Audition de Mme Armelle GARDIEN
et M. Pierre CORDELIER,
représentants du Réseau éducation sans frontières (RESF)
(21 février 2006)

Présidence de M. Georges OTHILY, président

M. Georges Othily, président .- Madame Gardien et monsieur Cordelier, nous vous remercions d'avoir répondu à notre convocation.

Conformément aux termes de l'ordonnance du 17 novembre 1958 relative au fonctionnement des assemblées parlementaires, Mme Armelle Gardien et M. Pierre Cordelier prêtent serment.

M. Georges Othily, président .- Acte est pris de votre serment. Nous écoutons votre exposé liminaire.

Mme Armelle Gardien .- Je vais exposer en quelques mots ce qu'est le Réseau éducation sans frontières. J'ai préparé à destination de la commission un dossier que j'ai en deux exemplaires et que je vous remets.

Le Réseau éducation sans frontières est né de l'indignation d'enseignants et de parents lorsque, un jour, ils ont découvert dans leur classe ou appris par leurs enfants qu'un élève, le copain de leur enfant, ne venait plus aux cours ou était venu voir son professeur en disant qu'il était sans papiers et qu'il avait reçu une invitation à quitter le territoire. A chaque fois que cette situation se produit, on constate la stupéfaction et l'indignation de la plupart des enseignants, des parents et des citoyens qui n'imaginent même pas que cela existe.

Cela fait environ huit ou dix ans que, dans un certain nombre d'établissements scolaires de France, cette situation se produit. A chaque fois, les jeunes qui ont dévoilé leur situation font état de la même chose : ils montrent d'abord combien ils ont du mal à dire qu'ils sont sans papiers. Il faut vraiment qu'ils reçoivent le document qu'est l'invitation à quitter le territoire pour oser dire qu'ils sont sans papiers. Ils le ressentent comme une honte vis-à-vis de leurs camarades, ils ont peur d'être rejetés, ils vivent des situations insupportables, mais ils préfèrent ne pas en faire état.

A chaque fois que cette situation s'est produite, ils ont découvert que non seulement ils n'étaient pas rejetés et qu'ils ne recevaient pas l'opprobre de leurs camarades ou de leurs enseignants, mais, au contraire, de la solidarité et de la compréhension. C'est cette situation qui est à l'origine du Réseau éducation sans frontières.

Le durcissement de la législation opéré en 2003 a fait que ces situations qui existaient auparavant sont devenues plus nombreuses et aussi plus difficiles à vivre. C'est la raison pour laquelle Education sans frontières est apparu publiquement le 26 juin 2004 en lançant un appel à la régularisation de tous les jeunes scolarisés sans papiers. Cet appel figure dans le dossier qui vous a été remis.

Ce jour-là, à la Bourse du travail, à Paris, se sont réunis des enseignants, des parents, des jeunes, des collectifs d'établissements représentés par leurs syndicats et des associations de défense des droits de l'homme et de défense des sans-papiers. A notre grande stupéfaction, l'assistance était nombreuse. Beaucoup de participants venaient d'un certain nombre de villes de France dans lesquelles existait déjà ce type d'action.

En quelques mois, le Réseau éducation sans frontières s'est constitué, sans existence officielle et sans statut, par le simple fait que se découvraient des cas de plus en plus nombreux qui provoquaient cette indignation et cette solidarité citoyenne.

Aujourd'hui, nous avons 120 organisations qui constituent le Réseau, des collectifs d'établissement, la quasi-totalité des syndicats étudiants, les principales fédérations de parents d'élèves et les associations des droits de l'homme. Le Réseau est également soutenu par quelques partis, principalement situés à gauche.

Au cours de l'année scolaire 2004-2005, on a constaté la multiplication de cas de jeunes sans papiers, non pas parce qu'ils étaient forcément plus nombreux mais, surtout, parce qu'ils osaient apparaître publiquement, d'où la multiplication des collectifs autour d'eux.

Un certain nombre d'histoires et de situations dramatiques ont été révélées pendant l'été 2004. On a pu voir à cette occasion des enfants très jeunes de 2, 3 ou 4 ans placés en centres de rétention avec leur famille. On a vu également des jeunes sans papiers passer leurs vacances scolaires en centre de rétention en guise de congés d'été. On a vu des militants accusés du délit de solidarité parce qu'ils s'étaient enquis du cas d'une famille sans papiers. On a vu aussi d'autres situations, plus particulières, par exemple des jeunes qui se sont enfuis pour empêcher l'expulsion de leur mère. Je citerai à cet égard le cas, qui a été relativement médiatisé, de Rachel et Jonathan, deux enfants de Sens, qui sont restés cachés pendant plusieurs semaines, pensant empêcher ainsi l'expulsion de leur mère.

Ces cas ne sont pas uniques. On les connaît parce que ces personnes ont eu la chance de trouver autour d'elles des citoyens, des militants et des élus qui allaient à la fois partager leur détresse et, surtout, agir pour obtenir une régularisation qui n'a été décidée que dans un certain nombre de cas.

Ce qui a changé aujourd'hui, ce sont les très nombreuses mobilisations de l'été 2004, et, surtout, du début de l'année scolaire 2005. Je pourrai citer à cet égard, comme nous l'avons tous vu dans les médias, la situation de Guy Effeye à Saint-Denis, soutenu par tous ses camarades qui ont arrêté les cours et qui sont allés à l'aéroport, où se sont retrouvés des élus, des sénateurs et différents militants et qui ont arraché non seulement le fait qu'il n'ait pas été expulsé mais une autorisation provisoire de séjour pour ce jeune homme.

Je pourrai parler aussi du cas de la famille Mekhelleche, une histoire particulièrement difficile parce qu'il s'agissait là d'expulser les parents en laissant les enfants ou en proposant un arrangement pour expulser les enfants avec les parents.

Bref, l'ensemble de ces mobilisations, en septembre et octobre, a amené le gouvernement à prendre la circulaire du 31 octobre 2005 qui suspend jusqu'à la fin de l'année scolaire l'expulsion des jeunes scolarisés sans papiers et de familles ou d'enfants scolarisés. On peut considérer que c'est un répit ; on doit surtout considérer qu'à la fin de l'année scolaire, des milliers d'expulsions sont annoncées et c'est une situation extrêmement préoccupante pour le Réseau.

On peut d'ailleurs constater tout de suite que cette circulaire n'est pas vraiment appliquée ni respectée dans un certain nombre de cas, les préfectures utilisant des arguments « à la marge » en prétendant que rien n'interdit d'expulser un parent ou un membre de la famille sans expulser la famille tout entière ou que rien n'interdit non plus d'expulser un parent d'enfant en maternelle puisque, après tout, la maternelle n'est pas nécessairement l'école, la scolarité n'y étant pas obligatoire. On voit très clairement que l'expulsion de ces très nombreux jeunes, familles et parents sans papiers est programmée pour l'été 2006.

Le Réseau éducation sans frontières est bien évidemment décidé à faire tout son possible pour empêcher que ces expulsions aient lieu et donc pour alerter le plus possible l'opinion publique, qui a montré dans un certain nombre de cas qu'elle était particulièrement capable de se mobiliser à travers non seulement les militants, les syndicalistes et les enseignants, mais aussi les gens qui étaient frappés d'horreur que ce type de situation puisse exister dans un pays dit des droits de l'homme.

Je vais passer la parole à mon camarade pour qu'il puisse poursuivre.

M. Pierre Cordelier .- Je vais insister pour ma part sur les mobilisations de ce qu'on appelle les soutiens, qui dépassent largement le cadre des militants habituels qui soutiennent les sans-papiers. On voit dans nos réunions des professeurs qui viennent avec leurs élèves, qui ne sont pas du tout impliqués habituellement dans ce genre de lutte et qui ne sont parfois pas du tout syndiqués. Ils le font parce que ce n'est plus un problème qu'on lit dans le journal ou qu'on voit à la télé : c'est l'un de leurs élèves qui est menacé et ils ne peuvent pas le comprendre.

Comme cela vient d'être dit, nous avons également des parents d'élèves qui ne sont que rarement dans des associations et qui ne comprennent pas non plus que ce genre de chose puisse avoir lieu.

Nous nous rejoignons tous sur les textes que la France a ratifiés : la déclaration universelle des droits de l'homme, les conventions de Genève, la convention internationale des droits de l'enfant, la convention européenne des droits de l'homme, etc., et tout le monde se demande ce que signifient ces textes et ces valeurs. Nos dirigeants ne manquent pas de s'en honorer en parcourant le monde pour dire que la France est le berceau des droits de l'homme. L'incompréhension se manifeste quand nous constatons que des lois de circonstance et des circulaires font que ces textes passent à l'as et que ce sont des textes d'exclusion qui sont appliqués. C'est sans doute le facteur le plus important dans toutes les mobilisations qui ont eu lieu.

Face à cela, le Réseau a rempli sa première tâche qui était de révéler ce que nous considérons comme un scandale national parce qu'il se produit un peu partout en France. Il a en outre provoqué cette vague de soutien large et multiple autour des jeunes qui sont scolarisés.

Je souhaite insister sur ce que vivent ces jeunes et ces enfants car ce mouvement est parti des jeunes de 18 ans. Ce sont des mômes qui sont arrivés en France, évidemment de façon illégale, selon les textes, c'est-à-dire après 13 ans. La France est généreuse : elle les accueille dans ses établissements, elle les nourrit intellectuellement et, le jour de leurs 18 ans, en cadeau d'anniversaire, quand ils viennent demander un titre de séjour, ils ont droit à une invitation à quitter le territoire, qui est suivie généralement d'un arrêté de reconduite à la frontière.

C'est terrible. Parmi ces jeunes qui arrivent, beaucoup ne connaissent pas les lois. Ils sont venus illégalement parce qu'il devient de plus en plus difficile (et si j'ai bien compris ce qui se passe, cela va l'être encore plus) d'obtenir le regroupement familial pour diverses raisons et ils sont souvent innocents de ce qui les attend. C'est donc quand ils peuvent connaître un professeur, comme cela a été dit, ou une oreille attentive dans le lycée qu'il peut se produire quelque chose.

Nous n'avons pas donné de chiffres parce que nous n'en avons pas, mais nous pensons que des milliers de jeunes sont dans cette situation en France et que ceux qui viennent nous voir sont la partie émergée de l'iceberg. C'est donc un problème très important sur le plan quantitatif.

Je voudrais dire un mot sur les petits qui sont nés ici, les enfants de sans-papiers. J'ai longtemps travaillé dans les écoles, dans des quartiers où j'observais ces cas. Tant que les petits sont à la maison, même s'ils vivent des conditions difficiles socialement, il y a toujours la chaleur du groupe familial, mais à partir du moment où ils vont à l'école, les problèmes apparaissent peu à peu. Les tout petits enfants ne comprennent pas la situation de leurs parents, mais il captent tout de même les craintes et les frayeurs et quand ils arrivent à l'âge primaire, ils comprennent un peu plus ce qui se passe et se demandent pourquoi les parents ne font pas ceci ou cela, pourquoi ils évitent certaines stations de métro, etc.

Ce n'est pas forcément formulé, mais cela a des retentissements sur la construction de ces enfants, sur leur insertion sociale et sur leur socialisation, et beaucoup se construisent dans une espèce de sentiment diffus de crainte. C'est une chose que nous ne pouvons pas accepter.

J'ai une élève qui est venue nous voir quand elle avait 18 ans et que nous avons connue toute petite. Tout allait bien jusqu'à ce qu'elle vienne nous dire, il y a dix ans, au moment des lois Chevènement, qu'à 18 ans, elle n'avait pas de papiers. Personne ne le soupçonnait. Cela veut dire que, malgré la confiance qu'elle pouvait avoir dans l'école à l'époque, cela n'a pas été dit. J'insiste sur le sentiment de peur et de honte qui a été mentionné tout à l'heure.

Nous ne pouvons pas supporter cela. Nous essayons d'être dignes de la mission des enseignants et d'être des éveilleurs de conscience et des éveilleurs d'intelligence, comme le disait Piaget en parlant de la transmission des savoirs et de la transmission des valeurs. Nous avons vraiment le sentiment d'être un peu hors la loi, des délinquants de la solidarité, comme cela a été dit, mais nous avons conscience d'être tout à fait en accord avec les valeurs que ce pays prétend avoir.

La police est venue arrêter dans leur établissement deux adolescents de 14 et 17 ans appartenant à un collège de Moselle et a tendu une souricière à leur père. Imaginons la réaction des professeurs s'ils ne disent rien alors qu'ils enseignent par ailleurs les droits de l'homme à leur classe. Chacun se dira : « Pourquoi ces profs nous racontent des histoires et ne bougent pas quand on vient arrêter nos copains qui n'avaient rien fait, qui n'avaient rien volé ? »

Dans ce même département, des gendarmes sont venus arrêter des enfants de 3 ans et 6 ans en maternelle. Il en est de même à Rennes, pour Randy, 6 ans, au bout de trois semaines de CP. A Fleury-les-Aubrais, dans le Loiret, on est venu chercher le gamin au centre aéré, et l'élu municipal qui en a parlé à la télévision a dit : « Cela s'est bien passé : les enfants ne se sont rendus compte de rien » ! Quand nous entendons des choses de ce genre qui sortent de la bouche de ce qui semble être un brave homme, nous sommes vraiment accablés. Nous avons donc le sentiment d'être du côté des valeurs de la France.

M. François-Noël Buffet, rapporteur .- Vous dites que vous n'avez pas de chiffres, mais vous venez de donner un certain nombre d'exemples. Je suppose donc que votre réseau détient tout de même, au moins pour les cas dont il s'occupe, un certain nombre de statistiques. Pourriez-vous les donner à la commission pour que nous puissions avoir un ordre de grandeur de votre activité ?

Mme Armelle Gardien .- Nous n'avons pas de statistiques telles que vous les formulez. Lorsque le gouvernement estime le nombre des clandestins entre 200.000 et 400.000, c'est une extrapolation qui n'est peut-être pas plus fiable que ce que nous pouvons dire quand nous parlons d'une dizaine de milliers de jeunes sans papiers au minimum.

Dans un lycée du 18 ème arrondissement de Paris, dans une seule classe, on peut trouver cinq jeunes sans papiers et l'assistante sociale estime qu'il y en a une trentaine sur l'ensemble de l'établissement.

M. François-Noël Buffet, rapporteur .- Ma question n'est pas celle-là. Nous sommes ici dans les probabilités, ce que je conçois parfaitement, mais je vous parle, moi, du nombre de cas dont vous avez eu à connaître vous-mêmes.

Mme Armelle Gardien .- Le Réseau a la particularité de ne pas être une association et d'exister depuis peu de temps. Par définition, un collectif se crée la plupart du temps autour d'un cas et s'il est résolu, nous n'aurons pas forcément de suivi ensuite sur les autres cas. C'est donc forcément fluctuant...

M. François-Noël Buffet, rapporteur .- ...et ponctuel ?

Mme Armelle Gardien .- Oui, c'est ponctuel, même si, dans certains cas, cela peut se poursuivre parce que la réussite d'un jeune va en amener d'autres à se faire connaître. Aujourd'hui, trois élèves de mon établissement ont obtenu un titre « vie privée et familiale ».

M. Pierre Cordelier .- A Paris, nous avons une soixantaine de cas dont nous nous occupons. Dans le lycée qui a été évoqué tout à l'heure, il est intéressant de voir comment les choses se passent. Un jeune en voiture (je précise qu'il a le permis) commet une infraction en s'arrêtant devant une vitrine pour voir une chose qui l'intéresse ; la police lui met un PV, mais comme il ne peut pas présenter de titre de séjour, il est arrêté. Finalement, les choses s'arrangent bien pour lui, mais ce qui est vraiment important, c'est qu'il est forcé de révéler sa situation de sans-papiers dans le lycée et que, lorsqu'il le dit, en étant mécontent de devoir le révéler, quatre autres jeunes lèvent la main dans la classe et indiquent qu'ils sont également sans-papiers, ce qui n'avait jamais été dit.

Nous avons fait une réunion dans ce lycée avec une douzaine de jeunes concernés et l'assistante sociale a dit qu'il y en avait en fait trente. Un proviseur d'un autre lycée professionnel que je suis venu voir récemment à propos d'un élève m'a dit également qu'à son avis, il en avait 40 % dans son lycée. Je pense qu'il exagère un peu, mais on peut parler d'un nombre très important. Cependant, nous ne pouvons pas donner de chiffres, non pas parce que nous ne le voulons pas mais parce que nous ne le savons pas. Nous ne pouvons que supposer.

Mme Armelle Gardien .- Nous pouvons également dire que, bien que ce soit plus fréquent dans les lycées professionnels ou dans les filières d'apprentissage, il y a des sans-papiers au lycée Voltaire du 11 ème arrondissement de Paris, mais aussi à Sceaux, dans les lycées Lakanal et Marie-Curie. La plupart des jeunes sans papiers espèrent passer entre les mailles du filet.

M. François-Noël Buffet, rapporteur .- Sur ce nombre, avez-vous une estimation de ceux qui sont mineurs étrangers isolés ? Je suppose que la majorité d'entre eux ont des familles, mais les mineurs isolés représentent-ils un nombre important ?

Mme Catherine Tasca .- Les mineurs isolés ne sont pas scolarisés, en général.

M. Pierre Cordelier .- Nous avons plutôt des jeunes qui ont une famille. Des associations s'occupent de cette question. Nous nous occupons en ce moment d'un seul cas de mineur isolé dont les parents ont été assassinés en Albanie, qui a fui et qui se retrouve absolument seul. Il est hébergé, même si je ne dirai pas par qui.

M. François-Noël Buffet, rapporteur .- Nous ne vous le demandons pas.

M. Bernard Frimat .- Je vous remercie de votre témoignage. Pour prolonger la question du rapporteur, nous concevons bien combien il est difficile de parler de chiffres.

Dans le cadre de votre action, j'ai été frappé de la réaction positive que vous avez eue face à l'attitude d'un recteur qui tentait, si j'ai bien lu la manière dont cela m'a été rapporté -et vous me démentirez si ma lecture a été mauvaise-, d'établir un questionnaire, une espèce de recensement de ces situations dans les établissements de l'Oise

Dans la présentation qu'en avaient faite les autorités rectorales, il s'agissait de connaître pour protéger, mais on peut penser qu'il s'agissait surtout de connaître pour pouvoir indiquer les adresses à la fin de l'année scolaire et augmenter ainsi le nombre de reconduites à la frontière, même si je ne me prononce pas sur ce point. Pourriez-vous apporter des précisions à ce sujet et avez-vous d'autres exemples de ce type ?

J'aimerais avoir votre sentiment sur ce problème particulier et cette schizophrénie qui consiste peut-être -l'avenir nous le dira- à accueillir des enfants, à les former et à les nourrir intellectuellement pour aboutir finalement à leur imposer comme seul avenir une mise à la porte dans des conditions sur lesquelles nous pourrions discuter également.

M. Pierre Cordelier .- Nous n'aimons pas les listes et nous les craignons. Historiquement, l'établissement de listes conduit à des tragédies. Nous ne comparons pas ce qui n'est pas comparable, bien sûr, mais cela fait quand même comme un relent. Nous ne savons donc pas si c'est fait dans une bonne intention ou non. Un essai de recensement a eu lieu en Seine-Saint-Denis l'année dernière, peut-être dans le même esprit, mais nous ne pouvons pas le savoir.

En 2005, à Nantes, des documents émanant de l'inspection académique et comportant des noms d'enfants sont arrivés dans les écoles pour leur demander si ces enfants y étaient scolarisés ; il y avait beaucoup de noms difficiles à prononcer. Des instituteurs s'en sont émus et ont voulu en connaître les raisons, car il arrive que des enfants soient recherchés dans des cas de divorces internationaux ou des affaires difficiles de ce genre. Une collègue directrice d'école a donc rappelé l'inspection académique, et lorsqu'elle a dit qu'elle appelait non pas parce qu'elle avait l'un de ces enfants dans son école mais pour savoir pourquoi cette liste avait été établie, on lui a indiqué : « Nous sommes tenus de collaborer avec la police ».

Cela veut dire que des instructions avaient été données à l'inspection académique par la police aux frontières, via le ministère de l'intérieur, pour rechercher des enfants et donc des familles. On essayait ainsi d'instrumentaliser les services de l'éducation nationale et les enseignants eux-mêmes comme supplétifs d'opérations policières. Mon syndicat a fait une lettre ouverte à M. François Fillon, qui était ministre à l'époque, en lui demandant si c'était une initiative individuelle de certaines académies ou si ces consignes émanaient du ministère, mais nous n'avons pas eu de réponse, ce dont nous nous doutions.

Tout cela est du même ordre. C'est inquiétant et ce n'est pas bien. Ce n'est pas la France.

Mme Alima Boumediene-Thiery .- Je souhaiterais poser une question aux enseignants que vous êtes, puisque vous êtes tous deux enseignants. On entend souvent dire que les enfants de parents sans papiers seraient en échec scolaire ou auraient des retards importants qui pourraient constituer des freins à la scolarité d'autres enfants. J'aimerais que vous vous exprimiez sur ce point.

Mme Armelle Gardien .- Rien, en dehors du fait qu'ils sont sans papiers, ne permet la plupart du temps de distinguer les élèves. Certains sont bons, d'autres mauvais, certains travaillent et d'autres ne le font pas. Le jour où on découvre qu'ils sont sans papiers, on les regarde forcément un peu autrement, mais je suis personnellement très attachée à parler de la réussite d'un certain nombre de jeunes qui ont obtenu leur régularisation et qui se sont refondus dans la masse des élèves, sont entrés sur le marché du travail de façon tout à fait honorable ou se sont dirigés vers le monde artistique. Je peux citer plusieurs exemples de ce genre.

En revanche, il faut savoir que la condition de sans papiers crée la plupart du temps des situations matérielles absolument insupportables. Il me vient à l'esprit le cas d'un élève de collège qui vit à six dans une chambre qui doit faire 16 mètres carrés. Comment peut-on faire son travail scolaire dans ces conditions ? Du fait de la crainte des contrôles, on ne fera pas un certain nombre d'activités parce qu'on ne veut pas se retrouver à certains endroits. La condition de jeunes sans papiers pèse évidemment sur la capacité ou la motivation à fournir un effort scolaire, mais, très franchement, si on ne leur met pas l'étiquette sur le front, nous ne nous en apercevons pas.

M. Pierre Cordelier .- Les parents sont devant l'école comme l'étaient nos grands-parents devant l'école laïque républicaine : ils attendent encore tout de l'école, même s'ils se font beaucoup d'illusions, mais, pour la plupart, ils sont dans ce respect, avec toute la gamme des comportements, bien sûr.

Mme Catherine Tasca .- Comment appréciez-vous aujourd'hui, dans le débat national très difficile sur la présence des étrangers, l'état d'esprit dominant dans le corps enseignant à travers vos expériences et vos organisations syndicales ? Vous avez dit que vous sentiez une mobilisation très forte autour de ces cas. Quel est votre sentiment sur l'attitude du monde enseignant sur cette question ? On sait en effet que c'est un relais d'opinion important.

Par ailleurs, comment, selon vous, en France, concilie-t-on aujourd'hui l'obligation scolaire, qui fait honneur à la République, et ces décisions de reconduite à la frontière ? N'y a-t-il pas là une véritable contradiction par rapport à la mission de l'éducation nationale et pensez-vous qu'à partir de ces situations, on puisse faire du cas des enfants scolarisés un sujet à part dans le bloc de l'immigration et des étrangers ?

Mme Armelle Gardien .- Sur l'attitude du monde enseignant, je ne sais pas si on peut avoir une vision globale. Comme nous l'avons dit tout à l'heure, la position a toujours démarré à partir de cas particuliers. Même si, à l'occasion de l'histoire de Rachel et Jonathan, de Sens, les syndicats enseignants se sont particulièrement impliqués pour obtenir la régularisation et ont pris position par rapport à ce type de problème, je ne sais pas si on peut parler d'une prise de conscience massive. Cela dit, dans les cas particuliers, elle ne fait jamais défaut et on peut donc espérer qu'en continuant un travail d'information, nous pourrons obtenir une plus large adhésion.

En ce qui concerne l'obligation scolaire, c'est évidemment une totale contradiction. On ne peut pas imaginer cet investissement et cet échange entre les enseignants et les élèves tout en acceptant que des enfants ou des jeunes qui, en général, sont nés ici, qui ne connaissent pas d'autres pays que la France, qui se comportent comme n'importe quel adolescent ou écolier français et qui ont les mêmes valeurs et les mêmes centres d'intérêt puissent être mis dans un avion et réexpédiés dans des pays dont ils ne connaissent rien. C'est un non-sens et cela implique aussi la perte d'un projet.

Comme on le lit souvent dans la presse, quand un enfant se retrouve en centre de rétention, la seule chose qu'il veut emporter, ce sont ses cahiers. Cela veut dire qu'ils ont un grand attachement à l'école et à tous les projets personnels qu'elle sous-entend. C'est donc une contradiction absolue.

M. Pierre Cordelier .- C'est ce que disent nos collègues quand cela arrive : même s'ils ne sont pas particulièrement militants, ils viennent nous voir et nous disent que, lorsqu'une société envoie sa police prendre des enfants pour les emmener en centre de rétention, c'est un signal d'alarme fort et qu'ils ne peuvent que se mobiliser, même s'ils ne sont pas militants par ailleurs. Quand on est dans le respect des valeurs de la République, on se dit que quelque chose ne va pas, tout simplement.

D'ailleurs, la communauté scolaire est le lieu d'où émane toute mobilisation. S'il n'y avait que des militants pour lancer des mots d'ordre en disant la même chose, ce serait du vent. C'est bien parce que la communauté scolaire se mobilise que c'est possible. On nous appelle éventuellement pour dire la loi et nous travaillons avec des juristes de l'AIDH, de la CIMADE, du GISTI ou du MRAP parce que nous ne connaissons pas forcément la loi, mais les gens sont très sensibles à ces cas et cela se propage très vite.

Dans le 20 ème arrondissement, il y a quelques semaines, quatre écoles étaient en grève pour soutenir une mère d'élève qu'on allait expulser alors qu'elle était présente depuis quatorze ans en France. Je n'entre pas dans les détails, mais quatre écoles en grève au mois de janvier à Paris, ce qui représente 200 personnes, y compris le personnel administratif, sans compter les enfants, c'est quelque chose.

Mme Armelle Gardien .- La place des parents d'élèves est très importante. Nous sommes enseignants, mais, la plupart du temps, lorsque les mobilisations sont vraiment réussies et fortes, c'est parce que les parents sont présents. L'enfant qu'on expulse est le copain de leur enfant et c'est inimaginable pour eux dans la mesure où c'est un enfant qu'on n'a pas distingué des autres. Les parents, qui sont plus nombreux que les enseignants, représentent l'une des composantes essentielles de l'action du Réseau.

M. Louis Mermaz .- Votre réseau, qui est récent et jeune, est-il connu dans le monde enseignant ? Les enseignants ou les parents d'élèves savent-ils comment vous saisir et comment cela se passe ? Vous citez quelques exemples, mais sait-on où vous trouver si cela se passe dans l'école où on a ses enfants ?

M. Pierre Cordelier .- Je pense que oui. Nous recevons beaucoup d'appels.

Mme Armelle Gardien .- Nous ne sommes même pas en mesure de répondre à tous les appels que nous recevons. Nous sommes complètement débordés et c'est une activité à part entière, pour tout vous dire. Je me demande même parfois si j'enseigne encore.

M. Pierre Cordelier .- Nous faisons de l'information auprès des parents qui, très souvent, ne savent pas ce qui se passe dans les centres de rétention, par exemple. Nous leur rappelons le rapport que vous avez fait paraître il y a quelques années, de même que celui de la CIMADE un peu plus tard, et nous leur signalons maintenant celui de M. Gil-Roblès, mais il n'y a pas de changement.

Il est vrai que l'information circule beaucoup, de même que le bouche à oreille, et que, lorsqu'un problème survient, il y a toujours un coup de téléphone qui nous parvient.

Mme Catherine Tasca .- Je souhaite revenir sur le rôle des parents d'élèves dans les actions menées, car il se trouve que j'ai participé à certaines encore tout récemment. Autour de ce problème, il y a une prise de conscience et une information civique qui se font auprès des parents dont la plupart nous disent qu'ils sont non politisés, non engagés et non syndiqués et qui découvrent les problèmes de légalité, d'ordre public et de droit, tout simplement, à travers ces situations d'expulsion d'enfants.

Dans le débat national sur l'immigration irrégulière, je pense que c'est un aspect tout à fait important. Cela veut dire que des gens qui dorment sur leurs deux oreilles, qui ne connaissent pas la loi et qui ne se préoccupent pas de ces lois successives, découvrent tout à coup des cas concrets, comme vous l'avez très bien souligné, et se mobilisent. C'est une dimension de participation citoyenne tout à fait nouvelle et ce ne sont pas les relais habituels des actions militantes.

Je pense à l'affaire géorgienne que nous avons traitée tout récemment, l'un des membres actifs du Réseau était un père d'élèves d'une école du 10 ème arrondissement qui disait clairement qu'il avait vécu bien tranquillement par rapport à ces problèmes jusqu'à ce qu'un petit enfant géorgien de la classe de son fils soit touché par cette disposition.

M. Pierre Cordelier .- Dans cette école du 10 ème arrondissement de Paris, tout le monde ignorait le cas. Quand nous avons appris ce qui se passait, j'ai téléphoné à cette école qui n'était pas au courant et qui ne connaissait pas le Réseau, mais c'est parti tout de suite, à la fois au sein de l'école et avec les parents.

Mme Armelle Gardien .- Ce que dit mon camarade est tout à fait vrai. Il est frappant de constater la rapidité avec laquelle les choses se mettent en place et dont on n'a pas forcément l'expérience dans d'autres aspects militants. En vous quittant, je vais me rendre à une réunion dans un quartier où un père d'enfant scolarisé a été expulsé il y a moins d'une semaine. En cinq jours, l'information a touché les parents d'élèves, la municipalité et les principaux syndicats, ce qui est vraiment étonnant. On ne peut qu'être indigné devant le fait que deux petites filles de 4 ans se retrouvent privées de leur père du jour au lendemain sans lui avoir même dit au revoir. C'est tellement incompréhensible sur le plan humain que la réaction est immédiate et que cela dépasse très largement -c'est d'ailleurs tout l'intérêt du Réseau- un certain nombre de clivages politiques ou syndicaux. C'est réellement une réaction citoyenne face à des situations humaines.

M. Georges Othily, président .- Nous n'avons pas d'autres questions à vous poser. Nous vous remercions donc, madame et monsieur, du témoignage que vous nous avez apporté.

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