Mardi 26 avril 2011

- Présidence de M. François Autain, président -

Audition de M. Jean-Michel Alexandre, professeur de pharmacologie, ancien président de la commission d'autorisation de mise sur le marché (1985-1993), ancien directeur de l'évaluation des médicaments à l'Agence du médicament et à l'Agence française de sécurité sanitaire des produits de santé (1993-2000), ancien président du comité des médicaments à usage humain au sein de l'Agence européenne du médicament (1995-2000)

M. François Autain, président. - Nous poursuivons nos auditions avec M. le professeur Jean-Michel Alexandre, professeur de pharmacologie, ancien président de la commission d'autorisation de mise sur le marché (AMM) (1985-1993), ancien directeur de l'évaluation des médicaments à l'Agence du médicament et à l'Agence française de sécurité sanitaire des produits de santé (1993-2000) et ancien président du comité des médicaments à usage humain au sein de l'Agence européenne du médicament (1995-2000).

Je vous rappelle, monsieur le professeur, que cette audition est ouverte à la presse et fait l'objet d'un enregistrement audiovisuel en vue de sa diffusion sur le site Internet du Sénat et éventuellement sur la chaîne Public Sénat.

En application de l'article L. 4113-13 du code de la santé publique, je vous demande de nous faire connaître, si vous en avez, vos liens avec des entreprises produisant ou exploitant des produits de santé ou des organismes de conseil intervenant sur ces produits.

M. Jean-Michel Alexandre. - Ma réponse est très claire : pendant que j'étais en exercice au sein de l'administration, je n'ai eu aucun lien ni aucun émolument de la part de l'industrie. On ne peut pas être d'un côté et de l'autre. Etant dans le service public, il était inconsidéré pour moi d'avoir quelque relation commerciale ou industrielle que ce fût avec les entreprises du médicament.

Lorsque j'ai décidé de quitter l'administration fin 2000, ne pouvant obtenir les moyens qui me paraissaient nécessaires, j'ai envisagé, à la demande de plusieurs industriels, d'exercer une fonction de conseil scientifique. Pour ce faire, j'ai demandé l'autorisation du directeur de l'Agence de l'époque, Philippe Duneton, qui a interrogé la commission de déontologie. L'Agence comportait une cellule de déontologie présidée par un magistrat, M. Lionel Benaïche.

La commission, instituée par l'article 87 de la loi n° 93-122 du 29 janvier 1993, s'est déclarée incompétente car j'exerçais toujours des fonctions hospitalo-universitaires. Une lettre signée par le directeur général, Philippe Duneton, fait le point sur cette situation.

M. François Autain, président. - Pourrez-vous nous remettre cette lettre, monsieur le professeur ?

M. Jean-Michel Alexandre. - Je vous la communiquerai. En voici le contenu : « Je vous prie de trouver ci-joint l'avis rendu par la commission (...) le 7 juin dernier. Cette commission s'est déclarée incompétente pour statuer sur la compatibilité des activités de consultant indépendant projetées, dans la mesure où vous continuez à exercer des fonctions administratives en position d'activité. Il est à souligner que cette instance ne se prononce pas non plus sur la compatibilité des activités privées que des fonctionnaires souhaitent cumuler avec les fonctions administratives qu'ils continuent d'exercer en position d'activité. Je me range à l'avis de cette instance mais estime personnellement souhaitable, compte tenu des éminentes fonctions occupées successivement depuis 1993 à l'Agence du médicament puis à l'Agence française de sécurité sanitaire des produits de santé (Afssaps), que vous vous absteniez, pendant une durée de cinq ans à compter du début de votre nouvelle activité, de toute relation professionnelle avec l'Agence. ».

M. François Autain, président. - Il s'agissait d'éviter les conflits d'intérêts avec l'Agence.

M. Jean-Michel Alexandre. - Il n'était pas question de consulter qui que ce soit de mon ancienne équipe pour un dossier et a fortiori pour promouvoir les intérêts d'une firme pharmaceutique ou pour défendre un dossier. Je ne l'ai jamais fait, non seulement parce qu'on ne me le demandait pas mais aussi car j'étais consultant scientifique pour les produits en développement. Je rendais un avis aussi indépendant que possible dont les firmes pharmaceutiques faisaient ce qu'elles voulaient. Il ne s'agissait aucunement d'intervenir auprès de tel ou tel expert ou instance pour faire passer un dossier.

J'ai travaillé comme consultant scientifique indépendant en disant ce que j'avais à dire, sans promouvoir ni les intérêts d'une firme, ni un médicament, pour trente à quarante laboratoires dans le monde. D'ailleurs je pourrais plus facilement citer les firmes pour lesquelles je n'ai pas travaillé que celles sur les dossiers desquelles je me suis penché.

M. François Autain, président. - Je vous remercie d'avoir abordé ce sujet avant même que nous vous posions la question.

Elle me paraît particulièrement importante, notamment au regard de la réglementation européenne. M. Lönngren, que vous connaissez peut-être, l'ancien président de l'EMA, a comme vous quitté ses fonctions et on lui reproche aujourd'hui d'avoir immédiatement travaillé pour l'industrie privée. Cela fait actuellement l'objet d'un contentieux. Je pense qu'il faut examiner ces questions avec beaucoup d'attention.

M. Jean-Michel Alexandre. - Il s'agit de Thomas Lönngren. Il semble que contrairement au règlement intérieur qui prévoyait une période de « sevrage » de deux ans, il est rentré dans une société de consulting, NDA, et il va donc être obligé pour le moins de différer son entrée dans cette société ou dans une autre.

M. François Autain, président. - Je comprends que la commission que vous aviez saisie se soit estimée incompétente. Il me semble que la commission de déontologie aurait été plus à même de répondre à une telle demande. Je ne sais pas si elle existait déjà. Vous ne l'avez pas saisie à l'époque.

M. Jean-Michel Alexandre. - Ce n'est pas moi qui ai saisi la commission mais le directeur de l'Agence, en accord avec le magistrat qui travaillait à l'Agence, à savoir M. Benaïche. Ils ont saisi la commission créée par l'article 87 de la loi de janvier 1993. Je n'ai pas participé à la saisine.

M. François Autain, président. - S'agit-il de la commission de déontologie telle que nous la connaissons aujourd'hui, qui se prononce sur les conflits d'intérêts ?

M. Jean-Michel Alexandre. - Je l'ignore.

M. François Autain, président. - Nous pouvons nous demander pourquoi notre réglementation n'est pas en accord avec la réglementation européenne, qui prévoit un délai de « sevrage » de deux ou trois ans entre le moment où l'on quitte une administration et le moment où l'on reprend des activités de conseil pour l'industrie.

M. Jean-Michel Alexandre. - Cela pouvait me paraître légitime. Cependant je ne suis pas sûr qu'il s'agisse d'un règlement européen. Il s'agit d'un règlement interne à l'Agence. Dans d'autres professions, il est possible de passer librement d'un exercice professionnel dans la fonction publique à des activités privées. C'est quelque chose qui ne me regarde pas.

L'autorisation m'a été donnée sous conditions. J'ai respecté ces conditions et même au-delà puisqu'au cours des dix années qui ont suivi, je ne suis jamais intervenu ni à l'Agence européenne, ni à l'Agence française pour faire passer un dossier, défendre les intérêts d'une firme pharmaceutique ou faire pression. Mon rôle n'était pas de cet ordre.

M. François Autain, président. - Je souhaite aborder vos autres activités dans le privé, en plus de Jean-Michel Alexandre SARL il y a Pharnext.

M. Jean-Michel Alexandre. - Un ami m'a demandé de faire partie du conseil de direction de cette société de biotechnologie, en raison de mes connaissances scientifiques. Cette société enregistre des brevets et essaie de développer des molécules sur un concept intéressant.

M. François Autain, président. - Pouvez-vous nous expliquer ce qu'est le drug repositioning ?

Mme Marie-Thérèse Hermange, rapporteur. - Sur quel concept Pharnext travaille-t-elle ?

M. Jean-Michel Alexandre. - Elle travaille sur le concept de pléothérapie, proposé par le professeur Daniel Cohen qui est l'un des inventeurs de la carte du génome humain. Ce concept consiste à proposer une association de molécules existantes sur le marché, avec des indications très différentes de celles qui sont visées, pour des doses très inférieures, afin d'agir sur des molécules cibles qui interviennent sur les circuits de régulation physiopathologiques. Ceci porte sur différentes maladies à contexte génétique (diabète, maladie d'Alzheimer, etc.). Pour l'instant, les preuves n'existent qu'au plan expérimental, c'est-à-dire sur des animaux, notamment transgéniques et sur des données in vitro. Cette approche apparaît non seulement originale mais aussi très prometteuse.

Je participe au conseil de direction pour apporter mon aide sur le plan scientifique et réglementaire. J'indique la marche à suivre pour proposer un dossier de développement clinique qui puisse être présenté un jour à une commission d'AMM. Je ne touche aucune indemnité à ce titre.

M. François Autain, président. - Est-ce cela le drug repositioning, dont Pharnext passe pour un spécialiste sur Internet ? Il s'agit du développement de traitements innovants à partir de médicament existants, dont la toxicité est déjà connue et tolérable.

M. Jean-Michel Alexandre. - C'est exact, à des doses très faibles et pour des indications différentes, dans la mesure où il existe des preuves expérimentales d'interaction sur des molécules considérées comme essentielles pour la régulation physiopathologique.

Mme Marie-Thérèse Hermange, rapporteur. - Monsieur le professeur, nous intervenons dans le cadre de notre mission de contrôle de la politique que nous mettons en place pour évaluer, à partir de ce dossier du Mediator, la politique du médicament conduite en France et réfléchir à une réforme possible de cette politique. Vous êtes pharmacologue. Comment vous positionnez-vous aujourd'hui dans le débat sur la composition pharmaco-chimique et les effets du Mediator ? Est-ce que les effets du benfluorex sont très différents de ceux des amphétamines, malgré une parenté chimique ? Est-ce que le benfluorex donne naissance ou non à de la fenfluramine ? Les taux de composés circulants sont-ils très différents de ceux de l'Isoméride ?

Jugez-vous que l'indication « diabète » aurait dû être retirée - notamment au regard de l'efficacité du Mediator comme adjuvant au régime du diabète - et si oui, à partir quelle date ?

M. Jean-Michel Alexandre. - Je souhaite d'abord répondre à la deuxième question. J'ai longtemps réfléchi à ce dysfonctionnement majeur du système de santé. Le produit a été retiré fin 2009. Il est absolument évident qu'il aurait dû être retiré avant.

M. François Autain, président. - A quelle date ?

M. Jean-Michel Alexandre. - Je vais essayer de vous le dire et de vous donner les raisons de mon point de vue, cela n'a pas été fait. Je me suis longuement interrogé, pouvant porter personnellement une responsabilité puisqu'en place jusqu'à fin 2000. Il convient de distinguer deux périodes : de 1993 à la fin de l'année 2000 et une deuxième période au cours de laquelle les événements indésirables se sont accélérés. En 1999, nous n'avions répertorié qu'une valvulopathie et une hypertension artérielle pulmonaire. Néanmoins, en 2007 les hypertensions artérielles pulmonaires primitives en monothérapie étaient au nombre de trois et les valvulopathies au nombre de dix. Il y en avait trente en mai 2009. Il est plus aisé de répondre sur la deuxième partie, en prenant en compte, d'une part, la nocivité, d'autre part, l'efficacité thérapeutique. On entend beaucoup de choses à partir du rapport de l'Igas. On parle de connivence. On suggère la concussion, la compromission, on parle non seulement de connivence mais de complaisance. De mon point de vue, le produit aurait dû être retiré en 2007. Il aurait pu être retiré en 2005. Le problème aurait dû être évoqué en 2003.

Pour porter un jugement, il faut se souvenir de deux choses. D'une part, la responsabilité des instances d'évaluation, c'est-à-dire des experts, qui sont essentiellement la commission nationale de pharmacovigilance avec son comité technique et la commission d'AMM. D'autre part, il existe bien entendu une responsabilité de l'administration. Les rôles sont différents : l'évaluation est réalisée par l'expertise externe. Les avis sont donnés au directeur général qui est censé les suivre, sauf exception. L'administration n'est pas chargée d'évaluer les dossiers mais de servir de secrétariat, d'intendance, et de programmer le passage en séance des dossiers, prévoir un ordre du jour, veiller à la bonne tenue des réunions, faire un compte rendu, préparer les décisions pour le directeur général, veiller à ce que les études recommandées ou promises soient menées, convoquer s'il en est besoin des comités d'experts, autrement dit faciliter le travail. L'évaluation est donc réalisée non par l'administration mais par les instances d'évaluation.

M. François Autain, président. - Vous voulez dire la direction de l'évaluation.

M. Jean-Michel Alexandre. - C'est exact. Le système français est basé sur l'expertise externe. C'est très différent de ce qui se passe par exemple aux Etats-Unis où le système est à la fois celui de l'expertise externe avec les « advisory board » et où l'administration a un rôle déterminant dans l'évaluation du médicament.

En France, pour suspendre ou révoquer une AMM, l'article L. 5121-8 et l'arrêté R. 5121-42 du code de la santé publique prévoient très clairement les conditions nécessaires : une nocivité dans les conditions normales d'utilisation ou une efficacité non démontrée ou insuffisante au regard des effets indésirables. Dans ce contexte, ce n'est pas un raisonnement pharmacologique qui peut entraîner une suspension ou un retrait d'AMM. Il faut des faits bien concrets attestant les deux conditions susmentionnées.

En 2007, trois cas d'hypertension pulmonaire sont déclarés mais l'on considère qu'ils ne constituent pas un signal significatif de toxicité. Dix valvulopathies sont déclarées, dont deux valvulopathies pathognomoniques, c'est-à-dire portant la signature d'une atteinte par les fenfluramines. La première observation publiée par l'école de Toulouse date de 2006. L'école de Toulouse disposait des pièces anatomiques indiquant une atteinte fenfluraminique aux plans anatomique et histologique. Il s'agissait d'une véritable signature. En 2003, une observation espagnole attestait de cet aspect propre à l'Isoméride et au Pondéral. Cette publication ne signalait cependant pas si les patients avaient reçu de l'Isoméride ou du Pondéral.

La commission n'a toutefois pas conclu formellement. Elle a seulement fait état de ce que les indications, notamment celle du diabète, étaient peu claires et non conformes aux données disponibles. Elle conclut qu'il faut tenir compte de l'analogie structurale avec la fenfluramine de la formation de norfenfluramine, des effets neuropsychiatriques et de la survenue de valvulopathies et d'hypertensions artérielles pulmonaires de même nature qualitative que les effets indésirables qui avaient entraîné la suspension des autorisations d'AMM de l'Isoméride et du Pondéral.

Certains membres de la commission ont fait savoir qu'à titre personnel, ils estimaient que le rapport bénéfices-risques était négatif. Il s'agit de la commission nationale de pharmacovigilance du 27 mars 2007. C'était assez clair. Nous pouvons regretter que cette instance n'ait pas recommandé la suspension ou le retrait.

Le 5 avril 2007, la commission d'AMM, saisie des problèmes de pharmacovigilance et de l'éventualité d'une revue des indications, supprime l'indication portant sur les hypertriglycéridémies mais estime, d'une façon extravagante, qu'il n'existe aucun motif de santé publique à ne pas maintenir l'indication dans le diabète. Or cette indication n'était qu'un minimum ; elle ne correspondait pas aux indications reconnues à travers le monde que sont le traitement du diabète en association à un régime adapté. Cette indication était libellée ainsi : « traitement adjuvant du régime ».

M. François Autain, président. - Pensez-vous qu'à ce moment-là, la commission aurait dû retirer le produit du marché ?

M. Jean-Michel Alexandre. - Oui. Plus encore, l'administration n'a pas essayé de savoir où était la vérité. Elle n'a pas essayé de concilier les positions des deux commissions.

M. François Autain, président. - Lorsque vous parlez de l'administration, faites-vous référence au directeur général de l'Afssaps ou au directeur de l'évaluation ? Vous avez distingué tout à l'heure le rôle de l'administration et celui de l'évaluation.

M. Jean-Michel Alexandre. - Je pense, à partir du rapport de l'Inspection générale des affaires sociales (Igas), que le directeur général était parfaitement informé de cette discordance - il faut cependant le vérifier - et qu'il aurait dû en prendre la responsabilité.

M. François Autain, président. - Le directeur de l'évaluation n'avait donc aucun rôle à jouer en l'occurrence.

M. Jean-Michel Alexandre. - En l'occurrence, on ne peut pas laisser deux commissions dire le contraire l'une de l'autre. Qui plus est, on essaie de connaître la vérité. Il n'a été procédé à aucun effort d'éclaircissement et l'administration a pris les avis de la commission d'AMM en disant qu'il n'y avait aucun motif de santé publique remettant en cause l'indication dans le diabète. Pourtant, lors de cette évaluation, l'efficacité du médicament n'était pas prouvée.

Par conséquent, il apparaît très clairement le fait que la commission de pharmacovigilance n'a pas été capable d'élaborer une conclusion définitive. La commission d'AMM n'a pas été capable de prendre en compte les risques. L'administration n'a pas joué son rôle. De mon point de vue, il existe des responsabilités très claires, à la fois de la part des instances d'évaluation et de l'administration.

M. François Autain, président. - Le directeur général a d'ailleurs démissionné. Il en a tiré les conséquences.

M. Jean-Michel Alexandre. - C'était en 2007. La situation était assez convaincante.

Il est à noter qu'en juillet 2009, compte tenu des trente valvulopathies connues, la commission considère qu'il existe un signal qu'il convient d'explorer. Elle se place donc en retrait par rapport à sa position de 2007. Cela montre très clairement que les structures de pharmacovigilance n'ont ni la responsabilité ni la compétence d'évaluer et de gérer les risques afférents aux effets indésirables. Selon le code de la santé publique, la pharmacovigilance consiste en la surveillance des risques d'effets indésirables. Il ne s'agit pas de risques liés aux effets indésirables mais de risques de survenue des effets indésirables. On analyse le risque et l'imputabilité et on en tire les conséquences que l'on peut. Il n'est nullement prévu que la pharmacovigilance analyse et gère des risques pathogènes et prenne en compte le bénéfice. Ceci semble tacitement réservé à la commission d'AMM.

En 2005, le produit aurait pu être retiré. Deux cas d'hypertension artérielle pulmonaire et cinq cas de valvulopathies, dont les valvulopathies gnomoniques espagnoles, avaient été signalés. La commission a conclu qu'il n'existait pas de signal significatif de toxicité. Elle est donc passée à côté. Elle a demandé une réévaluation du rapport bénéfices-risques, qui n'a eu lieu qu'un an et demi après les résultats que nous venons d'évoquer. Si la réévaluation avait été faite immédiatement et correctement, elle aurait pu aboutir à une remise en cause du rapport bénéfices-risques. L'enquête de pharmacovigilance a tout de même été étendue aux hypertensions artérielles pulmonaires. Il était prévu d'interroger les dix-sept centres régionaux de pharmacovigilance pour examiner si d'autres cas pouvaient être reliés à la prise de Mediator. Je ne sais pas si cette enquête a eu lieu.

M. François Autain, président. - Monsieur le professeur, tout ce que vous nous indiquez est intéressant mais nous aimerions que vous évoquiez la période à laquelle vous étiez en fonction. Nous considérons comme vous que ce produit aurait dû être retiré au moins en 2005 mais pensons qu'il aurait pu être retiré avant, à la période durant laquelle vous étiez en fonction.

M. Jean-Michel Alexandre. - J'y viens. Au vu des dommages subis par les malades et les familles, je me suis posé la question. Je vais essayer de vous donner les fruits de mes réflexions en me fondant sur des faits et sur des raisonnements et pas sur des jugements totalement subjectifs. En 2003, la suspension aurait dû ou pu être évoquée car il y a eu l'observation espagnole. Les Espagnols et les Italiens avaient retiré l'AMM. Je crois que les responsables de la pharmacovigilance n'ont pas été au courant de ces événements.

M. François Autain, président. - C'est une certitude. Cette période montre très clairement les déficiences des deux systèmes d'évaluation - commissions d'AMM et de pharmacovigilance - et le rôle que l'administration n'a pas tenu. Cela n'exonère pas les responsabilités dans une période antérieure.

Le rapport de l'Igas fait état de deux opportunités pour suspendre ou retirer l'AMM : la première en 1995 et la deuxième en 1999.

Mme Marie-Thérèse Hermange, rapporteur. - En 1995, le benfluorex est interdit dans les préparations magistrales.

M. Jean-Michel Alexandre. - J'y viens.

Mme Marie-Thérèse Hermange, rapporteur. - Une telle décision n'a d'ailleurs pas été prise en Italie.

M. Jean-Michel Alexandre. - L'Italie a retiré le produit en 2003. L'Espagne a retiré le benfluorex en 2003 ou 2004 sans l'interdire dans les préparations magistrales.

Mme Marie-Thérèse Hermange, rapporteur. - C'est exactement ce que je voulais dire ; c'est l'inverse de ce qui a été décidé en France.

M. François Autain, président. - J'aurais préféré cette solution pour la France.

M. Jean-Michel Alexandre. - L'Igas nous reproche le fait qu'on ait ignoré que le Mediator était un anorexigène. Si on l'avait su, cela aurait permis d'écarter cette spécialité dès 1995.

M. François Autain, président. - Vous maintenez qu'on ne savait pas que c'était un anorexigène ?

M. Jean-Michel Alexandre. - J'y viens. Je recense les reproches faits par l'Igas qui indique que si l'on avait su que le Mediator était un anorexigène, on aurait pu écarter cette spécialité, c'est-à-dire suspendre l'AMM. Enfin, le rapport de l'Igas met en exergue un manque de raisonnement pharmacologique, ce qui est une attaque personnelle à mon encontre.

Le produit était-il un anorexigène ? Chez le rat, à partir de certaines doses, il est incontestable que ce produit est un anorexigène. Aucun élément ne le démontre néanmoins chez l'homme. La petite perte de poids observée n'est en rien comparable à celle de la fenfluramine. Les études Moulin, certes contestables, montrent un effet antidiabétique d'amplitude semblable à celle des nouvelles classes d'antidiabétiques et ceci indépendamment de la perte de poids.

M. Gilbert Barbier. - Ce produit était-il considéré comme un dérivé amphétaminique dès sa mise sur le marché ?

M. Jean-Michel Alexandre. - Il s'agissait bien plus que d'un amphétaminique. C'était un fenfluraminique.

Le Pondéral et l'Isoméride étaient des fenfluramines ayant un métabolique toxique (la norfenfluramine). Le benfluorex avait ces deux propriétés communes.

M. Gilbert Barbier. - Pourquoi cela n'a-t-il pas été considéré comme tel ?

M. Jean-Michel Alexandre. - Cela a été considéré comme tel dès le début.

Le rapport de l'Igas soutient que le Mediator est un anorexigène, en particulier à cause de ses propriétés à certaines doses chez l'animal. L'Igas affirme sans preuve, sans rigueur scientifique, que la norfenfluramine est le seul métabolite actif.

M. François Autain, président. - C'est le professeur Lechat, directeur de l'évaluation qui le souligne et non les rapporteurs de l'Igas. Son étude a été faite à leur demande et eux-mêmes ne se seraient pas permis d'avoir une opinion personnelle.

M. Jean-Michel Alexandre. - Ces propos ont été repris par l'Igas. Elle conclut au fait que deux autres métabolites ne peuvent pas avoir d'activité car leurs concentrations plasmatiques sont faibles. Or c'est oublier que ces métabolites sont censés être actifs sur le foie. Les concentrations plasmatiques ne reflètent nullement ce qui peut se passer dans le foie.

M. François Autain, président. - Vous contestez ainsi l'analyse faite par le professeur Lechat.

M. Jean-Michel Alexandre. - Je conteste en partie l'analyse faite par le professeur Lechat. Il dit bien qu'il existe des propriétés sur les triglycérides de même type que les clofibrates, ainsi que des propriétés antidiabétiques. Ses conclusions sont beaucoup moins nuancées sur ce point. J'affirme que scientifiquement, il n'est pas possible d'exclure d'un trait de plume le fait que ces métabolites puissent être actifs.

Je regrette que l'Igas n'ait pas interrogé le laboratoire car il aurait pu apporter des précisions sur ce point particulier.

M. François Autain, président. - Nous l'avons fait. Il dit effectivement absolument l'inverse.

M. Jean-Michel Alexandre. - Les seules données dont nous disposons chez l'homme sont celles d'un antidiabétique et non d'un anorexigène.

M. François Autain, président. - Sur quoi vous basez-vous pour conclure qu'il s'agissait d'un antidiabétique ?

M. Jean-Michel Alexandre. - L'étude Moulin montre une chute de l'hémoglobine glyquée.

M. François Autain, président. - Cette étude n'a pas été retenue par les instances pour des raisons méthodologiques.

M. Jean-Michel Alexandre. - Ces données existent alors que toute l'argumentation de l'Igas, à partir du rapport de M. Lechat, est purement théorique et ne prend pas en compte les données existantes qui ne permettent pas de conclure à l'existence d'un effet anorexigène.

Par ailleurs, nous pouvons nous interroger sur le rôle des métabolites, qui n'existent pas avec la fenfluramine - à savoir le S422 et le S1475.

M. François Autain, président. - Dès lors, pourquoi avez-vous retiré le benfluorex des préparations magistrales alors ce n'était pas un anorexigène ?

M. Jean-Michel Alexandre. - Si l'on avait su qu'il s'agissait d'un anorexigène, nous n'aurions pas retiré le produit car il ne s'agit ni d'une condition nécessaire, ni d'une condition suffisante. Nécessaire, car il existe deux types d'anorexigènes : amphétaminiques et fenfluraminiques. D'autres substances, notamment les dérivés de l'ergot, entraînent des lésions valvulaires du type de celles des fenfluramines. Suffisante car il n'est pas prouvé que les amphétaminiques déterminent les hypertensions artérielles pulmonaires et les valvulopathies.

M. François Autain, président. - Pourtant...

M. Jean-Michel Alexandre. - Lorsqu'en 1999, le comité des spécialités pharmaceutiques s'est prononcé pour la suspension de l'ensemble des anorexigènes, c'est-à-dire les spécialités recommandées dans le traitement de l'obésité, des fenfluraminiques comportaient des effets indésirables de type hypertension artérielle pulmonaire et valvulopathie et des amphétaminiques manquaient d'effets thérapeutiques prolongés sur l'obésité. L'un de ces amphétaminiques, la phentermine, qui a été retirée en Europe, est toujours utilisée en Nouvelle-Zélande, en Australie et même aux Etats-Unis.

Nous entendons beaucoup parler d'une nouvelle spécialité proposée dans le traitement de l'obésité : Nesca. Cette spécialité consiste en une association de topiramate - qui est un antiépileptique, ce qui montre bien qu'un médicament peut avoir différents effets pharmacologiques - et de phentermine. La Food and Drug Administration (FDA) a pour l'instant refusé cette spécialité, non à cause de la présence de phentermine mais parce que le topiramate provoque des malformations congénitales, notamment des atteintes de la voûte palatine. Il n'est en aucune façon question d'hypertension artérielle pulmonaire ou de valvulopathie.

Le fait de savoir que le Mediator était un anorexigène n'était ni une condition nécessaire ni une condition suffisante pour envisager le retrait.

En 1995, on me dit que nous avons retiré l'ensemble des anorexigènes ou restreint de façon drastique leur utilisation, de telle manière que leur chiffre de ventes s'est effondré. Si le benfluorex était un anorexigène, celui-ci aurait dû être soumis aux mêmes règles. C'est oublier que les règles de restriction d'utilisation appliquées en 1995 portaient sur des spécialités pharmaceutiques dont l'indication était la perte de poids, pour lesquelles des effets indésirables avaient été rapportés au cours de la notification spontanée à la pharmacovigilance et/ou observées dans le cadre de l'étude International Primary Pulmonary Hypertension Study (IPPHS). Des données montraient ou laissaient supposer une certaine nocivité d'emploi. Aucun effet indésirable de type valvulopathie et de type hypertension artérielle pulmonaire n'était mentionné pour le benfluorex.

M. François Autain, président. - En 1994...

M. Jean-Michel Alexandre. - Nous ne pouvions pas, quand bien même nous l'aurions souhaité en considérant que le produit était un anorexigène, le retirer du marché. C'est l'analyse que j'ai faite a posteriori. Je pense que c'est celle qui a été faite par l'instance de pharmacovigilance dont c'est le rôle, avec la responsabilité pour l'administration de vérifier le bien-fondé de l'analyse.

S'agissant des préparations magistrales, il n'était pas possible de restreindre l'utilisation de la spécialité pour les raisons que j'ai précédemment indiquées. Fallait-il pour autant croiser les bras ? C'était un dérivé de l'amphétamine et de la fenfluramine. On a su plus tard qu'il existait un métabolite commun et qu'il y avait une interrogation sur le potentiel anorexigène. Il existait dès lors un risque de dérive d'utilisation lorsque nous avions restreint l'usage des anorexigènes. La seule façon de limiter les risques était de s'attaquer aux préparations magistrales.

M. François Autain, président. - Pourquoi ne pas s'attaquer aux préparations pharmaceutiques également ?

M. Jean-Michel Alexandre. - Nous ne le pouvions pas.

M. François Autain, président. - Pourquoi ?

M. Jean-Michel Alexandre. - J'ai essayé de vous l'expliquer. Il n'y avait pas d'effets indésirables pouvant motiver une restriction d'utilisation du Mediator.

M. François Autain, président. - Il n'existait pas non plus d'effets indésirables pour les préparations magistrales.

M. Jean-Michel Alexandre. - Non mais il pouvait y avoir une dérive d'utilisation.

M. François Autain, président. - Pour les préparations pharmaceutiques également. Je ne comprends pas pourquoi vous ne les avez pas supprimées. Je ne comprends pas cette incohérence entre préparations magistrales et pharmaceutiques.

M. Jean-Michel Alexandre. - On appelle spécialités pharmaceutiques les médicaments préparés à l'avance. Il n'y a pas d'incohérence. La commission de pharmacovigilance a pris très probablement en compte le fait qu'en l'absence d'effets indésirables au sens du code de la santé publique, on ne pouvait ni suspendre le benfluorex ni en restreindre l'utilisation. En 1995, nous ne pouvions pas nous attaquer aux spécialités pharmaceutiques, c'est-à-dire au médicament spécialisé sous le nom de Mediator. En revanche, dans la mesure où il existait une interrogation sur la potentialité anorexigène, il pouvait y avoir un report de prescription sur des préparations magistrales.

M. François Autain, président. - Ce report de prescription ne pouvait-il pas s'opérer sur les préparations pharmaceutiques ?

M. Jean-Michel Alexandre. - Il pouvait exister un report sur les spécialités pharmaceutiques mais nous pouvions contrôler ou suivre les prescriptions et les délivrances. La même chose a d'ailleurs été faite en 2006 pour les hormones thyroïdiennes. Elles avaient été interdites des préparations magistrales alors qu'elles étaient maintenues en spécialités pharmaceutiques afin d'éviter le report ou l'utilisation incontrôlée en préparations magistrales.

M. François Autain, président. - Restons en 1995. Vous dites que vous n'avez pas retiré le Mediator car vous aviez un contrôle sur le mésusage, que vous ne pouviez pas avoir avec les préparations magistrales. Permettez-nous d'être quelque peu sceptiques quand on connaît le sort qui a été réservé à la lettre adressée à la direction générale de l'Afssaps par les médecins-conseil de l'assurance maladie, qui alertait sur ce point la direction générale de la santé.

M. Jean-Michel Alexandre. - Si vous le voulez bien, je traiterai cette question à part. Je voudrais terminer mon propos sur le point sur les préparations magistrales qui résulte d'une recommandation de la commission de pharmacovigilance de juin 1995. Le problème a été traité directement par le directeur de l'Agence, Didier Tabuteau. Nous avons la chance d'avoir un directeur très versé dans les affaires de pharmacovigilance. Il a d'ailleurs écrit un livre qui traite du principe de précaution et de l'histoire de la fin des coupe-faim. Il s'honore de l'action qui a été menée. Il est certain que le directeur général n'a agi qu'en fonction des données qui lui avaient été transmises par la pharmacovigilance, en lui expliquant qu'à ses yeux le produit ne pouvait être taxé d'anorexigène. Il n'existait pas d'effets indésirables qui permettaient de restreindre l'utilisation...

M. François Autain, président. - Il existait un doute quant à la dimension anorexigène du produit.

M. Jean-Michel Alexandre. - Je vais vous dire les mesures qui ont été prises. Il y a une note transparente à cet égard, de Didier Tabuteau à la Direction générale de la santé, faite sur la recommandation de la commission nationale de la pharmacovigilance pour éviter le report d'un produit qui avait comme indication le traitement du diabète et des hypertriglycéridémies.

M. François Autain, président. - Je ne comprends pas que vous ayez accepté le report de prescription en ce qui concerne le Mediator.

M. Jean-Michel Alexandre. - Il n'a pas été accepté ; il a été suivi.

M. François Autain, président. - Comment a-t-il été suivi ?

M. Jean-Michel Alexandre. - Je souhaite terminer le raisonnement pharmacologique et les mesures qui ont été prises.

Nous ne pouvions pas conclure que le benfluorex était un anorexigène chez l'homme. La seule mesure qui pouvait être prise était l'interdiction du principe actif dans les préparations magistrales pour éviter le report. En raison de l'existence d'un risque, le produit a été mis sous surveillance. Une enquête officieuse a ainsi été menée en 1995, avant de devenir officielle en 1998. Le problème a été porté à l'Europe par l'Italie, le professeur Garattini s'est demandé si l'on pouvait inscrire le benfluorex sur la liste des médicaments anorexigènes. Le comité a répondu par la négative pour différentes raisons. Le groupe de travail de pharmacovigilance a préconisé, en fonction de ses conclusions sur l'absence de neurotoxicité et de cardiotoxicité, une modification du résumé des caractéristiques du produit (RCP).

M. François Autain, président. - A quelle date ?

M. Jean-Michel Alexandre. - Cette préconisation a été formulée en 1998-1999.

Un fait très important est qu'une étude vérifiant les propriétés pharmacologiques, pharmacocinétiques et thérapeutiques du produit ainsi que comportant des examens écho-cardiographiques tous les six mois a été demandée. Le protocole a été accepté par la firme.

M. François Autain, président. - Parlez-vous des études Regulate ?

M. Jean-Michel Alexandre. - Oui, nous étions en 2001. L'étude aurait normalement dû être réalisée dans les deux ou trois ans. Nous aurions dû connaître les résultats en 2004 ou 2005. La firme ne l'a pas fait. Je ne sais pas si l'administration a correctement effectué le suivi de cette étude. Le laboratoire a réalisé une autre étude sur les propriétés antidiabétiques comparées à un placebo. Le suivi pharmacologique était basé essentiellement sur le fait que c'était une fenfluramine - laquelle provoque des valvulopathies etc. - et sur le fait qu'il existait un métabolite commun (la norfenfluramine), que le produit était suspect selon nos collègues italiens. Nous ne pouvions pas conclure à un risque neurotoxique et cardiotoxique en 1999. Il existait un doute pour lequel il convenait d'effectuer un suivi et de mener une étude.

Lorsque l'Igas indique que le raisonnement pharmacologique a manqué, qu'il aurait permis de retirer du marché le produit en 1995, je considère qu'il s'agit là d'une erreur d'interprétation.

M. François Autain, président. - Vous m'avez dit que vous n'aviez pas retiré le Mediator car vous aviez la certitude de pouvoir contrôler les éventuels mésusages. Pouvez-vous revenir sur ce que vous avez dit à ce sujet ?

M. Jean-Michel Alexandre. - Voici la note de M. Tabuteau : « Suite à l'avis de la commission nationale de pharmacovigilance en date du 19 juin 1995, je confirme qu'il me paraît nécessaire que les principes actifs figurant dans le groupe 3 du décret (...) de 1982 fassent l'objet d'un arrêt d'interdiction d'utilisation dans les préparations magistrales. Parmi les produits, deux sont exploités dont le Mediator, afin de permettre une identification rapide d'un éventuel report de prescription. »

Lorsque l'Igas indique que la direction de l'évaluation et l'Agence ignoraient que parmi les produits interdits des préparations magistrales figurait le benfluorex, c'est-à-dire le seul produit pour lequel il existait une spécialité pharmaceutique, c'est évidemment faux. La preuve en est dans cette note de M. Tabuteau.

M. François Autain, président. - Nous avons cette note mais elle ne figure pas parmi les annexes du rapport. Pourquoi ? Lorsque nous avons auditionné M. Tabuteau, il n'avait pas connaissance de cette note et nous a affirmé qu'il n'avait pas connaissance de l'identité exacte du Mediator. Il ne savait pas que le Mediator était le benfluorex.

M. Jean-Michel Alexandre. - Il est très clair que ce n'est pas sa faute mais celle des autres.

M. François Autain, président. - J'essaie de comprendre ; je n'accuse personne.

M. Jean-Michel Alexandre. - Moi non plus.

M. François Autain, président. - Je le répète : j'ai beaucoup de mal à comprendre pourquoi vous avez supprimé le benfluorex dans les préparations magistrales et ne l'avez pas fait pour les spécialités pharmaceutiques.

M. Jean-Michel Alexandre. - Nous ne pouvions rien faire d'autre. Cela ne veut pas dire que l'on contrôlait parfaitement l'utilisation des spécialités pharmaceutiques mais que nous étions mieux placés pour le faire.

M. François Autain, président. - Le directeur général aurait pu retirer du marché le benfluorex ou Mediator en 2007. Vous êtes bien d'accord sur le fait qu'il n'a pas fait son travail.

M. Jean-Michel Alexandre. - Oui.

M. François Autain, président. - Nous pouvons très bien estimer que vous n'avez pas fait le vôtre en 1995 en ne supprimant pas le benfluorex des spécialités pharmaceutiques !

M. Jean-Michel Alexandre. - Nous nous sommes tous posé la question. Pourquoi l'examen du benfluorex a-t-il eu lieu ? L'analogie structurale était telle que nous devions nous poser la question. Si nous avions eu des doutes sérieux et des données concrètes, nous aurions limité l'utilisation de la spécialité pharmaceutique, Mediator. Cela étant impossible...

M. François Autain, président. - Vous ne dites pas que c'était impossible. Le cinquième alinéa indique : « Ces deux spécialités font l'objet d'une surveillance de leur sécurité d'emploi par les autres centres de pharmacovigilance et les centres d'évaluation » ; « L'Agence du médicament suit également avec précision le volume des ventes de ces spécialités et pourrait ainsi prendre sans délai les mesures nécessaires en cas de report de prescription ».

Or vous n'avez absolument pas tenu ces promesses puisque lorsque les médecins de l'assurance maladie ont adressé ce courrier au directeur de l'Agence, Jean-René Brunetière, aucune réponse n'a été apportée. Vous n'avez absolument pas suivi les conditions dans lesquelles était prescrit ce médicament.

M. Jean-Michel Alexandre. - Je vais y venir.

M. François Autain, président. - Je vous écoute.

M. Jean-Michel Alexandre. - En 1999, une hypertension artérielle pulmonaire et une valvulopathie ont été signalées. Pour l'Igas nous avons manqué une opportunité de suspendre ou de retirer le médicament du marché. Or il existait théoriquement deux raisons d'envisager une suspension ou un retrait en 1999 : le fait que l'ensemble des anorexigènes aient fait l'objet d'une recommandation de suspension par l'Europe et l'existence même de ces deux effets indésirables. L'avis européen ne portait que sur les fenfluramines pour lesquelles il existait des effets indésirables. Au début de l'année 1999, aucun effet indésirable n'avait été relevé pour le benfluorex.

M. François Autain, président. - Cela commençait en 1999.

M. Jean-Michel Alexandre. - Cela ne pouvait pas encore être pris en compte dans l'avis européen.

M. François Autain, président. - Il est vrai.

M. Jean-Michel Alexandre. - Le groupe de travail de pharmacovigilance a déclaré qu'il n'y avait aucune préoccupation majeure de santé publique pour le risque neurotoxique et cardiotoxique. Les amphétamines manquent d'efficacité à long terme. Tel ne pouvait pas être le cas pour le benfluorex qui ne comportait pas l'indication de traitement de l'obésité.

La valvulopathie, déclarée par le docteur Chiche à Marseille, a été considérée comme plausible. Nous ne pouvions pas retirer un médicament sur un seul cas. Nulle part dans le monde il n'a été procédé au retrait. L'observation de l'Igas sur un retrait dès cette époque est donc peu réaliste, d'autant plus que la valvulopathie pouvait être liée à d'autres causes que le produit. Il en va de même pour l'hypertension artérielle pulmonaire : c'était le premier cas après vingt-trois ans de commercialisation. Vingt-cinq millions de mois de traitement soit deux millions de malades traités pendant un an. C'était donc la moitié d'un cas par million de malades traités pendant un an. Il faut tenir compte de la sous-notification mais nous ne pouvions pas du tout affirmer de relation, d'autant plus que l'imputabilité avait été déclarée douteuse. L'équipe de Mme Frachon a publié un article en 2009 ou 2010 portant sur cinq cas d'hypertension artérielle pulmonaire. Aucune relation de cause à effet n'avait alors été établie. « Des études bien programmées sont nécessaires pour explorer davantage l'impact cardio-vasculaire du benfluorex. »

La commission de pharmacovigilance n'a pas donné l'alerte en 1999, pour les raisons que j'ai essayé de commenter. Encore une fois, il n'appartenait pas à l'administration de donner l'alerte. Elle n'a pas du tout envisagé de suspendre ou de retirer le médicament en 1999.

Je suis d'accord sur la première partie du rapport de l'Igas selon laquelle la commission de pharmacovigilance ne gère pas convenablement les risques, par défaut de formation, d'habitude et parce que les textes ne le précisent pas. Je suis également d'accord sur le fait que la commission d'AMM n'évalue pas correctement le rapport bénéfices-risques. Cependant je récuse formellement le rapport de l'Igas quant à ses conclusions à charge et totalement orientées sur la période 1995-2000, en raison de ses omissions, de ses erreurs factuelles sur des bases de jugement totalement critiquables, portant sur des interprétations entièrement erronées et abusives.

Il eût été important de rappeler le rôle de l'administration et des instances d'évaluation afin de ne pas confondre les responsabilités, en se référant au code de la santé publique. Les conditions de suspension ou de retrait d'une AMM ne sont pas basées sur un raisonnement pharmacologique juste ou erroné, mais sur l'existence de données mettant en cause la sécurité d'emploi dans les conditions normales d'utilisation et/ou une efficacité insuffisante. Cela n'a pas été dit ! Les données qui auraient pu justifier une suspension ou un retrait du marché n'étaient pas présentes. Des erreurs factuelles. Le rapport indique que j'ai mené la validation d'un point à l'autre, ce qui est faux : je l'ai menée en tant que président de la commission d'AMM jusqu'en 1993, date à laquelle je suis entré dans l'administration. C'est le président suivant de la commission d'AMM qui a poursuivi ce travail de validation.

Autre erreur en affirmant que l'on ignorait que le benfluorex était le seul médicament dans la liste de ceux interdits des préparations magistrales faisant l'objet d'une spécialité pharmaceutique. La note de M. Didier Tabuteau est très claire à cet égard. Il savait très bien que le benfluorex faisait l'objet d'une spécialité pharmaceutique : le Mediator.

M. François Autain, président. - Nous l'avons auditionné. Il nous a indiqué qu'il ne savait pas.

M. Jean-Michel Alexandre. - Il signe pourtant les papiers que présente la commission de pharmacovigilance.

Il m'a interrogé sur le point de savoir si le Mediator était un anorexigène ou non. J'ai répondu qu'à mon sens, je n'avais aucune donnée montrant qu'il s'agissait d'un anorexigène et que les molécules au plan de l'efficacité et du profil de sécurité fenfluramine et benfluorex semblaient différentes. Elles le sont.

M. François Autain, président. - Dès lors que l'Isoméride a été retiré du marché, comment expliquez-vous l'augmentation de la consommation de benfluorex dans des proportions très importantes ?

M. Jean-Michel Alexandre. - J'y viendrai.

M. François Autain, président. - Pourquoi ne répondez-vous pas maintenant ?

M. Jean-Michel Alexandre. - Laissez-moi terminer. Je récuse la forme et les conclusions du rapport de l'Igas.

M. François Autain, président. - C'est votre droit mais c'est aussi le droit du président de vous demander quelques explications supplémentaires !

M. Jean-Michel Alexandre. - Je vous les donnerai ensuite si vous le voulez bien.

Le rapport de l'Igas est rédigé sur des bases de jugement critiquables selon lesquelles le produit est un anorexigène - alors que nous ne disposions d'aucune donnée en ce sens - et selon lesquelles la norfenfluramine était le seul métabolite actif. Personne ne peut avoir de certitude en la matière. Il s'agit d'un diktat venant peut-être un peu du rapport du professeur Lechat.

M. François Autain, président. - Il ne s'agit pas d'un diktat. Le rapport de 1999 indiquait très clairement que la prise de benfluorex avait exactement le même effet que la prise d'Isoméride.

M. Jean-Michel Alexandre. - Personne ne l'a jamais dit.

M. François Autain, président. - Si le professeur Garattini et le rapport Pimpinella l'a également indiqué.

M. Jean-Michel Alexandre. - Non !

M. François Autain, président. - Nous ne le lisons pas de la même façon.

M. Jean-Michel Alexandre. - M. Garattini, qui connaît bien la norfenfluramine pour avoir travaillé dessus - son institut Mario Negri a touché des fonds des laboratoires Servier - s'est interrogé, lors du début de l'examen européen, sur l'opportunité d'inscrire le benfluorex sur la liste des anorexigènes. Il disait que ce médicament n'était pas présenté comme un anorexigène mais comme une substance ayant des propriétés hyperlipoprotéinémiques pouvant former de la fenfluramine. Or il ne forme pas de la fenfluramine mais de la norfenfluramine ! Par conséquent la lettre de M. Garattini était partiellement inexacte. En revanche, elle a eu l'intérêt d'attirer l'attention des Italiens et de déterminer une étude à l'échelle européenne qui a permis de rendre ce médicament suspect, alors que le comité technique de pharmacovigilance considérait comme étonnant que les concentrations plasmatiques de norfenfluramine soient les mêmes après administration de benfluorex et de fenfluramine.

Le centre régional de pharmacovigilance de Besançon qui était en charge de l'enquête a même dit qu'il était peu probable que les effets indésirables du benfluorex soient semblables à ceux de la fenfluramine. Le message français était plutôt sécurisant comparé au message italien.

M. François Autain, président. - Contestez-vous le raisonnement italien ?

M. Jean-Michel Alexandre. - Je ne le conteste pas. Nous avons eu ce raisonnement. Nous pensons qu'il ne fallait pas inscrire le benfluorex sur la liste des anorexigènes.

M. François Autain, président. - Je ne comprends pas.

M. Jean-Michel Alexandre. - L'interprétation selon laquelle il y a eu une inversion de l'avis de la commission d'AMM en matière de validation est erronée.

M. François Autain, président. - De quelle commission parlez-vous ?

M. Jean-Michel Alexandre. - J'évoque la commission d'AMM de 1997.

M. François Autain, président. - Je souhaiterais également vous parler de la commission de 1987.

M. Jean-Michel Alexandre. - Il est heureux que l'évaluation européenne ait eu lieu. Elle s'est terminée par la préconisation d'une étude. Si nous avions pu la réaliser plus tôt, elle aurait permis de conclure plus tôt à la toxicité du produit au niveau valvulaire.

Enfin l'Igas fait une interprétation abusive sur le retrait possible du médicament en 1995 et en 1999. J'ai essayé de faire comprendre qu'il n'était pas possible de suspendre ou de retirer le Mediator en 1995 et 1999. J'espère que vous avez pu m'écouter. J'espère aussi que vous avez pu, d'une certaine façon, m'entendre. J'ajoute que le rapport de l'Igas est à charge car il me vise personnellement. Je suis presque la seule personne de l'Agence citée dans ce rapport. Il s'agit d'une attaque ad hominem.

M. François Autain, président. - D'autres personnes sont citées.

M. Jean-Michel Alexandre. - Je suis cité sans cesse. Nul ne peut penser qu'une mission de l'Igas puisse se livrer à une vindicte personnelle mais c'est tout de même étrange. Il est également surprenant de lire dans le Nouvel Observateur un article intitulé « Cet étrange Monsieur Alexandre » : « Avant la remise du rapport au ministre, Jean-Michel Alexandre s'est vu remettre les passages concernant son action afin qu'il puisse y répondre. Il s'y réfugie une fois encore, derrière son humour so british : "C'est tout ? Je m'attendais à bien pire." » C'est exactement ce que j'ai dit mais il n'y avait que les trois membres de l'Igas et moi. Je ne l'ai pas dit à ce journaliste. Ce passage vient d'une brèche de confidentialité de la part de l'un des membres de la mission de l'Inspection. Cependant avoir de l'humour british est peut-être un compliment. Je récuse ce rapport qui me met en cause personnellement. Je ne crois pas que l'on puisse me reprocher un manquement pendant les années 1993 à 2000 mais vous pouvez en juger autrement.

Sur la question du suivi des prescriptions du Mediator, j'ai saisi, à la demande de M. Jean-René Brunetière, la direction des études et de l'information pharmacoéconomique. La réponse de Frédéric Fleurette est annexée au rapport à la page 1494 : « Les mesures prises en 1995 pour restreindre la prescription d'anorexigènes n'ont pas entraîné de report en faveur du Mediator. Ce médicament demeure très largement prescrit comme hypocholestérolémiant et comme antidiabétique. »

M. François Autain, président. - « Hypocholestérolémiant » n'était pas l'indication.

M. Jean-Michel Alexandre. - « Ainsi, en conclusion, apparaît-il qu'un détournement d'usage du Mediator, s'il existe, ne pourrait être évalué qu'à l'aide de données beaucoup plus fines qui font actuellement défaut sur la prescription de ce médicament. »

Nous nous en sommes inquiétés. La réponse que nous avons reçue est la suivante : « en fonction des données actuellement disponibles, le message est plutôt rassurant ».

M. François Autain, président. - Pensez-vous qu'à cette époque-là, nous avions les moyens de surveiller les prescriptions des médecins ?

M. Jean-Michel Alexandre. - Non.

M. François Autain, président. - Je ne vous aurais pas cru si vous m'aviez répondu oui car nous n'avons pas beaucoup progressé dans ce domaine. Avec le recul, il s'avère que de nombreuses prescriptions ont été faites hors AMM.

M. Jean-Michel Alexandre. - Selon les études, leur proportion varie de 10 % à 35 %. Je crois que les études faites en 2007 n'ont pas conclu non plus à un véritable détournement d'utilisation. Si le produit n'avait pas été toxique, cela n'aurait exercé que peu d'impact. Je suis prêt à répondre maintenant à toutes vos questions.

Mme Marie-Thérèse Hermange, rapporteur. - Vous avez animé la commission sur les fiches figurant dans les dictionnaires médicaux comme le Vidal. Pouvez-vous nous détailler vos travaux concernant le benfluorex en 1980 ? Aujourd'hui, si vous deviez établir une fiche, comment le classeriez-vous pharmacologiquement ?

M. Jean-Michel Alexandre. - Le benfluorex a été inscrit selon la classification ATC (atomique, thérapeutique et chimique). Il ne s'agit pas des propriétés pharmacologiques mais thérapeutiques. Un médicament peut avoir différents effets pharmacologiques - qui permettent d'anticiper ou non une action thérapeutique - et des effets indésirables. Il s'agit d'une anticipation. Pour délivrer une AMM à un médicament, il faut démontrer une efficacité et une sécurité suffisantes. L'approche pharmacologique est nécessaire mais insuffisante pour conclure. Le produit était considéré comme une spécialité ayant des vertus métaboliques proches du clofibrate, à la fois par ses effets et son mécanisme d'action pour les hypertriglycéridémies ayant un effet antidiabétique.

M. François Autain, président. - Vous dites qu'il a un effet dans les hypertriglycéridémies alors que cette indication a été retirée.

M. Jean-Michel Alexandre. - Elle a été retirée en 2007.

M. François Autain, président. - Vous pensez donc que nous avons eu tort.

M. Jean-Michel Alexandre. - Nous avons eu parfaitement raison. Je pense que le produit aurait dû être retiré bien avant en raison d'un rapport bénéfices-risques négatif. Il aurait dû être retiré en 2007 et aurait pu l'être en 2005 ; la question se posait en 2003. Nous ne pouvons pas dire la même chose en 1999 dans la mesure où aucune préoccupation majeure de santé publique ne semblait exister et que le rapport bénéfices-risques n'avait pas été remis en cause.

La commission des dictionnaires de contrôle des spécialités pharmaceutiques, dite « commission du Vidal » ou « commission Alexandre », a été créée à l'initiative de Mme Simone Veil en 1976, lors de son entrée au ministère, pour la raison suivante. Je crois que M. Jean Weber était son directeur de cabinet. Il est ensuite devenu directeur de la pharmacie et des médicaments. A cette époque, l'information des médicaments était épouvantable. Il s'agissait de pures publicités. En effet, le service public n'exerçait aucun contrôle ; les autorisations de mise sur le marché étaient octroyées après l'avis d'une commission informelle à laquelle participaient de grands patrons sur des rapports d'experts. Je pense qu'elle était présidée par l'inspecteur général en pharmacie. Rien de crédible. L'information du Vidal, assimilée à une publicité, racontait tout et son contraire. A l'époque, il n'existait pas d'autorisation de mise sur le marché mais seulement un visa, sans libellé d'indications.

Suivant l'idée de l'un de leurs conseillers, M. Jean-Pierre Bader, Mme Veil avec l'appui de M. Weber a imaginé une commission plus ou moins formelle créée par décret ou arrêté, c'est-à-dire sans base législative, et destinée à discuter avec l'industrie pharmaceutique pour améliorer l'information, en faisant état des données disponibles, si les firmes étaient d'accord. Dans ces conditions, il était possible d'octroyer ou de réoctroyer trois types d'indications :

 les indications parfaitement acceptables fondées des essais contrôlés montrant l'efficacité et la bonne sécurité du médicament ;

 l'indication « proposé dans » lorsque de mauvaises études avaient été publiées mais que l'on pensait que le produit avait peut-être une efficacité thérapeutique ;

 l'indication « utilisé dans » lorsqu'en l'absence de données concrètes, le médicament correspondait à une utilisation apparemment sûre mais sans autre réel fondement que des précédents.

Ce dispositif a été mis en place en attendant la création en 1978 d'une commission d'AMM formelle, présidée par le professeur Marcel Legrain. En raison de la charge de travail à accomplir sur 5 000 spécialités, il ne lui était pas possible de revoir les anciens produits, ceci était prévu ensuite pour la validation qui a eu lieu à partir de 1985.

Mme Marie-Thérèse Hermange, rapporteur. - Pouvez-vous nous répondre pour le benfluorex ?

M. Jean-Michel Alexandre. - Je vais vous répondre précisément.

Cette situation intermédiaire n'a pas été acceptée par tous les fabricants, certains ayant refusé la discussion, en particulier le plus grand laboratoire français de l'époque, Rhône-Poulenc.

L'AMM initiale du Mediator était la suivante : « troubles métaboliques glucido-lipidiques athérogènes, troubles du métabolisme des lipides, troubles du métabolisme des glucides ». C'était relativement large. Cela n'a pas empêché le fabriquant de mettre en avant une indication encore plus large dans le Vidal : « hyperlipidémie, hypercholestérolémie, hypertriglycéridémie, hyperlipémie mixte, diabète patent et diabète latent, artériosclérose potentielle et avérée ». Le laboratoire avait franchi les limites.

Mme Marie-Thérèse Hermange, rapporteur. - Vous avez supprimé l'indication « artériosclérose ».

M. Jean-Michel Alexandre. - La commission de révision des dictionnaires des spécialités pharmaceutiques l'a supprimée en 1978.

M. François Autain, président. - Vous l'avez maintenue.

M. Jean-Michel Alexandre. - Nous avons indiqué « proposé dans », ce qui signifiait qu'il existait une action possible mais non démontrée dans les hypercholestérolémies et les hypertriglycéridémie endogènes. « Adjuvant du régime dans le diabète asymptomatique avec surcharge pondérale ». C'était une indication minimale.

N'étant pas la commission d'AMM, nous n'avions aucune possibilité de retirer une indication.

M. François Autain, président. - Vous avez maintenu l'indication « artériosclérose » tout en mentionnant le fait que cela n'avait pas été prouvé. Cela me laisse perplexe. Pourquoi la maintenir dans ces conditions ?

M. Jean-Michel Alexandre. - Nous souhaitions que l'ensemble des publicités qui pouvaient se référer au Vidal ne comportent plus l'artériosclérose. « Proposé dans » signifiait que les effets thérapeutiques n'avaient pas été mis en évidence par des essais contrôlés, c'est-à-dire par des études cliniques rigoureuses comme cela était devenu la règle pour les nouveaux médicaments.

Mme Marie-Thérèse Hermange, rapporteur. - Vous avez insisté sur l'importance des données. Faut-il rétablir l'évaluation quinquennale des médicaments supprimée par la directive européenne de 2004 ?

M. Jean-Michel Alexandre. - Oui. Il faut rétablir une instance de pharmacovigilance-risque à part pour effectuer le suivi et prendre les mesures nécessaires après l'AMM. Le meilleur scénario serait le suivant :

 une instance d'AMM chargée des nouveaux produits ;

 une instance de pharmacovigilance-risque pour gérer et évaluer les risques. Elle aurait la possibilité, en fonction du rapport bénéfices-risques, de prendre toutes les mesures nécessaires.

On peut examiner s'il est nécessaire ou non de réévaluer tous les cinq ans, mais dès lors qu'un élément nouveau apparaît, cette instance de pharmacovigilance-risque devrait se prononcer et modifier si nécessaire l'AMM.

M. François Autain, président. - L'indication « diabète » a été formellement récusée par la commission d'AMM en 1987. La lettre adressée au pharmacien responsable des laboratoires Servier sous la signature du directeur de la pharmacie et du médicament indique : « Le Mediator 150 milligrammes a fait l'objet d'un passage en validation à la suite duquel l'indication "adjuvant du régime dans le diabète asymptomatique avec surcharge pondérale" a été examinée mais n'a pas été retenue. Elle n'a donc pas été reprise dans l'annexe 1 de l'autorisation (...) ». Or, force est de constater qu'on n'a jamais tenu compte de cet avis de la commission puisque cette indication a été maintenue dans les RCP. C'est ce qui découle de la lecture du rapport et d'un certain nombre d'annexes.

Pourquoi cet avis n'a-t-il jamais été appliqué ?

M. Jean-Michel Alexandre. - C'est très compliqué. En 1987, l'hypertriglycéridémie a été acceptée avec l'indication « proposé dans ». L'indication pour le diabète a été refusée mais n'aurait jamais dû être examinée car cela n'était pas prévu par le Journal officiel de 1985. La première tranche comportait les hypolipémiants. Les antidiabétiques figuraient à la huitième tranche. Il a été rappelé que la validation porte sur les indications thérapeutiques et non sur les propriétés pharmacologiques. Une spécialité correspondant à plusieurs indications, appartenant à différentes classes pharmaco-thérapeutiques, devait être étudiée avec chacune des classes concernées. Le laboratoire a fait valoir que le produit avait été examiné à tort sur cette indication lors de la cinquième tranche et a demandé le réexamen avec la huitième tranche.

Je les ai reçus et, après discussion avec le directeur général de l'époque, le professeur Ambroise Thomas, nous avons fait droit à leur demande.

La huitième tranche n'a été examinée qu'à partir de 1994-1995. En 1995, l'avis a été négatif pour l'indication diabète. Cela n'a été notifié, probablement par manque de moyens, qu'en avril 1997 par Mme Arielle North, probablement par manque de moyens. L'Igas indique qu'il a été procédé à une inversion de l'avis de la commission d'AMM lorsque le 4 août, Mme Arielle North, après avoir rencontré les représentants du laboratoire...

M. François Autain, président. - Les a-t-elle rencontrés sans vous en avoir informé ?

M. Jean-Michel Alexandre. - Elle dit m'avoir informé sur ce qu'elle projetait de faire. Je n'en ai aucun souvenir mais je veux bien le croire.

M. François Autain, président. - Vous a-t-elle informé ?

M. Jean-Michel Alexandre. - Je veux bien croire qu'elle m'ait informé.

Le 4 août 1997, il est indiqué, pour la notice et le conditionnement, dans une lettre : « Suite à votre entretien avec Mme Arielle North, vous avez souhaité modifier les corrections notifiées par l'Agence concernant un projet de notice et d'étiquetage. A cet égard, je vous informe que vous pouvez maintenir les mentions concernant l'indication thérapeutique du diabète. »

M. François Autain, président. - Cela sous entend-t-il qu'elles pourraient être supprimées dans le RCP ?

M. Jean-Michel Alexandre. - Oui.

M. François Autain, président. - Elles ne l'ont pourtant jamais été.

M. Jean-Michel Alexandre. - D'après le Journal officiel, « un délai de dix-huit mois sera accordé pour permettre au fabriquant une éventuelle reconversion. ». Il pourrait par exemple s'agir d'une modification de la formule. « A l'issue de cette période, s'il y a lieu, le retrait sera prononcé. »

Contrairement à ce qu'indique de façon formelle l'Igas, la décision n'a pas été inversée. La note explicative a disparu. Nous pouvons nous interroger sur les raisons de cette disparition et sur les raisons de cette notification du 4 août 1997. S'agit-il d'une inversion de la position de la commission d'AMM ? Concernant Mme Arielle North, la réponse est non. Une personne qui a fait toute sa carrière dans l'administration ne pourrait en aucune façon inverser l'avis d'une commission.

M. François Autain, président. - Elle peut interpréter.

M. Jean-Michel Alexandre. - Sa lettre mentionne un projet de notice et de conditionnement ; elle est extrêmement maladroite car Mme Arielle North n'explique pas qu'elle accorde une dérogation et qu'il s'agit expressément de la notice et du conditionnement. De plus elle n'indique pas le délai au terme duquel cette dérogation prendra fin et rappelle même que la notice et le conditionnement devront être conformes à l'AMM, alors qu'elle vient d'accorder une dérogation pour écouler les notice et conditionnement existants.

Cette lettre et l'absence de la note ont rendu la situation confuse.

La validation n'a pas accordé l'indication diabète en 1997. Il n'y a pas eu d'inversion mais une demande d'extension d'indication en 1998 par la firme qui, après un certain nombre de réponses négatives, a abouti à une indication du type de celles qui étaient revendiquées en 1987, à savoir « adjuvant du régime ». Mais il s'agit d'une demande d'extension.

M. François Autain, président. - Quelle est la commission qui a décidé cette modification ?

M. Jean-Michel Alexandre. - Il s'agit de la commission d'AMM de novembre 2000. L'ampliation de l'autorisation a été faite en 2001.

M. François Autain, président. - Nous ne parvenons pas à trouver la commission qui a modifié l'avis de 1987.

M. Jean-Michel Alexandre. - Il ne s'agissait pas d'une modification mais d'une extension d'indication.

M. François Autain, président. - Cela constituait tout de même un changement par rapport à l'avis de 1987 qui avait été confirmé par la commission du 16 avril 1997 et qui avait été infirmé entre temps par Mme North.

M. Jean-Michel Alexandre. - Entre temps, d'autres études avaient été réalisées. Le dossier montré en 1999-2000 était vraisemblablement plus étayé que celui de 1994-1995. Entre temps, la firme pharmaceutique a continué d'apporter des données complémentaires.

M. François Autain, président. - Cela signifie qu'entre 1987 et 2001, ce médicament a bénéficié illégalement d'une indication qui avait été réfutée par la commission d'AMM de 1987.

M. Jean-Michel Alexandre. - Il n'en a pas bénéficié de manière illégale pendant tout ce temps. Une période de dérogation a été accordée mais n'a malheureusement pas été précisée.

M. François Autain, président. - Une dérogation non précisée n'est pas une dérogation.

M. Jean-Michel Alexandre. - Mme Arielle North faisait partie de ma direction. J'en assume très clairement une part de responsabilité. Elle a signé au nom du directeur général car elle avait la délégation de signature du directeur général. Elle devait vérifier le bien-fondé réglementaire de ses actes. Elle a donc commis une maladresse. Je vous répéterai ce que j'ai dit devant vos collègues de l'Assemblée nationale : c'est un travail bâclé.

M. François Autain, président. - Tant mieux pour le laboratoire et tant pis pour les patients. Tout le monde n'est pas perdant.

M. Jean-Michel Alexandre. - Notre rôle n'était pas celui-là.

M. François Autain, président. - Nous nous interrogeons précisément sur votre rôle. Néanmoins nous ne pourrons pas régler ce problème aujourd'hui.

M. Gilbert Barbier. - Monsieur le professeur, durant la période 1998-2000, avez-vous eu connaissance des travaux menés par l'agence italienne du médicament ? Beaucoup de restrictions avaient été apportées à l'utilisation du Mediator en Italie. Il semble que l'Afssaps ait plutôt freiné les interrogations qu'un certain nombre d'experts italiens avaient pourtant nettement mises en avant jusqu'en 2001. Ils ont ensuite été remerciés.

M. Jean-Michel Alexandre. - La commission de pharmacovigilance a travaillé avec l'Italie au sein d'un groupe de travail. Le comité des spécialités pharmaceutiques que je présidais a été informé du résultat et non du contenu du rapport ni de la discussion. Il m'apparaît très clairement que mes collègues italiens ont été bien meilleurs que mes collègues français.

M. François Autain, président. - Y a-t-il plus mauvais que les Français en l'occurrence ?

M. Jean-Michel Alexandre. - Nous étions rapidement devenus l'une des meilleures agences européennes. Par conséquent je suis peu habitué à ce que les experts français soient moins bons que les autres. En l'occurrence, j'ai eu la surprise de le constater en lisant les différents comptes rendus. A trois reprises, le centre de pharmacovigilance de Besançon - en la personne du professeur Bechtel - a donné des informations qui n'étaient pas les plus fiables :

 le benfluorex donnait des concentrations plasmatiques de fenfluramine de même ordre que celles que celles qu'on aurait obtenu avec des doses équipotentes de fenfluramine. Il sous-entendait que ce résultat était probablement faux ;

 le même centre de pharmacovigilance fait état, en septembre 1998, qu'il était peu probable que les effets indésirables du benfluorex soient semblables à ceux de la fenfluramine ;

 en 1998, nous retrouvons dans les annexes une insertion du même centre de pharmacovigilance selon laquelle il n'existe aucune publication montrant l'effet anorexigène du benfluorex. C'était faux ; cela existe au moins chez l'animal.

Telles sont les conclusions des rapports du centre qui ont été présentés au comité technique de pharmacovigilance qui avait lui-même pour mission de préparer les travaux de la commission nationale. Il n'a rien corrigé.

Nos amis italiens, après la réception de la lettre de M. Garattini, ont considéré que le médicament était vraiment suspect. L'existence d'une neurotoxicité ou d'une cardiotoxicité n'était pas certaine. Il fallait néanmoins continuer à explorer ce médicament, qu'une étude devait être faite, qu'il fallait modifier le RCP et éventuellement demander un arbitrage. Nos amis italiens ont été bien plus rigoureux que nous. Contrairement au rapport de l'Igas qui évoque un « enlisement au niveau européen », je considère que le passage au niveau européen a été tout à fait bénéfique.

M. François Autain, président. - Avant de nous quitter, je voudrais vous remercier. Pensez-vous toujours que le Mediator n'est pas un anorexigène mais un antidiabétique mal étudié ? J'ai tendance à penser l'inverse : le benfluorex n'est pas un antidiabétique mais un anorexigène mal étudié.

M. Jean-Michel Alexandre. - Merci, monsieur le président, de me donner encore une fois l'opportunité de donner mon point de vue sur cette question qui passe pour importante. Il n'existe aucun élément permettant d'affirmer que le benfluorex est un anorexigène chez l'homme. Nous ne pouvons cependant pas exclure la possibilité d'une composante anorexigène pour ce produit qui a été présenté comme un antidiabétique et un hypolypémiant. Toutefois le fait de savoir qu'il s'agit d'un anorexigène n'est ni une condition nécessaire ni une condition suffisante pour conclure à une probabilité certaine que ce produit produise des effets indésirables du même type que la norfenfluramine.

Le point essentiel tient au fait que le benfluorex est une fenfluramine, comme le Pondéral et l'Isoméride, comme la fenfluramine elle-même. La fenfluramine a provoqué des effets indésirables de type valvulopathie et hypertension artérielle pulmonaire de par l'existence d'un métabolite qui est la norfenfluramine. Ce même métabolite se retrouve avec le benfluorex. Par conséquent le produit doit être considéré comme suspect. C'est pourquoi il a été mis sous surveillance. Il aurait fallu réagir en termes de rapport bénéfices-risques dès que les données d'efficacité et de sécurité le permettaient. De mon point de vue, le produit aurait pu être retiré en 2005 et aurait dû l'être en 2007. Toutefois il était très probablement impossible de le faire avant, à savoir en 1995 et en 1999.

M. François Autain, président. - Merci, monsieur le professeur.

M. Jean-Michel Alexandre. - Merci à vous, mesdames et messieurs.

Audition de M. Jean Weber, ancien conseiller technique au cabinet du ministre de la santé et de la sécurité sociale (1975-1978), ancien directeur de la pharmacie et du médicament au ministère de la santé et de la sécurité sociale (1978-1982), ancien secrétaire général de la commission nationale de la pharmacopée (1979-1982), chargé par le Premier ministre d'une mission sur la politique et le prix du médicament (1991)

M. François Autain, président. - Nous sommes très heureux d'accueillir M. Jean Weber, inspecteur général des finances, qui est ancien conseiller technique au cabinet du ministre de la santé et de la sécurité sociale (1975-1978), ancien directeur de la pharmacie et du médicament au ministère de la santé et de la sécurité sociale (1978-1982), ancien secrétaire général de la commission nationale de la pharmacopée (1979-1982) et chargé par le Premier ministre d'une mission sur la politique et le prix du médicament (1991).

Notre audition est ouverte à la presse et fera l'objet d'un enregistrement audiovisuel en vue de sa diffusion sur le site Internet du Sénat et éventuellement sur la chaîne Public Sénat.

Je vous donne la parole. Vous avez la possibilité de faire une intervention liminaire.

M. Jean Weber. - J'ai créé la direction de la pharmacie et du médicament à la fin de 1977 et elle a fonctionné au début de l'année 1978. J'y suis resté jusqu'en 1982. Les options prises à l'époque étaient tout à fait claires dans un certain nombre de domaines. Elles ont ensuite beaucoup évolué. Je les décrirai volontiers pour montrer que différents types d'administration du médicament peuvent être choisis.

J'ai suivi le Mediator pendant quatre ans. Il était déjà sur le marché mais nous avons pris certaines mesures intéressantes, notamment le classement parmi les anorexigènes.

J'évoquerai enfin des pistes de nature à éviter une crise aussi tragique que celle que nous vivons.

Organiser une administration du médicament revient à faire certains choix. Nous devons réfléchir à la relation avec le ministre, que nous avons défini comme une indépendance avec l'administration. Il s'agit ensuite de réfléchir à l'étendue de la matière administrée. Il faut prévenir les conflits d'intérêts et assurer l'équilibre entre l'expertise interne et externe.

En 1978, le gouvernement a souhaité, alors qu'il créait une nouvelle direction à l'intérieur du ministère en charge de la santé, déléguer sa prise de décision d'autorisation de mise sur le marché (AMM) au directeur. En 1983, une entité séparée a été créée : l'Agence du médicament. Le directeur a reçu des pouvoirs propres. Il signait l'AMM en son nom propre et en tant qu'autorité responsable. Il n'était toutefois pas totalement indépendant puisqu'il était sous la tutelle du ministre. Ce passage à l'Agence du médicament a été décrit fréquemment comme créant les conditions de l'indépendance de la décision. Cela signifiait que le ministre n'avait plus la possibilité d'intervenir - pour d'autres raisons que médicales - dans la décision d'autorisation ou de gestion du médicament. Or ce n'est pas ma vision des choses. L'indépendance de la décision avait été établie en 1978 lorsque nous avons créé la commission d'AMM, présidée par le professeur Marcel Legrain. Ce n'est pas l'organisation juridique qui prévaut mais l'organisation préalable à la décision. Jamais je n'ai eu d'instruction concernant l'AMM, pas plus qu'une autre décision sanitaire.

Il est vrai que l'organisation en agence règle un problème budgétaire compliqué qui est celui de l'inscription au budget de l'Agence de produits des redevances obtenues en rémunération des services de l'Agence. Cela n'était pas le cas alors que j'étais directeur. C'est difficile lorsqu'il s'agit d'une administration centrale. En 1993, nous avons pensé qu'il était indispensable d'assurer l'autonomie financière ; la constitution de moyens suffisants ont été déterminants.

Que confier à cette unité ? Jusqu'en 1980, nous avons travaillé pour confier à cette unité que je dirigeais la totalité des fonctions concernant le médicament. Nous avons mis en oeuvre la commission des dictionnaires. J'espère que le professeur Jean-Michel Alexandre vous en a parlé. Il a mené un travail considérable, jouant un rôle de réviseur rapide des AMM, ce que nous ne pouvions pas faire dans le cadre trop contraignant de l'AMM tel qu'il existait. Nous avons créé un contrôle de la publicité, toujours conduit par la direction du médicament, et la commission de pharmacovigilance en lui donnant des bases juridiques au Sénat (loi Talon). En 1978, la mise en place de la commission d'AMM a assuré l'indépendance de l'octroi des AMM. Nous sommes enfin passés d'une logique de grille de prix fondée sur le prix de revient du produit à une logique de service médical rendu (SMR) suite à la création de la commission de la transparence. Tous ces éléments ont été établis sous la responsabilité unique du directeur de la pharmacie et du médicament.

Dix ou quinze ans plus tard, un seul directeur d'administration centrale est remplacé par quatre autorités : l'Afssaps, la Haute Autorité de santé (HAS), le Comité économique des produits de santé et la direction générale de la santé pour les préparations magistrales - ce qui n'est plus le cas depuis 1998, me semble-t-il.

Mme Marie-Thérèse Hermange. - Si nous dotions un directeur d'administration centrale des moyens de l'Agence du médicament, faudrait-il recentraliser l'organisation du circuit du médicament ?

M. Jean Weber. - Il faut, d'une manière ou d'une autre, que tous ceux qui travaillent sur le médicament le fassent ensemble. La solution minimum est de les mettre sur le même plateau administratif pour qu'ils se rencontrent aussi de façon informelle.

Une autre solution consiste à replacer toutes ces fonctions sous une seule autorité. Je ne tire des conclusions que de ma période. Je ne peux pas intégrer les contraintes qui naissent de l'existence de la HAS. Si on veut être efficace concernant le médicament, il faut d'abord un engagement politique très fort. La politique du médicament doit être une priorité du gouvernement. Il faut qu'on réunisse toutes les fonctions du médicament.

Mme Marie-Thérèse Hermange. - Devons-nous fusionner l'Afssaps et la HAS ?

M. Jean Weber. - Je suis convaincu qu'il est indispensable de réunir l'évaluation, le suivi, c'est-à-dire la pharmacovigilance, l'information et une bonne vision de la contribution à l'information médicale.

M. François Autain, président. - Que faites-vous de l'information aux patients ?

M. Jean Weber. - C'était moins notre préoccupation trente ans auparavant.

Mme Marie-Thérèse Hermange. - Devons-nous fusionner la commission de la transparence et la commission d'AMM ?

M. Jean Weber. - Nous avons créé la commission de la transparence, dans une logique différente, pour remplir un travail considérable. Elle apporte énormément à la commission d'AMM dans les rapports entre les deux instances. En effet, la France n'a pas limité sa vision à l'évaluation et à l'autorisation des médicaments mais poursuit le bon usage du médicament. C'est la totalité de la chaîne qui, me semble-t-il, doit animer l'ensemble des participants à la vie du médicament. Si l'on veut mobiliser les meilleurs experts du pays, les hospitalo-universitaires, qui ont mille autres choses à faire, il faut leur proposer des fonctions gratifiantes et intéressantes. C'était ce que nous avions essayé de faire en les chargeant de la cogestion des médicaments. Les ministres suivaient leur avis.

Mme Marie-Thérèse Hermange. - Comment appréciez-vous le rôle du Comité économique des produits de santé (Ceps) ? Etes-vous favorable à ce que la compétence de fixation du prix du médicament incombe à l'assurance maladie ?

M. Jean Weber. - Je ne peux pas y être favorable car j'avais beaucoup travaillé pour qu'il reste au ministère de la santé. J'étais président également du comité économique du médicament. La sécurité sociale, la direction générale de la santé (DGS), nous-mêmes et l'industrie formions le « groupe des quatre ».

Je pense qu'il est bon que l'instruction technique continue d'être réalisée par des personnes spécialisées, avec la collaboration des administrations compétentes.

Mme Marie-Thérèse Hermange. - L'information du médicament doit-elle rester de la compétence de la HAS, afin de lui permettre de développer une stratégie de promotion du bon usage du médicament ?

M. Jean Weber. - Il faut développer des stratégies propres aux pouvoirs publics. Nous avions subventionné Prescrire et la Lettre médicale d'information. Prescrire n'aurait pas pu s'émanciper sans nous. Il ne faut pas que l'Etat minimise le rôle qu'il a joué dans cette affaire. Il a permis le démarrage de cette aventure.

Mme Marie-Thérèse Hermange. - Etes-vous pour encourager toute revue de type Prescrire aujourd'hui ?

M. Jean Weber. - Le débat est indispensable. Il faut que d'autres revues indépendantes se développent.

Mme Marie-Thérèse Hermange. - Nous sommes ici dans notre mission de contrôle et d'évaluation de la politique du médicament. Vous venez de nous dire que vous regrouperiez volontiers un certain nombre de fonctions actuellement dispersées pour mieux contrôler et évaluer la politique du médicament. Si vous étiez législateur, quelles autres propositions feriez-vous à la Nation ?

M. Jean Weber. - J'accorderais une importance particulière à l'équilibre entre l'expertise interne et externe. Nous avions choisi de tout miser sur l'expertise externe afin de faire évoluer la culture médicale et celle des patients sur la consommation du médicament. Nous devions engager le plus grand nombre. Nous préférions disposer d'experts externes qui nous apportaient l'information et la renvoyaient vers l'extérieur que d'avoir des experts internes qui évaluaient correctement mais qui ne faisaient pas circuler l'information.

M. François Autain, président. - Je vous remercie de nous apporter ces explications. Le rapport conjoint de l'Inspection des finances et de l'Inspection générale des affaires sociales (Igas), publié en 2000, faisait état de ce parti pris concernant l'expertise sans en donner les raisons.

M. Jean Weber. - Secondairement, l'expertise externe était beaucoup moins coûteuse. Il me semble que dans un pays comme la France, doté d'une organisation médicale très spécifique et hiérarchisée, il est préférable de s'appuyer sur ce vaste corps médical très compétent et soucieux de s'engager pour l'intérêt général. Certes l'administration dispose d'un certain nombre d'emplois compétents et présents en permanence. Toutefois il ne s'agit pas d'expertise interne mais de moyens administratifs. Ces moyens de gestion étant assurés, il est préférable d'avoir recours aux experts externes pour assurer le relais de l'information auprès du monde médical.

Mme Marie-Thérèse Hermange. - Jugez-vous possible et souhaitable que les commissions publiques ne comportent plus d'experts ayant des liens d'intérêts ?

M. Jean Weber. - Le conflit d'intérêts est un problème délicat. Il faut bien distinguer les experts réalisant des expertises à la demande, qui ne posent pas de problème de conflits d'intérêts, des experts qui peuvent être appelés à être rapporteurs ou membres d'une commission.

En 1980, les déclarations d'intérêts n'existaient pas. Pour régler ce problème, nous nous attachions à organiser la transparence, le débat et la bonne répartition du travail des commissions, qui ne comportaient pas plus de vingt membres. Je connaissais chacun des membres. Les présidents de chacune des commissions avaient une autorité extraordinaire. Ils connaissaient chacun des membres de leur commission et veillaient à leur objectivité dans le débat.

M. François Autain, président. - A l'époque, les médicaments mis sur le marché chaque année étaient aussi moins nombreux.

M. Jean Weber. - Je m'interroge sur ce point. Un grand nombre d'autorisations sont maintenant gérées à Londres. Par ailleurs, la commission d'AMM ne devrait même pas intervenir sur un grand nombre de génériques.

Nous devions mener un énorme travail de révision du stock de médicaments en place en 1978. Pour tous ces dossiers, il n'y avait d'expertise clinique.

M. François Autain, président. - La validation résultait de la directive européenne.

M. Jean Weber. - C'est exact.

Deux phases se sont succédées : une révision officieuse par la commission Alexandre jusqu'en 1988, puis la révision de l'AMM suivant la directive. Durant cette période intermédiaire, l'AMM n'a pas de conséquence juridique.

M. François Autain, président. - Nous comprenons enfin ! Les décisions de l'AMM n'ont finalement aucune valeur juridique.

M. Jean Weber. - Leur valeur n'est que théorique.

Prenons l'exemple du Mediator. Autorisé en 1974, ce médicament est commercialisé en 1976 avec trois indications : «°troubles glucido-lipidiques athérogènes, troubles du métabolisme des lipides, troubles du métabolisme des glucides ».

Après un premier travail, la commission Alexandre retient le 29 octobre 1979 des indications très différentes : « proposé dans le traitement des hypercholestérolémies et des hypertriglycéridémies », signifiant aux yeux des médecins « ne répond pas aux exigences actuelles des essais contrôlés ». L'indication suivante est ajoutée : « adjuvant du régime dans le diabète asymptomatique avec surcharge pondérale ». Il était écrit précisément : « La prévention de l'athérosclérose est explicitement écartée ». La direction du médicament notifie ces nouvelles indications auxquelles on ne pourra pas déroger. Le Mediator conserve son ancienne AMM car la révision de toutes les AMM aurait engorgé la commission d'AMM. Cependant, dans la pratique, le Mediator est réduit à ces indications. Deux dispositifs se chevauchent ainsi pendant dix ans. Nous n'avons jamais eu de contentieux sur ce point avec aucun laboratoire ; le cas échéant nous aurions révisé l'AMM.

La déclaration d'intérêts est aujourd'hui obligatoire. Pourquoi ne pas y faire figurer le montant versé ? Il ne faut toutefois pas y attacher trop d'importance. La solution consiste à connaître les personnes, engager le dialogue et faire preuve de transparence. En effet ce n'est pas la nature de la fonction exercée qui met à l'abri des conflits d'intérêts. La seule affaire pénale dont nous ayons eu connaissance en vingt ans en Europe s'est produite en Italie, sur la personne même du directeur de l'administration. Dans la gestion du médicament, vous ne savez pas dans quel sens joue le conflit d'intérêts. La personne peut aussi bien défendre le produit qu'avoir un intérêt à l'attaquer. Cette question du conflit d'intérêts doit être résolue par la clarté et le débat.

Mme Marie-Thérèse Hermange. - Comment se sont mis en place les premiers dispositifs de pharmacovigilance ? Comment s'opèrent la sélection des médicaments et la détection des effets indésirables ? Comment retirer un produit du marché ?

M. Jean Weber. - Le réseau des centres de pharmacovigilance nous a énormément aidés. A l'époque, la France disposait de peu de pharmacologues, et pratiquement pas d'épidémiologistes. Ces centres furent rapidement mes premiers interlocuteurs, auxquels nous avons donné d'abord une reconnaissance officielle, puis une reconnaissance légale. Ces pharmacologues cliniciens rassemblaient au niveau régional les effets adverses, les partageaient et tenaient une réunion mensuelle pour échanger leurs observations. Je crois que cette organisation était très efficace. Nous avons dû retirer des produits, dont la Phenformine, pour des effets adverses. Nous avons aussi commencé les révisions de classes. Le professeur Legrain a commencé par la classe des antalgiques.

M. François Autain, président. - Cette révision est-elle distincte de la validation européenne ?

M. Jean Weber. - Elle précède la validation européenne. Nous avons fait de nombreux classements au tableau A et retiré l'amidopyrine qui était très utilisée. Contrairement à ce que l'on pourrait penser, lorsqu'un directeur du médicament retire des médicaments, il reçoit surtout des reproches de la part des patients, qui sont habitués à leurs médicaments.

M. François Autain, président. - Les patients peuvent aussi reprocher le fait qu'un médicament n'ait pas été retiré du marché, comme en témoigne l'affaire du Mediator. L'exemple du Di-Antalvic atteste cependant de la véracité de vos propos.

M. Jean Weber. - En effet ; nous avons toujours tort ! Je m'associe aux protestations des patients au sujet du Di-Antalvic.

D'une manière générale, nous prévenions le laboratoire avant de retirer un médicament. Le laboratoire préférait souvent le retirer lui-même. Suivant l'urgence de la situation, le médicament était retiré soit immédiatement, soit après un bref délai permettant aux médecins de modifier les prescriptions.

M. François Autain, président. - La situation n'a pas beaucoup évolué.

M. Jean Weber. - Revenons sur la loi Talon votée le 7 juillet 1980. Cette année-là, l'administration a été informée de pratiques qualifiées « d'aberrantes » par le sénateur Talon, de la part de médecins spécialisés dans l'amaigrissement consistant à remettre des spécialités pharmaceutiques sous forme de préparations magistrales. Il s'agissait de mélanger des produits extrêmement dangereux tels que des psychotropes, des diurétiques, des anorexigènes ou encore des extraits thyroïdiens. Il était très difficile d'agir sur ces pratiques car nous portions atteinte à la liberté de prescription.

M. François Autain, président. - C'est encore difficile aujourd'hui.

M. Jean Weber. - Il fallait passer par une loi. L'attaché parlementaire du ministre a demandé au sénateur Talon de travailler sur cette question. Je vous recommande cet excellent rapport pour mieux comprendre l'affaire du Mediator. A la demande de la commission d'AMM, il fallait organiser de manière légale une surveillance des médicaments après leur mise sur le marché. A l'époque, le terme de surveillance a suscité un débat au sein de la commission. Le sénateur a accepté que nous lui préférions le terme de pharmacovigilance.

Cette loi a permis de légaliser la pharmacovigilance et de rendre possible d'établir par décret, après avis des académies de médecine et de pharmacie ainsi que des conseils de l'Ordre des médecins et des pharmaciens, des listes de médicaments qu'il est interdit de mélanger. Ce décret est paru avec une liste d'anorexigènes dont le benfluorex.

En 1995, lors de la séance de la commission nationale de pharmacovigilance traitant des anorexigènes, quelqu'un - nous ne savons pas qui - propose que les anorexigènes visés soient ceux de la liste 3 du décret de 1982. Il n'a pas cité le benfluorex en séance mais s'est référé très clairement à la loi Talon. Nous avons là une très bonne illustration de ce qu'est pour l'administration un personnel compétent, doté d'une grande mémoire et capable d'effectuer un suivi sur dix ou vingt ans.

Pourquoi n'a-t-on pas interdit le benfluorex à cette époque ? C'était impossible car les preuves du danger n'étaient pas établies. Il aurait fallu reprendre le dossier. Il s'agit d'un problème de mobilisation de toutes les personnes qui travaillent sur ces sujets de pharmacovigilance. Une occasion a été perdue mais nous ne pouvons le reprocher à personne. Il faut que nous recherchions l'efficacité de nos organisations.

Monsieur le président, mes suggestions sont très modestes. Il faut étudier sérieusement l'éventualité d'un retour au rattachement ministériel. Un ministre anime son administration très fortement. Il est exigeant ; pose des questions tous les jours ; demande que les choses avancent sans se contenter de délais.

M. François Autain, président. - Remettriez-vous en cause ce principe selon lequel le directeur de l'Afssaps par exemple prend ses décisions au nom de l'Etat ?

M. Jean Weber. - La situation est absurde ; deux niveaux de décisions coexistent.

En outre je propose de retire le nom « d'Institut du médicament » pour l'organe de gestion du médicament. Il faut également assurer la plus grande unification possible du domaine du médicament (AMM, transparence, pharmacovigilance).

Il faut donner une plus large place à l'expertise externe ; attacher une grande importance au bon fonctionnement des commissions en réduisant leurs dimensions et assurer une meilleure connaissance du hors AMM. Ce problème se pose depuis trente ans. Mon administration souhaitait que l'Etat finance un sondage sur des prescripteurs. Ce sondage existe ; il s'agit du panel DOREMA, devenu « l'étude permanente de la prescription médicale » (EPPM). Nous avons toujours obtenu ces informations sur demande aux laboratoires. Il faut comprendre qu'un outil de cette nature, qui donne la réalité des motifs de prescription avec la posologie et les durées de traitement, de manière continue dans le temps, est un élément extraordinaire du suivi de l'activité du médicament.

M. François Autain, président. - Cela est différent des bases de données dont dispose l'assurance maladie puisque le codage n'y figure pas.

M. Jean Weber. - C'est exact. Il faudrait au préalable obtenir le codage auprès des praticiens et mettre en place de gigantesques bases de données. Je pense que ce sondage des prescripteurs serait un signal d'alerte important pour le suivi après la mise sur le marché par la pharmacovigilance.

Je suggère également de porter une attention particulière au « double marketing » qui consiste à dédoubler la présentation d'une spécialité pour la placer dans deux voire trois réseaux de visiteurs médicaux simultanément à son lancement. Dès lors nous constatons une montée très rapide des ventes de ce produit et ainsi un risque accentué du point de vue de la surveillance de ce produit.

M. François Autain, président. - Est-ce la même chose que le « me too » ?

M. Jean Weber. - Le me too désigne un produit qui ressemble à un autre sans être le même.

M. François Autain, président. - Pensez-vous que cette pratique du « double marketing » existe encore ?

M. Jean Weber. - Je le crois, monsieur le président. Il faut se montrer très vigilant.

M. François Autain, président. - Cela veut dire que la commission d'AMM mettrait simultanément sur le marché deux médicaments identiques sous des noms différents.

M. Jean Weber. - Je pense que la commission d'AMM ne peut pas légalement s'y opposer. Je pense toutefois que la commission de la transparence et que le comité économique des produits de santé pourraient s'y opposer.

Par ailleurs il faut confier à l'administration du médicament le leadership de l'exploitation des grandes bases de données existantes. Avec l'affaire du Mediator, nous avons assisté au croisement des bases hospitalières. Ces études peuvent être multipliées. Qui prendra l'initiative de ces études ?

M. François Autain, président. - A l'heure actuelle, cette base de données est gérée par l'assurance maladie.

M. Jean Weber. - C'est un problème.

M. François Autain, président. - L'Institut des données de santé en est le dépositaire. Je reconnais que cette structure est assez fermée. L'Afssaps peut demander des données mais les organismes privés n'en ont pas la possibilité.

M. Jean Weber. - Il faut aussi que le directeur de l'Agence du médicament dispose d'un droit d'initiative, de suivi et de connaissance de l'ensemble de ces études.

M. François Autain, président. - Il faudrait donc que la puissance publique se dote de moyens lui permettant de procéder à des études épidémiologiques.

M. Jean Weber. - Je pense qu'il faudrait en premier lieu confier au directeur de l'Afssaps ou à l'organisme successeur la responsabilité de ces études. Nous sommes dans le domaine de la santé publique et non de l'assurance maladie. La meilleure connaissance de la santé de la population ou des effets adverses des médicaments sont des compétences régaliennes.

M. Gilbert Barbier. - Vous avez parlé de la création de l'amélioration du service médical rendu (ASMR). Que pensez-vous de l'ASMR 5 ?

Nous parlons du médicament. Le circuit des produits de santé ne mériterait-il pas aussi de bénéficier d'un contrôle plus précis ?

M. Jean Weber. - Je suis incompétent sur l'ASMR 5.

La complexité du circuit de santé tient à la diversité extrême des produits. Je crois que nous ne pouvons pas donner de réponse d'ensemble. Il faut suivre ce secteur par grandes catégories de produits, en y portant la plus grande attention.

M. François Autain, président. - Monsieur Barbier a raison de nous le rappeler ; lorsque nous évoquons la pharmacovigilance ou l'évaluation, nous pensons d'abord aux médicaments, en oubliant les dispositifs médicaux. Nous devrons sans doute nous y intéresser davantage car ce domaine est sans doute appelé à se développer et est moins bien contrôlé que les médicaments.

Je vous remercie infiniment pour cette contribution très intéressante.

M. Jean Weber. - Merci, monsieur le président.

Jeudi 28 avril 2011

- Présidence de M. François Autain, président -

Audition de MM. Christian Lajoux, président, Philippe Lamoureux, directeur général, et Mme Catherine Lassale, directeur des affaires scientifiques des entreprises du médicament (Leem)

M. François Autain, président. - Nous recevons les responsables du Leem (Les entreprises du médicament) : MM. Christian Lajoux, président, Philippe Lamoureux, directeur général, Mme Catherine Lassale, directeur des affaires scientifiques, et M. Jean de Roquette-Buisson, chargé de mission. Je précise que cette audition est ouverte à la presse sera enregistrée en vue de sa diffusion sur le site Internet du Sénat et sur Public Sénat.

M. Christian Lajoux. - L'industrie du médicament est une industrie de progrès et d'innovation. Grâce aux innovations thérapeutiques, nous avons amélioré la santé et le confort des patients.

Le Mediator est une histoire des années 70 qui s'est mal terminée en 2009. Depuis, les méthodes de recherche et de travail des industriels du médicament ainsi que les modes d'évaluation des agences sanitaires ont significativement évolué, particulièrement durant la dernière décennie. Pour autant, dès le début de cette affaire et prenant acte du rapport de l'Inspection générale des affaires sociales (Igas), nous nous sommes mis à l'entière disposition des autorités.

Conscients de la nécessité d'une vigilance renforcée à la mesure de la complexité grandissante des réponses thérapeutiques, nous sommes convaincus que le système français, s'il reste l'un des meilleurs en Europe, comporte des marges de progrès qui doivent s'inscrire dans un cadre européen. Pour nous, industriels de santé, la priorité est la sécurité sanitaire ; rien ne saurait nous en détourner. A l'invitation du ministre, le Leem, qui représente quelque 270 entreprises, participe aux Assises du médicament...

M. François Autain, président. - Vous êtes moins nombreux depuis peu, je crois...

M. Christian Lajoux. - Conscients de nos responsabilités et de la nécessité de nous engager dans les travaux de reconstruction du système, nous avons suspendu le laboratoire Servier ; celui-ci a, ensuite, choisi de démissionner. D'autres entreprises pharmaceutiques n'adhèrent pas à notre groupement, mais elles sont rares.

Le Leem, disais-je, a formulé des propositions au sein des Assises du médicament ; d'autres sont à venir. L'idée est de fournir des contributions à mesure de l'évolution de la réflexion en restant à notre place, celle d'acteur du médicament. La semaine prochaine, nous remettrons probablement une synthèse sur les améliorations à apporter au système d'évaluation et à la gouvernance du médicament. Pour nous, l'essentiel est d'agir dans le cadre européen.

Mme Marie-Thérèse Hermange, rapporteur. - Pour reprendre vos termes, pourquoi cette histoire des années 1970, le Mediator, n'a-t-elle pas été détectée avant 2009 ? A votre avis, est-on à l'abri d'une nouvelle affaire ?

M. François Autain, président. - Peu probable ! A lire Le Figaro du 27 avril, c'est au tour de deux antidiabétiques d'être sur la sellette...

Mme Marie-Thérèse Hermange, rapporteur. - Existe-t-il des précédents à la suspension de Servier par le Leem ? Pourquoi cette décision ?

M. Christian Lajoux. - Un nouveau Mediator ? Notre souhait le plus cher, en tant qu'industriel, est que cette situation ne se reproduise pas. Peut-on parvenir au risque zéro ? Je ne le garantis pas. Notre devoir est de tout mettre en oeuvre pour un système garantissant une sécurité sanitaire maximale. Un médicament n'est jamais anodin ; plus il est complexe, plus l'évaluation du rapport entre bénéfices et risques est nécessaire. Si je ne peux pas m'engager sur le résultat, je m'engage, en tant qu'industriel, sur les moyens.

Ces dernières années, on note d'importantes évolutions dans le système européen d'évaluation du médicament. Tout d'abord, depuis 2002-2003, les études post-AMM.

Mme Marie-Thérèse Hermange, rapporteur. - Avec des résultats modestes ! Il y aurait, entend-on dire, beaucoup de résistances de la part des laboratoires...

Mme Christine Lassale. - Pas moins de 40 études sont terminées sur 180. Elles prennent, au bas mot, trois à quatre ans.

Mme Marie-Thérèse Hermange, rapporteur. - Sans compter les deux ans durant lesquels le laboratoire résiste à la demande d'étude...

Mme Christine Lassale. - Ce type d'études est récent et les protocoles ont été difficiles à mettre en place tant pour les industriels que pour les investigateurs. Aujourd'hui, les délais ne sont plus les mêmes qu'en 2002-2003. Il faut noter que les résultats de certaines études sont quelque peu décevants ; on ne peut pas en tirer de conclusions. Des progrès restent à faire en ce domaine...

M. François Autain, président. - D'après la Haute autorité de santé (la HAS), plus de la moitié de ces études post-AMM n'auraient pas reçu un début de commencement de réalisation. C'est d'autant plus inquiétant qu'elles ont débuté, avez-vous dit, en 2002, et non en 2004 comme je le pensais. Le président de la Commission de la transparence nous a indiqué, hier, qu'il peinait à obtenir la mise en place de ces protocoles.

M. Christian Lajoux. - La position du Leem est constante : lorsqu'une étude est demandée, les industriels doivent la réaliser. Quelques problèmes techniques, en particulier de méthodologie, subsistent ; d'où des difficultés, parfois, à trouver un accord entre industriels et investigateurs.

L'important, pour notre système d'évaluation du médicament, est l'existence de ces études post-AMM, de même que la transparence des essais cliniques, la publication des dons aux associations depuis 2009 - quatre-vingts de nos entreprises s'y plient déjà -, l'application de la « loi anti-cadeaux » et la charte de la visite médicale. Le Leem soutient ces initiatives.

M. François Autain, président. - Le diagnostic de la HAS sur la Charte de la visite médicale n'est guère positif...

M. Christian Lajoux. - Il n'est pas partagé... La Charte existe, la certification est en cours, on améliore l'information des visiteurs médicaux. Tout est parfait ? Cela n'est pas mon propos. En revanche, si chacun des acteurs du médicament s'engage à respecter le nouveau cadre législatif et réglementaire, nous avancerons.

Mme Marie-Thérèse Hermange, rapporteur. - Quid des rapports entre Servier et le Leem ?

M. Christian Lajoux. - A ma connaissance, la suspension de Servier n'a jamais eu de précédents, au moins formellement. Notre collectif n'est ni l'avocat ni le procureur de ce laboratoire. Nous ne pouvions pas placer celui-ci dans la position de participer à nos travaux quand il doit répondre, indépendamment de notre collectif, aux multiples questions qui lui sont posées sur le Mediator.

Mme Marie-Thérèse Hermange, rapporteur. - Le Leem peut-il s'engager à inviter ses membres à donner suite aux demandes d'études post-AMM ? Ensuite, concernant le post-AMM, faut-il privilégier les études comparatives contre médicament ou l'observationnel ?

M. Christian Lajoux. - Toute entreprise adhérant au Leem s'engage à respecter la législation. Ces études post-AMM, je le répète, posent essentiellement un problème méthodologique.

Mme Catherine Lassale. - Nous travaillons avec les industriels et la HAS pour améliorer la faisabilité de ces études. Le protocole, la formation des investigateurs et la valorisation des résultats pourraient être améliorés.

M. François Autain, président. - Curieux ! On n'y a jamais pensé avant...

Mme Catherine Lassale. - C'est une question de temps. Pensez que les essais cliniques ont été encadrés par la loi Huriet de 1988. Le Leem, avec la volonté de favoriser ces études, participe aux réflexions sur une nouvelle méthodologie. Ces études sont variées : elles portent sur le suivi de prescription, l'impact sur la santé publique ou encore l'impact sur le système de soins. L'idéal est de comparer l'usage quotidien du médicament par rapport aux stratégies thérapeutiques en général. C'est donc un problème de méthodologie, et peut-être de coût. Les industriels doivent-ils prendre en charge cette comparaison des stratégies thérapeutiques ? Dans les années à venir, peut-être en viendrons-nous au système anglo-saxon de l'évaluation des technologies de santé. Ce serait une bonne chose.

M. François Autain, président. - Le financement de ces études par les laboratoires représenterait-il un obstacle ? Tout au moins, cette cause peut-elle expliquer le retard avec lequel les études sont réalisées ?

Mme Catherine Lassale. - De manière exceptionnelle, seulement lorsque l'étude demandée est colossale au vu d'un faible chiffre d'affaires. La HAS vous l'a sûrement signalé. Point important, ces études sont réalisées par les cliniciens. Les industriels acceptent le financement des études pré-AMM, pourquoi en irait-il différemment pour les études post-AMM ? Ne les condamnons pas.

M. François Autain, président. - Ce n'était pas mon intention... Je cherchais seulement une explication au retard. Si la puissance publique finançait ces études, peut-être cela irait-il plus vite... Au reste, elle le fait parfois.

M. Christian Lajoux. - Le coût de l'étude n'est pas le facteur principal de retard, quoi qu'en disent les entreprises. Il entre en jeu seulement lorsque la méthodologie et l'objectif de l'étude n'ont pas été clarifiés. Au cours de ces dernières années, on a noté une réalisation accélérée de ces études. Quarante sont déjà réalisées !

Mme Marie-Thérèse Hermange, rapporteur. - Est-ce souhaitable de revenir à une réévaluation régulière des AMM ? D'après le professeur Alexandre, un changement d'indication d'un médicament par la commission d'AMM peut s'accompagner d'une dérogation pour 18 mois, période durant laquelle notices et conditionnements devenus inexacts sont écoulés. Est-ce encore exact ? Autrefois, une évaluation régulière tous les cinq ans était prévue. Faut-il y revenir ? Dans ce cas, nous devrions modifier la directive - si ma mémoire est bonne - de 2004. Comment faudrait-il s'y prendre à Bruxelles ?

Mme Catherine Lassale. - La nouvelle législation pharmaceutique européenne, qui s'appliquera en juillet 2012, répond en partie à cette préoccupation. Certes, il n'existe plus de revue systématique des AMM. Celle-ci, pour les industriels, était fastidieuse et plutôt réglementaire. La nouvelle législation prévoit une réévaluation permanente centrée sur le rapport entre bénéfice et risque. Cette législation européenne résoudra les difficultés décrites dans Le Figaro. Souhaitons qu'elle soit transposée le plus tôt possible.

M. François Autain, président. - Apparemment, je n'ai pas la même lecture de la directive de 2010 sur la pharmacovigilance. A quelle partie de ce texte pensez-vous ? Celle sur les AMM conditionnelles ?

Mme Catherine Lassale. - Je pense aux notifications des patients. Au reste, la France a un peu d'avance sur ce terrain...

M. François Autain, président. - Il a fallu forcer la main au Gouvernement...

Mme Catherine Lassale. - ...peut-être, mais pas celle de l'industrie. Je pense également au traitement du signal avec une base européenne, ce qui a été anticipé avec la liste des 77 médicaments -tout médicament posant un problème de pharmacovigilance sera signalé comme tel sur la notice- et, enfin, la réévaluation permanente du rapport entre bénéfices et risques du médicament.

M. François Autain, président. - La précédente directive prévoyait une évaluation unique cinq ans après la mise sur le marché, ce qui constituait un retrait par rapport au système antérieur de réévaluation quinquennale. De ce point de vue, la nouvelle législation n'apporte pas d'améliorations notables. Selon moi, le seul changement qu'elle introduit concerne les AMM conditionnelles dont le seul but est d'autoriser une mise sur le marché plus rapide au terme d'une évaluation incomplète, sous réserve d'une éventuelle étude post-AMM. Je suis inquiet : n'est-ce pas ouvrir la boîte de Pandore ?

M. Christian Lajoux. - Il existe depuis 2004 un plan européen de gestion des risques. Lors de l'autorisation de mise sur le marché, on continue donc d'évaluer le rapport entre bénéfices et risques.

Mme Marie-Thérèse Hermange, rapporteur. - Faut-il conserver ce concept de rapport entre bénéfices et risques ou retenir celui de progrès thérapeutique ?

M. Christian Lajoux. - Les deux, l'un n'allant pas sans l'autre, surtout lorsqu'il est question de sécurité sanitaire.

Mme Christine Lassale. - La notion du rapport entre bénéfices et risques est indispensable. La difficulté réside dans le fait que ce rapport est aujourd'hui mal évalué. Qu'appelle-t-on bénéfice ? Il faudrait également se pencher sur l'acceptabilité sociale de ce rapport. Quant aux AMM conditionnelles, elles sont réservées à des situations particulières. Leur but est de répondre à un besoin thérapeutique spécifique. Seule l'Agence européenne les délivrera, elle réévaluera le produit tous les ans, demandera une étude en fonction de laquelle elle prendra une décision de suspension ou non. Ce système fast track fonctionne bien aux États-Unis. Pour preuve, une première décision de suspension a été prise. Il est plus sûr pour le patient que le système des autorisations temporaires d'utilisation (ATU).

M. François Autain, président. - Soit ! Mais, dans la réalité, les agences peinent à suivre...

M. Christian Lajoux. - Les AMM conditionnelles comme le système ATU sous le contrôle de l'Afssaps poursuivent le même but : répondre rapidement aux besoins des patients avec, toujours, le souci de limiter le risque. Dans ce cas, l'urgence est le soin.

Mme Marie-Thérèse Hermange, rapporteur. - Permettez-moi une question directe : que signifie la présence du Leem au sein de la Commission de la transparence ?

M. Christian Lajoux. - Elle participe de la transparence au sein de la Commission de la transparence.

M. François Autain, président. - Cela demande des éclaircissements supplémentaires...

M. Christian Lajoux. - Mme Lassale y représente, non un industriel, mais un collectif d'industriels, ce qui oblige à la neutralité. En outre, elle y joue un simple rôle d'observateur ; elle n'a jamais voté. D'ailleurs, on réfléchit actuellement à ouvrir ces réunions à un public plus large.

M. François Autain, président. - Votre présence au sein des commissions et des groupes de travail de l'Afssaps n'est, elle, prévue par aucune réglementation ; on comprend qu'elle ait suscité la critique. L'affaire du Mediator a clarifié cette situation. Comment s'est déroulé ce départ ? Êtes-vous partis de votre propre chef ou avez-vous répondu à la demande que la directrice-adjointe de l'Afssaps vous a adressée par courrier ?

M. Christian Lajoux. - Nous avons pris acte de la demande de la directrice-adjointe. L'affaire Mediator comporte plusieurs étapes : le temps de l'émotion, pour les patients et leurs familles, le temps de la réflexion, qui vise l'intérêt collectif ; enfin, le temps de l'expertise. Touchés par cette déflagration, nous n'avons pas voulu envenimer la situation et prendre des décisions qui n'auraient pas été audibles par l'opinion publique. Nous avons donc mis fin à cet usage, nous ne participons donc plus aux commissions auxquelles nous ne sommes pas invités.

M. François Autain, président. - Auparavant, vous alliez aux réunions auxquelles vous n'étiez pas invités. Autrement dit, vous étiez chez vous ! Cet usage faisait l'objet de critiques depuis 2001. J'en veux pour preuve le rapport commun de l'Inspection des finances et de l'Igas. A deux reprises, le directeur de l'Afssaps a été alerté et a dû rendre des comptes. La situation n'était pas claire.

M. Christian Lajoux. - Les industriels ne souhaitent pas une guerre de religions. Ils ne veulent pas de mettre de l'huile sur le feu. En revanche, permettez-moi d'insister : notre présence n'influençait en aucun cas les décisions de l'agence, nous y oeuvrions pour la transparence : notre représentant informait les industriels sur le fonctionnement de l'agence, faisait des remarques méthodologiques et donnait des informations sur les pratiques à l'étranger. Aucun membre permanent ne s'est jamais plaint de notre présence.

M. François Autain, président. - Quelle surprise !

Lorsque j'ai eu vent de cette information, j'ai mieux compris le rapport de l'Igas. L'Afssaps est effectivement « culturellement et structurellement en conflit d'intérêt avec l'industrie pharmaceutique ». Votre présence au sein de cette agence est un symptôme, il y en a sans doute d'autres...

M. Christian Lajoux. - Ces propos pourraient porter à confusion...

M. François Autain, président. - Je ne fais que citer les termes du rapport !

M. Christian Lajoux. - Notre présence était discrète, limitée à un simple rôle d'observation. Laisser penser que nous aurions joui du pouvoir d'orienter les décisions est fort mal connaître cette agence et l'engagement des membres permanents de ces commissions à accomplir leur tâche.

Mme Marie-Thérèse Hermange, rapporteur. - Notre mission est de contrôler et d'évaluer la politique du médicament. Nous voulons comprendre le mécanisme et proposer des solutions. Selon vous, faut-il réformer le système de financement des agences sanitaires par l'industrie pharmaceutique ? Si oui, comment faire en sorte que la France ne soit pas pénalisée par rapport aux autres pays européens ?

M. François Autain, président. - Le ministre a fait récemment des déclarations à ce sujet. Vous-a-t-il consulté ?

M. Christian Lajoux. - Non, ce qui était légitime. La proposition du ministre ne nous a pas heurtés. Que les taxes et impôts de l'industrie pharmaceutique financent d'autres budgets que celui de l'Afssaps ne pose aucune difficulté. Ces dernières années, elles constituaient la principale source financière de l'agence, tant la subvention de l'Etat avait diminué.

M. François Autain, président. - Exact ! Dans le dernier budget, soit au moment où l'on annonçait des réformes, elles représentaient même la totalité des ressources de l'agence.

M. Christian Lajoux. - Le Leem s'est opposé à cet état de fait.

Mme Virginie Klès. - La présence du Leem au sein de l'Afssaps s'explique par un souci de transparence, dont acte. La réciproque existait-elle : les représentants de l'Afssaps participaient-ils aux travaux du Leem ?

Mme Catherine Lassalle. - Les travaux de l'Alliance pour la recherche et l'innovation des industries de santé (l'Ariis) sont ouverts aux représentants de l'Afssaps...

M. Philippe Lamoureux. - ...comme à d'autres acteurs publics et privés.

M. Christian Lajoux. - Précisons que le Leem est, aux termes du décret de 1982, légalement membre de la commission de pharmacovigilance.

Mme Marie-Thérèse Hermange, rapporteur. - Pouvez-nous nous présenter en quelques mots l'Ariis ?

M. Christian Lajoux. - L'Ariis réunit les entreprises de santé et leurs syndicats. Son but est de promouvoir l'attractivité de notre territoire. Présidée par le professeur Teillac, elle est située à Boulogne.

Mme Marie-Thérèse Hermange, rapporteur. - Quelle part consacre l'industrie pharmaceutique française, d'une part, à la promotion, d'autre part, à la recherche ?

M. Christian Lajoux. - Question difficile : le cadre français est peu pertinent ; nos entreprises travaillent toutes à l'international. Ensuite, où s'arrête la promotion ? Cela dit, on considère que ces dépenses s'équivalaient ; aujourd'hui, les investissements dans la recherche augmentent. Jadis, les dépenses de promotion étaient plus importantes, cela n'est plus le cas aujourd'hui.

M. François Autain, président. - Pourtant, un certain laboratoire anglais ferme un centre de recherches...

M. Christian Lajoux. - Il faut envisager la situation de manière globale. Les investissements de recherche augmentent tandis que les dépenses de promotion baissent. Nous sommes confrontés à un phénomène de générification. Or les génériques sont proposés par les pharmaciens, non par les médecins. En France, le nombre de visiteurs médicaux est passé de 24 000 il y a trois ans à 18 000 aujourd'hui. Ce sont des chiffres tangibles, qui correspondent à des suppressions d'emplois.

M. François Autain, président. - Les efforts de recherche sont moins féconds que par le passé.

M. Christian Lajoux. - Soit, mais l'on soigne aujourd'hui un cancer sur deux.

M. François Autain, président. - D'après les statistiques de la HAS, le nombre de produits à ASMR 1 et ASMR 2 décroît. Tout le monde s'accorde à dire que la recherche s'essouffle. Dans le même temps, les laboratoires investissent moins. Je faisais allusion à Pfizer qui ferme son centre de recherches de Sandwich. « Pfizer n'a pas le choix », peut-on lire dans la revue Pharmaceutiques, « car il va falloir réaliser des économies pour satisfaire la communauté financière. » Peut-être y verrez-vous la marque de mon mauvais esprit et Pfizer est-il l'exception qui confirme la règle...

M. Christian Lajoux. - Mon rôle n'est pas de commenter la politique d'une entreprise. Le Leem est un collectif. Les investissements dans la recherche sont extrêmement lourds. Pour qu'un nouveau médicament apparaisse sur le marché, il faut huit, dix, voire douze ans. Entre-temps, les exigences des évaluateurs changent. Le ralentissement, indéniable, est lié aux efforts des industries pour trouver de nouvelles méthodologies adaptées à l'évolution des connaissances scientifiques et aux nouvelles pathologies. En moyenne, les industries de santé investissent 4 milliards d'euros par an dans la recherche. En France, recherches publique et privée collaborent davantage ; le rôle des études cliniques devient fondamental. Si la France a longtemps été un grand pays pour les études cliniques, on observe aujourd'hui un léger décrochage. Les flux se déplacent aujourd'hui vers d'autres parties du monde, notamment l'Asie qui considère l'innovation comme une priorité stratégique.

M. François Autain, président. - Donc, mon interprétation des récentes décisions de Pfizer est erronée, n'est-ce pas ?

M. Christian Lajoux. - Je ne la partage pas et, surtout, il n'est pas de mon ressort de m'exprimer à ce sujet. La revue Pharmaceutiques est un journal destiné aux professionnels.

M. François Autain, président. - Procureur autoproclamé, je la reçois gratuitement.

M. Christian Lajoux. - Vous êtes sans aucun doute un observateur vigilant de la société...

Pour en revenir aux autres industries, celles-ci consacrent des efforts importants pour les médicaments orphelins et les études cliniques. On a dénombré une trentaine d'innovations thérapeutiques en 2010. La recherche n'en est donc pas au point zéro. En outre, l'évaluation repose sur les avis de la commission de la transparence, lesquels ne sont pas sans poser quelques interrogations.

M. François Autain, président. - Autrement dit, le thermomètre est mauvais... Faut-il le casser ?

M. Christian Lajoux. - Non, mais il peut être invalidé par l'appréciation portée dans d'autres parties du monde sur d'autres thérapeutiques, notamment chez nos voisins.

M. François Autain, président. - Quel est le pourcentage exact des investissements consacrés à la promotion et à la recherche ?

M. Christian Lajoux. - Selon vous, quel est-il ?

M. François Autain, président. - Je ne peux pas vous répondre. Le but des auditions est justement d'en savoir plus. Les chiffres qui circulent sont consternants.

M. Christian Lajoux. - Environ 12 à 13% pour la promotion et 15% pour la recherche. Pour autant, ces chiffres globaux ne veulent rien dire ; il faudrait les examiner entreprise par entreprise.

M. Philippe Lamoureux. - Je précise que le médicament est l'un des secteurs où l'on investit le plus dans la recherche.

Mme Marie-Thérèse Hermange, rapporteur. - Les enjeux de concurrence entre pays et continents ont-ils une influence sur l'obtention des AMM ? Pour exemple, l'industrie américaine a-t-elle des velléités sur les entreprises européennes ?

M. Christian Lajoux. - La concurrence est forte sans ce que cela n'ait d'incidence sur l'obtention ou non d'une AMM, y compris avec les pays émergents.

Les processus d'autorisation de mise sur le marché se ressemblent désormais d'un pays à l'autre, ce qui diffère c'est la prise en charge collective des médicaments, par leur remboursement. Cependant, la concurrence internationale est rude sur les biotechnologies, qui sont partout perçues comme un secteur d'avenir, actuellement en phase de recherche mais qui passera prochainement dans sa phase d'industrialisation. Il y a ainsi des motifs économiques pour investir dans le secteur, du fait des emplois liés, mais aussi politiques, car la maîtrise de ces technologies nouvelles deviendra une condition de l'autonomie en matière de santé, voire un facteur stratégique dans la diplomatie.

Mme Marie-Thérèse Hermange, rapporteur. - Vous vous êtes prononcé pour un Sunshine Act français. Cette publication des conflits d'intérêts vous semble-t-elle suffisante, ou faut-il qu'on aille plus loin, en interdisant aux experts travaillant pour l'industrie de participer aux instances de régulation ? Quel encadrement pour les relations entre les services de l'Etat et l'industrie pharmaceutique ?

M. Christian Lajoux - Les liens d'intérêts sont un sujet important, la réglementation dont ils font l'objet est précise, mais elle n'a manifestement pas été bien appliquée. Notre position est très claire : toute personne travaillant pour l'industrie pharmaceutique ne doit pas être en position d'évaluer ni d'autoriser la mise sur le marché de ce médicament ou d'un médicament concurrent pour le compte d'une autorité de régulation. Nos règles suffisent-elles ? Nous le saurions mieux si elles étaient mieux appliquées. Lors des Assises du médicament, les industriels annonceront les mesures qu'ils entendent prendre pour améliorer la publicité des liens d'intérêts.

Mme Marie-Thérèse Hermange. - On imagine que la publication des liens d'intérêts suffit à empêcher les conflits d'intérêts, mais on découvre que c'est plus complexe.

M. Christian Lajoux - Comme industriel, je suis favorable à ce que toute la transparence soit faite sur les liens d'intérêts. Cependant, la cloison ne saurait être complètement étanche entre l'industrie du médicament et les médecins. Ce qui compte, c'est de savoir en quelle qualité on s'exprime, et de l'énoncer clairement.

M. François Autain, président. - Nous demandons seulement que la cloison soit étanche entre l'industrie pharmaceutique et les autorités de santé.

M. Christian Lajoux - Mais il faut qu'il y ait un dialogue entre les deux, c'est la démocratie.

M. François Autain, président. - Lors des auditions sur l'épisode de grippe H1N1, les représentants des laboratoires s'étaient déclarés favorables à l'instauration d'un mécanisme inspiré du Sunshine Act. Nous avons proposé d'aller plus loin, en incluant les autres professions médicales dans l'obligation de publier les liens d'intérêts, je pense en particulier aux infirmières, aux assistants médicaux. Il faudrait regarder aussi du côté des associations de patients, des sociétés savantes, qui doivent parfois leur existence et leur pérennité aux subsides des laboratoires. Quelle est votre position personnelle, à défaut de nous faire connaître celle du Leem ?

M. Christian Lajoux - Le Leem est favorable à la mise en place d'un dispositif inspiré du Sunshine Act, qui ne saurait s'appliquer tel quel, en raison des différences avec la situation américaine.

M. François Autain, président. - Elles ne sont effectivement pas minces : les laboratoires, aux Etats-Unis, peuvent financer même les campagnes électorales, nous n'en sommes pas là...

M. Christian Lajoux. - Les industriels doivent aussi déclarer à la HAS leurs liens avec les associations de patients. Cette obligation est nouvelle, les entreprises ne l'ont pas toutes appliquée, mais le Leem les y incite et nous leur demandons aussi de veiller à ce que les associations de patients ou les sociétés savantes ne dépendent pas de leurs subventions.

M. François Autain, président. - Le seuil de dépendance est difficile à établir, surtout que les formes d'aides évoluent et que la loi n'est pas suffisamment claire en n'incluant pas toutes les aides indirectes que les industriels peuvent fournir, qu'il s'agisse de la mise à disposition de locaux, de prestations diverses...

M. Christian Lajoux. - Je vous l'accorde volontiers et c'est pourquoi nous sommes favorables à ce que les règles soient plus claires et à ce qu'elles garantissent qu'on sache en quelle qualité les acteurs s'expriment.

M. François Autain, président. - A peine 81 entreprises ont fait leur déclaration d'intérêts avec des associations de patients. C'est peu. Pensez-vous que des sanctions seraient utiles ? Vous pourriez me dire, cependant, que la menace de sanction ne représente pas toujours grand-chose, comme on l'a vu en cas de défaut d'études post-AMM...

M. Christian Lajoux. - Je crois que le dialogue est une vertu et que nous devons d'abord chercher à convaincre.

Mme Marie-Thérèse Hermange, rapporteur. - Le système allemand, différent du nôtre, fait reposer la politique de prix des médicaments sur les équivalents thérapeutiques : qu'en pensez-vous ?

M. Christian Lajoux. - Effectivement, le système allemand est différent, nous avons fait d'autres choix que les leurs et les industriels ont besoin de règles suffisamment stables pour investir. Nous avons fait le choix de promouvoir les génériques, en incitant les pharmaciens à les substituer aux princeps, tandis que la notion d'équivalent thérapeutique n'est pas bien définie. Ne compliquons donc pas les choses, alors que notre système fonctionne plutôt bien, puisque le médicament ne participe plus à la dégradation des comptes sociaux. Le médicament contribue même pour 1 milliard aux économies de la sécurité sociale, par an, alors même que l'activité ne progresse que très peu.

M. François Autain, président. - Elle progresse cependant.

M. Christian Lajoux - Le chiffre d'affaire progresse de 0,5 % pour les médicaments remboursables. C'est si faible, qu'on en vient à s'inquiéter pour l'attractivité économique de notre territoire.

M. François Autain, président. - Les laboratoires ont été gâtés par le passé...

M. Christian Lajoux - Pour être tout comme vous, soucieux de l'accès des Français au progrès médical et de l'avenir des entreprises implantées en France, je regarde surtout vers l'avenir.

M. François Autain, président. - La direction générale de la concurrence, de la consommation et de la répression des fraudes (DGCCRF) s'est alarmée de pratiques visant à contourner la loi « anti-cadeaux », qui a interdit aux laboratoires d'offrir des « petits cadeaux » aux médecins sous quelque forme que ce soit. Les frais de séjour des épouses et des assistants des médecins seraient pris en charge pendant des congrès, certains symposiums ne serviraient que de prétextes à des séjours touristiques, des médecins seraient invités à des rencontres gastronomiques ou à des événements sportifs sous couvert de réunions de travail... Avez-vous eu connaissance de telles pratiques frauduleuses, et si oui, qu'envisagez-vous pour les faire cesser ?

M. Christian Lajoux. - Je n'ai pas connaissance de telles pratiques, que je condamne et que la DGCCRF doit poursuivre, si elles sont avérées. Ces pratiques ont pu exister par le passé, mais elles sont révolues depuis bien longtemps déjà et le Leem appelle au strict respect des lois.

Mme Marie-Thérèse Hermange, rapporteur. - Nous ne parlons pas des dispositifs médicaux ni des produits thérapeutiques annexes (PTA), alors que, dans notre rapport sur le Vioxx, nous avions déjà noté leur importance pour la sécurité sanitaire. Qu'en pensez-vous ?

M. Christian Lajoux - Les laboratoires se soucient au premier chef de la sécurité sanitaire des patients. Un projet d'accord est en cours, sur l'évaluation de ces dispositifs et nous ne partons pas de rien puisque la réglementation est déjà conséquente.

Mme Marie-Thérèse Hermange, rapporteur. - Nous avons cherché à la renforcer dans le cadre de la loi Fourcade, en particulier les règles de transparence et celles relatives à la provenance des dispositifs médicaux, mais l'impression demeure d'un déséquilibre entre une politique du médicament très réglementée, et un certain vide sur le reste.

M. Christian Lajoux. - Les douze organisations professionnelles regroupées dans la fédération française des industries de santé (Fefis), dont je me trouve être aussi le président, se soucient éminemment de la sécurité sanitaire des dispositifs médicaux et de la fiabilité des produits mis sur le marché.

Mme Catherine Lassale. - Avec l'usage des biotechnologies, les dispositifs médicaux et les PTA seront appelés à prendre toujours plus d'importance dans les traitements médicaux. C'est pourquoi, en amont, nous recherchons déjà des biomarqueurs communs et des modes d'évaluation, qui puissent s'intégrer à un dispositif d'évaluation élargi. Cependant, il est vrai que les standards diffèrent encore, y compris à l'échelon européen, entre le médicament, les dispositifs médicaux et les PTA.

M. François Autain, président. - Vous vous étiez engagés à faire la transparence sur les études pré-AMM, la loi de 2004 en a fait une obligation. Comment les choses se passent-elles concrètement ? Les résultats des études sont-ils publiés ? A quel moment précis, par rapport à l'AMM ?

Mme Catherine Lassale. - C'est l'Afssaps qui en est responsable, le Leem n'a qu'une faculté d'accompagnement et nous nous y employons pleinement. La loi date effectivement de 2004, mais c'est un arrêté de décembre 2009 qui a défini les modalités de publication de ces études, dans le cadre d'un registre géré par l'Afssaps. La France est ainsi devenue le premier pays européen à publier ces études pré-AMM, les institutions européennes suivent. L'Afssaps reçoit des industriels les résultats des études et les publie sans délai. Echappent à cette obligation les études de première administration à l'homme et de phase 1, essentielles au secret de fabrication, et, pour les études dont la publication est prévue dans une revue scientifique, l'Afssaps procède à l'inscription au registre seulement dans l'année qui suit la publication scientifique.

M. François Autain, président. - La publication n'est donc pas corrélée à l'AMM ?

Mme Catherine Lassale. - La publication intervient dès la phase 2, c'est un grand progrès que l'on doit aux actionnaires, les institutions européennes prennent notre dispositif en exemple.

M. François Autain, président. - Tous les essais sont-ils publiés ? Quid de ceux qui ne sont pas favorables au médicament ?

Mme Catherine Lassale. - L'Afssaps se contente de publier, sans intervenir sur les contenus. Et la mise sur le marché dépendant de l'autorisation que l'Afssaps délivre, le processus relie nécessairement l'étude et l'AMM.

M. François Autain, président. - Les industriels ont coutume de se plaindre des taxes...

M. Christian Lajoux - En particulier des taxes sur l'emploi : l'Etat dit encourager à la création d'emplois, mais nous taxe davantage quand nous en créons...

M. François Autain, président. - Ce n'est pas la taxe sur l'emploi, cependant, qui a désarmé les laboratoires pour leur promotion commerciale !

M. Christian Lajoux - Le nombre de visiteurs médicaux est passé de 24 000 en 2008 à 18 000 aujourd'hui, et nous nous orientons vers 14 000, et ce repli est dû à la promotion des génériques, plutôt qu'à la taxe sur l'emploi.

Mme Marie-Thérèse Hermange, rapporteur. - Quelle réforme pensez-vous qu'il serait utile de faire sur les visites médicales ?

M. Christian Lajoux - Les visites médicales ont été profondément réformées depuis 2004, avec la certification, une charte et un bien meilleur encadrement. De fait, le métier de visiteur médical a considérablement changé et, s'ils ont été désignés par la vindicte populaire, ils exercent leur métier dans des conditions désormais très encadré. La mission du visiteur médical, du reste, n'est pas seulement de promotion, mais aussi d'information. Les deux tiers des effets de pharmacovigilance remontent par les visiteurs médicaux, il faut en tenir compte. Le contenu de la relation avec le médecin a profondément changé : les visiteurs informent davantage, des médecins sont devenus plus exigeants et plus sensibles qu'avant aux aspects économiques.

M. François Autain, président. - Êtes-vous d'accord pour dire qu'une entreprise ne saurait informer sur ses produits sans en faire la promotion ?

M. Christian Lajoux - Je crois qu'on gagnerait à bien identifier les deux fonctions, que les visiteurs médicaux assument dans les faits. Les professionnels de santé manquent d'information, les visiteurs médicaux leur sont utiles.

M. François Autain, président. - Vous avez qualifié l'affaire du Mediator de crise médiatique, alors que nous y voyons plutôt la crise d'un système censé contrôler la mise sur le marché des médicaments. J'observe que la presse médicale a mis plus de temps que la presse généraliste à informer sur le Mediator, comme cela s'était passé pour l'affaire du sang contaminé. Le Leem a signé une charte de bonnes pratiques avec le syndicat national de la presse médicale : cette charte est-elle appliquée ? Comment vous en assurez-vous ?

M. Christian Lajoux - Le Leem n'a pas pratiqué une politique d'évitement sur l'affaire du Mediator, nous nous sommes mobilisés avant même que l'Igas ne rende son rapport. Nous n'avons pas été audibles, parce que les médias, dans cette crise, n'étaient pas enclins à entendre le point de vue de l'industrie pharmaceutique : nous ne pouvons que le constater.

Je compte d'autant plus assurer l'application de cette charte, que je l'ai signée moi-même. La presse médicale est confrontée à des difficultés financières, liée notamment à la diffusion des génériques. La presse de formation est dans une situation meilleure, semble-t-il, que la presse d'information. La charte est utile et les industriels ont d'autant plus intérêt à adopter des positions cohérentes, qu'ils sont peu audibles dans les crises telles que celle que nous traversons.

M. François Autain, président. - Nous avons pourtant de quoi douter que cette charte soit appliquée ! Elle précise en particulier que les entreprises du médicament développent avec la presse des relations toujours distinctes des relations commerciales, que leurs échanges ne doivent jamais donner lieu à des échanges commerciaux susceptibles de peser sur l'indépendance éditoriale de la presse. Des cas nous ont été cités, en particulier par Mme Virginie Bagouet, où la réalité est encore très différente ! Un rappel à l'ordre s'impose...

M. Christian Lajoux - Il est permanent.

M. Philippe Lamoureux. - Dès avant l'affaire du Mediator, la réflexion avait été lancée d'une autorégulation.

Mme Marie-Thérèse Hermange, rapporteur. - Avant de finir, je tiens à vous dire combien je déplore le faible engagement, pour ne pas dire le désengagement des laboratoires privés vis-à-vis des recherches sur les cellules souches autres qu'embryonnaires, en particulier les cellules issues du cordon ombilical. La France était pionnière en la matière, nous avions de l'avance avec le professeur Éliane Gluckman et le professeur Gorin, mais lorsque les industriels organisent un colloque sur les cellules souches, on ne nous parle que des cellules souches embryonnaires ! C'est incompréhensible.

Mme Catherine Lassale. - Nous avons mis l'accent sur les cellules souches embryonnaires, parce que c'est là que la réglementation française freine la recherche, avec un risque pour la compétitivité de notre industrie : pour les autres cellules souches, la recherche est moins contrainte.

Audition d'Irène Frachon, praticien hospitalier au département de pneumologie du Centre hospitalier universitaire de Brest

M. François Autain, président. - Nous auditionnons Mme Irène Frachon, pneumologue médecin hospitalier dont les recherches ont été déterminantes pour le retrait du Mediator. Cette audition, madame, est enregistrée et pourra être diffusée sur la chaîne Public Sénat. En application de la réglementation, je vous prie de bien vouloir faire connaître à la mission les liens d'intérêts que vous avez avec l'industrie pharmaceutique.

Mme Irène Frachon. - J'ai un lien d'intérêt comme investigateur pour les entreprises GSK, Bayer et United Therapeutics, un autre lien d'intérêt en participant bénévolement à des journées de formation auprès des entreprises GSK, Phaser et Actelion, et un troisième lien d'intérêt avec ces entreprises puisqu'elles prennent en charge mes frais pour la participation aux congrès et symposiums qu'elles organisent. J'ai aussi des liens d'intérêt avec l'éditeur de mon livre Mediator 150 mg. Combien de morts ? - je rétablis le sous-titre -, même si l'ensemble des droits d'auteur vont à des causes sociales. Mais les liens d'intérêts les plus forts que j'entretiens, c'est d'abord, comme médecin hospitalier, ceux que je noue avec tous mes patients, en particulier avec les victimes du Mediator et de l'Isoméride. Je pense en particulier - je dirai des prénoms - à Joëlle, à Nicole, à Yvon, à Monique, à Jacqueline, à Marcel, à Maurice et à tant d'autres, je pense aux cinq d'entre mes patients victimes qui y ont laissé leur vie, aux onze qui ont subi une opération à coeur ouvert, je pense à Josiane, cette patiente qui vient tout juste de m'envoyer un SMS pour me dire qu'elle était de nouveau hospitalisée pour une hémorragie et qui termine son message par ces mots : « Je suis à l'hôpital, un roman de souffrances ». J'ai entendu le président du Leem parler du temps de l'émotion - je crois effectivement que le temps de l'émotion et de l'empathie compte encore.

Je voudrais vous présenter deux courts extraits de documents édifiants. Le premier date de 1986, c'est un document intitulé : « Le médicament français ». On y lit Jacques Servier déplorer la « liquidation » d'une industrie de pointe, s'insurger contre la volonté, nouvelle à l'époque, de contrôler la qualité des médicaments déjà présents sur le marché, on l'y entend qualifier de « délire dirigiste » les projets de contrôler l'information médicale, au moment où, selon lui, la concurrence internationale a les mains libres pour agir par des « moyens variés » Ce genre de propos, je crois, nous fait deviner les pressions qui se sont exercées pour empêcher le contrôle des médicaments déjà présents, et mis sur le marché. Deuxième document, un documentaire audiovisuel de Mireille Dumas, de mars 1997, sur les risques des médicaments. A cette période, on sait déjà que l'exposition à l'Isoméride, qui connaît un grand essor aux Etats-Unis, fait courir un risque d'hypertension artérielle pulmonaire, mais pas encore qu'elle peut provoquer des valvulopathies, et Jacques Servier cherche à limiter l'impact des résultats des recherches américaines sur les ventes européennes d'Isoméride. Dans ce documentaire, on voit le Professeur Gérald Simonneau, à l'hôpital Antoine-Béclère, parler du lien entre les coupe-faim, l'hypertension artérielle pulmonaire et l'Isoméride. La veille de la diffusion, la chaîne de télévision a reçu la visite d'huissiers, venus par le service juridique de Servier pour une procédure de référé heure par heure afin d'empêcher la diffusion ; celle-ci a finalement eu lieu mais, comme on le voit sur l'extrait que je vous propose, chaque fois que le terme d'Isoméride est prononcé, il est gommé par un « bip » : en faisant pression, Servier est parvenu à empêcher la divulgation télévisée de faits pourtant établis.

Cet épisode m'évoque celui que j'ai connu lors de la diffusion de mon livre. La pression était telle que le juge a cru devoir raisonnable de faire effacer mon sous-titre « Combien de morts », craignant que ces termes n'emportent un risque de dénigrement d'un médicament qui était pourtant retiré du marché !

La crainte des procédures est un moyen important pour empêcher des signaux de pharmacovigilance. On peut censurer la parole d'un médecin à la télévision. J'ai également reçu des témoignages de victimes de l'Isoméride. Trois d'entre elles ont obtenu des dédommagements au bout de dix ans de procédure. Pour une maladie qui peut tuer en deux ans ...

M. François Autain, président. - On ne connaît pas le nombre de victimes...

Mme Irène Frachon. - Certaines ont préféré un mauvais arrangement à un mauvais procès et ont échangé leur liberté de parole contre un dédommagement. C'est aussi le docteur Georges Chiche, constatant en 1999 une insuffisance aortique évocatrice d'un lien avec le Mediator, faisant une déclaration de pharmacovigilance et qui est appelé par des représentants du laboratoire, un élu local, un médecin...

M. François Autain, président. - Un adjoint au maire de Marseille ?

Mme Irène Frachon. - J'ai été frappée de ce qu'a dit le docteur Jean-Philippe Seta sur le lien entre valvulopathie et Mediator : selon lui, le cas marseillais n'était pas imputable au médicament mais à un infarctus. Ce cas ne figurerait pas dans sa base. J'ai pourtant la fiche.

M. François Autain, président. - On nous a dit en Italie qu'il y avait des doutes sur le cas de Marseille, et pour le professeur Alexandre, que nous avons entendu avant-hier, c'était plausible.

Mme Irène Frachon. - La valve n'étant pas mitrale mais aortique, ce ne pouvait être lié à un infarctus. A l'époque, cela avait été considéré comme plausible. Le médecin de la pharmacovigilance a rencontré le cardiologue avec un représentant des laboratoires Servier, qui avait tous les documents : le médecin déclarant était sûr de son fait.

M. François Autain, président. - Le professeur Derumeaux conteste l'imputabilité de cette insuffisance aortique au Mediator.

Mme Irène Frachon. - Mme Derumeaux dont j'ai lu l'audition n'a peut-être pas eu le détail des constats. Nous n'avons pas écrit dans l'European Journal of Respiratory Deseases qu'il n'y avait pas de signal significatif sur le Mediator. Le professeur Seta a commenté l'étude de cas-témoins de Brest en disant que le résultat était bizarre alors que les 4,5 % de cas inexpliqués que nous identifions se situent dans la moyenne. Son interprétation est inexacte.

Les pressions sont importantes pour notre sujet. Elles peuvent conduire à une censure, voire une autocensure des médecins. Un cardiologue m'a dit avoir rédigé en 2004 un mémoire de fin de spécialisation sur le Mediator, qui n'a pas été publié parce que son patron estimait qu'il ne pouvait pas lancer un tel pavé dans la mare sans plus de preuve. Un spécialiste de l'Afssaps m'a fait part des difficultés considérables d'un collège qui dénonçait les effets indésirables d'un médicament des laboratoires Servier. La crainte d'un recours procédurier peut bel et bien constituer un obstacle : on l'a vu avec le Ketum, et cela explique la frilosité des autorités de santé.

Quand nous signalons des effets indésirables, les firmes insistent pour que nous leur donnions des précisions. Or, dans le cas du Mediator, je n'ai pas eu de nouvelles ni de retours des laboratoires Servier. Ce n'est que cinq mois après le retrait du médicament que j'ai reçu un mail du laboratoire me demandant les comptes rendus d'hospitalisation, que le secret médical m'interdisait de transmettre tels quels. S'agissait-il de préparer un futur procès ?

Quand notre sous-titre a été censuré, l'avocat du laboratoire a expliqué qu'avec le Mediator il ne s'agissait ni d'un anorexique ni d'une amphétamine, que la molécule, le benfluorex, était différente de la fenfluramine. J'avais montré la nature de la molécule à partir d'un document issu des laboratoires Servier, que l'avocat a écarté comme de provenance inconnue avant d'expliquer qu'il n'y avait pas d'étude d'imputabilité pour des atteintes vasculaires. On peut gagner des procès avec des affirmations inexactes...

En juin 2010, Jean Marimbert a déclaré dans Metro que si l'on avait suspendu le Mediator en 2007 ou 2008, les laboratoires Servier auraient contre-attaqué et obtenu gain de cause. Certaines décisions négatives de l'Afssaps ont été contestées et désavouées ...

M. François Autain, président. - Ces décisions négatives sont peu nombreuses : c'est l'exception qui confirme la règle... les responsables de l'Afssaps l'ont confirmé.

Mme Irène Frachon. - La suspension du Ketum, un gel qui brûle en cas d'exposition au soleil, a été tardive, et le Conseil d'Etat a estimé que la décision de retrait comportait un risque pour le chiffre d'affaires du laboratoire, et cela sur la base d'informations fausses. Le directeur général du laboratoire l'a reconnu dans le Télégramme de Brest, « le Ketum ne représente que 3 % de notre chiffre d'affaires, mais il a fallu user de cet artifice pour avoir accès au référé, sinon le produit était mort ». L'un des vice-présidents de la commission d'autorisation de mise sur le marché nous avait prévenus des difficultés suscitées par les recours. Cela m'effraie car pour l'Isomeride, les laboratoires Servier ont exercé des recours jusqu'en 2004...

M. François Autain, président. - Il a perdu...

Mme Irène Frachon. - Je m'interroge sur l'impact de ces recours sur la sérénité des décisions.

J'en viens à la presse. Le quotidien du médecin a publié en juin 2010 un encart des laboratoires Servier disant qu'à ce jour, on n'avait établi aucun lien entre le Mediator et le valvulopathie cardiaque, et ce fut la seule information présentée aux généralistes... M. Marimbert nous a dit que le produit avait été suspendu, sans que les malades soient prévenus. Après mon livre, les experts de l'Afssaps étaient fâchés et leurs critiques ont circulé par mails, des salariés des laboratoires Servier en recevant copie.

M. François Autain, président. - Le président et le vice-président de la commission d'autorisation de mise sur le marché ont reconnu les faits. Mme Nancy Claude avait un lien avec un membre de cette commission...

Mme Irène Frachon. - ... qui est traversée de beaucoup de conflits d'intérêts. Grâce à la presse, puis à Gérard Bapt, l'affaire est allée à son terme. Cela m'a épargné des ennuis.

M. François Autain, président. - Lesquels ?

Mme Irène Frachon. - On a cherché à me punir. Le conseil de l'ordre a été interrogé, la direction de mon hôpital a été prévenue.

M. François Autain, président. - Pourrez-vous nous remettre les mails ?

Mme Irène Frachon. - Bien sûr. Heureusement, je l'avais prévenue et elle m'a fait confiance.

M. François Autain, président. - Son président ne tarit pas d'éloge à propos de votre action.

Mme Irène Frachon. - Je le crois sincère... En réalité, de telles situations peuvent révéler des liens et des comportements dont on n'avait pas conscience, comme cela a été le cas lorsque certains envoyaient copie des mails me concernant, ce qui pose un problème de confidentialité.

Toutes ces pressions expliquent la difficulté que l'on rencontre à publier nos études. Le Journal de la Société française de pharmacologie et de thérapeutique a refusé notre article.

M. François Autain, président. - Société dont le trésorier est M. Schiavi, un cadre des laboratoires Servier...

Mme Irène Frachon. - Si j'ignore qui en est président, j'ai relevé les liens d'intérêt de l'éditeur avec les laboratoires Servier. Je me suis également interrogée à l'occasion du congrès européen de cardiologie qui s'est tenu en août 2010...

M. François Autain, président. - ... à Stockholm.

Mme Irène Frachon. - Nous avions soumis plusieurs abstracts décrivant les lésions des fameuses valvulopathies au Mediator ; ils ont tous été refusés. Bien sûr, il existe un processus de validation scientifique de ces décisions, mais l'on ne voit peut-être pas d'un bon oeil nos critiques quand les laboratoires Servier apparaissent en tête de liste des sponsors. La Société française de cardiologie était présente au même congrès : sa newsletter affichait en toute transparence le soutien des laboratoires Servier. Nos critiques étaient-elles trop nombreuses ? L'article a été finalement publié en anglais dans une revue internationale de bon niveau, dont l'éditeur est canadien.

Il est vrai que, menée par les laboratoires Servier, l'étude Regulate sur les effets secondaires du Mediator a été saluée par les cardiologues.

M. François Autain, président. - On a déploré sa lenteur.

Mme Irène Frachon. - Elle a mis dix ans pour sortir ! Les journaux s'adressant aux cardiologues ont souligné qu'il n'était pas question de mettre en cause le laboratoire qui l'a rendu publique.

M. François Autain, président. - L'Afssaps a sommé le laboratoire de la mener.

Mme Irène Frachon. - Mme Derumeaux a bien raconté comment elle avait procédé à son étude échographique. Le médicament concurrent était la glitazone, et l'étude portait sur la fonction ventriculaire. Au courant du cas espagnol, Mme Derumeaux avait demandé qu'on étudie aussi les valvulopathies, à l'exception des triviales. En mars avril 2009, comme j'étais très préoccupée par la toxicité du Mediator, j'ai interrogé Gérald Simonneau, qui anime un réseau français sur hypertension artérielle pulmonaire. Jean-François Cordier, professeur de pneumologie à Lyon a communiqué le mail à tous ses collègues lyonnais, dont Philippe Moulin, investigateur principal de Regulate. Celui-ci a immédiatement écrit à Jean-François Cordier car il était d'autant plus intéressé que les laboratoires Servier considéraient en 2008 qu'à l'exception du cas espagnol, tout était très calme. Mme Derumeaux m'a adressé des responsables de cardiologie et a fait prendre en compte dans l'étude les valvulopathies triviales. L'Afssaps, mise au courant, a exigé le résultat en septembre - et il faudrait mettre sa publication au crédit des laboratoires Servier.

Sans se mettre à la place de la police ou de la justice, l'on doit constater qu'il y a eu des informations inexactes qui ont été diffusées, et que des pressions ont occulté des signaux de pharmacovigilance, ce qui choque le médecin que je suis.

M. François Autain, président. - Pouvez-vous citer des faits précis qui caractérisent ces pressions ?

Mme Irène Frachon. - Je vous en parlé et Virginie Bagouet les a décrites. J'en ai eu d'autres échos, qu'il s'agisse du Panorama du médecin ou d'un journaliste comme Eric Giacometti. Des amis grands reporters de la grande presse m'ont mise en garde sur les risques que me faisait courir le livre, même si les faits étaient parfaitement établis. Fallait-il parler ou se taire ? Outre la réaction des autorités, l'on constate que des acteurs très engagés ont du mal à prendre leurs distances par rapport à une industrie qui subventionne la recherche, les bourses accordées aux étudiants, les organisations, ainsi la Société française de pharmacologie a beaucoup hésité à refuser de participer à un symposium de Servier car la pharmacologie fondamentale a besoin de ses subventions pour les bourses des étudiants - le prix Servier attribué à un jeune pharmacologue clinicien atteint 3 500 euros.

M. François Autain, président. - Toutes les sociétés savantes ne sont donc pas indépendantes de l'industrie pharmaceutique ?

Mme Irène Frachon. - Elles le disent, tout le monde le sait très bien. Que faire ? Dans Le Cardiologue, un syndicat de cardiologie a publié en mars 2011 un éditorial annonçant que rien ne serait plus comme avant, que le « tsunami médiatique » provoqué par le Mediator avait modifié les approches. Mais comment modifier l'approche des conflits d'intérêts ? Une newsletter du même syndicat, publiée en 2010 à l'occasion d'un congrès aux États-Unis, consacrait un article à l'Ivabradine, des laboratoires Servier, dont il n'était pas question dans le congrès, et un mois après l'éditorial, à l'occasion d'un autre congrès américain, une autre newsletter faisait l'éloge de cette molécule.

Les institutions de recherche ne savent guère comment se passer des laboratoires. Il est cependant possible de résister. Une société savante de pathologie vasculaire a annulé sa participation à une journée organisée par Biogaran, une filiale des laboratoires Servier, qui avait refusé de séparer le message publicitaire du message scientifique.

M. François Autain, président. - Une saine réaction !

Mme Irène Frachon. - Cela signifie qu'organiser une autre réunion sera difficile...

Mme Marie-Thérèse Hermange, rapporteur. - Nous sommes tous bouleversés par ces dossiers, de même que nous le sommes lorsqu'une employée du groupe Servier nous dit qu'un commerçant refuse de la servir en la traitant de « tueuse ». Nous ressentons beaucoup d'émotion. Notre mission, qui est explosive, est d'évaluation et de contrôle, nous ne sommes pas un tribunal.

J'observe qu'un laboratoire n'a aucun moyen légal pour s'opposer à un signalement de pharmacovigilance. Les pressions sont-elles exclusivement le fait des laboratoires Servier, ou bien d'autres laboratoires agissent-ils de la même manière ?

Mme Irène Frachon. - Je vous ai parlé du Ketum, ce gel pour lequel un autre laboratoire a exercé des pressions. Généralement, lorsqu'un effet secondaire est signalé, les laboratoires demandent des précisions et assurent un excellent travail de pharmacovigilance. J'ai mieux compris lorsque Jacques Servier a jugé saugrenu de revenir sur des médicaments sur le marché depuis trente ans.

La pression sur les victimes passe aussi par la durée de la procédure, sa violence pour des malades. Le distilbène a donné lieu à un combat sans fin face à un autre laboratoire. La méthode employée à l'égard des victimes était très proche. La victime d'un anti-parkinsonien de GSK provoquant une libido exacerbée...

M. François Autain, président. - ... Et une addiction au jeu...

Mme Irène Frachon. - ... et des comportements gênants a gagné en première instance, mais le laboratoire a fait appel : la procédure peut s'éterniser.

Quant aux praticiens, encore faudrait-il qu'ils puissent faire appel à un médiateur. M. Chiche aurait été content de pouvoir le faire.

M. François Autain, président. - N'est-ce pas le rôle de l'Afssaps ?

Mme Irène Frachon. - D'un côté, une victime est confrontée à une interminable procédure, de l'autre, les autorités de santé sont intimidées, les professeurs Lucien Abenhaim et Didier Tabuteau ont fait état d'une ambiance stressante.

Mme Marie-Thérèse Hermange, rapporteur. - Pensez-vous que le Mediator aurait dû être interdit dans les années 90, comme l'a assuré l'Igas, ou en 2003, comme le dit le professeur Alexandre ?

Mme Irène Frachon. - En 1997, par précaution, en même temps que sa famille, les fenfluramines.

Mme Marie-Thérèse Hermange, rapporteur. - Le professeur Christophe Acar a mis en cause votre étude et relevé des biais méthodologiques importants ainsi qu'une analyse peu rigoureuse de la cohorte des patients décédés.

Mme Irène Frachon. - Il vise non mon étude de cas-témoins de Brest, mais celle de la Caisse nationale d'assurance maladie, qui a évalué un nombre de victimes. Les critiques du professeur Acar concernent seulement le décompte des décès.

Mme Marie-Thérèse Hermange, rapporteur. - Et le docteur Annick Alpérovitch ?

Mme Irène Frachon. - Il s'agit de quelques mots dans un mail. Je n'en ai pas débattu avec elle. Notre pourcentage de valvulopathies inexpliquées dues à l'exposition au Mediator (70 %) la choque car le professeur Christophe Tribouilloy a trouvé un chiffre de 40 %. Notre résultat m'avait interpellée, puis j'ai pensé aux 80 % de cancers du poumon qu'on explique aujourd'hui par le tabac, alors que ce pourcentage avait été contesté en son temps. Je pense qu'il en est de même et que le Mediator explique une large part des valvulopathies inexpliquées. J'ai parlé dans mon livre d'un « éléphant rose dans un couloir » ; en fait, chaque cardiologue voit peu de cas et ils sont dispersés dans le temps. Quant aux biais, je me suis appuyée sur la méthodologie du professeur Le Gal. Les problèmes se posent quand les différences sont faibles mais, dans notre cas, les différences sont énormes, si bien que les biais ont moins d'importance.

Mme Marie-Thérèse Hermange, rapporteur. - La mission est appelée à formuler des propositions concernant la politique du médicament. Lesquelles lui suggèreriez-vous ?

Mme Irène Frachon. - Je n'ai pas de compétence sur l'organisation de l'Afssaps, en revanche, j'ai été choquée de constater que le Conseil d'Etat puisse invalider une décision de santé publique afin de préserver les intérêts d'un industriel. La protection de la santé publique est-elle sur le même pied, ne devrait-on pas lui donner la prééminence ?

M. François Autain, président. - C'est aussi notre interrogation. Peut-on retirer du marché un médicament qui a de graves effets indésirables ? Certains nous répondent que ce n'est pas possible, le professeur Bernard Bégaud pense le contraire. J'ignore si cela peut se traduire par une réglementation ; cela relève plutôt de la pratique des experts, qui doivent privilégier l'intérêt des patients.

Mme Marie-Thérèse Hermange, rapporteur. - Les études post-AMM, quand elles sont effectuées, donnent parfois des résultats scientifiques douteux. L'on pense aussi au Vioxx, et à l'inadaptation souvent constatée entre les normes pastoriennes qui décident de l'AMM et l'usage des médicaments contre des pathologies chroniques qui s'étalent dans le temps et touchent une large population.

Mme Irène Frachon. - L'Actos n'est pas de mon domaine de compétence ; j'ai pourtant été alerté par l'Afssaps par lettre et par mail des effets de la pioglitazone. Une telle démarche, si elle avait été engagée, aurait changé le cours de l'usage du Mediator. La transmission de l'information est-elle de nature à inquiéter ? Parlons aussi des bénéfices et des risques des médicaments sans infantiliser les patients. On peut prendre un risque raisonnable, en surveillant les effets d'un produit.

M. François Autain, président. - Ne trouvez-vous pas étonnant qu'on mette sous surveillance un médicament à SMR 5, donc sans intérêt, plutôt que le retirer du marché ?

Mme Irène Frachon. - Je comprends l'argument mais il y a des cas plus complexes.

Mme Marie-Thérèse Hermange, rapporteur. - L'hypertension artérielle pulmonaire est-elle si facile à soigner ? Les médecins varient, les prescriptions aussi : vous aussi, vous procédez à des essais.

Mme Irène Frachon. - Il faut pouvoir partager l'incertitude. Cela peut constituer un choc pour les patients de constater que les médecins doutent. Je parle de confiance éclairée par rapport à la confiance aveugle. Le médecin doit expliquer les effets d'un médicament.

Mme Virginie Klès. - Faut-il le dire aux gens ? Il y a là une carte à jouer en signalant les effets secondaires de médicaments, car les Français sont les plus grands consommateurs de médicaments au monde. Les laboratoires, qui ont intérêt à vendre, n'y sont pas favorables, naturellement.

Mme Irène Frachon. - C'est dès l'école qu'il faut former à la santé. On insiste beaucoup sur la nutrition, un regard critique sur les dangers éventuels des médicaments serait bienvenu.

Mme Virginie Klès. - Le remboursement des médicaments n'est pas indifférent. Le vétérinaire que j'ai été sait que les médicaments vétérinaires, n'étant pas remboursés, sont mieux surveillés... Quand une vache meurt, on regrette l'argent dépensé ... Le remboursement par la sécurité sociale peut gêner l'apprentissage du risque.

Mme Irène Frachon. - Il suffit de présenter sa carte Vitale pour repartir avec un sac plein de médicaments...

M. François Autain, président. - ... que le médecin a prescrits. Sa responsabilité est première, même si certains médicaments sont demandés par le patient et en quelque sorte coprescrits.

Mme Irène Frachon. - Ce fut le cas avec le Mediator. Des généralistes m'ont dit qu'ils avaient pensé aider des malades en surpoids en prescrivant un médicament sans risque.

Ma deuxième suggestion concerne les lanceurs d'alerte. Il faut une autorité.

M. François Autain, président. - Nous réfléchissons à un statut, à une protection du lanceur d'alerte.

Mme Irène Frachon. - Le signalement ?

M. François Autain, président. - Il y a des propositions en ce sens.

Mme Irène Frachon. - Les victimes, enfin. Quel déséquilibre énorme entre la puissance des industriels et l'impossibilité pour les victimes de former un contrepoids ! L'Isoméride a eu un coût élevé aux États-Unis pour les laboratoires, pas en France. On agit dans l'urgence de l'événement, on improvise un comité de suivi sans fonds, sans budget. Il y a eu d'autres affaires que le Mediator et il y en aura encore. Ne pourrait-on accomplir quelques progrès en anticipant ?

M. François Autain, président. - L'action de groupe améliorerait-elle les choses ?

Mme Irène Frachon. - Sans être juriste, je constate que le contrepoids est actuellement inexistant, et que le rapport de forces est très défavorable aux victimes.

J'ai, pour ma part, été soutenue par mon directeur d'hôpital. En revanche, des universitaires ont des engagements avec les industriels. Je ne voudrais pas que le professeur Grégoire Le Gal, qui est brillant, ait souffert dans cette affaire. Il a réuni des collègues pour présenter un projet à l'occasion du grand emprunt. Son projet a été refusé par un jury international composé d'universitaires - à l'exception des deux Français, l'un représentant les laboratoires Servier, l'autre Sanofi Aventis. Cela m'a troublé et Gérard Bapt s'en est ému mais Mme Pécresse nous a rassurés : « la composition du jury reflète la complémentarité des compétences ». Reste que les deux représentants français n'étaient pas présentés comme universitaires et que ce n'était le cas que d'une seule autre personne, un Américain.

M. François Autain, président. - Je vous remercie d'avoir répondu à nos questions.