TRAVAUX DE LA COMMISSION

Audition de M. Bruno Lasserre, Président de l'Autorité de la concurrence, sur l'avis de l'Autorité relatif au fonctionnement du secteur laitier (mercredi 28 octobre 2009)

Réunie le 28 octobre 2009, sous la présidence de M. Jean-Paul Emorine, président , la commission a entendu M. Bruno Lasserre, président de l'Autorité de la concurrence , sur la présentation de l'avis de l'Autorité, à la suite de sa saisine le 9 juin 2009, sur le fonctionnement du secteur laitier.

M. Bruno Lasserre a souligné que, dans son avis, l'Autorité de la concurrence s'était attachée à analyser en profondeur le fonctionnement de la filière laitière. Il a salué l'initiative prise par le président de la commission de l'économie du Sénat, estimant utile que le Gouvernement et le Parlement associent davantage l'Autorité de la concurrence à leurs activités.

Il a tout d'abord rappelé l'importance du secteur laitier en France : deuxième pays producteur de lait en Europe, derrière l'Allemagne, la France compte 97 000 exploitations laitières, 3,8 millions de bêtes dans le cheptel laitier et une production de 23 milliards de litres de lait par an. Depuis 1983, la filière a été profondément restructurée avec une division par 4,5 du nombre des exploitations.

M. Bruno Lasserre a ensuite évoqué les manifestations de la crise actuelle. Entre avril 2008 et avril 2009, le prix du lait collecté a chuté de 30 %. Plus généralement, depuis la fin 2007, les prix à la production ont été marqués par une très forte volatilité. Cette chute a coïncidé avec le courrier adressé en avril 2008 par la direction générale de la concurrence, de la consommation et de la répression des fraudes (DGCCRF) au Centre national interprofessionnel de l'économie laitière (CNIEL), indiquant que la pratique des recommandations de prix n'était pas conforme au droit de la concurrence.

L'Autorité de la concurrence a considéré dans son avis que la crise du lait ne trouvait pas son origine dans les marges de la grande distribution mais constituait plutôt la conséquence d'un dysfonctionnement structurel : l'assouplissement de la régulation communautaire, qui a longtemps protégé le marché, a induit une forte volatilité des prix, conséquence des spécificités du marché du lait alliant une forte inélasticité de la demande à la rigidité de l'offre. L'exposition plus directe à la concurrence internationale a amplifié ce phénomène.

M. Bruno Lasserre a souligné que l'Autorité a mis en exergue un autre dysfonctionnement : le déséquilibre des relations commerciales entre producteurs et collecteurs de lait. Le pouvoir de négociation des éleveurs vis-à-vis des transformateurs est particulièrement réduit, du fait notamment de la concentration du secteur de la transformation.

Par ailleurs, l'Autorité a considéré que le système de recommandation de prix par l'interprofession ne pouvait plus constituer une solution car il était économiquement inefficace. De plus, d'un point de vue juridique, de telles recommandations constituent des pratiques concertées, enfreignant vraisemblablement le droit communautaire de la concurrence.

L'Autorité de la concurrence a donc formulé plusieurs recommandations :

- elle prône le renforcement du pouvoir de marché des producteurs qui pourrait passer par le développement des coopératives, y compris au stade de la transformation, et par des organisations de producteurs chargées de la vente ;

- afin de limiter la volatilité des prix, l'Autorité estime que les mécanismes d'assurance classique, trop coûteux, ne constituent pas une solution opérationnelle. La création de marchés à terme, qui pourraient permettre aux acteurs de se prémunir contre la volatilité des prix, pourrait figurer parmi les solutions. L'Autorité estime également que producteurs et transformateurs pourraient s'engager dans une stratégie de différenciation de leurs productions pour s'orienter sur des produits à plus forte valeur ajoutée et donc plus rémunérateurs, comme le lait bio ;

- l'Autorité de la concurrence appelle enfin de ses voeux la contractualisation, nouveau système de régulation rendu nécessaire notamment par la suppression des quotas qui jusqu'à présent garantissaient la stabilité des marchés. La contractualisation doit constituer une protection pour le producteur face au risque de volatilité des prix. Lissant ceux-ci sur la durée du contrat, ce nouveau système doit permettre au producteur de prévoir ses recettes et de mieux ajuster ses investissements. Il convient de mettre en place un mécanisme distinguant un volume pour lequel un prix fixe serait proposé et un volume d'ajustement pour lequel s'appliquerait un prix variable, aux conditions du marché international.

S'agissant du cadre de cette contractualisation, M. Bruno Lasserre a estimé qu'il ne fallait pas revenir à des mécanismes interprofessionnels, mais maintenir l'autonomie des producteurs, notamment regroupés en coopératives, dans la négociation de leurs contrats.

En conclusion, il a estimé que l'instauration d'un mécanisme de contractualisation, compatible avec les règles de la concurrence, est aujourd'hui possible, permettant à la fois de lutter contre la volatilité des prix et de renforcer le pouvoir de négociation des producteurs. Il a souhaité que cette opportunité soit saisie par les éleveurs.

Après avoir salué l'analyse et les propositions de l'Autorité de la concurrence sur la situation de la filière laitière, M. Jean-Paul Emorine , président , a rappelé que la crise laitière n'est pas liée à un phénomène de surproduction mais plutôt à une sous-consommation. Il a salué les propos tenus par le Président de la République à Poligny appelant à la mise en oeuvre de nouvelles régulations.

M. Gérard Bailly , président du groupe d'études sur l'élevage , a tout d'abord souligné que la crise laitière s'inscrit dans la prolongation de la dérégulation européenne en matière agricole. Celle-ci a été amplifiée par la dérégulation nationale du marché du lait avec la suppression, mi-2008, du système des recommandations de prix du CNIEL. Ce mouvement résulte d'une volonté des pouvoirs publics, dans un contexte général de hausse de tous les prix agricoles, d'agir en faveur du pouvoir d'achat des ménages. La situation a beaucoup évolué sur une année car, comme le Président de la République l'a rappelé lors de son déplacement dans le Jura, les prix à la production laitière ont baissé de 20 % tandis que ceux des denrées alimentaires n'ont baissé que de 1 %.

M. Gérard Bailly a ensuite déploré que des dérogations au droit de la concurrence n'aient pas été mises en oeuvre afin de garantir un revenu décent aux agriculteurs. Toutefois, il a salué la réactivation des instruments communautaires d'intervention et de stockage décidée lors de la réunion du Conseil des ministres de l'agriculture de l'Union européenne du 19 octobre 2009. Notant que, en matière de production agricole, contrairement à la production industrielle, le producteur est largement dépendant de facteurs extérieurs comme la météorologie, il a estimé que, à l'instar de la Cour des comptes européenne dans son rapport du 15 octobre 2009, les institutions communautaires commencent à prendre conscience de la nécessité d'une régulation plus forte de ces marchés.

Il a ensuite fait part de sa perplexité devant les résultats de l'étude de l'Observatoire des prix et des marges publiée en juillet 2009 relative au secteur du lait, qui fait apparaître une stabilité des marges des distributeurs et une augmentation de celles des transformateurs. Ces conclusions sont au demeurant contestées par la Fédération nationale des industries laitières (FNIL). Il a souhaité qu'une analyse précise de la répartition de la valeur ajoutée dans la filière puisse être effectuée à partir des coûts de production d'une exploitation moyenne.

Par ailleurs, il a exprimé son soutien aux orientations suggérées par l'avis de l'Autorité de la concurrence en faveur de la contractualisation, estimant que ces contrats doivent être orientés vers des prix rémunérateurs.

Evoquant le problème des importations massives d'ovins de Nouvelle-Zélande, il a jugé qu'une régulation des marchés agricoles doit intervenir au niveau international, et s'est réjoui que la crise économique permette de réaffirmer la nécessité de mieux réguler l'agriculture.

M. François Fortassin a souligné qu'il y a urgence à agir en faveur des producteurs de lait, faute de quoi l'abandon de leur activité par les exploitants peut conduire, à échéance de cinq ans, à une pénurie de lait produit en France, quasiment irréversible du fait des très longs délais de reconstitution des cheptels. Il a exprimé des réserves sur l'utilité de la contractualisation, estimant que le producteur sera toujours, quel que soit le système retenu, la variable d'ajustement de la politique laitière. Considérant que la crise du lait met le modèle laitier français, caractérisé par des petits producteurs chargés de produire mais également d'aménager les campagnes, en porte-à-faux vis à vis du modèle laitier nordique des grandes exploitations, il a toutefois considéré qu'il est possible de défendre ce modèle à travers l'application de l'article 31 de la loi dite Grenelle I, adopté à son initiative, prévoyant que les herbivores doivent être nourris essentiellement d'herbe. Enfin, il a contesté la portée de l'étude sur les marges des distributeurs. Estimant que le lait de base représente une part mineure des ventes de la grande distribution, il a rappelé que les prix flambent pour les produits transformés et a souhaité que l'étude des marges prenne en compte ce phénomène.

Après avoir exprimé les mêmes doutes que ses collègues sur l'analyse de l'Autorité de la concurrence concernant les marges des distributeurs, M. Gérard César s'est interrogé sur l'organisation des marchés laitiers chez nos partenaires européens, en particulier en Italie. Soulignant que le regroupement des producteurs pour peser face aux transformateurs est une piste très ancienne, qui a connu peu de succès, il a estimé que des outils fiscaux devraient davantage inciter à la concentration de l'offre. Enfin, il a jugé qu'une telle concentration ne suffira pas à modifier la donne au sein de la filière laitière, celle-ci dépendant davantage d'un changement de politique européenne.

Rappelant que les Assises du lait en région ont débuté, Mme Odette Herviaux a indiqué être surprise par les analyses de l'Autorité de la concurrence concernant les marges des distributeurs, estimant également que la grande distribution joue sur les conditionnements pour masquer les hausses de prix. Elle a fait valoir que la France est en sous-réalisation de ses quotas de lait, contrairement à d'autres pays européens comme le Danemark et les Pays-Bas. La politique « d'atterrissage en douceur » consistant à augmenter progressivement les quotas jusqu'à leur suppression en 2015 leur est donc plutôt favorable.

Mme Odette Herviaux a ensuite estimé que la contractualisation sur les volumes avec une part à prix fixe et une part à prix variable dans les contrats laitiers proposée par l'Autorité de la concurrence devra être effectuée en veillant à ce que la seconde part ne soit pas prépondérante. Par ailleurs, elle s'est déclarée favorable à la concentration de l'offre, à condition que celle-ci ne prenne pas la forme d'une intégration, telle qu'elle existe dans d'autres secteurs agricoles comme les filières du porc et du poulet. Elle a estimé que les producteurs ne s'engageront dans la contractualisation qu'à la condition qu'elle ne débouche pas sur une intégration rampante.

Enfin, elle a relevé que la régulation de la filière laitière s'inscrit dans un contexte international de dérégulation consécutif aux orientations prises au sein de l'Organisation mondiale du commerce (OMC). Elle a formé le voeu que les exigences sanitaires et environnementales soient également prises en compte dans les négociations au sein de l'OMC afin de permettre une nouvelle régulation du secteur laitier.

Rappelant que le marché du lait s'inscrit dans un cadre international, M. Jackie Pierre a estimé que le dispositif de contractualisation proposé par l'Autorité de la concurrence ne pourra pas fonctionner, en particulier dans les zones frontalières, s'il n'est adopté qu'en France.

M. Rémy Pointereau a estimé que les données relatives aux marges de la grande distribution sont faussées par des pratiques courantes comme la mise à disposition gratuite de volumes ou les rabais, remises et ristournes, non prises en compte dans les statistiques. Il a fait valoir que l'ensemble de la chaîne agricole est fragilisée si l'un des acteurs de cette chaîne est en difficulté économique, comme les producteurs de lait dont le métier est particulièrement exigeant et qui sont contraints de vendre en dessous de leurs prix de revient. Il a estimé nécessaire d'aller vers la contractualisation, à la condition qu'elle soit accompagnée d'une nouvelle régulation européenne. En plus de la mise en oeuvre de la préférence communautaire, il est nécessaire de mettre en avant les hautes exigences environnementales applicables à la production agricole. Enfin, il faut restaurer la politique des quotas, qui a permis à de nombreux secteurs agricoles, comme celui de la betterave, de bien fonctionner durant de nombreuses années, et qui incite à l'amélioration de la qualité des produits.

M. Jean-Paul Emorine , président , a rappelé que cette politique n'est pas soutenue par un nombre suffisant d'États membres de l'Union européenne pour permettre son rétablissement.

M. Yves Chastan a considéré que la nouvelle régulation des marchés du lait doit passer par un ensemble de mesures, parmi lesquelles figurent la contractualisation et la diversification. Cette contractualisation doit s'intégrer dans un cadre européen et ne pas conduire à l'abandon du maillage agricole du territoire. Partageant le scepticisme de ses collègues sur les chiffres des marges de la grande distribution présentés par l'Autorité de la concurrence, il a souligné qu'il y a urgence à offrir des perspectives de long terme pour les producteurs de lait, faute de quoi ils abandonneront leur exploitation.

M. Yannick Botrel a exposé que la contractualisation suscite la crainte des éleveurs de basculer dans un système d'intégration caractérisé par une asymétrie des rapports de force et une perte d'indépendance des producteurs de lait, comme le pratiquent déjà certaines coopératives. Il a souligné que la situation des industriels est très contrastée, les entreprises spécialisées en produits laitiers fortement valorisés étant en meilleure santé financière que les entreprises comme Entremont caractérisées par des productions fortement exposées à la concurrence internationale. La situation des industriels de la transformation se répercute sur le prix du lait versé aux producteurs avec lesquels ils travaillent. Enfin, on peut craindre que la concentration préconisée par l'avis de l'Autorité de la concurrence conduise à la constitution d'exploitations gigantesques sur le modèle nordique, produisant des millions de litres de lait par an, ce qui remettra en cause un aménagement équilibré du territoire.

M. Alain Fauconnier a rappelé la grande variété des modèles d'exploitation laitière en France et a déclaré également craindre la diffusion du modèle nordique des grandes exploitations. La notion d'exception géographique permet de légitimer le maintien de structures agricoles sur les territoires. Dans le Sud-Ouest, l'arrêt de l'activité d'un producteur peut produire un effet domino sur toute la filière et on pourrait également redouter une remise en cause, au nom de la concurrence, de l'interprofession du Roquefort.

M. Daniel Soulage a déploré l'existence de distorsions de concurrence au sein même de l'Union européenne, affectant de nombreuses productions agricoles, comme celle des fruits et légumes. Il a salué l'orientation en faveur d'une nouvelle régulation prise par le Président de la République dans son discours de Poligny, qui traduit la prise de conscience de l'impossibilité de laisser l'agriculture être régulée par les seules lois du marché. Le modèle contractuel proposé par l'Autorité de la concurrence doit être d'une grande souplesse, afin que chaque producteur puisse adopter la formule qui lui convient le mieux. Enfin, il est très probable que les marges effectives de la grande distribution soient plus élevées pour le lait que celles présentées dans l'avis de l'Autorité de la concurrence.

Soulignant que les transformateurs laitiers ne sont pas dans une situation économique florissante, M. Benoît Huré a contesté les données relatives aux marges de la grande distribution, regrettant que les pratiques telles que la remise gratuite de volumes plus importants que les volumes facturés n'aient pas été mises en exergue par l'Autorité de la concurrence. Il est urgent d'agir rapidement en faveur des producteurs de lait, dans une approche communautaire, mais il est également nécessaire d'avoir une action au niveau national, pour lutter contre les distorsions de concurrence, en particulier en matière de coût du travail. Les produits laitiers étant essentiellement consommés localement, il est étonnant que le prix du lait soit déterminé par le marché mondial sur lequel ne s'échangent que 10 % des produits laitiers, essentiellement sous forme de beurre et de poudre de lait. Il faut enfin envisager de sortir le secteur agricole des négociations de l'OMC.

Rappelant que l'Autorité de la concurrence est une autorité administrative indépendante qui ne peut agir que dans le cadre des attributions limitées qui lui sont confiées par la loi, M. Bruno Lasserre, président de l'Autorité de la concurrence , a souligné que la loi de modernisation de l'économie a fortifié l'institution, en lui donnant des pouvoirs supplémentaires de contrôle des pratiques de la grande distribution. Il a également rappelé que la note de la DGCCRF adressée au CNIEL en avril 2008 visait à mettre un coup d'arrêt à l'augmentation des prix alimentaires. Il a ensuite apporté les précisions suivantes :

- la crise du lait est une crise mondiale, qui frappe tous les pays quel que soit leur système de distribution, très concentré comme en France ou réparti entre de nombreux acteurs ;

- le secteur agricole ne peut pas, compte tenu de ses spécificités, être laissé au jeu des seules lois du marché. La lutte contre la volatilité des prix et la garantie du revenu des agriculteurs constituent des objectifs légitimes qui peuvent être poursuivis par la puissance publique. Mais, si des régulations sont nécessaires, elles doivent s'insérer dans un cadre international et européen, dans la mesure où les régulations exclusivement nationales pourraient être contournées par l'approvisionnement des distributeurs sur les marchés internationaux ;

- l'absence de consensus européen rend effectivement impossible la restauration des quotas laitiers ;

- la marge des distributeurs présentée dans l'avis de l'Autorité de la concurrence concerne seulement un produit de base : le lait demi-écrémé UHT. Si les marges sont plus élevées pour les produits les plus élaborés, le prix du lait payé aux producteurs pour ces produits l'est souvent aussi, et le pouvoir de marché des transformateurs les plus importants comme Bongrain, Lactalis ou Danone est certainement au moins aussi fort que celui des grands distributeurs ;

- les producteurs doivent impérativement s'unir pour peser dans les négociations mais il n'est pas nécessaire, pour y parvenir, de changer la physionomie des exploitations à travers leur regroupement selon le modèle nordique ;

- afin de favoriser la contractualisation, la loi doit apporter aux producteurs une double protection, d'une part, en limitant la part variable qui pourrait figurer au contrat et, d'autre part, en empêchant les coefficients de revalorisation de jouer sur une période trop courte, afin de lutter contre la volatilité des prix ;

- le droit de la concurrence n'est pas un droit dogmatique et les propositions de l'Autorité de la concurrence tendent à la mise en oeuvre de dispositifs opérationnels compatibles avec ce droit.

La commission de l'économie, du développement durable et de l'aménagement du territoire a pris acte de l'avis n° 09-A-48 de l'Autorité de la concurrence du 2 octobre 2009 relatif au fonctionnement du secteur laitier et a adopté le rapport d'information intitulé : « Filière laitière : à la recherche d'une nouvelle régulation », support de publication dudit avis.

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