COMPTE-RENDU DE L'AUDITION
DE M. JEAN-PAUL COSTA,
ANCIEN PRÉSIDENT DE LA COUR EUROPÉENNE
DES DROITS DE L'HOMME

MERCREDI 4 AVRIL 2012

_______

M. Jean-Pierre Sueur , président .- C'est un grand honneur et un immense plaisir pour moi d'accueillir, devant notre commission des lois, M. Jean-Paul Costa, ancien président de la Cour européenne des droits de l'Homme.

Avant de devenir le grand juge que nous connaissons tous, vous avez été un grand serviteur de l'État, tantôt dans vos fonctions de conseiller d'État, tantôt dans les fonctions que vous a confiées le Gouvernement - vous avez notamment dirigé le cabinet d'Alain Savary, ministre de l'éducation nationale, pendant près de trois ans.

Vous êtes également professeur associé de droit aux universités d'Orléans - ce qui n'est pas un mince mérite - et de Paris I - Panthéon-Sorbonne ; vous avez exercé des responsabilités au sein de l'Institut international des sciences administratives.

Votre engagement en faveur des libertés publiques est ancien, puisqu'après avoir participé à la commission « Justice pénale et des droits de l'Homme » au ministère de la justice en 1989, vous avez présidé la Commission d'accès aux documents administratifs pendant trois ans (1995-1998). Et puis il y eut la Cour européenne des droits de l'Homme, dans laquelle vous avez commencé à siéger en novembre 1998 et que vous avez présidée de janvier 2007 à novembre 2011. C'est en raison de cette grande expérience à la tête de cette institution - dont nous mesurons le rôle essentiel pour la défense et le respect des droits en Europe - que nous souhaitions vous entendre.

Des discussions ont en effet été engagées par la présidence britannique du Conseil de l'Europe pour modifier le statut de la Cour. Il s'agit de remédier à l'engorgement chronique de la Cour : plus de 150 000 affaires pendantes devant elle à l'heure actuelle. Mais il y a aussi - le Premier ministre David Cameron ne s'en est pas caché - la volonté de diminuer le rôle de la Cour européenne des droits de l'Homme. Autant nous souscrivons au premier objectif, autant le second est un sujet de réelle préoccupation pour notre commission, traditionnellement attachée au respect des droits et des libertés publiques. Aussi souhaiterions-nous vous interroger sur le bilan que vous tirez de cinq années de présidence de cette institution et sur les perspectives qui vous semblent s'ouvrir pour elle.

Je veux enfin dire un mot à la mémoire de Richard Descoings qui a mené une action remarquable à l'Institut d'études politiques.

M. Jean-Paul Costa, ancien président de la Cour européenne des droits de l'Homme. - Je suis honoré de votre invitation. Je me joins à cet hommage à Richard Descoings, qui fut notre collègue au Conseil d'État, avec Philippe Bas, et qui laisse une grande marque dans la politique éducative française.

La CEDH, dont l'influence sur le droit des 47 États membres et le volume de dossiers portés devant elles n'ont cessé de croître, se trouve confrontée à des difficultés liées à cette croissance même. Le nombre des requêtes est la rançon du succès. La réforme à l'ordre du jour - une conférence aura lieu à Brighton le 18 avril - n'est pas une nouveauté : la Cour est entrée dans un processus de réforme depuis le milieu des années 90. Le protocole n°11, ratifié au bout de quatre ans et demi par tous les États, le 1 er novembre 1998, a permis la fusion en une entité seule des deux organes qui composaient la juridiction. C'est à cette date que j'ai pris mes fonctions, dans une Cour unique et permanente, avec des juges à temps plein. On imaginait que les économies d'échelle résoudraient l'engorgement. Or la chute du mur de Berlin a entraîné un doublement des États membres du Conseil de l'Europe. Ils furent acceptés, ce qui me semble sage, dans l'idée que mieux valait les intégrer dans le système pour les ancrer dans les démocraties. Le succès médiatique de certaines décisions de la Cour a ainsi contribué à l'augmentation du nombre de requêtes portées devant elle.

Un nouveau protocole à la convention, n°14, a été présenté ensuite pour rendre les procédures plus efficaces. Il s'agissait de substituer aux comités de trois juges chargés de se prononcer sur la recevabilité, un juge unique, et de rendre ces comités compétents pour se prononcer au fond sur des affaires relevant d'une jurisprudence bien établie. La Fédération de Russie a été la dernière à ratifier ce protocole, trois ans et demi après l'avant-dernier État membre, mécontente des condamnations concernant la Tchétchénie. Ce n'était bien sûr pas l'argument avancé. Les Russes affirmaient : « juge unique, juge inique ». Ils en savent quelque chose ! Le protocole est finalement entré en vigueur le 1 er juin 2010.

Le processus de réforme s'est poursuivi. Sous ma présidence, nous avons demandé aux États de réaffirmer leur attachement aux droits de l'Homme, au cours d'une conférence interministérielle ; nous avons proposé un programme de réformes pour améliorer le fonctionnement de la Cour. La Suisse, alors présidente du Conseil, a accueilli la Conférence à Interlaken ; c'est là que le délégué russe a apporté le document de ratification du protocole n°14, une demi-heure avant l'ouverture de la conférence. Une déclaration et un plan d'action ont été adoptés : mieux aurait valu, du reste, attendre quelques années avant de réunir une autre conférence mais la Turquie, après la Suisse, a souhaité accueillir elle aussi une autre conférence, à Izmir, en avril 2011. Elle s'est montrée critique envers la Cour, sans doute à cause du contentieux chypriote. Les Britanniques semblent suivre, aujourd'hui, cet exemple, avec la conférence de Brighton, prévue le 18 avril.

Quelle est la situation actuelle ? L'encombrement est important. Plus de 90 % des décisions concluent à l'irrecevabilité. Les exigences liées à l'épuisement des voies de recours interne, aux délais de la procédure, aux domaines de compétence de la Cour ne sont pas toujours prises en compte par les requérants. Une meilleure information doit contribuer à réduire le nombre des requêtes irrecevables. Un filtrage plus efficace serait aussi nécessaire, sans aller jusqu'à suivre l'exemple américain, où la Cour suprême n'examine que 1 % des requêtes. Autre explication à l'encombrement, les États ne respectent pas toujours les décisions, ce qui amène de nouvelles requêtes, justifiées certes, mais qui seraient inutiles si l'exécution des décisions de la Cour était améliorée. Dès la conférence d'Interlaken, la CEDH et les États membres ont formulé des recommandations pour favoriser une meilleure exécution des arrêts de la Cour, pour réduire ces requêtes indésirables et répétitives. À partir d'août 2011, pour la première fois, la courbe s'est infléchie pendant quelques mois, sous l'effet du protocole n°14 : le nombre des entrées a été un peu inférieur à celui des sorties.

Comment réformer la Cour ? Il faut lutter contre le surencombrement et s'opposer à toute diminution du rôle de la Cour, car ce serait un danger mortel pour elle qui, depuis un demi-siècle, a fortement contribué à renforcer les droits et libertés en Europe, aussi bien dans les pays les plus problématiques que dans les démocraties traditionnelles.

D'ailleurs, sauf à dénoncer la Convention, on ne peut y introduire des règles trop limitatives de l'influence de la Cour. Une marge nationale d'appréciation est reconnue aux États, chacun ayant sa culture juridique, ses traditions, son histoire, sauf pour les violations les plus graves. C'est la Cour elle-même, à partir des années 70, qui a développé cette notion, pour s'autolimiter. Sinon, elle risquerait de perdre en crédibilité. Cette marge d'appréciation ne peut être codifiée.

Des réformes peuvent résulter de modifications de la Convention, par exemple sur le droit de recours individuel, qui pourrait être restreint, avec des amendes pour recours abusifs, des frais de justice, l'utilisation obligatoire d'une des deux langues officielles de la Cour, la représentation par un avocat... Mais là aussi, attention à ne pas jeter le bébé avec l'eau du bain, ni décourager des recours individuels sur des violations graves des droits de l'Homme...

Je ne suis pas pessimiste par tempérament mais l'alerte est évidente : attention à ce que Brighton ne soit pas « le commencement de la fin » ! Je ne crois pas que ce sera le cas. Beaucoup d'États ont le souci de préserver le rôle irremplaçable de la Cour. Votre mission offre une occasion de rappeler l'importance de l'enjeu.

M. Patrice Gélard , rapporteur.- Il n'est pas vrai que les Russes statuent à plusieurs juges. La plupart des décisions de justice sont rendues par un juge unique. On ne pourrait qualifier de juges les assesseurs populaires de l'ère soviétique !

Certains États du Conseil de l'Europe sont à la limite de la démocratie. Comment se comportent-ils ? La Russie et la Turquie battent tous les records.

Doit-on craindre que la Cour s'éloigne de la tradition du droit continental au profit de la Common law ? À Brighton, les Britanniques formuleront une série de propositions aboutissant à une diminution du rôle de la Cour et au renforcement des cours nationales, alors même qu'ils n'ont pas de Cour suprême ! Quel est votre avis sur les propositions britanniques ? Les relations entre la CEDH et les cours nationales sont-elles suffisamment développées ? Comment améliorer l'efficacité et l'application des décisions ?

M. Jean-Paul Costa, ancien président de la Cour européenne des droits de l'Homme.- Le nombre de recours à Strasbourg dépend aussi de la population de chaque pays. La Russie représente 27 % des requêtes : c'est aussi dû à ses 145 millions d'habitants. Il est vrai que plusieurs pays sont souvent condamnés : la Russie, l'Ukraine, la Turquie, la Roumanie...

Le pari du Conseil de l'Europe dans les années 1990 consistait à accepter ces États en les soumettant à la juridiction de la Cour pour améliorer l'état de droit interne. On a été très optimiste sur les délais. On pensait que les améliorations seraient plus rapides, mais il y a une grande résistance au changement, une inertie. Les nouvelles générations de juges, avocats, magistrats intègrent bien la Convention européenne des droits de l'Homme, heureusement. Tout de même, ce pari sera gagné à terme. Il serait regrettable de faire marche arrière. Seuls la Biélorussie et le Saint-Siège, pour des raisons différentes, ne sont pas membres du Conseil de l'Europe. C'est donc une cour paneuropéenne.

Je m'inscris en faux contre l'idée selon laquelle a Cour appliquerait de plus en plus les principes de la Common law . Certes, certaines pays ont imposé leurs droits et pratiques à Strasbourg ; d'autant plus facilement que notre pays n'a ratifié la convention qu'en 1974 et accepté le recours individuel qu'en 1981. L'arrêt Bosman contre France date de 1986 ! Il y avait alors déjà des acquis juridictionnels... Depuis lors, le melting pot se forme entre nos traditions juridiques différentes. Ainsi le droit au silence de l'accusé n'existait pas dans le droit continental, tandis que les pays de Common law n'attachaient pas la même importance que nous à la protection de la vie privée. La Cour est un peu une entreprise d'import-export de droit, dans le sens de la progression des libertés.

Les décisions de la Cour européenne des droits de l'Homme infléchissent les jurisprudences nationales. Nos trois plus hautes juridictions, la Cour de cassation, le Conseil d'État et le Conseil constitutionnel, sont souvent réticentes devant ces remises en cause. Il nous faut donc améliorer encore nos relations avec les cours nationales. La première voie est le dialogue des juges, que nous pratiquons. Il est parfois assez vif dans les séminaires que nous organisons mais les jurisprudences tendent à s'harmoniser. Ainsi, sur le droit à l'image, la Cour de Karlsruhe a, au bout de plusieurs années, modifié sa position pour aller dans le sens de la CEDH. Celle-ci, autre exemple, a condamné les lois de validation rétroactive, sauf pour motif impérieux d'intérêt général. Les hautes juridictions françaises s'étaient prononcées différemment mais ont modifié leur jurisprudence en conséquence.

Une procédure peut aider à ce dialogue des juges : celle des avis consultatifs. Elle fera d'ailleurs l'objet de discussions à Brighton. Il n'y a pas encore de renvoi préjudiciel, comme cela se pratique à Luxembourg. Longtemps on a dit que cela chargerait encore notre barque, et puis on s'est rendu compte que cela préviendrait des contentieux nouveaux. On l'a vu en France en 1987 avec la réforme du contentieux administratif : les avis demandés par les tribunaux administratifs et cours administratives d'appel au Conseil d'État sont utiles.

M. Philippe Kaltenbach .- Il y a quelques mois, nous avons débattu ici de la répression de la négation des génocides. Un citoyen suisse a récemment porté la question devant la CEDH -question qui rebondira en France après la présidentielle, inévitablement. Quelle peut être, selon vous, la position de la Cour sur ce sujet ?

M. Jean-Paul Costa, ancien président de la Cour européenne des droits de l'Homme.- Difficile de spéculer sur l'avenir. Dans le passé la CEDH a rejeté une requête de M. Garaudy, condamné pénalement pour négationnisme de la Shoah. La Cour n'a pas remis en cause la loi Gayssot. Elle a estimé que la liberté d'expression n'est pas illimitée. Elle pouvait aussi s'appuyer sur l'article 17 qui sanctionne l'abus de droit. Son adoption avait été très controversée ; c'est Pierre-Henri Teitgen qui avait convaincu le Conseil de l'Europe de l'adopter.

Je ne sais pas ce qui pourrait se passer sur le cas du génocide arménien. L'affaire est complexe : on ne peut présumer de la position de la CEDH par rapport à celle du Conseil constitutionnel. J'observe plus généralement que la question prioritaire de constitutionnalité est une bonne réforme pour protéger le citoyen contre certaines lois anciennes en France ; il s'agit-là d'une bonne application du principe de subsidiarité. Mais on ne peut préjuger que dans tous les cas la CEDH ira dans le même sens que le Conseil constitutionnel.

Mme Josette Durrieu .- Je salue votre travail à la tête de la Cour, qui est reconnu par tous. Le Conseil de l'Europe dépasse largement les frontières de l'Union européenne. Ce sont les parlementaires de l'Assemblée parlementaire du Conseil de l'Europe qui élisent les juges de la Cour. Il ne faudrait pas que les réformes envisagées soient un remède pire que le mal. Vous nous avez lancé l'alerte, sur Brighton, qui aura lieu en même temps que la session de l'Assemblée parlementaire du Conseil de l'Europe.

Quand M. Cameron est venu devant l'Assemblée, l'ensemble des parlementaires britanniques ont appuyé sa position. Comment appréciez-vous l'attitude de la France dans les négociations en cours ?

M. Jean-Paul Costa, ancien président de la Cour européenne des droits de l'Homme.- Je ne suis pas nécessairement mieux informé que vous sur la préparation de la conférence de Brighton. Depuis quatre mois, je me retire sur l'Aventin pour ne pas empiéter sur les compétences de mon successeur, M. Nicolas Bratza, le juge britannique.

Il y a des négociations préalables entre États. La Conférence entérinera par consensus des solutions de compromis. Plusieurs États ont manifesté officieusement leur opposition aux réformes radicales souhaitées par les Britanniques, à commencer par l'Autriche. Il me semble que la France considère certaines propositions comme excessives et souhaite leur opposer un coup d'arrêt. La phase actuelle est importante. Je serais fort étonné de voir notre pays enfourcher les propositions les plus risquées...

M. Jean-Jacques Hyest .- En tout état de cause, la négation des génocides peut être sanctionnée par l'engagement de la responsabilité civile du fautif, ce que l'on oublie parfois...

La procédure pénale a évolué. La loi française s'est mise en conformité avec la jurisprudence de la Cour sur la présence de l'avocat en garde à vue. Qu'en est-il du statut du parquet français ?

M. Jean-Paul Costa, ancien président de la Cour européenne des droits de l'Homme.- Sur la garde à vue, le droit français se conforme en effet à la jurisprudence de la CEDH.

Souvent, les observateurs interprètent mal nos arrêts sur le parquet. La Cour a toujours dit que l'existence ou non d'un parquet relevait de la marge d'appréciation nationale. Mais quel est son rôle ? C'est d'être l'avocat de la société, de contrôler la police, d'engager les poursuites pénales. La Cour n'y a rien trouvé à redire.

La question de l'indépendance du parquet en tant que telle n'a pas été posée à la Cour. Celle-ci a jugé que l'on ne pouvait être à la fois juge et partie. Si le ministère public chargé de poursuive une personne intervient sur sa demande de mise en liberté, il y a confusion des rôles. C'est là-dessus que la France a été censurée dans deux arrêts récents, Medvedev c. France et Moulin c. France. La Cour n'a pas innové, elle a posé les limites à ne pas franchir.

En France, les magistrats du siège et ceux du parquet n'ont pas le même statut. La Cour n'a pas eu à trancher cette question jusqu'ici.

M. Philippe Bas . - La Convention européenne des droits de l'Homme comporte très peu de droits sociaux. Quels liens entretient la Cour avec le Comité européen des droits sociaux et comment peut-elle améliorer l'efficacité des droits proclamés par la charte sociale européenne ?

M. Jean-Paul Costa, ancien président de la Cour européenne des droits de l'Homme.- La CEDH a souvent cité des recommandations du Comité européen des droits sociaux, qui est une quasi-juridiction. C'est inévitable, compte tenu de la spécificité de certains droits sociaux. Chaque fois que la Cour touche à ces questions, elle s'inspire des positions du Comité. Mais la Convention n'ignore pas tout à fait les droits sociaux. Son article 11 garantit la liberté d'association et la liberté syndicale. Il y a aussi l'article 14, sur la non-discrimination en matière sociale.

Dans un arrêt de la fin des années 70, la Cour a précisé qu'il n'y a pas de cloison étanche entre les droits civils et politiques et les droits économiques et sociaux.

M. Jean-Pierre Sueur, président .- Dans la décision de février 2012 sur le droit d'asile, la Cour a condamné le classement automatique de certaines demandes en procédure prioritaire et l'absence de recours suspensif devant la CNDA. J'ai interpellé le gouvernement à ce sujet. Quelle est la position de la Cour si l'État en cause ne modifie pas ses textes ?

M. Jean-Paul Costa, ancien président de la Cour européenne des droits de l'Homme.- Sur le placement d'enfants en centres de rétention administrative, la Cour a, dans l'arrêt Popov contre France, jugé contraire à l'article 3 le placement d'enfants en centre de rétention administrative. Je sais que le Défenseur des droits s'en préoccupe. Je ne sais ce que va faire le Gouvernement, ou le Parlement, dans le cas que vous soulevez.

La CEDH n'est pas chargée de l'exécution de ses arrêts. C'est la tâche du comité de suivi, qui demande aux États comment ils agissent pour se conformer aux arrêts de la Cour. Il y a des sanctions financières à l'encontre des États, des mesures individuelles et des mesures générales, tendant à modifier la législation ou la réglementation applicables. C'est parfois difficile. La Grèce, la Turquie, la Russie n'ont pas toujours exécuté les décisions.

L'idée de remettre la Cour dans la boucle a été annoncée lors de l'adoption du protocole 14, qui a introduit un recours en interprétation et un recours en manquement inspiré de celui qui existe au sein de l'Union européenne. Mais la décision appartient au comité des ministres à la majorité des deux tiers. Or, « Selon que vous serez puissant ou misérable... »

M. Jean-Pierre Sueur, président.- Y a-t-il beaucoup de cas où le comité des ministres a enjoint à un État de tirer les conséquences d'un arrêt de la Cour ?

M. Jean-Paul Costa, ancien président de la Cour européenne des droits de l'Homme.- Oui.

M. Jean-Pierre Michel, rapporteur.- Vous n'êtes pas favorable à l'idée d'inclure dans la Convention le principe de subsidiarité et le principe de marge d'appréciation, comme proposé par les Britanniques. Cela n'existe-t-il pas déjà dans les faits ? Comment les États appliquent-ils les décisions ? Devraient-ils interroger la Cour au préalable ?

Certains États n'appliquent pas la Convention européenne des droits de l'Homme qu'ils ont pourtant ratifiée. Ils sont condamnés. L'Assemblée parlementaire du Conseil de l'Europe peut mettre en oeuvre la procédure de monitoring . Mais, à la dernière session, il a été impossible de débattre de la situation de la Hongrie. L'Assemblée parlementaire a des responsabilités. Elle doit faire en sorte que les procédures s'appliquent et aboutissent, le cas échéant, à une exclusion.

Quelles sont les relations entre la Cour de Strasbourg et celle de Luxembourg ? L'Union européenne a-t-elle une compétence en matière de droits de l'homme ? Comment l'exerce-t-elle ? Doit-elle ratifier en tant que telle la convention ?

M. Jean-Paul Costa, ancien président de la Cour européenne des droits de l'Homme.- Je suis moins pessimiste que vous. En treize ans, j'ai vu des évolutions favorables, tant dans les veilles démocraties, comme notre pays, que pour les pays dits en transition.

Les réticences françaises à la jurisprudence de la CEDH ont beaucoup reculé. J'en rends hommage aux avocats et aux juridictions de notre pays. Ainsi, depuis trente ans, on débattait de vieilles discriminations datant du code civil, à l'encontre des enfants dits adultérins. L'arrêt Mazurek c. France, en l'an 2000, a dit que ces dispositions discriminatoires devaient être écartées au profit de celles de la Convention européenne des droits de l'Homme. Quelques mois plus tard, dans une affaire similaire, le tribunal de grande instance de Montpellier a écarté les dispositions de droit civil comme contraires à la Convention. Avant même que le législateur ne modifie ces dispositions, les tribunaux ont joué le jeu sans susciter l'opposition de la hiérarchie judiciaire. La modification législative n'est intervenue qu'ensuite.

En Turquie, la législation et la Constitution prévoient une composition des cours de sûreté de l'État contraire à la Convention européenne. Les arrêts de la Cour ont entraîné une modification constitutionnelle.

Le Conseil de l'Europe dispose d'une arme « nucléaire », trop puissante pour être souvent utilisée : l'exclusion, comme celle de la Grèce des colonels. La Russie, devant les événements en Tchétchénie, n'a cependant pas été exclue comme certains le réclamaient. La Hongrie prend depuis deux ans des décisions incompatibles avec les valeurs du Conseil de l'Europe, mais rien ne se passe...

Les Cours de Strasbourg et de Luxembourg se réunissent régulièrement et s'efforcent d'harmoniser leurs jurisprudences. Aux termes du traité de Lisbonne entré en vigueur le 14 décembre 2009, l'Union européenne a, en tant que telle, adhéré à la Convention. Pour rendre cette adhésion effective, il fallait l'accord des 47 membres, ce qui a été acquis avec le protocole 14. Comment l'Assemblée parlementaire va-t-elle élire le juge pour l'Union européenne ? Nous verrons. La crise de l'euro a mis au second plan cette question juridique. Dommage, car l'harmonisation est une bonne chose et il faut poursuivre la dynamique lancée.

La CEDH a réalisé de grandes choses, elle a fait progresser les droits et libertés dans de nombreux pays. Renforçons son efficacité sans diminuer son rôle ! (Applaudissements)

M. Jean-Pierre Sueur , président.- Merci à notre invité. La commission des lois se penche, à l'heureuse initiative de MM. Gélard et Michel, sur une question fondamentale. Nous surveillerons ce qui se passera à Brighton et nous rendrons prochainement, sans doute en mai, à Strasbourg.

Les thèmes associés à ce dossier

Page mise à jour le

Partager cette page