a beaucoup parlé du Canada ces derniers temps et c'est effectivement un pays d'immigration qui choisit les personnes qu'il accueille, mais le contexte y est très différent.

Pour en rester à l'Europe, il est vrai que l'évolution est assez pessimiste. Certains pays avaient une politique d'immigration libérale, dans le sens politique du terme, notamment les Pays-Bas ou la Suède (même si le cas de la Suède était un peu différent car l'immigration y était moins mélangée), et il est un fait qu'aujourd'hui, l'harmonisation qui a lieu au niveau européen se fait par le bas : dans la négociation, aucun Etat ne veut lâcher sur ses règles les plus strictes et, quand on harmonise -le cas de la directive sur le regroupement familial est éclairant-, on retient tout ce qu'il y a de plus strict dans les législations des différents Etats. Certes, ce n'est qu'une directive et elle est finalement très souple, mais, en même temps, on voit bien que, dans la discussion sur la loi de 2003, on s'est déjà appuyé sur les directives communautaires et, notamment, sur la directive sur le regroupement familial.

J'ajoute que les nouvelles dispositions dont on nous a parlé, puisqu'il n'y a pas encore de texte écrit pour l'instant, sont liées à cette directive qui permet aux Etats d'aller assez loin dans les restrictions du regroupement familial, notamment à la demande de l'Allemagne, qui a une politique beaucoup plus restrictive que nous dans ce domaine. On va ainsi s'appuyer sur cette directive pour dire que, si les enfants viennent, il faudra qu'ils soient intégrés, alors qu'on ne voit pas comment un enfant qui vit à l'étranger peut être déjà intégré.

Je répondrai donc à votre première question que je n'ai pas de modèle à vous donner.

Quant aux DOM, je considère que, par définition, c'est la France. Par conséquent, je suis extrêmement choquée quand, dans les départements d'outre-mer, les gens ne peuvent pas demander d'asile, quand la rétention se fait dans des conditions encore pires qu'ici, quand le nombre de centres de rétention en Guyane est à peu près aussi élevé qu'en métropole (même si je n'ai pas le chiffre exact avec moi), quand la législation sur les titres de séjour n'est pas respectée ou quand on détruit des maisons.

Si la situation dans les départements d'outre-mer est spécifique, c'est parce que les frontières sont spécifiques. Il faut évidemment prendre en compte la spécificité de la Guyane et des pays environnants. Ce n'est pas un hasard, par exemple, si beaucoup de Haïtiens partent de chez eux. C'est donc une question géopolitique, mais je ne suis pas d'accord pour changer les règles au prétexte que l'on est dans les départements d'outre-mer. Soyons clairs : soit les départements d'outre-mer sont la France et il faut en tirer les conséquences, soit ce n'est pas la France et il faut leur donner leur indépendance ou leur autonomie.

Quant à l'histoire de Mayotte, lorsqu'on nous a dit qu'il fallait absolument changer les règles sur la nationalité, reconnaissez que l'on s'est un peu moqué de nous, parce que vous savez bien que le fait de naître sur un territoire français ne rend pas français. Bien que l'on soit revenu sur la loi de 1993, on sait que, pour pouvoir réclamer la nationalité française pour un enfant né en France, il faut qu'il ait atteint au moins l'âge de 13 ans et que ses parents soient en situation régulière. La solution n'est donc évidemment pas de jouer sur la nationalité.

Mayotte, c'est le problème des Comores, bien sûr. Il est vrai qu'on ne peut pas reprocher à la France de ne pas avoir donné l'indépendance à Mayotte, puisque, manifestement, Mayotte n'en voulait pas, mais ce sont encore des histoires de géopolitique et on ne peut pas régler cela par des lois de plus en plus sévères sur l'immigration puisque cela ne changera rien. A mon avis, il est faux de penser que l'on résoudra le problème en prenant des textes de plus en plus sévères et répressifs : vous n'empêcherez pas les gens de venir à Mayotte. Il faut donc trouver d'autres solutions.

M. Georges Othily, président .- Avez-vous des propositions ?

M. Alain Gournac .- Quelles peuvent être ces solutions ?

Mme Danièle Lochak .- Des solutions politiques qui relèvent de la politique internationale de la France dans le cadre du développement. Il faudrait essayer d'avoir une politique de coopération, même si on en parle beaucoup. En tout cas, la répression ne sert à rien.

Il faudrait commencer par considérer ceux qui méritent d'avoir le statut de réfugiés parmi tous les gens qui viennent à Mayotte, en Guyane ou en Guadeloupe. Les Haïtiens entrent dans les critères de la convention de Genève et il faut donc en tirer les conséquences.

Il faudrait également mener une négociation au niveau interaméricain. Certes, je ne suis pas une femme politique et j'ai une certaine conception des droits de l'homme, mais je ne suis pas dans les nuages. Je constate que, quoi qu'en pense M. Sarkozy, qui dit que tout a commencé en 2002, ce qui nous fait tous sourire, cela fait trente ans que l'on prétend lutter contre l'immigration irrégulière, trente ans que l'on prend des mesures répressives et trente ans que rien ne s'arrange. Il faudrait donc réfléchir à autre chose.

M. Philippe Dallier .- Cela empire.

Mme Danièle Lochak .- Si cela empire, cela prouve que cette politique est encore pire que je l'ai décrite.

Il faut aussi tenir compte de la mondialisation. Les Etats du Nord, puisqu'on les appelle ainsi aujourd'hui, veulent tirer tous les bénéfices possibles de la mondialisation, mais lorsque celle-ci a pour effet d'attirer les gens du Sud vers le Nord en leur permettant de voyager plus facilement grâce à l'amélioration des moyens de transport, cela ne doit-il pas nous faire réfléchir, nous, gens du Nord (il s'agit d'une position éthique, et on peut alors parler plus d'éthique de conviction que d'éthique de responsabilité), au fait que la liberté de circulation n'existe que pour les gens du Nord ? De même, alors que les pays du Nord tirent les plus grands bénéfices de la mondialisation, dès qu'ils ont le sentiment que celle-ci peut leur apporter une immigration non voulue, pourquoi disent-ils que ce n'est pas possible, qu'il faut la réprimer, dresser des murs et accepter que les gens meurent ? Il faut en effet considérer le nombre de personnes qui sont mortes à cause de cela. Je vois que vous souriez, mais ce n'est pas drôle.

M. Philippe Dallier .- Ce n'est pas drôle du tout, en effet, mais je vous répondrai ensuite.

Mme Danièle Lochak .- Excusez-moi de vous avoir interpellé, monsieur le sénateur.

M. Alain Gournac .- Il ne faut pas faire de caricature non plus. Sinon, on va trop loin.

Mme Danièle Lochak .- Franchement, je ne suis pas prête à l'accepter. Si cette politique était efficace, on pourrait peut-être accepter qu'il y ait des morts, mais elle est inefficace pour nous puisque les gens sont là et qu'en outre, il y a des dizaines, des centaines ou même des milliers de morts par an. Je trouve que cela devrait nous gêner.

M. François-Noël Buffet, rapporteur .- J'ai deux questions à vous poser.

Premièrement, en votre qualité de professeur de droit, auriez-vous la possibilité de faire parvenir à la commission quelques éléments de réponse en matière de droit comparé. Dans le cadre de notre réflexion, nous cherchons à apprécier la situation de la France par rapport à d'autres pays. Or vous avez dit tout à l'heure que, globalement, l'ensemble des pays d'Europe abondait dans la même direction. Il serait donc intéressant que, sur le plan strictement juridique, nous puissions avoir des éléments de comparaison entre ces différents pays, de nature à nous éclairer en fonction des solutions possibles.

Ma seconde question concerne les départements et collectivités d'outre-mer. Vous avez indiqué que vous étiez pour une application uniforme de la législation. Selon vous, le fait d'appliquer des dispositions différentes dans certains de ces territoires pose-t-il un problème de droit majeur ?

Mme Danièle Lochak .- Sur le premier point, vous avez les mêmes sources que moi. Le Sénat fait parfois de très bons rapports : le service des études de droit comparé est toujours une source très intéressante pour moi, qu'il s'agisse de la bio-éthique ou de la prostitution. Cela étant - et je ne le dis pas pour renvoyer la balle dans votre camp - je ne peux pas vous faire un cours en quelques minutes.

M. François-Noël Buffet, rapporteur .- Je le comprends bien.

Mme Danièle Lochak .- En fait, cela dépend de tous les éléments, mais ce que je vous disais tout à l'heure est exact : l'harmonisation se fait petit à petit, mais elle sera aussi la conséquence de la directive sur les résidents de longue durée, qui va leur permettre de bénéficier de la liberté de circulation sur le plan communautaire et non pas au seul sens « Schengen » du terme. Du coup, les Etats n'auront plus autant la liberté de délivrer des titres de longue durée.

Cela dit, je ne peux ici, sauf à vous faire un cours très long, que je ne serais d'ailleurs pas capable de vous faire à brûle-pourpoint, que répéter ce que j'ai déjà dit. L'harmonisation européenne n'a pas été une vraie harmonisation puisqu'on se rend compte en lisant les directives, notamment celle qui concerne le regroupement familial, que l'on a laissé énormément de latitude à chaque Etat : en Allemagne, notamment, on a interdit le regroupement familial au-delà de 13 ans, ce qui est entièrement contraire à la tradition de la France.

Ce qui me gêne, c'est que vos questions supposent qu'il n'y a pas de raison que la France fasse cavalier seul et qu'après tout, on pourrait aller chercher des solutions ailleurs alors qu'en matière de regroupement familial, la France avait, sur le papier, une politique et une législation plus libérales que celles non seulement de l'Allemagne -ce n'est pas difficile- mais aussi de beaucoup d'autres Etats, et il en est de même en matière de délivrance de titres de séjour.

Pour autant, je précise bien que c'est le cas sur le papier, car il faut voir ensuite la manière dont les textes sont appliqués. Le fameux article dit « Chevènement » (ex-12 bis septièmement, qui a maintenant une nouvelle numérotation) sur la carte « vie privée et familiale » remise aux étrangers qui ont des attaches personnelles ou familiales en France est une très jolie disposition, mais l'usage qui en est fait n'est évidemment pas aussi libéral qu'on aurait pu le penser. De même, le texte sur les étrangers malades, qui était aussi très important, n'est pas respecté dans la pratique et le sera de moins en moins puisque, sous le prétexte de l'existence de fraudes, on projette de le restreindre encore un peu.

Sur la question de savoir comment font les autres pays, on nous dit beaucoup que la durée de la rétention n'est que de trente jours en France alors que, dans certains Etats, elle est beaucoup plus longue. C'est vrai, mais notre ambition doit-elle être de nous caler sur les autres lorsque notre législation doit être plus respectueuse des droits fondamentaux ?

Quant à l'outre-mer, la réponse est théoriquement dans la Constitution puisque, en ce qui concerne les collectivités d'outre-mer, nous avons la règle de l'indivisibilité du territoire et de la République indivisible, mais...

M. Alain Gournac .- Puisque vous faites du droit, madame, vous savez qu'il y a une disposition en ce qui concerne Mayotte.

Mme Danièle Lochak .- Qu'ai-je dit qui n'est pas bien ? Je n'avais pas terminé ma phrase.

M. Alain Gournac .- Vous avez parlé de l'indivisibilité du territoire alors qu'il y a une disposition particulière pour Mayotte.

Mme Danièle Lochak .- Je voulais justement dire que, concernant les collectivités d'outre-mer, l'indivisibilité de la République est une formule qui fait sourire, parce que nous savons bien qu'il y a un régime particulier pour la Nouvelle Calédonie, qui n'est même pas une collectivité d'outre-mer. Je ne pense donc pas qu'il y ait d'obstacle constitutionnel (je vais dans votre sens et je ne vois donc pas pourquoi vous intervenez sur ce point) à l'existence de régimes différents pour les collectivités d'outre-mer. Nous avons d'ailleurs des textes différents et, notamment, une ordonnance pour chacune des collectivités d'outre-mer.

Il en va différemment pour les départements d'outre-mer. Dans le cadre de la loi Pasqua de 1986 (à moins qu'il s'agisse de la loi Joxe : je n'en suis pas tout à fait certaine), qui avait permis de créer un contrôle sur les reconduites à la frontière, on avait décidé de ne pas appliquer tout de suite cette disposition dans les départements d'outre-mer. A cette occasion, le Conseil constitutionnel avait été saisi et j'avais développé à cette époque une argumentation pour expliquer qu'à mon sens, il n'y avait pas de raison valable de faire un régime distinct parce qu'on n'était pas dans des critères constitutionnels, dans la mesure où figurait la mention « sous réserve des adaptations rendues nécessaires ».

Le Conseil constitutionnel a dit que cela ne posait pas de problème et je ne peux donc rien dire de plus : ce n'est pas moi qui peux interpréter la Constitution. J'ai beau ne pas être d'accord ; c'est lui qui a raison. J'ai donc le sentiment qu'aujourd'hui, le législateur est assez libre, ce que je regrette. Je vous ai donné tout à l'heure une position un peu doctrinale, mais j'ai bien conscience que le droit positif est fait par le Conseil constitutionnel et non pas par Danièle Lochak.

M. Louis Mermaz .- Je suis d'accord avec ce qu'a dit Mme Lochak et je n'aurai donc pas d'autre question à poser, sinon d'essayer de faire avancer la discussion. La faute de la mondialisation est évidente, mais, comme cela va durer longtemps, il faudra « faire avec », et de là à ce que le monde soit universellement bon, selon Voltaire ou saint-Pierre, nous attendrons très longtemps. Il faut donc s'organiser en attendant.

Je suis assez sensible au fait que nous avons un double devoir, y compris dans notre conception des DOM-TOM, parce que, dans le fond, nous sommes responsables de nos ancêtres, de même qu'aujourd'hui, nos descendants nous interrogeront sur notre façon de nous comporter avec l'environnement. On ne nous a pas appelés pour aller là-bas : ce sont nos ancêtres qui y sont allés. Cela nous donne un double devoir et il est vrai que, si nous cherchons à découper cette République une et indivisible, nous aurons des problèmes de plus en plus graves.

Je suis d'autant moins gêné pour dire aujourd'hui ce que je pense que, lorsque j'étais député, j'ai fait un rapport pour la commission des lois, du temps du Gouvernement Jospin, dans lequel j'ai affirmé des choses que je répète aujourd'hui. Il est vrai que, depuis 1974, la France n'a pas eu de politique d'immigration. Nous avons d'ailleurs reçu hier l'un de vos collègues, M. Julien-Laferrière, qui a dit de façon très concise que la France n'ayant pas de politique d'immigration, il n'avait pas grand-chose à nous dire. Effectivement, il ne nous a pas dit grand-chose, mais du fait qu'il ait dit qu'il n'y avait pas de politique d'immigration, ce que nous savions, il découle beaucoup de choses.

Pour ma part, j'ai fait un livre intitulé Les geôles de la République sur les zones d'attente et les centres de rétention, et j'estime que nous fonctionnons en effet comme une fabrique de clandestins, même si, évidemment, les professeurs de droit nous disent qu'il ne faut pas confondre clandestins et irréguliers.

J'ajoute, monsieur le président, qu'après avoir voté contre la proposition de loi créant cette commission, nous avons décidé d'y siéger pour participer à ses travaux avec vous, même s'il est vrai que la formule « immigration clandestine » ne nous plaît pas. Cela dit, si nous ne participions qu'aux institutions qui nous plaisent telles qu'elles sont, nous ne participerions pas à grand-chose... (Rires.) Nous sommes donc là pour discuter avec vous.

Par conséquent, madame, si vous pouviez ouvrir des pistes, ce serait une bonne chose, et vous avez d'ailleurs commencé à le faire. Evidemment, dès que nous ferons des propositions, nous serons critiqués, parce que certains diront que c'est insuffisant et d'autres que cela va trop loin, mais tant que nous n'aurons pas le courage d'avoir une politique d'immigration dont la France a besoin pour des raisons économiques et politiques et aussi pour son rayonnement, parce que nous nous faisons très mal voir dans les pays de la francophonie, le problème restera entier.

Par conséquent, si vous pouviez nous aider aujourd'hui en nous adressant quelques notes, ce serait une bonne chose. M. Julien-Laferrière a accepté de nous en adresser depuis les déserts du Mexique et je vous avoue que nous sommes preneurs de toute proposition. En effet, nous partageons vos critiques et j'en fais beaucoup moi-même, mais il faut aussi que nous fassions maintenant des propositions.

Mme Alima Boumediene-Thiery .- Vous nous avez parlé de pénalisation. Il n'y a pas longtemps, je faisais un tour dans les prisons et j'ai pu malheureusement constater avec beaucoup de directeurs de prison que presque la moitié des personnes qui s'y trouvent, parmi les étrangers, le sont pour des raisons d'absence de papiers, ce qui est d'autant plus frappant lorsqu'on songe à la surpopulation que l'on constate dans les prisons aujourd'hui. On peut se demander ce qu'ils font là et s'il n'y a pas d'autres solutions.

Mme Danièle Lochak .- Je me permets d'ajouter que les deux commissions parlementaires, la vôtre et celle de l'Assemblée nationale, ont conclu que ce n'était pas leur place.

Mme Alima Boumediene-Thiery .- On peut se demander ce qu'ils font en prison pour des questions de papiers ou de régularisation.

Que peut-on préconiser pour aller vers une dépénalisation et quels peuvent être les moyens permettant de régler la situation actuelle ? Quand nous parlons de régularisation, tout le monde dit que cela aura un effet incitateur qui va nous ramener encore une autre vague d'immigration. Que pensez vous de cela et qu'avez-vous à nous dire à ce sujet ?

Mme Danièle Lochak .- Je commencerai par répondre à la question de M. Mermaz. Ce n'est pas un hasard si je ne suis que professeur de droit, même si je suis un peu engagée dans le milieu associatif. Je ne suis pas décidée à faire la politique à la place de ceux qui en sont chargés. Simplement, je peux dire que je ne suis pas d'accord avec cette politique, mais ce n'est pas intéressant. J'essaie surtout de vous démontrer ici que cette politique n'est pas efficace du point de vue même de ceux qui la préconisent. C'est cela qui est intéressant, parce que, si je vous dis que je pense autre chose, cela n'aura pas d'intérêt.

M. Louis Mermaz .- Je trouve que si.

Mme Danièle Lochak .- Je veux dire par là que je serai vite disqualifiée.

L'une des raisons pour lesquelles la politique de fermeture des frontières ne réussit pas, c'est qu'elle freine aussi les allers-retours entre le pays et la France. On l'a dit de multiples façons et j'y ai fait allusion tout à l'heure à propos du regroupement familial : alors qu'autrefois, on parlait d'une immigration de personnes qui travaillaient, on évoque aujourd'hui une immigration d'ayants droit, c'est-à-dire que l'on en revient toujours à la notion d'immigration choisie et d'immigration subie, alors qu'on a beaucoup reproché aux étrangers, à une époque où ils venaient pour travailler, de prendre le travail des Français. On n'est jamais content, si je puis dire.

Cela dit, c'est la fermeture des frontières qui a provoqué cette modification de la figure par excellence de la population immigrée puisque, comme je l'ai dit, les gens qui ont compris qu'ils ne pouvaient pas repartir parce qu'ils perdraient tous leurs droits sont, en quelque sorte, prisonniers ici, font venir leur famille, l'espoir de retour dans leur pays ayant disparu, et restent en France.

De la même façon, au niveau de l'Europe, et non pas de la France, bien sûr, ne pourrait-on pas imaginer une politique d'ouverture des frontières consistant à limiter le nombre de contrôles et à accepter que les gens arrivent et repartent ? On a beaucoup pris l'exemple du Mali, du Sénégal ou de la Chine, dont certaines régions ont une tradition d'émigration vers la France, et on a souvent évoqué ces traditions de norias qui faisaient que des personnes venaient pour une période de deux à dix ans puis repartaient alors que d'autres venaient à leur tour. C'était une bonne chose à plusieurs points de vue : sur le plan de leur formation, sur le plan humain et sur le plan du nombre de personnes présentes en France qui n'augmentait pas.

Je pense donc qu'il faudrait prendre ce risque, mais j'ai conscience qu'aucun gouvernement n'acceptera de le faire.

Quant à la dépénalisation, il suffit de la proclamer et de dire que le fait d'être en situation irrégulière n'est qu'une contravention, ce qui était le cas à une époque. Cela voudrait dire que, si on ne respecte pas les formalités, on est en contravention.

Il faut relire ce qui a été écrit au moment de la discussion de la loi « Bonnet », notamment ce que les sénateurs ont dit au moment où on a décidé que des étrangers pourraient être privés de liberté parce qu'ils étaient en situation irrégulière. Cela a fait l'objet d'articles du journal Le Monde qui étaient non seulement écrits par des gens de gauche, mais aussi par des gens du centre, et je vous rappelle que le Sénat n'a pas voté la loi « Bonnet ». Cette loi a été adoptée en troisième lecture par la seule Assemblée nationale et on trouvait intolérable et injustifiable, à l'époque, que l'on puisse priver de liberté des gens qui n'avaient pas commis de délit.

Ensuite, en 1981, la gauche a mis des garanties mais a conservé l'idée alors qu'un an et demi auparavant, elle avait beaucoup contesté ce qui avait été fait.

Par la suite, petit à petit, on en est arrivé à trente jours avec, je pense, toujours la même inefficacité. Le ministre de l'intérieur a beau nous dire que nous sommes passés de 10 à 20 % d'exécution des reconduites à la frontière, mais ce n'est jamais que 20 % et on peut se demander quel en est le coût et quel prix en paient les individus.

Pour vous donner une réponse -mais vous la trouverez tellement radicale que vous direz que cela ne sert à rien- je pense qu'il faudrait prendre le risque d'une autre politique non pas seulement pour la France, bien sûr, du fait de « l'effet d'appel » dont on nous parle toujours, mais pour l'Europe entière.

On nous dit que jusqu'à 100 000 demandeurs d'asile frappent chaque année à la porte de l'Europe, mais je vous rappelle qu'à la fin de la guerre d'Espagne, 500 000 réfugiés sont venus en France. Je ne peux pas dire que les gouvernants de l'époque en étaient contents, mais ils sont venus, même si on les a mis souvent dans des camps...

M. Louis Mermaz .- On aurait mieux fait d'envahir l'Espagne de Franco. C'est une des tristesses du Front populaire... (Réactions diverses.)

Mme Danièle Lochak .- Du coup, cela nous aurait évité les 500 000 réfugiés.

M. Alain Gournac .- Cela n'a rien à voir.

Mme Danièle Lochak .- Je pense en tout cas que l'Europe peut parfaitement accueillir beaucoup plus de monde et que les régulations se feront, mais cela suppose une autre politique étrangère et une autre politique de coopération. J'ai conscience que c'est aussi un pari, mais je pense que l'Europe tout entière, qui compte maintenant vingt-cinq Etats, devrait prendre cette responsabilité.

M. Philippe Dallier .- Monsieur le président, je tiens à détromper Mme Lochak en lui disant que jamais la mort de quelqu'un ne m'a fait sourire. En revanche, ce qui finit par m'arracher des rictus, c'est d'entendre à répétition des propos tels que ceux qu'elle a tenus et qui tendent à nous rendre presque directement responsables de la mort de ces gens. Cela finit par m'être insupportable et je pense que vous devriez vous interroger sur ce point, madame.

La semaine dernière, nous avons entendu le président de la Ligue des droits de l'homme s'inquiéter -il faisait allusion au sondage qui est paru récemment- de la montée du sentiment de racisme manifesté par les Français et du fait que beaucoup de gens se sentaient déculpabilisés et finissaient par dire ouvertement qu'ils sont racistes.

Je crains que des propos tels que les vôtres, qui blessent ceux qui les reçoivent, aillent dans le même sens. En effet, lorsqu'on se sent accusé de la mort des autres, je peux vous dire que cela choque. Cela m'a arraché un rictus que vous avez pris pour un sourire, ce qui est dommage et ce dont je suis désolé, mais je pense que vous devriez vous interroger, parce qu'au bout d'un moment, nous nous demandons ce que nous avons bien pu faire ou ce que nous pouvons être ou représenter pour mériter l'opprobre que nous avons le sentiment de nous voir jeter systématiquement.

Je le précise car cela vous permettra peut-être de mieux nous comprendre, et je regrette beaucoup, depuis deux semaines, d'entendre ce discours à répétition. Nous pouvons avoir des points de vue différents et une analyse différente de la situation, mais je ne sais pas qualifier cette manière de culpabiliser ceux qui ont le culot de poser simplement la question de l'immigration clandestine, comme si c'était un tel tabou que le fait d'en parler serait déjà une attaque contre les droits de l'homme. Il est vrai que j'ai un tempérament qui me fait réagir ainsi et j'en suis désolé, mais il faudrait vraiment que tout le monde s'interroge parce que cela finit par m'être insupportable. Je ferme cette parenthèse.

Cela étant dit, je vais vous donner une information pour mieux vous éclairer. Je suis maire d'une commune de Seine-Saint-Denis dans laquelle, en dix ans, le nombre de demandes de certificat d'hébergement a été multiplié par quatre ou cinq. J'ajoute que nous formons une association des maires réunissant dix-sept communes sur quarante et que, chez mes collègues, la multiplication est la même. Je vous donne cette information puisque vous disiez tout à l'heure que, pour les demandes de certificat d'hébergement, tout était compliqué.

Mme Danièle Lochak .- Depuis la loi Sarkozy, c'est en effet le cas.

M. Philippe Dallier .- Je vous invite à venir dans ma commune où vous pourrez travailler à livre ouvert : vous pourrez constater le nombre de demandes qui nous sont transmises ; je n'ai pas l'impression qu'elles se soient taries.

Maintenant, j'ai une question plus globale à vous poser à propos du regroupement familial et de l'idée de laisser les gens venir pour leur permettre de repartir plus facilement, s'ils en ont envie. Pensez-vous vraiment que le fait d'accepter que des gens viennent sur le territoire sans leur garantir la possibilité de se loger dans des conditions correctes et de vivre, soit parce qu'ils ont des ressources propres, soit parce qu'ils ont un travail, est une chose responsable ?

En ne s'assurant pas que les gens qui viennent ici dans le but d'y rester aient un logement décent, on a les drames que l'on connaît par ailleurs. A cet égard, je vous rappelle -j'en suis choqué mais c'est ainsi- que, dans les conditions du regroupement familial, il est prévu un minimum de 16 mètres carrés pour les deux premières personnes et de 9 m² par personne supplémentaire. Or, cette semaine, j'ai vu arriver sur mon bureau, en mairie, une demande de regroupement familial pour une personne qui voulait faire venir sa femme et ses trois enfants alors qu'elle vit dans un appartement de 40 m². Ce ne sera donc pas accepté du fait des normes que j'ai rappelées, mais à 52 m², nous serions rentrés dans les clous pour cinq personnes ! Dans le logement social, c'est interdit, mais pour un regroupement familial, c'est autorisé. Ce sont des choses qui me paraissent surprenantes.

Je vous repose donc ma question de manière plus générale : pensez-vous que, sans avoir la certitude que la personne qui arrive a un logement correct et les moyens de vivre ici, on peut laisser les portes ouvertes de manière plus large qu'elles ne le sont aujourd'hui ?

Mme Danièle Lochak .- Sur votre premier point, je tiens à répondre que ce n'est pas vous que je rends responsable. J'ai parlé des gens des pays du Nord, dont je fais partie, mais je n'ai pas dit que cela venait de vous et de votre politique. Je pense que, collectivement, du point de vue éthique, les pays riches et nantis ont une responsabilité.

Quant à la montée du sentiment raciste, je ne suis pas d'accord. A chaque fois que nous avons dit des choses, demandé le droit de vote pour les étrangers ou parlé de l'ouverture des frontières, on nous a répondu : « Vous faites le jeu de Le Pen ». Vous ne pouvez quand même pas dire aujourd'hui que ce sont ces idées qui sont dominantes. Or nous constatons que Le Pen continue de monter sans arrêt. Ce ne sont donc pas ceux qui essaient d'avoir des positions éthiques qui font le jeu de l'extrême droite. Dans Le Monde de ce soir, on trouve encore un sondage sur ce sujet. Je pense donc que ce n'est pas un argument.

M. Philippe Dallier .- C'est le contraire que j'ai voulu dire : je n'ai pas dit que c'étaient vos positions qui aboutissaient à cela. J'ai dit qu'à partir du moment où, lorsqu'on pose simplement le problème, on se sent culpabilisé, on en arrive à faire monter ce genre de sentiment. Ce ne sont pas vos positions que je vise. Je me trompe peut-être, mais c'est le sentiment que j'en ai.

Mme Danièle Lochak .- Rappelez-vous quand même que, parmi les personnes qui sont à Ceuta et Melilla, il y a des vrais réfugiés. J'ai aussi oublié de dire tout à l'heure que, si le prix à payer est de passer des accords de coopération avec des pays aussi respectueux des droits de l'homme que la Libye, c'est peut-être un peu gênant. Cela ne vous gêne-t-il pas, vous, nous tous, moi y compris, que tout ce que l'Europe trouve à faire pour lutter contre l'immigration irrégulière est de passer des accords avec la Libye alors qu'il s'agit de l'un des pires pays que l'on puisse imaginer, comme le montrent tous les rapports du Parlement européen et de la Commission européenne ?

Franchement, je trouve que, pour mon pays et, par là même, pour les autres pays européens, c'est honteux.

Sur l'hébergement, il y a deux façons de voir la question. Si vous me parlez du regroupement familial, je vous réponds qu'il n'est pas bien que les gens vivent dans 46 m² ou même 52 m² à cinq, mais, pour les communautaires ou les Français, on ne pose pas de questions. On nous a beaucoup dit, même du temps de Mme Dufoy, que c'était pour leur bien que l'on imposait des conditions au regroupement familial. Le problème, c'est que ces gens sont comme nous : ils ont envie de vivre en famille. Par conséquent, si on met trop d'entraves au regroupement familial, on s'expose au risque non négligeable qu'ils viennent hors regroupement familial, ce qui compromet l'intégration.

Je pense donc qu'il vaut mieux faire en sorte qu'ils aient des logements. N'oubliez pas non plus que s'ils n'arrivent pas à avoir des logements corrects, ce n'est pas seulement parce qu'ils sont nuls et qu'ils n'ont pas d'argent ! C'est parce qu'il est difficile pour tout le monde d'avoir des logements corrects, et encore plus quand on n'est pas français et quand sa propre famille n'est pas là.

Maintenant, il faut élargir la question car il s'agit d'un vrai problème. A une époque où nous proposions l'ouverture des frontières, on nous a dit que nous étions des ultra-libéraux alors que nous tenons à l'Etat providence et à la régulation du territoire. C'est pourquoi nous ne sommes pas d'accord pour laisser des gens se faire exploiter, et vous savez d'ailleurs que, lorsqu'on les régularise, ils perdent parfois leur travail parce que les employeurs préfèrent avoir des gens qui ne sont pas en situation régulière.

Nous avons conscience que c'est un pari, qu'il faut tenir tous les éléments d'une telle décision et qu'il n'est pas question de se dire que l'on va ouvrir les frontières et qu'il se passera ce qui doit se passer, bien sûr. Nous avons conscience que c'est difficile, mais peut-être faudrait-il réfléchir dans cette direction. Je ne dis pas que nous avons la solution immédiate, mais c'est une question qui mérite d'être posée.

M. Philippe Dallier .- Je précise donc à nouveau ma question : une politique qui viserait à ouvrir les frontières en disant que la condition d'arrivée est à la fois un point de chute correct et des ressources ou un contrat de travail serait-elle encore trop restrictive à votre sens ?

Mme Danièle Lochak .- Vous vous souvenez que le contrat de travail était la règle entre 1945 et 1974 et que, comme on avait besoin de gens, on ne leur a plus rien demandé ensuite.

En fait, je pense que c'est trop restrictif parce que cela ne vous permettra pas d'arriver à vos fins, c'est-à-dire de mettre un terme à l'immigration irrégulière. Si le but est de mettre fin à l'immigration irrégulière, il faut proposer aux gens de venir dans des conditions qui ne vont pas laisser subsister l'immigration irrégulière. C'est pourquoi la politique des quotas, indépendamment du fait que je n'en suis pas partisane pour des questions éthiques ou morales, est inapplicable.

Cela a été évoqué à une époque pour les universités : on a dit qu'il faudrait savoir quels sont les besoins des entreprises. Franchement, les entreprises ne sont pas plus capables que quiconque de dire quels seront leurs besoins quatre, cinq ou six ans plus tard.

La définition de quotas selon les spécialisations dont on a besoin n'est pas efficace (on l'a vu pour les informaticiens qui, en outre, ne sont pas venus chez nous), mais, surtout, elle n'est pas de nature à résoudre la question de l'immigration irrégulière, tout simplement parce que tous ceux qui n'entrent pas dans les quotas continueront à vouloir venir. Je pense donc honnêtement que ce n'est pas non plus une solution.

M. Georges Othily, président .- Merci bien, chère madame. Nous avons bien entendu votre point de vue et votre manière d'aborder le problème.

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