Audition de M. François JULIEN-LAFERRIÈRE,
professeur à l'Université de Paris-Sud,
directeur de l'Institut d'études de droit public
(13 décembre 2005)

Présidence de M. Georges OTHILY, président

M. Georges Othily, président .- Je vous remercie, monsieur le professeur, d'avoir accepté de nous faire part de vos réflexions sur le problème de l'immigration irrégulière.

Conformément aux termes de l'ordonnance du 17 novembre 1958 relative au fonctionnement des assemblées parlementaires, M. François Julien Laferrière prête serment.

M. Georges Othily, président .- Vous avez la parole.

M. François Julien-Laferrière .- Merci beaucoup, monsieur le président.

Je dois d'abord vous dire que je suis en position de détachement à l'étranger depuis près de cinq mois et que je n'ai donc pas suivi l'actualité de très près compte tenu des difficultés à être informé de façon très précise, notamment sur le détail des derniers projets avancés par le Premier ministre et le ministre de l'intérieur. Si vous attendiez de moi des commentaires ou avis sur ces projets, je ne serais donc peut-être pas d'un aussi riche apport que vous auriez pu le souhaiter et je vous prie de m'en excuser.

Cela étant, je ferai rapidement quelques réflexions personnelles sur le problème sur lequel porte votre commission d'enquête.

Tout d'abord, je pense qu'il y a un problème de vocabulaire : votre commission s'intitule « Commission d'enquête sur l'immigration clandestine » et, vous-même, monsieur le président, vous venez de parler d'immigration irrégulière. Il est important d'essayer de cerner ces deux termes et, surtout, le terme d'immigration clandestine que, pour ma part, je n'apprécie que de façon très limitée compte tenu de la signification exacte de l'adjectif « clandestin ».

En effet, on qualifie en général d'immigrés clandestins des personnes qui ne sont absolument pas clandestines, mais qui sont simplement -cela peut déjà être beaucoup- en situation irrégulière au regard de la loi et de la réglementation françaises.

Pour être clandestin, il faut avoir la volonté de se soustraire à la connaissance des autorités ou, éventuellement, d'échapper aux possibilités de contrôle et de sanctions, ce qui n'est le cas, me semble-t-il, que d'une fraction relativement limitée d'étrangers en situation irrégulière. C'est un premier point que je voulais indiquer.

Deuxièmement, il est important de réfléchir -mais je suppose que vous l'avez déjà fait- sur les causes de l'immigration irrégulière car le fait d'essayer de cerner ces causes permet de tenter de trouver certaines solutions et, surtout, d'en éviter beaucoup qui ont jusqu'à présent montré les limites de leur efficacité.

Depuis environ une trentaine d'années que je m'intéresse à la question du droit des étrangers sous l'angle purement juridique, et non pas politique car mon métier est de faire du droit, je constate que toutes les mesures qui ont été prises allaient dans le sens d'une aggravation des restrictions aux possibilités d'entrer sur le territoire et des sanctions aux infractions à la législation sur l'entrée et le séjour, et que cela s'est accompagné d'un mouvement croissant du nombre d'étrangers en situation irrégulière.

Je pense donc qu'il y a là un décalage entre l'objectif poursuivi et les moyens juridiques utilisés et qu'il pourrait être utile d'avoir une réflexion de fond, comme cela a été le cas en 1945, quand a été adoptée l'ordonnance du 2 novembre 1945.

Car cet effort de réflexion globale sur le problème de l'immigration n'a pas été renouvelé depuis soixante ans.

Pourtant, les conditions actuelles n'ont rien à voir avec ce qu'elles étaient dans l'immédiat après-guerre, ni quant à la situation française, ni quant à la situation mondiale, et les mouvements de population ne sont pas du tout les mêmes, pas plus que les étrangers qui viennent sur le territoire européen. Il s'agit d'autres types de migrations et de populations.

Les problèmes que cela pose et les événements récents -même si j'étais loin, j'en ai été informé- montrent que les populations issues de cette nouvelle immigration présentent des caractères et même des caractéristiques physiques -cela joue beaucoup dans le phénomène- très différents de ce qu'on se représente comme étant ceux de la population française classique, ce qui complique encore le modèle d'intégration classique.

A mon avis, tout cela devrait être relié aux causes de l'immigration qui sont, dans la plupart des cas, des causes à caractère économique. Je ne suis pas économiste non plus, mais il est évident que, tant qu'il y aura des différences de niveau et de mode de vie entre l'Europe et les pays dits en voie de développement, on ne pourra pas résoudre le problème par de simples moyens juridiques. Le droit n'est en effet pas fait pour cela et le fait de tenter de trouver des solutions me paraît aller bien au-delà des compétences du juriste.

Le juriste peut simplement y aider. Je dis souvent à mes étudiants que le droit est une technique au service d'une politique et qu'il faut donc d'abord qu'une politique soit clairement définie, pour qu'ensuite le droit puisse venir l'appuyer.

Evidemment, ce ne sont là que des opinions personnelles qui n'ont guère de valeur et je suppose que vous en avez entendu beaucoup d'autres, mais il me semble que, depuis une trentaine d'années, la France a une « politique de non-immigration » mais n'a pas de véritable politique d'immigration et qu'à partir de ce moment-là, il ne peut pas y avoir de solution juridique pour tenter de contrôler l'immigration. Nous sommes là au coeur d'un problème devant lequel le juriste se sent complètement désarmé.

Je ne suis que juriste, et ce n'est pas au juriste de définir les lignes politiques. Il peut avoir ses idées propres, mais il ne les a alors qu'à titre personnel. En revanche, il peut aider, à partir du moment où une politique est adoptée, à la mettre en forme pour formaliser les règles qui devront être appliquées, ou dont la non-application fera l'objet de sanctions.

Voilà, Monsieur le président, les quelques réflexions préliminaires que je pouvais vous livrer.

M. Georges Othily, président .- Merci. Mes chers collègues, la discussion est ouverte.

Mme Catherine Tasca .- Vous nous avez dit, monsieur, que vous étiez actuellement à l'étranger. Je suppose que vous y travaillez sur les questions dont vous êtes, depuis des années, un spécialiste. Vous avez bien dit que, pour le moment, il est difficile de trouver des réponses juridiques puisqu'il n'y a pas, à vos yeux, de vraie politique de l'immigration, mais connaissez-vous, sur le plan international, des exemples politiques de l'immigration « identifiables » ?

M. François Julien-Laferrière .- Je suis actuellement dans un pays qui est confronté au problème inverse : le Mexique, un pays d'émigration qui connaît des difficultés énormes avec les Etats-Unis du fait de la perméabilité de la frontière et des moyens à peine admissibles qui sont employés pour s'opposer à son franchissement par les migrants.

Si les Etats-Unis ont été pendant longtemps un modèle ou, du moins, un exemple de politique d'immigration susceptible d'être transposée ou adaptée dans d'autres pays, je pense que ce n'est plus le cas maintenant. A l'heure actuelle, les Etats-Unis vivent comme a vécu pendant un certain temps et continue à vivre en partie la France, c'est-à-dire sur une marge d'immigration irrégulière qui lui permet d'avoir de la main-d'oeuvre à bon marché et constitue un moteur de l'économie.

On estime à environ un million le nombre de Mexicains, mais il y aussi beaucoup d'autres ressortissants d'Amérique Latine, qui vivent de façon irrégulière mais tolérée aux Etats-Unis et qui font fonctionner une partie de l'économie.

Si un pays peut être considéré comme ayant vraiment une politique d'immigration, c'est le Canada. Sa politique d'immigration est claire, ce qui est important, sa politique d'asile aussi, même si elle est peut-être moins claire depuis ces cinq ou six dernières années.

En matière d'immigration, le Canada a une politique volontariste : il cherche à maîtriser l'immigration en faisant appel à des étrangers qui répondent à certains critères linguistiques -la connaissance des langues officielles du Canada- de compétences techniques et autres et, par ailleurs, sans que ce soit planifié et contingenté, il a une politique d'asile moins suspicieuse que celle des Etats européens. Il a donc une plus large ouverture et une meilleure réponse au besoin de protection des demandeurs d'asile, moyennant quoi il y a beaucoup moins de demandeurs d'asile déboutés qui restent sur le territoire qu'en Europe.

Cela dit, je ne pense pas que la politique d'immigration canadienne puisse être imitée en France sans d'importantes adaptations parce qu'elle est tout à fait étrangère à notre modèle, notamment sur la question des critères de sélection des candidats à l'immigration, que l'on peut qualifier d'objectifs mais qui sont quand même parfois à la limite du critère ethnique ou du critère de nationalité. Ce qui, en France, au moins à court ou moyen terme, est à peu près inenvisageable.

Cela pose le problème des quotas, qui est en pleine discussion à l'heure actuelle.

M. Charles Gautier .- Ils ont des quotas par pays d'origine ?

M. François Julien-Laferrière .- Ils ont surtout des quotas par compétences en fonction des besoins du marché du travail. Mais, pour répondre à ces besoins, ils ont plus de demandes que d'offres et une deuxième sélection se fait en fonction de ce qui est supposé être des critères d'intégration à la société canadienne, ce qui peut friser la notion de quotas par nationalité.

M. Georges Othily, président - Il semblerait que le gouvernement canadien souhaite actuellement encourager, dans la région de Vancouver, l'immigration d'étrangers d'origine asiatique afin de lutter contre le vieillissement de la population.

M. François Julien-Laferrière .- C'est vrai, et cela peut s'expliquer pour partie par le fait que l'on considère généralement que les asiatiques ont une grande capacité d'intégration, mais aussi par le fait que, dans l'ouest canadien, il y a déjà beaucoup d'Asiatiques. Si cette communauté constituée depuis plusieurs générations s'est un peu fondue dans la population canadienne, cela devrait pouvoir faciliter l'intégration de nouveaux arrivants.

M. Georges Othily, président .- A votre avis, l'ordonnance de 1945 doit-elle être à nouveau toilettée, ou remplacée par un texte entièrement nouveau sur les problèmes d'entrée et de séjour des étrangers en France ?

M. François Julien-Laferrière .- Je voudrais d'abord dire que je m'interroge sur la création du code de l'entrée et du séjour des étrangers en France et du droit d'asile parce qu'il me semble que c'est une grave erreur de réunir dans un même code des textes relatifs à des problèmes de nature complètement différents, l'entrée et le séjour, d'une part, et l'asile, d'autre part.

M. Georges Othily, président.- On peut y travailler.

M. François Julien-Laferrière .- Tout à fait, mais on ne peut pas en sortir du jour au lendemain. L'ordonnance de 1945 a déjà été modifiée de très nombreuses fois et elle est devenue, même sous forme codifiée, relativement incohérente : elle est très difficile à appliquer et à analyser pour le juriste. On s'y perd et elle contient des contradictions et des lacunes.

La solution que je préconiserais, en tant que juriste, serait de faire un nouveau texte complet en partant sur des bases nouvelles.

M. Georges Othily, président .- Pouvez-vous nous donner des exemples de contradiction ou de lacunes ?

M. François Julien-Laferrière .- Il y en a certaines à propos de la protection qui est accordée à certaines catégories d'étrangers en matière d'expulsion. Selon que l'on joue sur un article ou un autre, on peut accorder une protection, par exemple, pour certains liens familiaux ou, au contraire, ne pas l'accorder. De même, certaines conditions qui sont exigées pour être inexpulsable sont reliées à certaines durées de séjour ou certains liens familiaux avec des nationaux français ou des étrangers en situation régulière qui permettent d'aboutir à des solutions contradictoires en fonction du type de procédure d'expulsion que l'on choisit. Par ailleurs, la nécessité impérieuse de sûreté de l'Etat ou de sécurité publique, d'un côté, ou l'atteinte aux droits fondamentaux de l'Etat, de l'autre, sont des notions qui n'ont guère de précision du point de vue juridique et qui, par conséquent, ne permettent pas, non seulement à l'étranger, mais aussi à l'autorité administrative et au juge, d'avoir un cadre bien défini permettant de savoir quand un étranger bénéficie d'une protection ou, au contraire, n'en bénéficie pas.

En l'occurrence, je pense que c'est parce que des strates ont été ajoutées les unes au-dessus des autres et que l'ensemble n'a pas été complètement remodelé que l'on arrive à ces contradictions.

M. Georges Othily, président .- Pouvez-vous nous citer des exemples de lacunes ?

M. François Julien-Laferrière .- Il y a un certain nombre de lacunes sur le régime de l'asile ainsi que sur le régime de l'entrée sur le territoire. Les conditions qui doivent être remplies pour entrer sur le territoire ne sont pas toujours claires, de même que les motifs pour lesquels il peut y avoir refus d'entrée.

A partir du moment où le régime de réglementation est un régime de police administrative, cela signifie que l'entrée sur le territoire est soumise, en gros, au régime de l'autorisation. Mais il est souvent difficile de savoir si un étranger remplit effectivement les conditions pour obtenir l'autorisation, avec le jeu que cela laisse à l'autorité administrative pour accorder l'autorisation ou non et, par conséquent, pour autoriser ou refuser l'entrée sur le territoire. Ce qui a pour conséquence qu'un étranger qui croit, de bonne foi, remplir les conditions pour entrer sur le territoire, peut se voir refuser cette autorisation.

Dans l'ordonnance de 1945, par exemple, je ne me souviens plus du numéro de l'article du code, mais c'était l'article 5 de l'ordonnance, après l'énumération des conditions d'entrée sur le territoire, une disposition permet de refuser l'entrée du territoire à l'étranger dont la présence constituerait une menace pour l'ordre public.

Il en est de même pour l'expulsion. Il peut y avoir expulsion quant la présence de l'étranger constitue une menace pour l'ordre public, mais, par définition, l'étranger que l'on va expulser est sur le territoire et on peut apprécier la menace qu'il constitue pour l'ordre public. Il est sur le territoire et son comportement fait qu'il constitue un risque pour l'ordre public.

Mais dans le cas de l'étranger qui n'est pas encore sur le territoire, si on lui refuse l'entrée de celui-ci en disant qu'il est susceptible, quand il sera sur le territoire, de constituer une menace pour l'ordre public, cela me paraît relever d'une appréciation extrêmement subjective et il me semble donc qu'il y a, en l'occurrence, une sérieuse lacune dans la définition d'une condition d'entrée sur le territoire. C'est un exemple que je donne.

M. Georges Othily, président .- Pourriez-vous nous envoyer une liste des contradictions, des lacunes et des incohérences que vous avez décelées ?

M. François Julien-Laferrière .- Cela dépend du délai dans lequel vous la souhaitez.

M. Georges Othily, président .- Pourriez-vous la faire pour mi-janvier ?

M. François Julien-Laferrière .- Je vais essayer ; cela devrait être faisable.

M. Georges Othily, président .- Je vous en remercie.

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