EXAMEN EN COMMISSION

MERCREDI 25 JUILLET 2012

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M. Jean-Pierre Michel , co-rapporteur . - Trois raisons justifient que nous examinions la situation actuelle de la Cour européenne des droits de l'homme (CEDH) et, au-delà, du Conseil de l'Europe.

Il s'agit tout d'abord de mieux faire connaître la situation de deux institutions encore trop souvent méconnues. La mission protectrice de la Cour est aujourd'hui compromise par la croissance exponentielle des recours individuels et le retard considérable qu'elle accuse dans le traitement de ces affaires, qui confine parfois au déni de justice. C'est ce qui explique notamment que le Premier ministre britannique ait proposé une réforme de la Cour. Il s'agit aussi de présenter les remèdes que le Conseil de l'Europe et les gouvernements des Etats membres ont tenté d'apporter jusqu'à présent à ces difficultés. Enfin, nous avons souhaité dessiner quelques perspectives pour l'avenir, en particulier sur le fonctionnement de la Cour et les mécanismes susceptibles de garantir que les Etats et les juridictions nationales appliquent les décisions de la Cour.

Créés après la deuxième guerre mondiale, le Conseil de l'Europe et la CEDH ont pour mission d'assurer la promotion des droits de l'homme. Saisie par la voie de recours étatiques -de manière exceptionnelle- ou -le plus fréquemment- par la voie de recours individuels, puisque ce droit est ouvert aux 800 millions de citoyens des 47 États membres soumis à sa juridiction, la Cour a pour mission de veiller au respect, par les États parties, des droits reconnus par la Convention européenne des droits de l'homme. Elle n'intervient pas comme un quatrième degré de juridiction mais s'assure de la conformité du droit national aux prescriptions de la Convention. La France, qui a ratifié cette dernière en 1974, reconnaît depuis 1981, à l'initiative de notre ancien collègue Robert Badinter, le droit au recours individuel.

La Cour fait face, depuis quinze ans et l'adhésion des pays de l'ancien bloc de l'Est, à une croissance exponentielle de son contentieux, puisque le nombre de recours a été multiplié par douze. Ces pays ne présentaient pas les mêmes standards que ceux de l'Europe de l'Ouest en matière de droits de l'homme. Le pari a été que leur intégration au sein du Conseil de l'Europe les aiderait, grâce aux procédures de tutelle ou de monitoring, à s'élever au niveau des standards de la Convention. Je rappelle qu'avec 47 États membres le Conseil de l'Europe compte 20 États de plus que l'Union européenne, dont la Turquie ou la Fédération de Russie : il est utile qu'une institution internationale puisse ainsi dire leur fait à ces pays sur le chapitre des droits de l'homme. Certes le Conseil de l'Europe hésite à prononcer des sanctions contre les États membres. Il s'agit de les aider à persévérer dans les progrès qu'ils accomplissent en dépit des retours en arrière que l'on peut regretter comme ceux, récents, de l'Ukraine, de la Hongrie ou de la Roumanie par exemple.

La Cour compte 47 juges, un par État membre. Elle ne connaît d'une affaire qu'à la condition que toutes les voies de recours internes aient été épuisées. Elle suit une procédure contradictoire et principalement écrite. Les juges peuvent émettre des opinions dissidentes en marge de la décision rendue, ce qui me paraît très démocratique.

Son greffe compte 640 personnes, dont 160 Français. Il remplit les fonctions d'un bureau d'enregistrement et d'une assistance juridique à destination des juges. Le budget de la Cour, très faible, s'élève à 65,8 millions d'euros, soit 8 centimes par an et par habitant : à peine le budget de notre Cour de cassation.

La Cour européenne des droits de l'homme incarne la conscience de l'Europe. Elle construit une jurisprudence dynamique et finaliste qui interprète la Convention à la lumière des conditions actuelles, ce qui lui permet notamment de statuer en tenant compte de l'évolution des moeurs, par exemple sur la question de l'adoption ou des enfants adultérins.

A de nombreuses reprises, des États membres ont dû modifier leur législation pour se mettre en conformité avec les décisions qu'elle avait rendues. Ceci pose une question : bascule-t-on vers un gouvernement des juges comme l'affirme David Cameron ? Sans doute la perception de ce dernier est-elle influencée par le fait qu'en Grande-Bretagne où il n'existe pas de contrôle de constitutionnalité, rien ne commande à la loi. D'ailleurs, deux décisions de la Cour concernant le Royaume-Uni y ont été très critiquées : l'une sur le droit de vote des prisonniers, l'autre sur les conditions d'extradition d'une personne accusée de terrorisme.

Cependant, la Cour applique le principe de subsidiarité et reconnaît aux États une marge d'appréciation pour appliquer les droits reconnus par la Convention. Elle en a par exemple fait application récemment dans la décision validant la présence des crucifix dans les écoles publiques en Italie.

Le principe du droit au recours individuel n'est pas remis en cause. Le serait-il, la Cour perdrait toute pertinence car les recours étatiques ne peuvent s'y substituer. Quelques États sont les principaux pourvoyeurs de recours individuels : la Fédération de Russie, la Turquie, l'Italie, la Roumanie et l'Ukraine. Nombre de ces recours sont identiques. Dans certains pays, comme la Turquie, des avocats démarchent des villages entiers pour recueillir des centaines de plaintes, les adresser à la Cour et s'en faire payer.

Les recours sont rédigés dans toutes les langues des États membres du Conseil de l'Europe, ce qui impose à la Cour des traductions nombreuses, assurées par des traducteurs défrayés par les États membres. Ce financement alimente certaines suspicions...

Les États membres et la Cour ont tenté de remédier aux difficultés évoquées. Trois conférences internationales se sont tenues à Interlaken, Izmir et Brighton. Les deux premières ont abouti à des protocoles additionnels qui ont permis le développement de nouveaux moyens procéduraux. La Cour a, quant à elle, réformé son fonctionnement en développant une politique de prioritisation qui lui permet de traiter les affaires selon un degré d'urgence qu'elle définit. Elle recourt également à des « arrêts pilotes » pour traiter les affaires répétitives.

A Brighton, le Premier ministre britannique, soutenu par la Suisse, a tenté de limiter le rôle de la Cour. Cependant, ni cette dernière ni le Conseil de l'Europe n'ont soutenu cette initiative. La France a observé une position modérée. La conférence s'est conclue sur une résolution en demi-teinte qui relève toutefois deux points importants. Elle insiste sur la nécessité de garantir une meilleure formation des avocats, des policiers et des magistrats aux droits reconnus par la Convention. Elle abandonne l'idée de sanctionner les États qui n'appliquent pas correctement les décisions de la Cour européenne des droits de l'homme.

M. Patrice Gélard , co-rapporteur . - La conférence de Brighton est une montagne qui a accouché d'une souris. Les problèmes demeurent et les solutions sont encore en pointillés.

La première piste consisterait à garantir une meilleure application par les États membres des droits et libertés reconnus par la Convention. Une majorité des recours émanent des ressortissants de 5 États : la Fédération de Russie, l'Ukraine, l'Italie, la Roumanie et la Turquie. En cette matière les plus récemment entrés ne sont pas sur le même pied que les États fondateurs, ce qui explique les réticences du Conseil de l'Europe à adopter des sanctions contre eux. La voie privilégiée est celle de la pédagogie. D'ailleurs, certains manquements trouvent leur origine dans une impossibilité matérielle pour l'État à satisfaire les exigences de la décision ou dans la nécessité de disposer de plus de temps pour ce faire. Pour la première fois en 2011, le nombre d'affaires répétitives en attente d'exécution a diminué. Il conviendrait, pour remédier à ces difficultés récurrentes, de garantir une meilleure application par les États membres du principe de subsidiarité. Ces derniers devraient notamment mettre en place des voies de recours accessibles à leurs ressortissants pour faire valoir les droits qu'ils tiennent de la Convention. Les mêmes États devraient aussi veiller à appliquer de manière anticipée la jurisprudence de la Cour sans attendre d'être condamnés pour le faire. Ils devraient aussi prévoir un mécanisme de contrôle systématique et a priori de la conformité des lois aux prescriptions de la Convention. Enfin, un effort est à engager pour mieux faire connaître la jurisprudence de la Cour européenne des droits de l'homme, qui passe par des traductions plus nombreuses et une meilleure formation des magistrats nationaux.

La France a adhéré tardivement à la Convention et elle n'a reconnu le droit au recours individuel qu'en 1981. Elle a été mise en cause depuis lors dans 848 arrêts de la Cour et condamnée 627 fois -241 fois pour durée excessive de la procédure et 251 fois pour atteinte au droit au procès équitable. Par comparaison, l'Allemagne n'a été condamnée que 159 fois et la Grande-Bretagne que 219 fois. A plusieurs reprises, comme en matière de garde à vue, la France a tardé à mettre sa législation en conformité avec la jurisprudence de la Cour.

Je tiens à saluer en revanche les efforts considérables du Conseil d'Etat et de la Cour de cassation pour former les magistrats au droit conventionnel. J'observe une divergence d'appréciation entre ces deux hautes juridictions sur l'opportunité des avis consultatifs à la CEDH. Le Conseil d'État s'est prononcé pour, la Cour de cassation contre. Cette piste me paraît pourtant devoir être explorée.

Il nous semble par ailleurs que le Parlement devrait être plus à l'écoute de la CEDH et nous proposons que les études d'impact et les rapports des commissions examinent à l'avenir systématiquement la conformité du projet de loi au droit résultant de la Convention européenne des droits de l'homme.

S'agissant de la nécessité de dégager des moyens matériels et humains supplémentaires, cela concerne en premier lieu les juges : la contribution de chaque État membre, qui s'élève à 8 centimes d'euro par an et par habitant, est insuffisante, ce qui contribue à limiter le nombre des juges - dont la charge de travail est conséquente. L'augmentation du nombre des juges soulève toutefois plusieurs difficultés, notamment celle relative au nombre de magistrats qui serait attribué à chaque État ou la nomination d'un juge référendaire secondant chaque juge.

Se pose également le problème de la sélection des juges. En France, en 2011, notre proposition initiale de trois candidats n'était pas satisfaisante car l'une des candidatures ne répondait pas aux critères fixés par la Cour, si bien que nous avons été obligés de présenter une nouvelle liste. D'autres États proposent des juges visiblement incompétents mais bénéficiant de forts appuis. C'est pourquoi le Conseil de l'Europe a mis en place une procédure de sélection et un comité d'experts afin de permettre une sélection rigoureuse des magistrats.

Par ailleurs, il n'y a pas d'avocats généraux ou de procureurs. Leur rôle est assumé par les greffiers. Il est nécessaire de doter la Cour de moyens humains supplémentaires, ce qui n'est pas sans poser des difficultés.

Sur la question des moyens financiers, ils sont en grande partie alloués par l'Union européenne : en effet, de nombreux programmes du Conseil de l'Europe sont financés à hauteur de 80 % par l'UE. Sans cet apport budgétaire, le Conseil ne disposerait pas des moyens nécessaires pour assurer ses missions.

En conclusion, se pose la question de l'adhésion de l'Union européenne (UE) au Conseil de l'Europe, comme membre à part entière. L'Union européenne n'est pas un État classique, ni un État fédéral, mais une union d'États qui joue un rôle fondamental auprès du Conseil de l'Europe. Rappelons que l'admission au Conseil de l'Europe est un préalable pour intégrer l'Union européenne. Que va apporter cette adhésion ? L'article 6, paragraphe 2, du Traité de Lisbonne prévoit l'adhésion de l'UE à la Convention européenne de sauvegarde des droits de l'Homme. Le Conseil de l'Europe prévoit également, à l'article 17 du protocole n° 14, qui est entré en vigueur le 1 er juin 2010, la possibilité pour l'Union européenne d'adhérer à la Convention. Peut-être cette adhésion permettra-t-elle un élargissement des possibilités de recours devant la CEDH, dans les domaines économiques par exemple. L'Union européenne pourrait ainsi être entendue dans les affaires jugées par la Cour ce qui offrira une possibilité nouvelle de recours aux particuliers qui pourront saisir la CEDH d'une plainte pour violation supposée de leurs droits fondamentaux par l'UE. A terme, on peut s'interroger sur les conséquences de cette adhésion : n'entrainera-t-elle pas un rapprochement entre la CEDH et la Cour de Justice, voire l'avènement progressif d'une unique Cour suprême européenne ?

M. Jean-Pierre Sueur, président. - Je remercie nos deux rapporteurs pour leur exposé complet qui appelle, de ma part, deux remarques.

Lorsque nous avons visité la Cour, nous avons été impressionnés par le local dans lequel sont reçus les recours ; on se demande comment ils peuvent faire face à cet afflux considérable. Le fait que chaque citoyen puisse saisir la CEDH représente un grand progrès. Mais l'arrivée d'innombrables requêtes identiques pose la question de l'action de groupe et de son opportunité dans ce contexte.

Ma deuxième remarque porte sur l'effectivité des décisions rendues par la Cour. On se rend compte que lorsque la Cour rend une décision, les réponses qui y sont apportées par les États sont diverses. Existe-t-il des réflexions sur les moyens visant à renforcer l'effectivité des décisions de la CEDH ? Sans effet, ses décisions n'ont aucun crédit.

M. André Reichardt. - Je félicite les deux rapporteurs pour leur exposé et la qualité de leur rapport.

Je souhaiterais aborder un sujet qui n'a pas été évoqué : celui de la nécessité de croiser les statistiques qui nous ont été remises avec des observations ou appréciations plus qualitatives. Par exemple, certains pays font l'objet d'un nombre élevé de requêtes devant la Cour. Or, on ne peut pas se limiter uniquement à cette approche quantitative ; il faut nécessairement la croiser avec une approche qualitative. On ne peut pas mettre sur le même plan les pays de la « Vieille Europe » avec d'autres pays. Ainsi, on a beaucoup parlé récemment de la situation de l'Azerbaïdjan, lors de l'organisation du concours de l'Eurovision, alors qu'on constate un faible nombre de requêtes devant la Cour. On nous a répondu que ce nombre allait augmenter dans les prochaines années. Pour la Géorgie, nos interlocuteurs estiment qu'il s'agit d'un pays qui a fortement progressé depuis son adhésion au Conseil de l'Europe.

La conclusion de nos rapporteurs mérite d'être affinée avec des données qualitatives afin de ne pas tirer de conclusions trop hâtives.

M. Hugues Portelli. - A mon tour de remercier nos deux rapporteurs pour leur excellent travail. Je souhaiterais faire trois remarques.

Tout d'abord, une grande partie de la jurisprudence de la CEDH porte sur les droits procéduraux, dont l'application concerne les juridictions. La Cour de cassation et le Conseil d'État appliquent d'ailleurs fidèlement la jurisprudence de la Cour.

Ensuite, en favorisant l'adhésion de nombreux États au Conseil de l'Europe, certains juges, qui ne disposent pas de la formation juridique et de l'éthique nécessaires, sont, malgré tout, magistrats au sein de cette juridiction. C'est pourquoi les décisions de la Cour de Luxembourg sont souvent plus « solides » que celles rendues par la Cour de Strasbourg.

Enfin, quand on parle de la jurisprudence de la Cour, il faudrait différencier la jurisprudence prononcée par les différents niveaux. Car ce qui nous importe sont les décisions rendues en Grande chambre, comme le montre l'exemple du crucifix.

Pour conclure, je serais plutôt enclin à défendre la Cour de Justice de l'Union Européenne, qui est à l'origine d'un travail de grande qualité, et à être plus prudent envers la Cour européenne des droits de l'homme, dont le niveau d'exigence est moindre.

M. Alain Richard. - Certaines de mes observations vont dans le même sens.

En préambule, je souhaite souligner que toute intervention d'une juridiction internationale résulte d'un consentement des États à une réduction de leur souveraineté, qui doit donc s'interpréter strictement. Quand nous portons une appréciation sur le fonctionnement de ces institutions, nous devons nous garder d'une appréciation binaire, en critiquant la souveraineté nationale et en louant le rôle des juridictions internationales. Tout en ne partageant pas les réactions du Parlement britannique, force est de reconnaître qu'elles ne sont pas totalement infondées par principe.

Cette première observation condamne l'idée de mesures contraignantes d'application. Il existe aujourd'hui un traité, ratifié par quarante-sept États. Je souhaite bonne chance à quiconque souhaite proposer un abandon supplémentaire de souveraineté qui aboutirait à introduire dans le droit national des États membres une autorité procédurale supérieure à leurs juridictions nationales. Le fait de se trouver en désaccord avec la jurisprudence de la Cour européenne des droits de l'homme, quand celle-ci est valable, représente d'ores et déjà, en soi, un préjudice pour l'État. Il y a un effet d'impact, de visibilité internationale attaché à ses condamnations. Ainsi la Turquie paye-t-elle le prix fort dans un certain nombre de domaines, en raison de sa difficulté à respecter la jurisprudence de la Cour. Quant à la Russie, elle paye un prix économique massif car tout le monde sait qu'il ne s'agit pas d'un véritable État de droit. De ce point de vue, l'incitation à se rapprocher des critères des signataires existe même en l'absence de pouvoir de contrainte.

Sur la question du nombre de condamnations touchant la France, je partage les observations des précédents orateurs. Je ne crois pas que notre pays soit gravement défaillant en matière de droits de l'homme ! Les chiffres statistiques sur sa condamnation par la CEDH sont très peu significatifs : 80 % des condamnations ont été prononcées pour des raisons de procédure dans lesquelles il est demandé de rajouter un « effet cliquet » supplémentaire de protection des droits dans l'application d'une procédure, comme le prouvent les condamnations prononcées en matière de visites domiciliaires par exemple.

Quant à la tendance de la France à attendre d'être condamnée pour mettre en conformité sa réglementation avec la jurisprudence de la Cour, cette attitude est profondément logique : tant que nous ne sommes pas condamnés, nous ignorons les attentes de la Cour. Du fait de l'absence de parquet et donc, de rapporteurs publics, la lisibilité des motifs des condamnations est parfois laborieuse. C'est pourquoi il est préférable d'attendre la condamnation pour connaître les éléments sur lesquels nous devons nous mettre en conformité.

Je suis en revanche en désaccord avec Patrice Gélard : selon moi, l'Union européenne est bel et bien une fédération d'États dans certains domaines de compétences, tels que la politique de la pêche, la politique agricole commune ou encore la politique commerciale. Il s'agit bel et bien de politiques fédérales, certains États pouvant être contraints par une majorité d'appliquer une décision qu'ils n'ont pas prise. C'est d'ailleurs cette philosophie qui sous-tend les dispositions de l'article 6 § 2 du traité de Lisbonne : lorsque l'Union européenne est le décideur en dernier ressort, il est normal que ses décisions puissent être attaquées.

S'agissant de la question de l'encombrement de la Cour, rappelons que nous avons affaire à une juridiction autonome, qui vit sur une délégation de souveraineté limitée des États. Ainsi, toutes les solutions visant à remédier à ce problème ne se trouvent pas dans une modification du Traité. Il faut laisser la Cour s'autogérer, comme le font d'ailleurs les juridictions suprêmes. Il est inévitable d'avoir des saisines en série mais toutes les juridictions savent traiter ce type de difficultés.

Enfin, sur l'affaire des traductions, je ne pense pas que cela soit grave : quand on n'est pas sûr de la traduction, il est toujours possible de la faire refaire. Le fait que les traductions puissent être un peu légères ou qu'elles proviennent des États membres ne me parait pas être un facteur de suspicion sérieux à l'encontre de cette juridiction.

M. Michel Mercier. - Je remercie nos rapporteurs pour ce travail intéressant consacré à la Cour de Strasbourg.

Je voudrais me placer sur un terrain différent des interventions précédentes. Il faut insister sur le rôle de la jurisprudence de la Cour et sa réception par notre droit interne et sa diffusion par les magistrats. Aujourd'hui, la jurisprudence de la Cour de Strasbourg est une source importante de notre procédure pénale et conduit à un abaissement de la loi comme source du droit pénal.

Il est important que la formation dispensée à l'École nationale de la magistrature prenne en compte la jurisprudence de la Cour européenne des Droits de l'Homme. Il est nécessaire pour les magistrats français de mieux connaître cette juridiction.

Il me semble par ailleurs que l'entrée de l'Union européenne au sein du Conseil de l'Europe permettra d'éviter des distorsions de jurisprudence entre la CEDH et la CJUE.

M. Jean-Yves Leconte. - Je m'associe aux félicitations adressées aux deux rapporteurs pour leur rapport. Je pense qu'effectivement, la Cour européenne des droits de l'homme est un atout pour la défense des valeurs européennes et notamment des droits de l'homme dans des pays d'Europe centrale et orientale que je connais bien pour m'y rendre depuis de nombreuses années. Les arrêts de la Cour y sont attendus des militants locaux des droits de l'homme. Le respect des droits et libertés fait partie de l'acquis communautaire mais gardons à l'esprit que l'adhésion à l'Union européenne, pour des pays comme la Roumanie et la Hongrie par exemple, ne les rend pas ipso facto respectueux des libertés fondamentales.

La perte de souveraineté que M. Richard évoquait à l'instant se fait au nom de ces valeurs. En Europe, seule la Biélorussie n'appartient pas au Conseil de l'Europe : c'est bien le signe que ce pays n'entend pas faire le moindre effort pour respecter les droits fondamentaux. En effet, malgré l'absence d'application des arrêts de la Cour, l'essentiel réside dans les progrès et au moins la volonté parfois imparfaite, parfois plus apparente que réelle, qu'ont des États de se conformer aux droits de l'homme. Dans cette optique, mieux vaut qu'ils soient dans le Conseil de l'Europe qu'en dehors.

Enfin, nul besoin de modifier les traités pour avoir entre États une évaluation, même informelle, du suivi des arrêts de la Cour de Strasbourg. A cet égard, le nombre de requêtes et de condamnations ne permet pas, à lui seul, de juger du respect par un État des droits de l'homme.

M. Jean-René Lecerf. - Malgré les différences entre contrôle de constitutionnalité et contrôle de conventionalité, j'aimerais savoir quelles sont, selon les rapporteurs, les incidences sur le respect des droits garantis par la Convention de la multiplication dans les États des exceptions d'inconstitutionnalité telles que la question prioritaire de constitutionnalité ?

Mme Hélène Lipietz . - Je veux vous livrer les réflexions d'une praticienne devant les juridictions françaises ou devant la Cour de Strasbourg de la Convention européenne des droits de l'homme. Les délais de traitement sont particulièrement longs devant la Cour : un dossier que je traite est instruit depuis onze ans !

L'efficacité des décisions de la Cour est démultipliée lorsque le Conseil d'État relaie la jurisprudence européenne, par exemple pour la violation du délai raisonnable de jugement. Grâce à la célérité de ses agents, une réponse sur ce genre de dossier peut être obtenue devant le Conseil d'État en seulement cinq mois.

Je voudrais également rappeler que tous les avocats n'exigent pas des honoraires prohibitifs pour plaider devant la Cour. La procédure d'aide juridictionnelle y est complexe car l'aide ne peut être attribuée tant que la recevabilité de la requête n'est pas tranchée. En revanche, son montant est plus important que celui qui est alloué devant les juridictions françaises.

Un défaut existe également dans la procédure devant le Cour car aucune amende ne peut être infligée en cas de recours abusifs.

Enfin, je suis toujours surprise par le déficit de connaissance par les agents publics du contenu de la Convention européenne des droits de l'homme. Dans de nombreux arrêtés, des fonctionnaires préfectoraux visent, sans le connaître, l'article 8 de la Convention tout en le violant dans l'acte administratif. Dans ce cas, ce n'est pas la loi qui est incriminable mais la pratique. Un effort de formation en direction des agents publics me paraît donc indispensable.

Mme Nicole Borvo Cohen-Seat. - La Convention européenne, comme la Déclaration universelle des droits de l'homme, sont des références précieuses, comme le rappelait M. Leconte. Ces mécanismes de contrôle supranationaux sont, à l'origine, l'oeuvre des pays vainqueurs de la seconde guerre mondiale après l'expérience des pires atteintes aux droits de l'homme menées par des États pourtant démocratiques à l'origine. Il faut conserver à l'esprit que les droits de l'homme peuvent être bafoués même dans des pays démocratiques. La Cour européenne a démontré que même la France, pays des droits de l'homme, pouvait violer les plus élémentaires d'entre eux que ce soit en matière de garde à vue, de statut du parquet, etc. Quand on se réclame d'une tradition démocratique, il faut transcrire ces exigences dans la loi même si l'État est souverain et si le Parlement reste le législateur.

Une question pour conclure : constate-t-on une hausse de la saisine de la Cour européenne des droits de l'homme en France ?

M. Jean-Pierre Michel , rapporteur. - Je remercie tous les intervenants qui apportent leur contribution au rapport.

Comme il a été relevé par M. Portelli, la Cour juge effectivement d'un nombre important de questions procédurales, comme les questions de délai non raisonnable de jugement en Italie, mais aussi des problèmes de fond qui posent des questions à l'égard de la France. C'est le cas du statut et des droits des minorités nationales. Pour la France, cette question ne se pose pas sous cet angle ; lors des débats au Conseil de l'Europe, les représentants français considèrent d'ailleurs, malgré des arrêts sur la question, que ce point ne concerne pas notre pays.

Il en est de même pour la laïcité qui est une spécificité française. Les représentants français lorsqu'ils s'expriment sur ce point au Conseil de l'Europe sont minoritaires au sein de leur groupe. Une difficulté avec la Cour européenne interviendra un jour assurément.

Concernant la sélection des juges, la procédure a été améliorée, comme le note d'ailleurs M. Jean-Paul Costa, l'ancien président de la Cour. Les Etats présentent à la Cour une liste de trois candidats. Si elle estime qu'un des candidats ne répond pas aux exigences, la liste est rejetée dans son ensemble. Pour vérifier les aptitudes des candidats, un rapport est adressé par les candidats, intégrant un curriculum vitae, une déclaration pour prévenir les conflits d'intérêts et portant sur la maîtrise des langues et la participation à la vie politique. La Cour hésite à recruter ses membres parmi des hommes politiques. On constate qu'ils parlent de moins en moins le français. Tous les candidats sont ensuite entendus par une commission qui dresse un rapport pour classer les candidats. Ce rapport est déterminant mais il est contrebalancé par l'avis des délégations. Les garanties existent donc même si les différences de niveau entre candidats de différents États demeurent.

A titre personnel, je pense qu'une réflexion sera nécessaire à terme sur le maintien de plusieurs institutions européennes remplissant des fonctions comparables. Par exemple, Mme Catherine Ashton vient de nommer un ambassadeur pour les droits de l'homme - avec un cabinet de 15 personnes - alors que le Conseil de l'Europe a déjà un commissaire aux droits de l'homme.

M. Christian Cointat. - Ça manque de cohérence !

M. Jean-Pierre Michel , r apporteur. - Sans être un fédéraliste convaincu, j'entends des personnalités étrangères, comme M. Martin Schultz, qui considèrent que le Conseil de l'Europe pourrait, à terme, devenir le Sénat de l'Europe. Si l'Union européenne adhère à la Convention européenne des droits de l'homme, pourquoi conserver deux juridictions ? La question se posera.

M. Christian Cointat. - Il faut agir certes mais ce ne sont pas les mêmes membres au sein de l'Union européenne et du Conseil de l'Europe. Comment faire ?

M. Patrice Gélard. - Pour répondre à la question posée par notre président, je signalerai l'existence des arrêts pilotes qui sont un moyen positif pour fixer la jurisprudence face à des questions sérielles et un moyen à la disposition de la Cour pour écarter les requêtes infondées. Plus de 90 % des recours font d'ailleurs l'objet d'un rejet.

Comme le soulignent MM. Reichardt et Portelli, ce sont les arrêts de Grande chambre qui méritent de retenir l'attention. Nous n'avons malheureusement pas eu le temps de dépouiller l'ensemble de la jurisprudence de la Cour pour croiser des données statistiques quantitatives et qualitatives sur les motifs de condamnations de la Cour.

M. Portelli a raison de souligner que les questions procédurales constituent une part importante de l'activité de la Cour. J'aimerais indiquer que les juges des États nouvellement adhérents peuvent être de grande qualité. Le juge russe sortant est ainsi un excellent juriste, comme peuvent en compter les États d'Europe de l'Est, et il parle parfaitement le français.

Je partage l'avis de M. Richard : la réduction de souveraineté est acceptée par les États et même intégrée à la Constitution comme pour les transferts de souveraineté à l'Union européenne.

Notons que les juridictions françaises, contrairement à leurs homologues dans d'autres États, appliquent directement la jurisprudence de la Cour. Le cas soulevé par M. Lecerf - celui d'une question prioritaire de constitutionnalité qui viendrait contester l'interprétation de la Cour de cassation ou du Conseil d'Etat pour se conformer à la Convention européenne des droits de l'homme - est rare mais pourrait se poser effectivement. En 2008, j'avais d'ailleurs déposé un amendement pour réserver le contrôle de conventionalité au Conseil constitutionnel pour résoudre ce problème.

Comme l'a relevé Mme Lipietz, il n'y a pas d'amende pour recours abusif, contrairement au droit applicable devant les juridictions françaises.

En réponse à Mme Borvo, il faut tout de même reconnaître que la France est un État de droit.

Pour conclure, je préconise que notre Assemblée, notamment la commission des affaires étrangères, s'intéresse davantage au Conseil de l'Europe. Douze de nos collègues siègent à l'Assemblée parlementaire du Conseil de l'Europe mais nous les entendons peu sur ces questions.

M. Jean-Jacques Hyest. - Ils travaillent pourtant !

Mme Nicole Borvo Cohen-Seat. - Absolument.

La publication du rapport du groupe de travail est autorisée à l'unanimité.

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