L'EXECUTION DU SERVICE PUBLIC DE L'EQUARRISSAGE

L'institution par la loi de 1996 d'un « service public de l'équarrissage » (SPE) n'a pas donné lieu à la création d'une instance propre de pilotage, de gestion ou de contrôle d'un système géré pour l'essentiel au niveau local.

Dans chaque département, le préfet passe les marchés publics de prestations avec les industriels agréés ou, le cas échéant, prend les arrêtés de réquisition. Les services déconcentrés du ministère de l'agriculture instruisent les dossiers d'agrément des sociétés d'équarrissage et assurent l'inspection des établissements. Ils procèdent à la vérification de la conformité à la réglementation des opérations de collecte, de transport et de transformation des produits à détruire. Responsables de l'instruction des dossiers constitués par les sociétés d'équarrissage pour le paiement des prestations, ils sont ainsi chargés du contrôle du service fait.

Le service public de l'équarrissage, qui repose aussi en principe sur la passation de marchés locaux se caractérise en fait par l'absence de concurrence, la grande opacité des données économiques du secteur et la difficulté du contrôle du service fait.

A- L'IMPUISSANCE DE L'ETAT À FAIRE JOUER LES RÈGLES DE LA CONCURRENCE

En instituant l'équarrissage comme un service régi par l'Etat et organisé sur des territoires exclusifs d'intervention attribués par arrêté préfectoral, la loi du 31 décembre 1975 a assuré la couverture exhaustive du territoire par les sociétés opératrices. Elle a abouti, en fait, à la mise en place d'un duopole dominé par deux filiales d'entreprises à l'époque publiques 26 ( * ) . Cette situation, confortée par la concentration économique du secteur et la privatisation des deux principales sociétés, a en pratique compromis la mise en oeuvre du principe de concurrence.

Le nombre des établissements d'équarrissage a décru dans le temps, parallèlement à celui des abattoirs, les uns et les autres étant confrontés à la nécessité de réaliser des économies d'échelle pour réduire les coûts de production et financer des investissements de modernisation exigés par les réglementations nationale et européenne.

Ainsi, comme le notait le sénateur Rigaudière dans son rapport sur le projet de loi de 1996, le nombre de points d'abattage a diminué d'environ 19 000 (dont 18 000 tueries particulières) à 350 (dont 60% de services publics locaux) entre 1945 et 1995, cependant que le nombre d'établissements d'équarrissage (ateliers et dépôts) passait de 375 à une vingtaine d'entreprises. La situation est stabilisée depuis lors autour de deux groupes et quatre entreprises indépendantes.

La concentration de l'industrie de l'équarrissage, et les monopoles territoriaux dont disposent leurs établissements agréés, ajoutés à la dispersion et à la complexité des circuits de transport et de traitement des déchets et des cadavres, placent l'administration en situation défavorable. Alors que les autres activités des équarrisseurs sont soumises à une certaine concurrence, qui n'empêche pas les plaintes des abattoirs et des bouchers relatives aux prix qui leur sont imposés, la répartition géographique des marchés du SPE entre quelques entreprises, empêche non seulement la concurrence de s'exercer mais aussi les prix de se former librement.

Les premiers marchés départementaux ont été conclus après la loi de 1996, au terme de négociations conduites par les préfets avec l'appui des services départementaux et nationaux du ministère de l'agriculture (services vétérinaires) et du ministère de l'économie (services de la concurrence), au sein de commissions départementales et de groupes de travail nationaux chargés d'apprécier les coûts et les modalités d'attribution des marchés. Mais les réponses reçues aux consultations ne répondant pas aux critères de choix entre les concurrents, les appels d'offres ont, en règle générale, été déclarés infructueux. La tentative d'appels d'offre régionaux lancée en 1999 n'a pas connu de meilleure fortune.

Dans certains départements, comme en Haute-Vienne, l'unique offre présentée lors des appels lancés en 1997 et 2001 a cependant été retenue, alors même que manquaient des éléments essentiels (schéma d'organisation de la collecte et description des mesures techniques de séparation des produits à valoriser et à incinérer).

La concurrence ne trouvant pas à s'appliquer dans la grande majorité des départements et devant l'urgence, les préfets ont eu systématiquement recours, dès 1997, à la réquisition des entreprises d'équarrissage. Cette procédure peut être justifiée par des nécessités d'ordre public, incontestables en matière de sécurité alimentaire, mais elle est normalement réservée à des situations exceptionnelles. Or, dans les faits, la procédure de réquisition a été utilisée comme un mode de gestion permanent, les arrêtés de réquisition étant assortis de décisions de prix fixés pour de longues périodes. Cette procédure a même pu, à l'occasion, être détournée de son objet pour combler une défaillance administrative : ainsi le préfet du Cantal a-t-il pris un arrêté de réquisition portant sur le mois de juillet 2002 à la seule fin de permettre le paiement des prestations exécutées dans le cadre d'un marché qui n'avait pas été notifié.

Ce recours à la réquisition a entraîné d'importantes conséquences sur la transparence et le coût du système.

Les indemnités sont versées aux équarrisseurs sur la base des prix fixés par les arrêtés préfectoraux de réquisition et reposent sur les pièces justificatives produites par les prestataires réquisitionnés. Dans la pratique, les autorités préfectorales sont privées des références qui leur permettraient de fixer l'indemnisation sur la base d'un prix commercial, comme le prévoient les textes sur la réquisition. Elles incorporent dans les indemnités tous les éléments produits par les équarrisseurs sans pouvoir les discuter. Les prix établis par l'administration lui sont en fait imposés par les entreprises, ce qui ouvre la voie à des abus.

Ainsi, une entreprise d'équarrissage installée en Bretagne a inclus dans ses demandes d'indemnités des investissements à venir, pour des montants élevés, qui n'ont finalement pas été réalisés en totalité. Pour un marché conclu en 1997 dans le département du Morbihan, la présentation à la commission spécialisée des marchés (CSM) fait état d'un rapport de la direction départementale de la concurrence, de la consommation et de la répression des fraudes qui envisage la possibilité d'une intégration a posteriori de prestations réalisées depuis juillet 1996, mais non intégralement payées à la date de remise de l'offre par la société, dans le cadre d'un nouvel arrêté de réquisition.

Dans le département du Var, l'équarrissage a été confié jusqu'à la fin 2001 à une société privée dans le cadre de marchés publics qui lui ont été attribués alors que la concurrence est inexistante : une seule réponse est parvenue lors de la consultation pour le marché conclu pour l'année 2001. Depuis, le préfet de ce département a recours à la réquisition mais les services déconcentrés de l'Etat n'ont pas suffisamment analysé les conditions économiques de réalisation des prestations : la forte rentabilité de l'entreprise et la légère baisse des prix du gazole, observée en 2002 et 2003 auraient dû être mises à profit pour réviser les indemnités de niveau élevé versées au titre de la réquisition.

Depuis 1997, la DGCCRF a été saisie de plusieurs indices de pratiques anticoncurrentielles dans le secteur de l'équarrissage, tant pour les activités entrant dans le cadre du SPE que pour celles relevant du secteur privé. Elle a constaté que les tarifs relevant du SPE sont plus élevés que ceux des prestations correspondantes exercées à titre privé, pour lesquelles la concurrence semble effectivement avoir exercé un effet modérateur, notamment dans les zones où une concurrence transfrontalière peut s'exercer.

Dans un rapport d'enquête de 2001, relatif aux activités de collecte et de traitement des déchets à bas risque, elle a constaté que ce marché donnait lieu à :

une concertation sur la politique de prix et une homogénéisation des tarifs ;

une coordination des investissements, des plans de rationalisation de la logistique et de rapprochement des lieux de transformation (par l'échange de sites, de zones de collecte ou de fonds de commerce) ;

des échanges de fournisseurs et compensations de volumes ;

un front commun contre la concurrence des abattoirs intégrés.

D'après la réponse fournie par la DGCCRF aux questions de la Cour, « certains de ces indices ont fait l'objet d'un classement, soit parce que les éléments qu'ils apportaient n'étaient pas suffisamment précis pour justifier une enquête, soit parce que les délais afférents à une enquête et à la saisine éventuelle du Conseil de la concurrence étaient trop longs et inadaptés au traitement d'une situation du marché de l'équarrissage en évolution rapide. »

De fait, plusieurs enquêtes ont été classées en dépit du sérieux des indices et des constats, compte tenu d'une appréciation juridique négative sur la possibilité de saisir le Conseil de la concurrence 27 ( * ) ou - dans un seul cas - de raisons d'opportunité 28 ( * ) .

Les services reconnaissent que l'instauration d'un système d'appels d'offres nationaux à lots départementaux en 2006 ne suffira pas à instaurer d'emblée la concurrence dans une activité dominée par deux grands groupes nationaux, juxtaposant des monopoles territoriaux suscités à l'origine par l'Etat et où les barrières à l'entrée de nouveaux intervenants sont élevées en raison de la lourdeur des investissements exigés par la réglementation.

Dans une telle situation, l'Etat aura la tâche difficile de conduire une politique d'achats publics établie sur des informations de prix pertinentes, en évitant que la situation de monopole des entreprises les conduise à s'entendre sur les prix et la répartition des lots.

B- LES CARENCES DE L'INFORMATION ÉCONOMIQUE ET FINANCIÈRE

a) Pour fixer les indemnités dues aux équarrisseurs, les préfets peuvent prendre en compte la comptabilité des exploitations d'équarrissage et leurs résultats.

Cependant, dans la mesure où l'activité des équarrisseurs s'exerce sur plusieurs départements, l'appréciation de l'équilibre d'exploitation et la détermination des tarifs des prestations sont extrêmement malaisées au seul plan départemental. L'individualisation des coûts et la distinction entre les diverses branches de l'activité, dont certaines ne relèvent pas du service public, facilitent de surcroît des transferts de charges et de marges qui peuvent être contraires aux intérêts publics.

Le système est donc dépendant des informations données par les bénéficiaires de l'indemnisation, dont le contrôle est extrêmement difficile.

L'exemple du Morbihan est caractéristique de ces difficultés. Dans ce département, le troisième par l'importance des produits d'équarrissage collectés, une société dispose d'une usine de traitement d'une capacité de 60 000 tonnes. Mais les cadavres et déchets qui y sont traités ne représentent que 50 000 tonnes. Une partie de la production locale, issue de l'ouest et du nord du département, est en effet traitée dans une usine située dans les Côtes d'Armor. Inversement, l'usine du Morbihan assure le traitement et la transformation de produits en provenance de sept autres départements. Ainsi, des cadavres collectés dans le Morbihan transitent par le Finistère pour être traités en Côte d'Armor tandis que des produits du Maine et Loire ou de la Sarthe sont traités dans le Morbihan.

Il est donc particulièrement difficile et même risqué de se fonder sur les comptes et données fournis par les entreprises pour fixer les montants des indemnités dues au titre du SPE, comme l'ont montré les problèmes rencontrés par l'inspection générale des finances et l'inspection générale de l'agriculture pour évaluer les prix de revient des équarrisseurs.

b) L'article L-226-10 29 ( * ) du code rural prévoyait l'établissement d'un bilan annuel détaillé et chiffré de l'exécution locale du SPE pour l'information du Parlement. Or, malgré plusieurs questions parlementaires, les bilans des années 2002 et 2003 n'ont pas été établis.

Dans ces conditions, les statistiques d'origine professionnelle fondent, pour l'essentiel, l'information des pouvoirs publics.

C- LES DIFFICULTÉS ET L'HÉTÉROGÉNÉITÉ DU CONTRÔLE DU SERVICE FAIT

Les directions départementales des services vétérinaires (DDSV), en charge de l'instruction des demandes de paiement présentées par les équarrisseurs, doivent contrôler le service fait et sa conformité aux arrêtés de réquisition, notamment en ce qui concerne les quantités traitées.

Les informations recueillies auprès des six directions départementales visitées par la Cour montrent que les contrôles sont exercés, souvent avec peu de moyens et, en l'absence de guide de contrôle, de façon très hétérogène malgré une circulaire récente du 1 er février 2005. Dès lors, selon le rapport des inspections du ministère de l'agriculture, « les informations sont partielles ou imprécises et ne permettent pas d'assurer un véritable pilotage du dossier ».

Les contrôles tendent à ne concerner que la cohérence entre les déclarations des producteurs de déchets et celles des établissements d'équarrissage. Alors qu'ils sont facilités pour l'enlèvement des cadavres d'animaux des espèces soumises à des procédures de traçabilité, ces contrôles sont moins probants auprès des abattoirs en dépit de l'obligation de déclarer les quantités de déchets au titre de la taxe d'abattage. La Cour a noté que l'obligation de pesée, instaurée seulement en 2004, laisse subsister des dérogations et qu'en pratique le poids des déchets reste simplement estimé dans la moitié des abattoirs.

Certains abattoirs, contrairement aux dispositions réglementaires, n'ont même pas transmis aux DDSV la copie de leurs déclarations fiscales. La sincérité de plusieurs de ces déclarations a d'ailleurs été mise en cause par l'administration.

Dans un département breton, la comptabilité matières d'un équarrisseur a été jugée peu probante par les services, qui estiment qu'elle ne permet d'assurer ni la sécurisation de la traçabilité des animaux, ni la fiabilité des coefficients de rendement en farines animales des déchets crus.

Le contrôle de la collecte en ferme ne s'exerce que sur documents et par sondage a posteriori ; sa qualité est inégale.

Enfin, la complexité de la réglementation relative à la collecte des vertèbres chez les bouchers rend son contrôle lourd et difficile.

Ces difficultés ne peuvent cependant justifier les insuffisances qui affectent la rigueur des contrôles du service fait, par exemple dans un département tel que le Var où la situation paraît excessivement dégradée. De nombreuses anomalies n'y ont ainsi pas été détectées :

- la certification du service fait a été effectuée alors que, dans certains cas, selon les pièces justificatives, l'abattage ou la mort des animaux n'étaient pas avérés,

- la non éligibilité de certaines prestations au SPE en raison de la modicité des poids collectés,

- l'existence d'incertitudes sur la précision de la pesée,

- le recours au SPE, gratuit pour l'usager mais financé sur fonds publics, afin de satisfaire à l'obligation, à titre payant, d'élimination des déchets hospitaliers produits par certaines cliniques vétérinaires, depuis peu transférés par contrat à un prestataire spécialisé,

- la pratique de déplacements systématiques deux fois par semaine auprès d'un éleveur, génératrice de facturations rentables dont la réalité n'a jamais été contrôlé

* 26 Elf Aquitaine et Entreprise Minière et Chimique.

* 27 En 1999-2000 sur les pratiques d'une société, qui occupe une situation prépondérante dans le sud-ouest.

En 2000 sur des indices de pratiques anti-concurrentielles en Bourgogne.

En 2004 sur le fonctionnement concurrentiel de l'équarrissage, hors SPE.

* 28 En 2000 sur les marchés de collecte et de transformation des co-produits animaux dans le domaine de l'équarrissage privé.

* 29 Cet article du code rural a été abrogé par la loi du 23 février 2005

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