B. L'EXPOSÉ DU PROFESSEUR L. VAN OUTRIVE

Les accords de Schengen et le contrôle parlementaire

Aucune personne sensée ne peut nier la nécessité d'une coopération internationale dans les nombreux domaines couverts par les accords de Schengen. Mais quiconque a suivi les choses par intérêt politique ou professionnel aura assurément des objections. Sans doute ne faut-il pas aller aussi loin que l'expert néerlandais Meyers qui, dans l'introduction du numéro spécial de la revue néerlandaise des juristes de 1991, consacré à Schengen, a écrit : « Si l'on aime la démocratie, on ne peut qu'espérer que la convention de Schengen ne sera pas traduite dans le droit ». Dans le Discours qu'il a prononcé lors de la séance inaugurale solennelle de la Cour d'appel de Gand, le 1 er septembre 1993, le procureur général Bauwens à déclaré quant à lui : « Cette convention témoigne sans doute d'un sens prononcé de la réalité, mais bien moins du respect des principes démocratiques ».

Quoi qu'il en soit, comme vous le savez assurément, toutes sortes de `accords de coopération internationaux voient le jour dans le domaine de la justice et du maintien de l'ordre public - actuellement on parle plutôt de « sécurité » - que ce soit dans le cadre du troisième pilier du traité de Maastricht ou non, mais en tout cas aussi `à géographie variable'. Le problème est double. D'une part, nous sommes habitués au modèle d'État démocratique dit de Hobbes, qui offre un cadre aux initiatives institutionnalisées en matière de migration, d'asile, et certainement à la coopération policière. Ce qui nous fait d'ailleurs dire : « pas de police sans État ! » Ce cadre comporte une législation adéquate, une cour de justice, un Parlement législatif et investi du contrôle, ainsi qu'un Gouvernement. Mais, d'autre part, nous constatons qu'en raison du caractère transfrontalier de nombreux problèmes, les accords de coopération habituels, respectant pleinement la souveraineté des États participants, ne suffisent plus. C'est ce qui explique que des initiatives comme les accords de Schengen voient le jour. Du reste, des phénomènes similaires se produisent aussi dans d'autres domaines. Le résultat est qu'on se trouve finalement devant un « patchwork » d'ententes diverses, assorties de leurs institutions à des niveaux divers, avec des alliances variables d'États et de régions. Un des problèmes majeurs que cela pose est celui de la responsabilité (« accountabiliy ») : à qui les bureaucraties ad hoc créées de la sorte, dans la plupart des cas par des représentants des pouvoirs exécutifs, devront-elles rendre des comptes et par quelle population seront-elles légitimées ?

Comme vous le savez sans doute mieux que moi-même, on s'est plaint de toutes parts du « déficit démocratique » qu'entraîne la réalisation et le fonctionnement des accords de Schengen. La procédure de ratification, cet instrument du siècle dernier, par laquelle un accord déjà signé avec beaucoup de publicité par les ministres est soumis aux parlements - comme étant à prendre ou à laisser - n'apporte guère de remède, elle non plus. Je suis évidemment au courant des initiatives prises par plusieurs Parlements à l'occasion de la ratification, en vue d'être au moins informés ou de pouvoir débattre sur la suite. Cela veut dire que l'on entend surtout suivre les ordres du jour du comité exécutif. Mais j'ai également connaissance des problèmes qui en résultent.

Personnellement, je suis d'avis qu'il est illusoire de croire que sept, et bientôt dix à dix-sept Parlements ou un nombre plus grand encore pourront assurer un contrôle efficace. Cette situation permettra d'ailleurs très facilement d'opposer les Parlements les uns aux autres ou de mettre en relief des intérêts divergents.

À mon sens, les différents Parlements concernés feraient mieux d'instituer une commission de contrôle interparlementaire ad hoc. On pourrait d'ailleurs y associer le Parlement européen, eu égard au fait que l'article 142 de la convention prévoit la communautarisation, et compte tenu du fait que la Commission européenne participe également au comité exécutif.

Pourquoi une telle commission interparlementaire ? Je vois plusieurs raisons.

1° Je suis d'avis que d'un point de vue démocratique, il ne se justifie pas que les différents parlements ne témoignent pas du même intérêt pour la question, et qu'il faudrait dès lors, en tout cas, déléguer des personnes particulièrement intéressées.

2° Les accords de Schengen et leur fonctionnement sont devenus des questions extrêmement complexes, tant sur lu plan technique que sur le plan politique, pour lesquelles il convient d'engager des parlementaires dotés des connaissances et de la motivation requises. Une importante motivation est évidemment le fait que les accords de Schengen ne concernent pas uniquement les fonctionnaires ou les policiers, mais des gens, des citoyens, dans leur vie quotidienne. En outre, mes citoyens, représentés par les Parlements, ont le droit de savoir ce à quoi servent réellement de tels appareils coûteux `à la Schengen'.

3° Dans le cadre d'initiatives supranationales de ce genre, il faut travailler sans cesse sur une base comparative. Or, cela ne peut se faire de manière efficace que lorsque les uns et les autres sont mis en présence. Cela ne peut se faire à distance. Seul un tel travail comparatif pourra déboucher sur des positions parlementaires communes.

4° De cette manière, les Parlements compétents pourront être saisis à intervalles réguliers de rapports bien étayés, attirant leur attention sur d'éventuelles interventions nécessaires.

Jusqu'à présent, j'ai évoqué la forme dans laquelle le contrôle parlementaire pourrait être exercé, mais le contenu de ce contrôle appelle également une série de considérations.

Il serait utopique de prévoir une sorte de contrôle au jour le jour. Pourtant, la commission interparlementaire devrait déterminer elle-même ce qu'elle entend contrôler, et de quelle manière, afin de ne pas être livrée au bon vouloir de ministres ou de fonctionnaires supérieurs. Après la lecture de nombreux documents de travail, j'ai d'ailleurs pu constater que la présentation des choses à l'extérieur est plus d'une fois édulcorée. Du reste, bien des choses qui vont mal aujourd'hui ont été prédites depuis des années par toutes sortes d'intéressés et d'experts... Mais je comprends qu'il est parfois difficile de l'avouer.

Aujourd'hui, je devrai me limiterai à indiquer les grandes lignes de ce que pareil contrôle pourrait comprendre.

A. Il est clair que les ordres du jour du comité exécutif mais aussi du groupe central, revêtent la plus haute importance. Il faut surtout être très attentif aux procédures d'urgence dont le comité veut faire usage à présent. Personnellement, je trouve que les quatre manuels rédigés en vue de l'opérationnalisation contiennent des textes tout aussi importants que convention elle-même. Il s'indique également de suivre attentivement l'organigramme des groupes de travail, afin de requérir, le cas échéant, des rapports spécifiques.

B. Par ailleurs, il importe de prévoir une surveillance externe des organes de contrôle internes. À l'heure actuelle, il y en a plusieurs.

1° Les autorités de contrôle nationales et l'autorisé de contrôle commune pour Schengen. Celles-ci doivent assurer la protection des données et de la vie privée. Il serait bon de savoir qui s'adresse à ces instances et pour quels motifs, et aussi quelles initiatives ces autorités prennent elles-mêmes, et si elles disposent d'effectifs et de moyens suffisants.

2° Le contrôle de l'accès à l'interrogation au moyen du SIS (art. 103).

3° Le contrôle de l'enregistrement des demandeurs d'asile.

4° Le CIREA ou CIREFI - organes qui examinent la situation dans les pays d'origine des migrants des demandeurs d'asile - établissent des rapports. Il est important de vérifier à quelles sources (limitées) ils recourent pour ce faire.

5° Le comité ou le groupe d'experts prévu dans le cadre du groupe de travail « frontières », qui inventorie les difficultés qui se produisent aux frontières extérieures. Il est utile de vérifier si l'on examine aussi bien les difficultés des fonctionnaires que celles des citoyens.

6'Le « comité de suivi », qui vérifie le fonctionnement de la convention depuis le 28 mars. Cela me semble être un organe bien mystérieux !

C. Il y a, par ailleurs, encore une série de problèmes qualitatifs qui, à mon avis, appellent un suivi parlementaire. J'en compte 17 et je les énumère par ordre d'importance.

1° Il y a. premièrement, les relations entre les instances judiciaires et les fonctionnaires exécutifs donc pas seulement la police. Comment le contrôle judiciaire est-il organisé et y a-t-il réellement des dispositions légales régissant aussi bien ce contrôle que la possibilité d'échanger des données sur le plan international, par exemple en vue de l'observation et de la Poursuite policière ? Les Parlements devraient, en tout cas, veiller à ce que le contrôle judiciaire fonctionne également de manière efficace et que l'application des accords de Schengen puisse se faire partout sur une base juridique solide. Sinon, on risque oc voir - surtout dans des matières internationales - des fonctionnaires, et non pas des juges, se mettre à déterminer la procédure en justice. La compétence de la Cour de Justice de Luxembourg est un problème connexe à cet égard.

2° Une des principales plaintes à propos de Schengen était - et est toujours - que l'on attache beaucoup d'importance aux compétences de toutes sortes d'autorités, mais beaucoup, beaucoup moins à la position des citoyens, quelles que soient leur nationalité et leur qualité, qui d'une manière ou d'une autre sont concernés par l'application des accords On prévoit bien quelques droits formels, mais la question est de savoir si ces possibilités sont réellement rendues opérationnelles et si elles sont pratiquement réalisables. Il faudrait absolument le vérifier, et cela non seulement en ce qui concerne les contrôles aux frontières extérieures, mais aussi - par exemple - en ce qui concerne l'entraide judiciaire en matière pénale Ainsi se pose la question de savoir ce qu'il advient des personnes qui doivent être transfères d'un pays à l'autre et qui doivent souvent attendre très longtemps (art 31).

3° Actuellement, le SIS et la convention se focalisent manifestement sur l'application de l'article 96, qui vise les étrangers signalés aux fins de non-admission. Un suivi très attentif s'impose en cette matière, car elle suscite de nombreux problèmes : en rapport avec le transfert de personnes ; en ce qui concerne la nécessité contestée de produire des informations (SIRENE) complémentaires aux fins de motiver la mesure demandée ; en rapport avec l'octroi d'un permis de séjour ; en rapport avec le fonctionnement insuffisant de la concertation en application de l'article 25.

4° L'exécution de la politique d'asile se heurte également à des obstacles Les difficultés signalées concernent : des réfugiés qui se présentent sans documents des États participants qui attendent trop longtemps pour fournir les informations demandées, des problèmes d'interprétation dans les cas où la demande, tout en ayant été introduite après le 26 mars 1995, basée sur des faits antérieurs à celte date ; le manque d'harmonisation en ce qui concerne la preuve à fournir quant à la responsabilité d'un État déterminé pour le traitement de la demande

5° La politique en matière de visas n'est absolument pas encore au point et l'on constate surtout de grandes des inégalités en matière de politique de délivrance. La question mérite d'être suivie.

6° Un nombre considérable de termes clé sont de plus en plus remis en question en raison des interprétations divergentes dans les différents pays ; un « hit », titre de séjour, étranger, menace pour l'ordre public ou pour la sécurité ou sûreté nationale, etc.

7° Le système complémentaire SIRENE n'a pas été prévu dans la convention. Il doit déjà être étendu et se voit doté de tâches de plus en plus nombreuses en dehors de la fonction de support informatif du SIS. Il importe de suivre cette évolution

8* La coopération avec INTERPOL et EUROPOL est une question complexe, qui mérite d'être suivie.

9° Le débat est pleinement engagé sur la coopération avec les États nordiques, donc aussi avec la Norvège et l'Islande, qui ne sont pas membres de l'Union. Il serait utile que les Parlements de Schengen en discutent avec leurs collègues nordiques.

10° On constate une tendance à remplacer les contrôles aux frontières intérieures par des contrôles dans les zones frontalières, ce qui ferait de la suppression des contrôles aux frontières un grossier troc frauduleux. Ce serait d'ailleurs tout à fait contraire à l'esprit de l'article 7A du traité de Maastricht. Les Parlements devraient faire entendre leur voix à ce propos.

11° Il faudrait que la commission de contrôle interparlementaire sache quelles sont, dans les pays concernés, les instances qui émettent les signalements, fournissent les données et procèdent aux interrogations dans le cadre du SIS et de SIRENE. Qui dispose d'un terminal permettant de procéder partout et en tout temps à des contrôles ? (art. 92 et 101,4)

12° Il serait assurément utile de connaître les accords complémentaires en matière de coopération policière conclus en vertu de l'article 39, 4e alinéa. De même, il serait bon de savoir quels accords ont été conclus en vue d'étendre les possibilités d'observation et de poursuite (art. 40 et 41).

13° Il existe une possibilité d'étendre les traités d'extradition Sont-elles utilisées ? Par quels pays ? (Art. 59. 2e alinéa)

14° Le groupe de travail permanent « stupéfiants » ne semble guère obtenir de résultats (art. 70 et suivants). Il serait bon de suivre attentivement les travaux.

15° Quelles initiatives ont été prises pour contrôler exceptionnellement des organismes nuisibles et des déchets dangereux et non dangereux (art 121. 2 et 122, 2) ? A ce jour, on n'a aucune information à ce sujet.

16° Il est également recommandé de vérifier le nombre et le lieu d'affectation des agents de contact et de liaison des services de police et des douanes, y compris des services de sécurité.

17° La réglementation relative au contrôle des armes à feu (art 77 à 91) serait abrogée parce que en 1991, une réglementation européenne plus souple a été adoptée Ne faudrait-il pas revoir cette question ?

D. Toute une série de données quantitatives, demandées avec une certaine régularité, peuvent également donner une bonne idée du fonctionnement des accords de Schengen.

J'en compte 23, que j'ai répartis en groupes.

D.l. L'éloignement d'étrangers indésirables.

1° À qui délivre-t-on des visas (à validité générale, à validité territoriale limitée, de passage et de transit) ? Ces données sont d'ailleurs déjà collectées. Mais il faudrait également demander les chiffres et les caractéristiques des visas refusés.

2° Combien de titres de séjour sont délivrés à des étrangers en dépit d'un signalement aux fins de non-admission, a qui et sur quelles bases ? Combien d'entre eux (ne) sont (pas) inscrits dans les listes de signalement nationales ? (art. 25)

3° Quelles catégories d'étrangers pénétrant dans le territoire de Schengen sont, par exception, exemptées de l'obligation de déclaration auprès des autorités compétentes ? (art. 22,3)

4° À combien s'élèvent les compensations financières du déséquilibre résultant des éloignements obligatoires prévus a l'article 23 ? (art. 24)

5° Combien d'amendes ont été infligées aux sociétés de transport ? Quel en était le montant ? De quelles sociétés s'agit-il ? (art. 26)

D.2. L'entraide judiciaire

6° Combien de demandes d'entraide judiciaire ont été faites entre les autorités judicaires, quels étaient les pays concernés et quel en était l'objet ? (art. 53.1)

7° Combien de demandes d'entraide judiciaire ont été refusées, entre quels pays et pour quels motifs ? (art. 50.4)

8° À combien d'extraditions a-t-il été procédé, avec le consentement (sans procédure formelle) et sans le consentement des intéressés, entre quels pays et pour quels faits ? (art. 66,1)

9° Combien de commissions rogatoires ont été instaurées entre quels pays et pour quel genre d'affaires ? (art. 51)

D.3. Traitement des demandes d'asile 10' Combien de demandes d'asile et lesquelles, ont été traitées en dépit du fait que l'État traitant n'était pas compétent, et pour quelles raisons ? Quel était, dans ces cas, l'État compétent ? (art. 29, 4 et art. 33)

11° Combien de demandeurs d'asile, de quelle nationalité, et dans quels pays, ont demandé à pouvoir prendre connaissance des données les concernant pour les améliorer ou les vérifier (art. 38, 7) et combien de fois, quelles personnes, de quelle nationalité dans quels pays, ont eu recours à l'autorité de contrôle nationale ou commune ? (art. 38,12)

D.4. Le Système d'information Schengen

12' Combien de données ont été introduites dans le SIS, par pays, sur la base des articles 95, 96,97, 98 99 et 100 ? (Les chiffres existent, mais sont incomplets à ce jour)

13° Combien de contrôles `positifs' ont été effectués au moyen du SIS, par pays, à l'intérieur et à l'extérieur du pays, sur la base des articles 95 à 100 ? (art. 96) (Les données existent, mais sont incomplètes à ce jour)

14° Combien de personnes, de quelle nationalité, et dans quels pays, ont introduit une demande en vue de faire corriger leurs données ? (art. 110 et 111 )

15' Combien de personnes, de quelle nationalité et dans quels pays, ont introduit une demande auprès de l'autorité de contrôle commune pour quelles questions ? (art. 114,1 et 2, art. 115,3)

16° Combien d'actions en dommages-intérêts ont été intentées, par qui, dans quels pays, pour quelles questions ? (art. 116)

17° Combien de signalements de données erronées ont été faits à une partie signalante et quelles étaient les parties concernées ? (art. 106,2)

18° Combien de fichiers ont été assortis d'une indication (« flag »), par quels pays, à rencontre de quels pays et pour quels motifs ? (art. 99.6)

19° Contrairement aux règles concernant la protection des données, combien de données ont été utilisées à d'autres fins avec autorisation, quels étaient les pays concernés, et pour quelles questions ? (art. 126, alinéa 3a)

20° Combien de communications de données ont eu lieu avec l'autorisation des parties intéressées quels étaient les pays concernés, pour quelles questions ? (art. 129, b)

D.5. La coopération policière

21° Combien d'observations et poursuites ont été formellement exécutées, avec et sans caractère d'urgence, quels étaient les pays concernés, pour quelles questions ? (art. 39 et 40

22° Quelles observations et poursuites ont été arrêtées, quels étaient les pays concernés, pour quelles questions ? (art. 41)

D.6. Les stupéfiants

23' Combien de livraisons contrôlées ont organisées dans le cadre de la lutte contre les stupéfiants quels étaient les pays concernés et dans quels pays les interventions ont-elles eu lieu ? (art. 73.1)

Conclusion

Ce n'est que de la manière qu'ils détermineront eux-mêmes que les Parlements concernés pourront exercer un contrôle efficace. J'estime qu'il s'agit d'un devoir démocratique. On dit à juste titre que les accords de Schengen constituent un « laboratoire ». C'est bien le cas, parce qu'on procède à toutes sortes d'expériences très coûteuses dans ce cadre. Cependant, il faudrait aussi songer à procéder à une expérience sérieuse quant au contrôle politique d'une entreprise supranationale d'un type nouveau, qui à l'avenir, servira sans nul doute de modèle.

Les thèmes associés à ce dossier

Page mise à jour le

Partager cette page