Audition de M. Philippe JEANNIN,
président du tribunal de grande instance de Bobigny
(28 février 2006)

Présidence de M. Georges OTHILY, président

M. Georges Othily, président .- Monsieur le président, merci d'avoir répondu à notre convocation.

Conformément aux termes de l'ordonnance du 17 novembre 1958 relative au fonctionnement des assemblées parlementaires, M. Philippe Jeannin prête serment.

M. Georges Othily, président .- Acte est pris de votre serment. Nous allons écouter votre exposé liminaire, après quoi le rapporteur et nos collègues vous poseront quelques questions.

M. Philippe Jeannin .- Merci, monsieur le président. Parler de l'immigration clandestine quand on est le président du tribunal de grande instance de la Seine-Saint-Denis n'est évidemment pas un sujet totalement inconnu à trois titres.

Nous le sommes tout d'abord parce que, dans ce département de 1.400.000 habitants, nous sommes la juridiction de l'aéroport Roissy Charles-de-Gaulle et que, bien évidemment, cette situation nous place de plein fouet face au problème de l'immigration clandestine pour ce qui est du traitement des situations au titre des articles 221-1 et 552-1 du code de l'entrée et du séjour des étrangers et du droit d'asile.

Nous le sommes ensuite sur le terrain pénal, puisque, au titre de la juridiction pénale, nous sommes saisis d'un certain nombre de faits délictueux qui sont, directement ou non, liés à cette immigration clandestine.

Nous le sommes enfin -je vous dirai également un mot sur cette partie civile de notre action- du fait de la situation des mineurs étrangers isolés, qui est liée à la zone aéroportuaire et qui pose des difficultés.

La Seine-Saint-Denis, avec ses 1.400.000 habitants, a la réputation sulfureuse d'être le lieu central où sont hébergés de très nombreux clandestins. Il faut savoir que l'on évalue à environ 19 % la population étrangère, mais il faut ensuite se méfier des évaluations qui sont faites et de la partie fantasmatique qu'elles peuvent revêtir. On dit parfois qu'il y a 150.000, 200.000 ou même 300.000 clandestins dans ce département. Il y en a assurément, mais, en réalité, nous disposons d'assez peu de sources précises pour le déterminer.

L'activité judiciaire peut être l'un des éléments de cette détermination, mais ce n'est qu'un paramètre, car nous allons voir que la façon dont nous traitons l'ensemble de ces affaires ne donne finalement qu'un éclairage partiel sur la situation réelle.

Je dirai tout d'abord un mot de la situation liée à l'activité civile de la juridiction, une activité en prise directe avec les décisions de non-admission sur le territoire français.

Il faut savoir que, depuis 2001, la situation a considérablement évolué au titre de l'activité judiciaire. En ce qui concerne l'activité de maintien en zone d'attente aéroportuaire, nous avons atteint, en 2001, une crête qui n'a jamais été dépassée où la justice avait dû examiner 12.715 situations au titre de ce qui était encore l'article 35 quater de l'ordonnance de 1945. Il faut se représenter combien une telle masse, au niveau d'une juridiction, peut avoir d'impact sur le traitement des affaires ordinaires, puisque cette situation nécessitait, dans un contentieux qui relève du juge des libertés et de la détention, de mobiliser la quasi-totalité des vice-présidents de cette juridiction. Nous étions face à un véritable problème de traitement de masse qui ne permettait guère de développer des jurisprudences cohérentes et qui, finalement, donnait lieu à de très graves dysfonctionnements.

Depuis 2002, nous avons eu une décrue de ces saisines qui peut s'expliquer par un changement de politique au niveau du traitement initial de l'arrivée en zone d'attente. En effet, depuis 2002, les chiffres ont brutalement chuté : ils étaient de 10.43 affaires en 2002 et ils sont passés brutalement à 2.696 en 2003 et à 2.122 en 2004, et nous avons des chiffres à peu près similaires, de l'ordre de 2.400, en 2005.

Que s'est-il passé sur ce terrain ? Manifestement, la direction de la police aux frontières pratique désormais à grande échelle le refoulement des personnes ne présentant pas les titres nécessaires au niveau des passerelles et a engagé une action de lutte contre le transit irrégulier. Par ailleurs, quelques conventions bilatérales et quelques négociations avec certains pays sont venues évidemment peser sur cette activité.

En ce qui concerne l'activité de rétention administrative, sur laquelle le juge des libertés statue également, comme nous sommes en dehors de la zone aéroportuaire, c'est-à-dire dans la situation d'étrangers interpellés dans le département comme étant soit en séjour irrégulier, soit dans des situations pouvant donner lieu à poursuites pénales qui font l'objet d'arrêtés de reconduite à la frontière, nous ne sommes pas dans une situation qui déroge à ce qui peut être observé dans les grands départements de zones urbaines similaires.

En effet, en ce qui concerne les cas portés à la connaissance de la justice pour des prolongations de rétention administrative, les chiffres sont tout à fait constants puisqu'ils se situent aux alentours de 1.500 à 2.000 cas par an (1.226 en dernier lieu).

Sur ces deux types d'activité des juges des libertés et de la détention, on peut signaler deux particularités.

La première, c'est que le chiffre qui avait été atteint par le traitement du maintien en zone d'attente avait conduit à envisager, au tribunal de Bobigny, l'application des dispositions sur la délocalisation du traitement de ces contentieux sur le lieu même de la zone d'attente aéroportuaire. Ce projet, qui a fait couler beaucoup d'encre et qui a suscité bien des réticences, notamment parmi les associations de défense des droits de l'homme, les associations s'occupant des étrangers, les avocats, voire les magistrats à l'époque, a donné lieu à une intense négociation qui a abouti à un projet dans lequel les magistrats étaient très attachés essentiellement à la préservation de deux critères : d'une part, une défense suffisante et tout à fait nécessaire dans le cadre d'une procédure dont, il faut bien le dire, la justice judiciaire n'a connaissance que sur un dossier très parcellaire ; d'autre part, une publicité suffisante au débat judiciaire portant sur ces deux types d'intervention : maintien en zone d'attente et rétention administrative.

A l'heure actuelle, ce projet n'est que partiellement réalisé. Une salle d'audience a été édifiée, une deuxième salle d'audience devrait l'être sur la base de critères permettant un accueil du public et les conditions d'exercice ont paru en définitive relativement satisfaisantes, sous réserve de considérer l'éloignement de la zone aéroportuaire, mais, à l'heure actuelle, ce projet n'est pas réalisé.

La deuxième caractéristique, c'est que l'intervention judiciaire actuelle a pu être recentrée dans ce domaine sur les cinq juges des libertés et de la détention, c'est-à-dire que nous sommes passés, compte tenu du plus petit nombre d'affaires traitées, sur des conditions qui permettent de mieux développer une jurisprudence cohérente, puisque, comme vous le savez, les deux secteurs de contrôle du juge judiciaire en la matière sont, en ce qui concerne la rétention administrative, les conditions d'interpellation préalables à la rétention administrative, le contrôle des droits prévus par la législation propre au code de l'entrée et du séjour et, évidemment, les conditions de prolongation de la rétention et du maintien en zone d'attente sur lesquelles, paradoxalement, l'intervention du juge est devenue plus importante dès lors que les possibilités de maintien en zone d'attente ou de rétention ont été augmentées dans les deux cas, notamment par la dernière loi de 2003.

Voilà ce qu'on peut dire sur ce premier point qui a trait aux grandes lignes de notre intervention.

Certes, on peut se féliciter, d'un côté, de constater que l'autorité judiciaire sur ce type de contentieux soit amenée, par la réduction du nombre des personnes déferrées, à exercer un contrôle plus efficace, plus précis et plus cohérent sur les dossiers qui lui sont soumis, mais, dans la spécificité des arrivées de ressortissants étrangers mineurs isolés, nous rencontrons encore certaines difficultés qui n'ont été totalement atténuées ni par les dispositions prises en 2002 sur l'exigence d'un administrateur ad hoc pour assister les mineurs, ni par les améliorations apportées par une circulaire du 2 mai 2005 qui permet, au cas où le mineur doit être accueilli sur le territoire français au terme de la procédure, de lui assurer une existence pouvant inclure une formation et, du moins durant sa minorité, un séjour au cours duquel il peut travailler sur des acquis ou une formation pendant sa période d'accueil.

La problématique en ce qui concerne les mineurs est la suivante : certes, les étrangers mineurs qui arrivent sur le territoire dans des conditions où ils pourraient être refoulés sont actuellement inclus dans le droit commun de cette législation. De ce fait, ce qui s'est trouvé modifié dans l'attitude de la police aux frontières en ce qui concerne les ressortissants majeurs leur est aussi appliqué. Or il est vrai que l'on peut avoir des hésitations plus grandes en ce qui concerne les mineurs car nous sommes pris entre deux soucis.

Le premier est qu'évidemment, il y a danger à accueillir n'importe comment des mineurs qui deviendraient des clandestins sur le territoire français. En effet, nous avons vu il fut un temps au tribunal de Bobigny, à l'époque où il y avait ce mouvement de masse d'étrangers venant de l'aéroport de Roissy, des décisions qui, en droit, pouvaient paraître tout à fait fondées, mais qui pouvaient soit déboucher sur la remise de jeunes gens à des filières clandestines mêlées au travail clandestin et à la prostitution, soit mettre en danger les personnes qui, apparemment, bénéficiaient d'une mesure présentée par leurs défenseurs comme leur étant favorable mais qui, évidemment, pouvait les entraîner à de très graves conséquences sur le plan humain.

D'un autre côté, lorsqu'on est face à un mineur, outre les difficultés à établir formellement sa minorité lorsqu'il est démuni de tout titre et document, il est à mon avis nécessaire de vérifier suffisamment son origine pour voir s'il n'a pas cherché à fuir une réelle situation de danger au-delà de nos frontières et, parfois, s'il ne vient pas à travers une filière dans le cadre de ce que nous appelons trop souvent le regroupement familial occulte. En réalité, il y a, derrière ces opérations, des personnes majeures qui peuvent être parfois les représentants légaux du mineur et qui sont déjà eux-mêmes sur le territoire mais qui, ne pouvant remplir les conditions du regroupement familial, ont recours à des filières pour faire venir des mineurs.

Tous ces cas revêtent des situations extrêmement complexes, et on peut se demander s'il ne faudrait pas, pour les mineurs étrangers isolés, distinguer la minorité du traitement général de ce type de situation pour en arriver à l'existence d'une sorte de pôle, en zone d'attente, avec des représentants de différentes administrations et ministères pour essayer de déterminer, premièrement, l'origine de ce mineur, et deuxièmement, s'il a un représentant légal dans son pays ou dans le pays qu'il a cherché à rejoindre. Ce serait une situation qui présenterait moins de risques que les situations de grande incertitude dans lesquelles nous sommes amenés parfois à statuer.

Il s'agirait ainsi d'une plate-forme minimale qui permettrait au moins d'obtenir des renseignements sur ce mineur.

La deuxième difficulté que nous rencontrons avec les mineurs, lorsqu'on arrive dans le temps judiciaire de la prolongation du maintien en zone d'attente, c'est que le mineur voit son placement en zone d'attente non renouvelé.

Je précise tout d'abord qu'au-delà de cette problématique, une autre difficulté peut surgir : il peut arriver (cela s'est déjà produit dans des situations particulières au tribunal pour enfants de Bobigny) qu'un administrateur ad hoc désigné saisisse directement le juge des enfants d'une situation en concurrence avec l'administration, qui a ses droits à faire valoir et qui peut considérer que ce jeune n'a aucun titre pour venir chez nous et qu'il devrait être reconduit. Il peut même se trouver en concurrence avec le juge des libertés et de la détention qui va être saisi de la problématique du maintien en zone d'attente tandis que le juge des enfants peut s'estimer saisi au titre de l'assistance éducative, puisqu'il peut se saisir d'office, en considérant que la zone d'attente relève de sa compétence, puisqu'elle appartient à la zone aéroportuaire, et qu'il est compétent pour statuer.

Voilà un point sur lequel il faudrait clarifier les choses quant aux possibilités multiples d'intervention judiciaire.

J'ajoute que l'administrateur ad hoc est actuellement une prise en charge qui constitue un incontestable progrès, du moins quand le temps de cette prise en charge peut être réalisé. Grâce aux éléments qu'on m'a communiqués, je constate que, sur l'année 2004, sur 650 cas qui ont pu se présenter, il semble qu'environ 220 à 250 aient pu faire pleinement l'objet d'une prise en charge par l'administrateur ad hoc . Cela veut dire que, dans certains cas, l'intervention de l'administrateur ad hoc va être extrêmement légère : il aura à peine le temps d'avoir un contact avec le mineur pour prendre le pouls de sa situation. Je précise qu'actuellement, dans ces situations, la mission d'administrateur ad hoc est confiée de façon monopolistique, après une période de tâtonnement, à la Croix Rouge.

Il reste une difficulté pour les mineurs à partir du moment où nous sommes chez le juge des enfants : les structures qui peuvent prendre le relais au cas où le mineur va devoir entrer sur le territoire français. A partir du moment où il est entré, il est inexpulsable, du moins jusqu'à sa majorité. A cet égard, nous avons des conflits juridiques qui subsistent entre la compétence du juge des enfants, celle du juge des tutelles et certains départements où l'on considère que c'est à l'aide sociale à l'enfance de se saisir dans le cadre de sa compétence générale de protection administrative, quitte ensuite à ressaisir le juge des enfants.

A cet égard, nous avons des situations diverses, complexes et maîtrisées plus par les pratiques locales que par des filières bien déterminées dans un processus légal et procédural bien défini et facilité par les dernières circulaires, notamment celle du 2 mai 2005, qui permet de donner aux mineurs de 16 ans, dès lors que l'on justifie d'un placement, des conditions qui leur permettent d'acquérir des autorisations d'emploi dans le cadre de l'apprentissage et du maintien sur le territoire pour exercer des formations. C'est un incontestable progrès qui précarise moins ces jeunes, étant entendu que cette mesure ne préjuge pas de l'accès ou non (c'est en effet toujours la question qui se pose en arrière-plan) à la nationalité française, à terme, d'une personne qui était un clandestin au départ, dans la mesure où la loi de 2003 a fixé désormais à trois années, à partir du moment où le jeune est recueilli par une institution, le moment où il peut obtenir la nationalité française sur simple déclaration.

On voit bien que, par rapport à la notion de minorité, l'acquisition automatique par déclaration va jouer plutôt pour des enfants jeunes pour lesquels nous aurons eu le temps de mettre en place un processus plus durable de stabilisation dans ce pays qui devient un pays d'accueil par la force des choses.

Par conséquent, de nombreux problèmes subsistent sur cette minorité, étant entendu que l'on peut se demander si, pour ces mineurs, non seulement en ce qui concerne la politique de refoulement au niveau de la passerelle des avions, mais aussi le jour suivant leur arrivée sur le territoire, la renonciation au jour franc qui existe au moment où on les place en zone d'attente n'est pas un dispositif qui fait l'unanimité. C'est du moins le cas du commissaire européen aux droits de l'homme qui est venu récemment nous interviewer sur cette question, même si, en ce qui concerne le tribunal de Bobigny, il s'est trouvé finalement assez satisfait parce que nous avons beaucoup progressé, au cours des cinq dernières années, sur la qualité des lieux de rétention, y compris grâce aux travaux qui ont été effectués au dépôt du palais de justice de Bobigny, qui ont coûté fort cher mais qui ont amélioré la situation. Nous disposons maintenant de conditions très correctes, étant entendu que nous avons également une salle spéciale d'accueil pour les étrangers en dehors du dépôt de police.

Je tiens à vous dire également quelques mots de l'activité pénale du tribunal de Bobigny. Nous rendons entre 12.000 et 13.000 jugements correctionnels par an, mais je me méfie toujours de la statistique judiciaire qui s'appuie sur des moyens informatiques parfois un peu difficiles ou des enregistrements dont la rigueur est toujours un peu approximative. Sur ces décisions, 1.400 à 1.500 concernent une infraction à la législation sur les étrangers, ce qui est important, étant entendu que je considère les infractions dans lesquelles le fait d'être étranger a été déterminant pour les enregistrer.

Malheureusement, en voulant faire des recherches plus approfondies, je me suis rendu compte que, si vous me demandez, dans l'immigration clandestine, quelle est la part des individus qui, par exemple, ne serait-ce que pour des raisons de subsistance, vont être enrôlés par des gangs qui se livrent au trafic de stupéfiants, je répondrai évidemment qu'il y en a parce que nous savons que cela existe, mais je ne vais pas pouvoir vous donner un chiffre précis de ce type de situation parce que l'on va enregistrer cette infraction sous le critère « infraction à la législation sur les stupéfiants » et que le critère « personne étrangère » sera complètement gommé, étant entendu que l'on peut se demander si nous aurions le droit, au regard de la CNIL, d'enregistrer ce type de comportement délictueux par la qualité étrangère ou nationale des personnes qui y participeraient.

C'est donc à partir des infractions elles-mêmes à la législation sur les étrangers que l'on peut faire ces recoupements.

Il est également intéressant de savoir que, sur ces 12.000 à 13.000 décisions, nous en rendons 3.800 à 4.000 par la procédure de comparution immédiate, nos anciens flagrants délits, dont  1.200 procédures « étrangers ». C'est dire que cette procédure de comparution immédiate devient très importante par rapport à l'occupation de la juridiction.

A ces 1.200 infractions à la législation sur les étrangers, il faut d'abord exclure les séjours irréguliers simples, c'est-à-dire le clandestin qui est interpellé sans avoir commis d'infractions connexes. C'est celui qui va faire l'objet d'un contrôle sur la voie publique, dans le cadre des dispositions de l'article 78-2 du code de procédure pénale, ou qui, à l'occasion d'une procédure, va se trouver pris dans un coup de filet parce qu'on cherche une infraction à la législation sur les stupéfiants, sans qu'il soit pour autant impliqué, et dont on découvre ainsi qu'il est en séjour irrégulier.

Toutes ces procédures représentent, en plus des 1.400 que je vous ai indiquées, 2.700 procédures qui font l'objet d'un classement sans suite par le parquet, après quoi la personne est remise à l'autorité administrative à la fin de sa garde à vue : on prend alors un arrêté de reconduite et on se retrouve dans le mécanisme de la rétention administrative.

Les procédures en comparution immédiate dont je vous parle sont donc, pour l'essentiel, des soustractions à des mesures de reconduite, des pénétrations en violation d'une interdiction du territoire français, des infractions à un arrêté d'expulsion, des séjours irréguliers plus infractions connexes (en général des faux documents administratifs) ou des récidivistes du séjour irrégulier.

En Seine-Saint-Denis, beaucoup de vieilles dames se font agresser sur la voie publique et beaucoup de magasins se font cambrioler ou agresser. Cela fait l'objet de choix de politique pénale. C'est pourquoi on peut dire que, plus la reconduite ab initio des étrangers en situation irrégulière, tout en correspondant à ces critères de dignité et de qualité humaine qui peuvent être celles que l'on attend d'une démocratie, est efficace, plus la part de l'activité pénale que l'on va consacrer à des infractions dont on va voir que les suites sont parfois extrêmement minces sur le plan des résultats peut se recentrer sur d'autres infractions. Parfois, ce sont des priorités qu'il faut déterminer et des choix qu'il faut faire.

On constate également que, lorsque ces personnes sont poursuivies, elles sont condamnées à des peines qui se situent entre l'interdiction du territoire prononcée à titre de peine principale, qui renvoie immédiatement la personne en question dans le circuit de la rétention administrative, soit à des peines d'emprisonnement fermes de courte durée qui sont prononcées en général pour pouvoir se mettre dans les conditions de réenclencher une procédure de placement en rétention administrative.

Cela peut se cumuler avec des difficultés d'identification des personnes, malgré des améliorations certaines au niveau des parquets qui, dans une meilleure coordination avec la préfecture, s'attachent à centraliser toutes les pièces administratives qui sont récupérées afin de mieux identifier le pays d'origine de la personne ou d'avoir des renseignements sur son identité réelle, notamment tous les recoupements d'empreintes digitales et de fichiers, et malgré l'accroissement de la durée de la rétention administrative, quand celle-ci va jusqu'au bout, c'est-à-dire quand nous avons évité tous les écueils qui peuvent procéder d'une nullité de procédure ou d'un refus du juge de prolonger la rétention. On constate alors que, selon les pays et les relations que la France peut avoir avec eux, on a parfois du mal à identifier l'origine des personnes et que l'on repart dans un circuit administratif et pénal dans lequel on retrouve des personnes qui reviennent régulièrement car elles se font arrêter sous d'autres identités.

Par conséquent, sur une juridiction comme la nôtre, malgré l'amélioration de nos rapports avec certains consulats et les conventions qui ont pu être mises en oeuvre, notamment avec des pays comme la Roumanie ou la Chine (pendant très longtemps, les Chinois ont déferlé sur le tribunal de grande instance de Bobigny dès lors que l'on prenait des mesures pour les intercepter et pour éviter que, profitant de leur transit par l'aéroport de Roissy, ils débarquent sur le territoire national), nous sommes plus efficaces à l'égard de certaines pratiques, même s'il subsiste évidemment des difficultés.

J'en arrive au dernier point de ma présentation générale. Il s'agit de l'incidence que peut avoir le statut de clandestin sur la délinquance constatée ou sur l'exploitation de ces personnes qui, sur le territoire, génèrent elles-mêmes une délinquance par des gens qui sont très bien organisés et qui profitent de ces situations. C'est évidemment un élément statistique difficile à chiffrer.

Si on considère le travail clandestin, nous avons, sur une juridiction comme la nôtre, des affaires assez nombreuses mais non pas significatives. Il s'agira de l'emploi d'une personne en séjour irrégulier par un particulier pour des travaux ménagers comme la réfection d'un mur ou la réparation de sa maison. Le seul problème, c'est que toutes ces affaires n'ont pas une très grande signification en matière de révélation, puisque nous savons que cela existe, et ne nous renseignent pas beaucoup sur des filières.

En revanche, les activités policières liées au maillage intérieur à l'aéroport nous permettent parfois de déboucher sur des affaires plus intéressantes, bien que souvent parcellaires, de filières d'aide à l'entrée ou au séjour régulier qui nous permettent de nous rendre compte qu'à l'intérieur même des aéroports, des filières venant de certains pays ont organisé des systèmes de recueil de personnes qui, par groupe, sont expédiées de divers pays pour débarquer et être récupérées, moyennant finances, sur la zone aéroportuaire ou ses environs.

Comme je vous l'ai dit tout à l'heure, c'est d'ailleurs là que réside la perversité du système et la difficulté de dépister ce qui peut se passer exactement. Evidemment, alors que les jurisprudences consistaient au départ à considérer que, par principe, le mineur devait être protégé sur le territoire, quand on constate parfois que ces mineurs ou ces jeunes adultes ont un environnement adulte et que leur arrivée a été programmée, on fait en sorte que la mesure de reconduite à l'égard des majeurs puisse s'appliquer et, à l'égard des mineurs, on se garde bien de dire qu'ils sont en danger au sens de l'article 375 du code civil. On se dit en effet que, puisqu'ils ont des référents, on ne peut pas considérer qu'ils sont en danger puisque, si on le dit à ce moment-là, on alimente, avec des mesures qui se veulent d'une grande générosité, des filières qui peuvent être extrêmement dangereuses.

Nous avons des spécificités aéroportuaires avec ce que nous appelons les « bouletteux ». Il s'agit en général de ressortissants étrangers (mais on voit aussi parfois quelques Européens désoeuvrés qui se lancent dans ce genre d'aventure) qui viennent le plus souvent des pays d'Amérique du Sud avec une ingestion de 500 à 600 grammes de cocaïne intra corpore. C'est une industrie très répandue maintenant qui nous oblige, alors que nous n'avons pas pour l'instant de site hospitalier adéquat pour les gardes à vue, à transporter nos juges des libertés et de la détention, à l'Hôtel-Dieu, pour s'occuper de toutes ces situations qui ne débouchent pas sur grand-chose au point de vue des filières puisque, lorsque ces gens ont été débarrassés de leurs boulettes, ils sont poursuivis en comparution immédiate dans le cadre des trafics de stupéfiants. Il s'agit d'un élément très spécifique à la Seine-Saint-Denis qui mobilise beaucoup de monde.

En dehors de ce trafic diffus, nous parvenons à démanteler chaque année vingt à trente ateliers clandestins qui emploient en général entre quatre et cinquante clandestins. Là encore, nous ne recueillons que des renseignements parcellaires, mais nous avons quand même affaire à des organisations. De notre côté, nous sommes confrontés à une insuffisance de moyens pour traiter ces types d'infractions, peu de moyens de contrôle et, malgré une coordination des services, quelques difficultés dans l'approche de ce type d'affaires. Il en est de même pour le blanchiment et pour ces infractions de grand profit.

Il est vrai qu'en matière de trafic de drogue, les policiers savent trouver la marchandise et les filières alors que nous avons beaucoup de mal à entrer dans ces logiques de coopération entre les services et les administrations. Certes, des avancées ont eu lieu, mais Dieu sait si nous avons encore des progrès à faire.

Voilà ce que je peux dire en ce qui concerne ma présentation générale, même si nous pourrions disserter sur le sujet pendant un certain temps.

M. Georges Othily, président .- Je vous remercie, monsieur le président, de votre exposé très clair et exhaustif. Je donne la parole à M. le rapporteur.

M. François-Noël Buffet, rapporteur .- Je n'aurai pas beaucoup de questions parce que vous avez été très complet, monsieur le président.

Sur un aspect purement matériel, la loi permet aujourd'hui l'utilisation de la vidéoconférence. Est-ce une chose qui est utilisée ?

M. Philippe Jeannin .- Le projet de délocalisation à Roissy dont je vous ai parlé inclut un projet de visioconférence. Le tribunal vient d'être équipé d'un matériel de visioconférence (il faudrait vraisemblablement le doubler dans l'absolu, mais un progrès a été fait de ce côté) qui permet pour l'instant de correspondre avec mes chefs de cour. Le site de Roissy lui-même n'est pas encore équipé, mais c'est inclus dans le programme d'investissement qui doit être fait.

Evidemment, il reste le problème du consentement de la personne à participer à un système de visioconférence. On peut discuter, mais je pense que, sur ce plan, le législateur pourrait intervenir. Dans un tel sujet, le fait de dire que l'on peut y recourir avec l'accord de l'avocat, les étrangers étant tous assistés au moins par le système de la commission d'office, serait-il une grande violation des droits de l'homme ? Je pense que l'on pourrait d'office permettre l'emploi de la visioconférence qui a déjà été expérimentée en matière pénale pour les procès entre la juridiction de Saint-Pierre-et-Miquelon et celle de Paris. Finalement, on se rend compte que l'on peut avoir un débat de qualité, surtout dans de telles situations.

Aujourd'hui, avec 2.500 situations sur la zone d'attente par an, on arrive à gérer les choses dans des conditions qui sont à peu près satisfaisantes et qui permettent aussi d'avoir une cohérence de la décision judiciaire, si on veut bien s'en donner la peine, parce que nous avons un petit nombre de magistrats qui vont prendre en charge ce contentieux.

Cela pose d'ailleurs tout le problème du juge des libertés et de la détention. Je pense ici à une autre commission d'enquête parlementaire (vous voyez sans doute laquelle). Le problème des juges des libertés et de la détention est celui-là. La loi du 15 juin 2000 a réalisé une chose qui devait être réalisée à ce moment-là : la séparation, pour le juge d'instruction, du problème des mesures coercitives confiées à une personne extérieure à l'enquête. Si on avait voulu s'acharner dans cette voie, je pense que l'on aurait eu des problèmes avec la Cour européenne. Il fallait donc trancher le cordon ombilical.

Maintenant, il est vrai que le juge des libertés et de la détention a le défaut d'être une sorte de papillon, en plus intelligent bien sûr. En effet, malgré toute sa matière grise, il est confronté, sur une journée, aux déférés de l'instruction, aux demandes de mise en liberté et aux contentieux des étrangers dans des conditions où il n'a à chaque fois qu'une vue parcellaire des choses. Il a effectivement tout le dossier, mais il lui est difficile d'assimiler tout ce que contiennent les dossiers d'instruction.

Le juge d'instruction, dont on peut dire qu'il est partie et juge, a la connaissance et la pression constante de la défense. J'ai été très longtemps juge d'instruction et les avocats me pilonnaient sans cesse pour me signaler tel ou tel problème dans le dossier. Un bon juge, finalement, est un juge qui est remis sans arrêt en cause et qui accepte d'être malmené. Il faut être à la fois humble dans l'approche des réalités humaines et ne jamais croire, même quand on a solutionné une affaire, que l'on détient la vérité car tout individu a sa part de secret qu'il conservera jusqu'au bout. Il faut aussi que l'on ait la possibilité de le remettre en cause. Le juge des libertés débarque et, dans la durée, il n'a pas cette confrontation. Je crois que cela manque. En ce sens, la collégialité aurait évidemment un certain bénéfice, mais c'est un choix qui coûte cher dans ce domaine.

M. François-Noël Buffet, rapporteur .- J'ai une dernière question au sujet du contentieux lié à la fraude documentaire, en particulier les fraudes au mariage et toutes celles qui sont liées aux actes d'état-civil. Cela représente-t-il quelque chose d'important dans le volume des affaires pénales ?

M. Philippe Jeannin .- Non, mais un parquetier vous le dirait mieux que moi. J'ai été procureur dans le temps dans un ressort voisin, mais il est certain qu'à Bobigny, on constate une liaison effective entre les communes, c'est-à-dire les services d'état-civil, et le parquet civil sur la production de documents préalables. Bien souvent, avant que l'on arrive à la problématique du mariage, on débouche sur des problèmes de faux papiers.

M. François-Noël Buffet, rapporteur .- D'accord, mais il n'y a pas de contentieux.

M. Philippe Jeannin .- Il y a un contentieux pénal préalable sur des fournitures de faux documents ou des choses de ce genre.

M. Georges Othily, président .- Monsieur le président, je vous remercie de ces renseignements dont nous ferons bon usage.

M. Philippe Jeannin .- Je vous remercie d'avoir pensé au tribunal de Bobigny qui, dans ce domaine, est un peu particulier.

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