Mercredi 11 mai 2011

 - Présidence de M. François Pillet, sénateur, coprésident, et de M. Serge Blisko, député, coprésident -

Audition de M. le professeur Michel Reynaud, psychiatre, secrétaire général du collège universitaire national des enseignants d'addictologie, chef du service de psychiatrie et d'addictologie du groupement hospitalier universitaire Paul Brousse

M. Serge Blisko, coprésident pour l'Assemblée nationale. - Nous avons le plaisir d'accueillir le professeur Michel Reynaud, psychiatre et addictologue, qui a présidé la Fédération française d'addictologie et publié de nombreux ouvrages, dont L'Amour est une drogue douce... en général et On ne pense qu'à ça. Monsieur le professeur, pourriez-vous nous éclairer sur le rôle des facteurs génétiques et psychologiques expliquant la variation des degrés de dépendance selon les personnes et les produits ? Ce sujet intéresse au plus haut point la mission. Nous souhaiterions également que vous nous parliez du dispositif national de prévention et de soin à destination des patients dépendants.

M. le professeur Michel Reynaud, psychiatre, secrétaire général du collège universitaire des enseignants d'addictologie, chef du service de psychiatrie et d'addictologie du groupement hospitalier universitaire Paul Brousse. - Je dirige un service de psychiatrie et d'addictologie ainsi qu'une équipe de recherche, et j'ai en effet occupé la présidence tournante de la fédération qui regroupe la quasi-totalité des associations de professionnels du secteur - j'en suis actuellement l'un des vice-présidents.

Permettez-moi de vous remettre le Livre blanc qui sera soumis le 8 juin à notre conseil d'administration. Il représente la synthèse du travail mené par nos associations membres en vue de définir une politique de prévention, une législation et des stratégies de développement des structures de soin médico-social et de réduction des risques.

Face à la variété des addictions, il serait illusoire d'imaginer qu'il existe une réponse unique, une panacée. Nous avons donc intérêt à disposer d'une large palette d'outils pour leur prise en charge et c'est en ce sens que nous poussons, dans notre Livre blanc comme dans nos propositions. Je précise que nous avons entrepris ce travail à notre propre initiative alors que nous avions été missionnés par le Président de la République pour élaborer un plan relatif aux addictions, qui a été repris par M. Xavier Bertrand, ministre chargé de la santé, en 2005.

Le terme « addictions » n'a été substitué à ceux de « toxicomanie » et d'« alcoolisme » qu'au début des années 2000, pour signifier que l'on s'intéresse désormais également aux comportements pathologiques et aux situations antérieures à la dépendance, ainsi qu'aux phénomènes de consommations multiples. L'autonomie de l'addictologie comme discipline dotée de services hospitaliers et universitaires est donc très récente, de sorte que nous n'avons pu encore changer les représentations sociales des problèmes de consommation dont elle traite. L'opposition quasi frontale entre prévention ou soin et répression, entre produits licites et substances illicites, découle en effet de représentations idéologiques et ne correspond plus à l'état de la science. Nous militons pour un débat plus sociétal - qui gagnerait à se tenir après l'élection présidentielle pour éviter toute instrumentalisation - sur les mesures à prendre pour réduire les dommages, en utilisant tous les moyens validés. Les membres de nos associations sont à l'image de la société, partagés entre partisans d'une extrême rigueur et laxistes ; cependant, il n'en est pas qui soient prohibitionnistes : aucun ne croit à la possibilité d'une société sans alcool ni tabac, cannabis, cocaïne ou héroïne. Nos propositions visent donc à définir des stratégies aussi pragmatiques que possible, s'appuyant sur le consensus social le plus large.

Les propositions qui poseront problème sont celles qui concernent la prévention et la législation. La première priorité est de poursuivre le plan de prise en charge et de prévention des addictions qui n'a pas été repris parmi les priorités présidentielles et va arriver à son terme cette année. Nous espérons que les candidats à l'élection présidentielle souhaiteront reprendre la réflexion.

Un accord entre l'ensemble des parties semble plus facile à trouver concernant l'accès aux soins. Nos propositions à cet égard portent sur la modification des représentations pour les patients et leurs familles, les stratégies d'aide à leurs associations, le renforcement de l'addictologie de premier recours, notamment les actions à mener auprès des généralistes, parfois peu intéressés par les addictions. Une vingtaine de propositions concernent le renforcement du dispositif médico-social existant - qui recouvre notamment, outre les communautés thérapeutiques, les consultations à destination des jeunes consommateurs, les centres d'hébergement et de réinsertion sociale et les centres thérapeutiques résidentiels, soit toute une palette de moyens adaptés à la diversité des patients qui peuvent parfois être à la fois alcooliques et toxicomanes.

Nous proposons également le renforcement de l'addictologie hospitalière. Celle-ci, qui ne date que de 2005, s'organise en trois niveaux : des équipes de liaison et de soins, pour une réponse de proximité, dans tous les hôpitaux possédant un service d'urgences ; des services de référence, avec des lits d'hospitalisation spécialisés, pour la prise en charge d'addictions en situation complexe ; des services universitaires, enfin. Alors que les équipes de liaison se sont bien développées au cours des cinq dernières années et qu'ont été mises en place près des deux tiers des structures hospitalières censées couvrir chacune un bassin de 500 000 habitants, un tiers seulement des régions disposent de structures universitaires ; or, faute de formations cohérentes, la prise en charge peut ne pas reposer sur les meilleures stratégies validées et être marquée par l'idéologie.

D'autres propositions portent sur des problèmes ignorés par le plan précédent. Ainsi, afin de faciliter les rapports entre l'addictologie et la psychiatrie, nous proposons pour cette dernière également une organisation en trois niveaux, avec des équipes de liaison pour « donner une culture » sur les addictions, des équipes spécialisées et des équipes universitaires. Quant aux addictions comportementales, elles n'ont pu être clairement théorisées qu'au prix d'une réflexion qui a permis de partager leur prise en charge entre addictologie et psychiatrie : il s'agit de comportements d'excès tels que les troubles des conduites alimentaires ou le jeu pathologique qui, selon le mécanisme propre à tout comportement addictogène, se développe à proportion que l'accès aux jeux d'argent devient plus facile, via internet. Il conviendra de compléter les dispositifs par un travail de prévention, de repérage des addictions et d'organisation des soins.

Une autre priorité consiste à développer un enseignement et une recherche efficaces. De fait, les moyens dont dispose l'addictologie en France sont, par habitant, cent fois moindres qu'aux États-Unis.

Nos propositions devraient, hormis quelques éléments liés aux représentations, et abstraction faite du coût, recueillir l'assentiment des différentes tendances de notre société et pouvoir être reprises dans leur programme par tous les candidats à l'élection présidentielle. Nous sommes parvenus à un moment de l'histoire où nous pouvons envisager un changement de paradigme consistant, d'une manière pragmatique, à centrer la politique sur la réduction des dommages.

M. François Pillet, coprésident pour le Sénat. - Existe-t-il une prédisposition génétique pouvant expliquer que certaines personnes se retrouvent dépendantes et d'autres non ? Certains types de drogues sont-ils plus dangereux de ce point de vue ? Ainsi, est-il possible de consommer certaines drogues sans jamais devenir dépendant ?

Enfin, l'abstinence est-elle un objectif réaliste pour tout ou partie des personnes victimes d'addictions ?

M. Serge Blisko, coprésident pour l'Assemblée nationale. - Peut-on devenir dépendant aux produits de substitution aux opiacés ?

M. le professeur Michel Reynaud. - Pour compléter la définition de la dépendance donnée il y a de cela une quarantaine d'années par le professeur Claude Olivenstein, on pourrait dire qu'elle est la rencontre entre un produit plus ou moins addictogène, un individu plus ou moins vulnérable et un environnement plus ou moins « facilitateur ». Certains produits sont plus addictogènes que d'autres : les risques de dépendance sont de 80 % à 90 % pour le tabac, de 70 % à 90 % pour l'héroïne, de 50 % à 60 % pour la cocaïne, de 5 % pour l'alcool et de 2 % ou 3 % pour le cannabis. Des éléments de plus en plus nombreux donnent à penser que les consommateurs qui deviennent dépendants présentent une vulnérabilité génétique, mais cette vulnérabilité est complexe, mettant en jeu plusieurs gènes, la réaction des circuits cérébraux et le métabolisme cellulaire. Elle est en outre aggravée par l'effet de situations personnelles. La recherche clinique nous apprend en effet que des sujets ayant connu des souffrances, un stress, un malaise ou une difficulté dans les relations avec autrui deviennent plus facilement dépendants. Ainsi le stress post-traumatique augmente-t-il le risque de dépendance de 50 %.

On considère généralement qu'il existe deux types de personnalités vulnérables à la dépendance : il y a, d'une part, ceux qui recherchent des sensations, qui ont besoin de vivre des situations fortes et de connaître une excitation permanente, qui sont plutôt des hommes, et, d'autre part, ceux qui ont à apaiser une souffrance ou un malaise et qui sont plus habituellement des femmes. Lorsque le produit fournit une grande satisfaction ou apaise une souffrance plus ou moins permanente, le sujet a davantage tendance à y revenir. Nous ne sommes donc pas égaux devant les produits. Si l'environnement joue un rôle dans l'incitation et la consommation, il existe donc, vraisemblablement, des vulnérabilités individuelles cumulant des vulnérabilités génétiques, sur lesquelles nous devons poursuivre les recherches, et des vulnérabilités liées à l'histoire personnelle, au malaise, au stress et aux violences subies - la plupart d'entre nous ont expérimenté les effets bénéfiques de l'alcool face à un chagrin d'amour : eh bien, ceux qui éprouvent une souffrance due à l'abandon sont davantage portés à revenir à l'alcool lorsqu'ils l'ont « trouvé ».

Tous les produits ne sont pas non plus « égaux » et les dangers du cannabis ne peuvent être comparés avec ceux de l'héroïne ou de la cocaïne. Soignant de nombreux patients dépendants au cannabis dont certains présentent une schizophrénie aggravée par cette drogue, je ne les minimise pas mais, statistiquement, ces cas sont en quantité minime. Le risque est davantage un risque social, lié à l'illégalité des circuits parallèles et à la délinquance qu'entretient la consommation du produit, qu'un risque de santé publique. Ce dernier est bien supérieur avec l'alcool qui, à la fois, procure le plus de plaisir et entraîne le plus de dommages - les encéphalopathies liées à l'alcool sont infiniment plus nombreuses que les schizophrénies liées au cannabis. Le tabac, quant à lui, est également très addictogène et tue beaucoup. Il « accroche » par le besoin qu'on en a, en particulier quand on est anxieux ou déprimé, mais il n'induit aucune complication sociale ou trouble de comportement.

Peut-on devenir dépendant des produits de substitution aux opiacés ? Les produits qui « accrochent » sont ceux qui provoquent de l'attente et un plaisir rapide, puis viennent à manquer, comme les relations passionnément amoureuses ou les jeux d'argent. Les barbituriques hypnotiques, comme le Rohypnol, le Valium ou le Stilnox, produits rapidement absorbés et disparaissant rapidement de l'organisme, provoquent des dépendances. En revanche, le Gardénal, le Lexomil et les autres produits à longue durée de vie ne produisent pas cet effet de « shoot » et de manque. Lorsqu'ils lui font défaut, le sujet éprouve un syndrome de sevrage, mais sans le besoin compulsif d'y revenir qui caractérise l'addiction et la toxicomanie. C'est le cas de la méthadone ou du Subutex - lequel peut néanmoins être utilisé aussi de façon toxicomaniaque. La méthadone, opiacé de synthèse, permet de stabiliser le fonctionnement cérébral et le système de récepteurs altérés par l'héroïne sans provoquer les mêmes effets comportementaux. Lorsque le patient n'est pas prêt à être sevré de méthadone, la prise de celle-ci présente donc plus de bénéfices que le sevrage qui induirait des risques de rechute.

S'il reste statistiquement vrai que, dans la plupart des cas, le sevrage absolu est indispensable pour les alcooliques profondément dépendants, on sait aussi à présent que certains patients, moins dépendants parce que présentant moins de vulnérabilités personnelles, reviennent à des consommations contrôlées. C'est du reste le résultat recherché avec les produits actuellement en cours de développement. Il est donc difficile d'appliquer un modèle de l'abstinence totale et nous devons pouvoir disposer d'une palette de prises en charge pour adapter nos propositions aux différents types de patients - ce qui suppose aussi des praticiens correctement formés.

Mme Françoise Branget, corapporteure pour l'Assemblée nationale. - Peut-on rompre la dépendance, ou faut-il une certaine maturité pour y parvenir, après un long parcours ? D'ailleurs, au-delà du soin, l'accompagnement social n'est-il pas entièrement à revoir ?

Qu'en est-il, enfin, de votre proposition de supprimer l'incrimination de l'usage privé de stupéfiants ?

M. Jean-Marie Le Guen, député. - - Quels sont les produits efficaces pour combattre la dépendance et quelles sont les perspectives thérapeutiques ?

M. le professeur Michel Reynaud. - L'industrie est très active depuis quelques années et des pistes existent pour le traitement des addictions. Elles reposent sur les interactions entre les récepteurs qui « modulent » la voie du plaisir et de la motivation - les cannabinoïdes peuvent ainsi intervenir dans le traitement du tabac ou de l'alcool et une action sur les récepteurs opiacés peut jouer sur le traitement des addictions au jeu ou à l'alcool. Pour les opiacés, le Subutex est plus utilisé en France que la méthadone, car moins dangereux, mais il est aussi plus facile à détourner. La Suboxone, utilisée dans d'autres pays, n'est actuellement pas disponible en France, du fait de la politique des laboratoires pharmaceutiques comme du refus du ministère de la santé.

M. Gilbert Barbier, corapporteur pour le Sénat. - La consommation de cannabis à l'adolescence, période où le cerveau est en pleine évolution, n'ouvre-t-elle pas la voie à la dépendance à d'autres produits plus nocifs ?

M. le professeur Michel Reynaud. - La consommation de cannabis est désormais massive, ce qui n'était pas le cas voilà vingt ans. J'ai le souvenir qu'au début des années 2000, M. Bernard Kouchner et Mme Nicole Maestracci me traitaient de dangereux réactionnaire parce que j'avais déclaré que la consommation de cannabis présentait des dangers. Le changement de représentation est intervenu au cours de l'année 2002, lorsque le nouveau gouvernement a mis l'accent sur les questions d'insécurité. Le cannabis n'était pas anodin auparavant et n'est pas plus dangereux depuis lors, mais le danger réside dans sa consommation massive par des jeunes qui présentent une vulnérabilité cérébrale à ce produit. Plus on commence tôt, plus on a de chances de devenir dépendant et plus on altère ses circuits cérébraux. Le premier moyen de réduire les dommages consiste donc à éviter, dans toute la mesure du possible, toute consommation de la part des moins de dix-huit ou vingt ans... qui sont précisément ceux qui cherchent à consommer. Les protéger est un enjeu de santé publique absolu et l'action en ce sens devrait être d'une extrême fermeté.

Le cannabis par lui-même n'induit pas un risque de passage à l'héroïne. Les héroïnomanes sont tous des fumeurs, mais les fumeurs de cannabis cessent généralement de consommer vers trente ans, lorsque leur organisation de vie a changé.

M. Gilbert Barbier, corapporteur pour le Sénat. - Le cannabis consommé actuellement est-il plus dangereux que par le passé ?

M. le professeur Michel Reynaud. - Le cannabis actuel est beaucoup plus dosé, et donc plus dangereux. On ignore sa teneur exacte en tétrahydrocannabinol (THC) et en cannabinol, l'une de ces substances étant plutôt hallucinogène et l'autre plutôt apaisante, mais le mode de fabrication quelque peu artisanal se traduit par une augmentation indubitable du taux de THC qui accroît la nocivité du produit. Au Maroc, la réduction des surfaces cultivées a été compensée par une augmentation du nombre de récoltes et du taux de THC. Aux Pays-Bas, l'autorisation de la consommation conjuguée à l'interdiction de la production a favorisé le développement de circuits mafieux et la production de drogues de synthèse. Il conviendrait donc de ne pas autoriser l'utilisation de ces substances en laissant subsister les circuits mafieux. Sans nier la nocivité du cannabis, c'est, je le répète, dans ces circuits et dans la délinquance qu'ils entretiennent que réside le principal danger.

Mme Françoise Branget, corapporteure pour l'Assemblée nationale. - Si je comprends bien, vous n'êtes pas favorable à la légalisation du cannabis.

M. le professeur Michel Reynaud. - En tant que médecin, je serais pour interdire tous les produits dont la consommation amène des malades dans mon service, qu'ils soient licites ou illicites ! Je sais toutefois que ce n'est pas possible, du fait du plaisir qu'ils procurent et de l'existence de circuits de production et de distribution. Si donc les médecins doivent affirmer les dangers de ces produits, il convient aussi - mais cela relève moins de leur compétence - de peser les effets sociaux d'une interdiction, en particulier les effets sur la délinquance. Le cannabis est un produit dangereux, mais moins dangereux pour la santé publique que certains produits licites et que d'autres produits illicites comme la cocaïne ou l'héroïne, pour lesquelles le risque d'addiction ne fait aucun doute. Les tentatives d'interdiction de la consommation de cannabis sont infructueuses et ont des effets pervers - aggravation de la délinquance, impossibilité de connaître la composition exacte des produits consommés...

Quant à la proposition de ne plus incriminer l'usage privé, elle se fonde sur le droit de disposer de soi-même. On ne peut réglementer le rapport de chacun à son corps, même si ce rapport conduit à se faire du mal. En revanche, tout ce qui fait du mal à autrui devrait être interdit et pénalisé. La question est de déterminer les avantages et les inconvénients respectifs de l'interdiction et de la légalisation.

Mme Françoise Branget, corapporteure pour l'Assemblée nationale. - Dans certaines classes d'âge - parfois dès la sixième ou la cinquième -, ne pas fumer devient l'exception.

M. le professeur Michel Reynaud. - Nous pouvons tous nous accorder sur le fait que les moins de dix-huit ans ne devraient fumer ni tabac ni cannabis, et sur la nécessité de nous donner les moyens de l'empêcher. Or, la stratégie actuelle ne me semble pas permettre d'éviter la situation que vous décrivez.

Mme Françoise Branget, corapporteure pour l'Assemblée nationale. - La polyconsommation s'observe parfois dès le collège et certains des plus jeunes ne savent même pas ce que contiennent les cachets qu'on leur donne. Le fait de légaliser un produit ne permettra jamais de contrôler le trafic d'autres produits. Il s'invente d'ailleurs chaque semaine de nouvelles drogues de synthèse.

M. le professeur Michel Reynaud. - On peut faire l'hypothèse que si les drogues de synthèse et la cocaïne empruntent les circuits de diffusion du cannabis, elles n'intéressent aujourd'hui que peu de gens et n'« accrochent » que ceux qui sont vulnérables socialement et psychologiquement - ce qui sera difficile à empêcher. J'ignore toutefois si l'implantation massive des circuits de distribution du cannabis dans les collèges et lycées, où ils servent de plateformes à de petits trafiquants « multicartes », ne permettra pas à des jeunes consommateurs de cannabis d'avoir accès à d'autres produits.

Mme Michèle Delaunay, députée. - Vous avez souligné à juste titre le caractère complexe de la vulnérabilité génétique face à la dépendance. On ne peut en effet considérer que tout est joué d'avance et l'existence de cette vulnérabilité n'empêche ni une action sociale, ni l'exercice du libre arbitre.

Existe-t-il des techniques d'imagerie permettant de mettre en évidence la dégradation des récepteurs d'un sujet ou, à l'inverse, de déterminer si un traitement a été suffisamment efficace pour qu'on allège le traitement médicamenteux ou la psychothérapie ?

M. le professeur Michel Reynaud. - Vous avez raison, la vulnérabilité génétique ne doit pas conduire à poser le problème en termes de « tout ou rien ». Qu'elle existe ne signifie nullement, du reste, que certains seraient à l'abri de tout risque. Ce sont, au bout du compte, des interactions entre les gènes et l'environnement qui font la vulnérabilité.

L'identification des voies génétiques altérées est un sujet passionnant mais cette recherche n'a encore abouti à aucune application pratique. Il est regrettable que nous ne disposions pas des mêmes moyens que la recherche sur le cancer qui permet de dispenser des médicaments spécifiques - et donc plus efficaces - en fonction des vulnérabilités génétiques. Nous essayons cependant, dans notre service, d'avancer dans cette voie de la pharmacogénétique, à la mesure des moyens qui nous sont alloués.

L'imagerie cérébrale fournit aujourd'hui une bonne approximation du fonctionnement de certains récepteurs. Les travaux que nous menons avec le Commissariat à l'énergie atomique, à Orsay, nous permettent d'observer l'occupation des récepteurs par le produit ou par le médicament et leur libération sous l'effet des différents médicaments administrés. Il est vraisemblable que, d'ici une dizaine d'années, on pourra de la même façon mettre en évidence les interactions et voir à quel moment il devient possible d'arrêter le traitement ou souhaitable de modifier la psychothérapie. Pour l'heure, l'approche reste très empirique.

Mme Catherine Lemorton, députée. - Comment peut-on distinguer entre la part du génétique et les prédispositions sociales et psychologiques, sachant que l'acquis commence in utero ? Certains gènes prédisposent-ils à l'addiction ? En a-t-on trouvé ? Si oui, que peut-on faire pour éviter au sujet de tomber dans l'addiction ?

La question de l'acquis et de l'inné est tranchée depuis longtemps, me semble-t-il, et je suis convaincue que l'individu est avant tout constitué d'acquis - si ce n'était pas le cas, il faudrait abandonner à leur sort les « lignées » d'alcooliques ou, idiotie suprême, imputer la réussite à la « bosse des maths » ! On trouve toujours dans le vécu des toxicomanes la cause acquise, sociale ou psychologique, du basculement.

M. le professeur Michel Reynaud. - On ne saurait identifier un gène particulier. Il semble au contraire que nous soyons devant une combinaison de vulnérabilités génétiques et de prédispositions qui s'expriment en fonction des événements de vie et des circonstances sociales. Mais, de même que la génétique n'explique pas tout, nous ne sommes pas que de l'acquis : toutes les femmes battues ou violées ne deviennent pas alcooliques, tous les enfants abandonnés ou maltraités ne deviennent pas toxicomanes. En bref, il n'y a pas plus de déterminisme génétique que de déterminisme psychologique ou social. Nous subissons des déterminismes multiples, aucun n'étant absolu.

M. Gilbert Barbier, corapporteur pour le Sénat. - Votre troisième priorité consiste à « définir et organiser une prévention rationnelle, scientifique et efficace ». Que pensez-vous de la prévention collective telle qu'elle est pratiquée à l'heure actuelle, associant notamment les policiers et gendarmes et la médecine scolaire ? À quel moment une prise en charge individuelle s'imposerait-elle, spécialement en faveur des plus jeunes ?

M. le professeur Michel Reynaud. - La prévention collective fonctionne comme un « bruit de fond », qui sensibilise l'opinion et contribue à modifier les représentations sociales, mais il conviendrait aussi de développer la détection et la prise en charge précoces.

M. Gilbert Barbier, corapporteur pour le Sénat. - La campagne de prévention nationale ne serait donc pas très scientifique...

M. le professeur Michel Reynaud. - Elle l'est dans ses déterminants sociologiques et économiques, et elle s'appuie sur une réelle connaissance de la dangerosité des produits. Le problème tient à ce qu'elle bénéficie à ceux qui n'en ont pas besoin : ceux qui sont le plus en difficulté restent peu touchés par les campagnes et devraient donc faire l'objet de mesures de repérage précoces et plus individualisées, afin de leur éviter une évolution délétère.

M. Gilbert Barbier, corapporteur pour le Sénat. - Par qui ces actions doivent-elles être menées ?

M. le professeur Michel Reynaud. - Selon moi, plutôt par des éducateurs, des psychiatres ou des médecins que par des gens venus du monde répressif. Certes, les policiers ont acquis une réelle compétence et la représentation qu'a d'eux la société aboutit à renforcer chez les jeunes la représentation de la drogue comme produit illicite. Mais mieux vaudrait une stratégie sanitaire qu'une stratégie répressive, qui coûte cher et rapporte peu. Je m'expose certes, ce disant, au reproche de prêcher pour ma paroisse, mais certains travaux montrent qu'un dollar ou un euro investi dans le soin est beaucoup plus efficace que s'il est investi dans la répression.

M. Serge Blisko, coprésident pour l'Assemblée nationale. - Quelle est, dans cette stratégie, la place des centres d'injection supervisés ?

M. le professeur Michel Reynaud. - En tant que soignant, je considère que tout ce qui aide à réduire les risques est plutôt bénéfique, mais le débat s'est concentré sur un mode d'action qui n'est pas le plus efficace. Nous avons des données qui montrent que l'injection d'héroïne médicalisée est, pour certains consommateurs, la seule méthode qui permette de stabiliser leur situation. Les salles de consommation à moindre risque peuvent donner une chance de rencontrer des équipes médico-sociales pour entamer un processus de changement ou pour « limiter la casse » ; de même en est-il avec les bus méthadone « bas seuil ». Mais en attendre un changement profond serait illusoire. Il est utile que ces salles figurent dans la palette des moyens à notre disposition - mais au même titre que les communautés de sevrage, au profit, elles, des sujets pour lesquels l'abstinence est possible et souhaitable.

M. Serge Blisko, coprésident pour l'Assemblée nationale. - Quels sont les pays européens qui délivrent de l'héroïne médicalisée ?

M. le professeur Michel Reynaud. - La Suisse, l'Allemagne et l'Espagne, et peut-être d'autres. Ce dispositif vise des populations pour lesquelles d'autres stratégies ont été essayées en vain - il diffère des salles d'injection à moindre risque qui sont plus un moyen de réduire les risques qu'un moyen de soigner.

Le sujet des addictions, d'une grande complexité, mérite un large débat public, donnant la parole à des experts non seulement en santé publique, mais aussi en droit et dans d'autres disciplines. Mais cela suppose un temps assez long de réflexion préalable si l'on veut que ce débat soit dépassionné - en l'état, il serait prématuré.

M. Serge Blisko, coprésident pour l'Assemblée nationale. - Nous souhaitons en effet que ce débat soit aussi peu idéologique que possible.

Monsieur le professeur Reynaud, je vous remercie.

Audition de M. le professeur Philippe Jeammet, pédopsychiatre

M. Serge Blisko, coprésident pour l'Assemblée nationale. - Nous sommes heureux d'accueillir le professeur Philippe Jeammet, pédopsychiatre qui a dirigé un service pionnier de psychiatrie de l'enfant, de l'adolescent et du jeune adulte à l'Institut mutualiste Montsouris, à Paris.

L'adolescence est une période critique pour ce qui est de l'entrée dans le monde de la toxicomanie et des addictions. En vous fondant sur votre grande expérience, pourriez-vous, monsieur le professeur, apporter quelques réponses à la question de savoir comment organiser au mieux la prévention ?

M. le professeur Philippe Jeammet. - En quarante ans, j'ai suivi de nombreux adolescents dont certains, que j'ai vus à l'hôpital international de l'Université de Paris, sont aujourd'hui grands-pères. À défaut de recette - s'il en existait une, nous l'aurions trouvée -, un certain état d'esprit peut favoriser les solutions.

Tout d'abord, les adolescents sont le reflet des adultes. Ils sont ce qu'on les fait. Aujourd'hui comme dans le passé, avec quelques déformations et transformations, ils sont à l'image de notre société. Ils ont donc peu de liberté de choix et sont tels que cette société les moule à partir des caractéristiques communes aux êtres humains.

L'être humain ne supporte pas d'être impuissant : comme les animaux, nous sommes programmés génétiquement pour réagir lorsque nous nous sentons menacés, impuissants, dévalorisés ou abandonnés à notre solitude. Deux types d'attitudes sont alors possibles. La première est la créativité, qui pousse à produire avec passion, mais aussi avec une angoisse proportionnelle à ce besoin de se compléter. La créativité peut aller vers la vie, qui est une cocréation permanente, mais on ne la maîtrise jamais : elle est soumise à l'avis des autres, il y faut du temps et elle est sans fin. L'autre conduite, sorte de « créativité du pauvre », est la destructivité. Elle est en effet du même ordre que la créativité : c'est parce que l'homme peut créer qu'il peut détruire. Il ne s'agit nullement d'un désir de mort mais d'une façon d'exister, dont la réussite est en outre certaine : si le succès est toujours aléatoire, l'échec est sûr. Il est toujours rassurant pour l'être humain de croire maîtriser la situation. Si on ne va pas à l'examen, on est sûr du résultat. Y aller, en revanche, expose à la déception.

Les drogues relèvent de la destructivité. Aller mal, c'est se sentir menacé, avoir peur, se sentir sans valeur ou d'une valeur insuffisante. Pour ne pas s'effondrer, on s'agrippe à ce que l'on peut, comme l'enfant de deux ans s'agrippe à sa mère pour ne pas aller au lit ou à la crèche, non parce qu'il aime plus ou moins sa mère, mais parce qu'il a peur. Quand on n'a plus peur, on peut dire : « C'est mon choix », leitmotiv des extravagances d'aujourd'hui, devant lequel on s'incline au nom de la liberté. Est-ce pour autant un vrai choix ? Est-ce ce qui m'épanouit le plus, ou un choix qui évite la peur ? À l'adolescence, nous voyons s'installer sous nos yeux des conduites destructrices qui ne sont pas choisies, mais qui donnent le sentiment d'exister. Ces conduites peuvent aller jusqu'au suicide : je n'ai pas choisi de naître, mais je peux choisir de mourir - ce qui me permet aussi d'envoyer ce geste à la face des autres.

La seule grande différence entre les êtres humains et les animaux est peut-être que nous sommes conscients de nous-mêmes. Cette activité réflexive de l'appareil psychique, cette capacité de se dédoubler développée grâce au langage symbolique dont nous a dotés notre civilisation, fait de nous structurellement des êtres d'addiction. Parce qu'il a conscience de lui-même, l'être humain a conscience qu'il pourrait toujours avoir plus et qu'il va tout perdre, ce qui n'est guère enthousiasmant. Alors que le bonheur et le plaisir ne se maîtrisent pas, la destruction donne l'illusion de dominer ce qui va nous échapper. C'est ce qui explique que tant d'adolescents deviennent leurs propres bourreaux, les acteurs de la déception. Je ne suis pas aimé, mais cela n'a pas d'importance - « Même pas mal ! », dira le petit enfant, redevenant ainsi le maître.

L'activité réflexive donne aussi la possibilité de suspendre en partie le conditionnement par nos instincts. L'être humain peut choisir de se tuer pour ne pas trahir ses amis - cela peut être un vrai choix -, de ne pas manger ou de n'avoir aucune activité sexuelle et, parce qu'il peut choisir de ne pas faire, il peut aussi choisir de faire sans limite. L'addiction - au travail, à la création ou à la recherche, par exemple - est inhérente à l'être humain. Nous avons besoin de nous compléter en raison de la conscience de notre incomplétude.

Cette « dérégulation » par rapport à nos instincts se traduit également par la nécessité de disposer d'un miroir dans lequel nous regarder. L'être humain ne peut se construire que par un échange de regards. Le regard des adultes est donc fondamental dans sa construction : on ne peut se passer du regard des parents et du groupe, ni des valeurs de celui-ci. Les publicitaires sentent très bien que, malgré une certaine crise des valeurs, ces dernières restent très présentes : « Vous le valez bien » me fait me sentir exister. Il est donc inévitable que, dès lors que certaines addictions « à la mode » sont offertes, il se trouve des jeunes pour les choisir. Il ne s'agit cependant pas d'un choix véritable de leur part, mais d'un glissement vers quelque chose qui leur donne le sentiment d'une certaine maîtrise et un certain plaisir et, à mesure que cette chose leur semblera leur échapper, comme l'enfant de deux ans, ils s'y cramponneront de plus en plus désespérément.

C'est alors aux adultes de dire : « Halte-là ! » - non parce que la chose serait mal en soi, mais parce que les jeunes n'ont pas besoin de se détruire pour exister ni de s'abîmer pour exprimer leur malaise. La tentation est cependant forte, car elle est toujours accessible et s'accompagne en outre du plaisir d'échapper au pouvoir des adultes dont les jeunes restent très dépendants du fait même de leur insécurité. Moins on a confiance en soi et plus on aurait besoin d'être soutenu par les autres, plus on ressent ce besoin comme un pouvoir de l'autre sur soi. Le paradoxe est au coeur de l'être humain : cette sécurité qui me manque et que j'attends des autres est, précisément parce que je l'attends, une menace pour mon désir d'autonomie. L'adolescent montre d'une manière caricaturale ce mécanisme qui se manifeste durant toute la vie : si on est très dépendant de quelqu'un, on peut avoir du mal à recevoir de lui ce dont on aurait besoin. Il est donc très difficile d'aider les adolescents, car cette aide est ressentie comme une emprise. « Tu me prends la tête ! », disent-ils, mais la tête n'est « prise » que parce qu'ils sont en attente.

Il faut donc montrer que les adultes jouent un rôle important. Mais, après les errements du xxe siècle, après ces catastrophes de la raison et avec la conscience de ce que les hommes ont été capables de faire, les adultes ne se sentent plus légitimes. À quel titre empêcheraient-ils l'adolescent de se droguer, d'être anorexique ou de se taillader ? Or ce n'est pas un choix que d'aller mal. On ne choisit pas d'être alcoolique ou anorexique : ce sont des choses qui s'imposent à nous et auxquelles nous adhérons parce qu'elles nous soulagent et nous donnent l'impression que nous avons un pouvoir d'agir. Tous les troubles ont ce point commun qu'ils se traduisent par une amputation de nos potentialités dans trois domaines nécessaires à la vie, qui correspondent au besoin de nourrir son corps, ses compétences et sa sociabilité. La vie est un échange permanent. Un individu n'existe pas seul. Tous ces troubles régulateurs sont en quelque sorte des conduites adaptatives : au lieu de se sentir perdu ou « pas à la hauteur », on a toujours la possibilité de se taillader, de se droguer ou d'être en échec scolaire, non pas tant parce qu'on se sent mieux que parce qu'on a le sentiment d'être devenu agent de sa vie.

Face à ces attitudes, les adultes croient devoir respecter la « liberté » des adolescents et ne savent pas quoi faire. Ayant beaucoup travaillé sur l'anorexie et sur la boulimie, j'ai vu des parents laisser leur enfant mourir parce qu'ils ne pensaient pas avoir le droit de le forcer à manger. J'en ai vu d'autres les faire interner et se battre pendant dix ans, et certains de ces enfants sont aujourd'hui médecins ou professeurs d'université, au lieu d'être morts. La jeune fille mannequin qui avait dénoncé l'anorexie et qui est morte voici quelques mois luttait contre l'anorexie et ne voulait pas mourir, mais il ne s'est pas trouvé d'adulte pour lui dire qu'à 36 kilos, elle était en danger de mort. Il en va de même pour la drogue. La toxicomanie humaine, c'est la destructivité, la tentation d'être grand dans l'échec à défaut de l'être dans la réussite. C'est une revanche toujours possible qui plonge les autres dans l'impuissance - mais qui ne rend pas heureux pour autant.

Cette question appellerait une réflexion sociale et une plus grande cohérence des adultes. La cohésion entre parents est un facteur de bon pronostic. Il ne s'agit pas qu'ils pensent tous la même chose - certains peuvent être plus sévères, d'autres plus compréhensifs -, mais qu'ils ne se disqualifient pas. Dans notre société, la disqualification est reine. Elle est devenue notre antidépresseur majeur. À défaut de savoir proposer des solutions, on démolit ce que proposent les autres. Ainsi la manière dont les adultes parlent de l'école qui est la plus belle création humaine est une catastrophe. L'école vous donne en quinze ans ce que l'humanité a mis des milliers d'années à conquérir, pour vous rendre plus libre et vous donner la capacité de choisir, mais on tire sur elle à boulets rouges. Les outils sont secondaires - on peut toujours réformer telle ou telle matière : seul compte l'état d'esprit face à l'acte d'apprentissage.

Le drogué se nourrira éperdument de drogues parce qu'il ne peut se nourrir de ce qui le construirait. Il règle ainsi ses comptes avec les adultes. Certains drogués le feront d'autant plus que des facteurs génétiques les prédisposent à avoir plus d'émotions et de réactions que d'autres. Certains « flashent » dès la première cigarette, alors que d'autres seront toujours dégoûtés - à défaut de drogue, ils pourront se tourner vers l'échec scolaire ou les scarifications. Si le tempérament et les modes expliquent les choix, le problème fondamental reste le même : la destructivité n'est pas un choix, mais le signe d'une grande difficulté.

Il serait bon qu'un certain consensus se dégage sur la finalité. Dans une société où l'on peut au moins s'exprimer, il faut pouvoir dire qu'il n'est pas juste qu'un jeune soit privé de la nourriture à laquelle il a droit. Le point n'est pas que la drogue serait quelque chose de mal, mais qu'elle est un leurre. Les adultes doivent pouvoir s'y opposer au motif qu'il ne s'agit pas d'un véritable choix. C'est une tentation universelle que d'envoyer tout en l'air quand on est déçu, en s'enfermant dans le cynisme et en affirmant n'avoir plus aucune valeur - ce qui est précisément une valeur, et particulièrement contraignante, car c'est la seule qui reste. Il faut retrouver cette réaction humaine banale qui veut qu'on ne laisse pas quelqu'un s'abîmer devant nous, même si c'est plus facile à dire qu'à faire. Il faudrait sortir de cette culture de la destructivité et de la souffrance particulièrement présente en France. Cette fascination est répétitive et appauvrissante.

À partir de ces principes, il faut nous efforcer de faire passer le message que, durant le peu de temps que nous passons sur cette terre, nous avons droit à ce que nos potentialités s'épanouissent et que l'imperfection ne justifie en aucun cas que nous devenions notre propre bourreau. Les disputes entre adultes pour savoir s'il faut ouvrir des salles d'injection ou les disputes entre parents sont une prime à la destructivité. Nous n'avons pas à laisser les jeunes s'enfermer dans des conduites qu'ils n'ont pas choisies.

M. Gilbert Barbier, corapporteur pour le Sénat. - Quelle est la part, chez l'adolescent, de la volonté de transgresser les interdits ?

M. le professeur Philippe Jeammet. - Il ne s'agit pas d'une volonté. Nous nous croyons beaucoup plus libres que nous ne sommes. Or on choisit très peu de choses. La transgression n'est pas un désir. Ceux qui transgressent sont ceux qui auraient le plus besoin de recevoir une aide qu'ils vivent comme humiliante : ils vont se prouver qu'ils sont libres en ne faisant pas ce qu'on attend d'eux. Mon professeur de mathématiques m'embête ? Je ne fais plus de mathématiques. Or, il ne s'agit nullement là de liberté : l'adolescent est entièrement conditionné par la réaction à son professeur. Quand on vous « prend la tête », c'est l'autre qui vous conditionne.

La transgression est une façon de « faire ses dents ». On peut mettre en cause les limites, à condition de ne pas s'enfermer dans une conduite destructrice. Ce n'est pas grave tant qu'on se nourrit. Dès lors, en revanche, qu'on ne se nourrit plus ou que l'on se nourrit de choses qui enferment ou abrutissent, ce n'est pas juste : il y a un leurre.

Mme Françoise Branget, corapporteure pour l'Assemblée nationale. - Comment éviter que, par imitation, de nombreux jeunes commencent à consommer dès la classe de cinquième ou de quatrième des produits dont ils ignorent les dangers ? Comment posez-vous la question d'une éventuelle différenciation des produits pouvant conduire à légaliser ou à dépénaliser la consommation de certains ?

M. le professeur Philippe Jeammet. - Le point où l'on place la limite importe moins que la cohérence avec laquelle on la pose. Lorsque j'étais membre de la commission de réflexion sur la drogue et la toxicomanie présidée par le professeur Roger Henrion, voilà plus d'une dizaine d'années, j'étais plutôt partisan de la dépénalisation car il me semblait dérisoire de maintenir un interdit transgressé à la porte même des écoles. Je suis un peu revenu de cette position car, plus on lâche, plus on laissera libre cours à la tendance à l'expérimentation. Voyez le succès étonnant de l'interdiction de fumer en public : des enfants qui peuvent fort bien insulter leur professeur ne viennent plus au collège la cigarette au bec. Telle est la force de la culture. Un consensus des adultes permettrait d'obtenir les mêmes résultats pour la tenue et le respect à l'école. Compte tenu de la valeur de l'école, qui ennoblit aussi bien l'élève que l'enseignant, on devrait s'y tenir correctement - au même titre au moins que dans un lieu religieux. Une réflexion d'ensemble serait nécessaire pour assurer une cohérence en la matière.

Il en va de même dans les familles. J'ignore si mes petits-enfants commenceront un jour à fumer - j'en vois au moins deux qui seront un jour confrontés à ce problème, car ce sont les plus sensibles, les plus réactifs, les plus passionnés et les plus chaleureux, mais aussi les plus sensibles à la déception, capables de s'enfermer toute une après-midi pour une remarque qui ne leur a pas plu. Cela n'a rien de pathologique, mais rend plus sensible aux frustrations et à la tentation de vouloir exister. Il faudrait veiller à valoriser l'épanouissement des potentialités de ces jeunes, en étant à la fois confiants et vigilants.

Les interdits témoignent du danger de certains comportements, mais les adultes doivent les exprimer d'une manière cohérente, sans disputes à ce propos, sous peine de les -ou de se - disqualifier. La question, je le répète, n'est pas celle de la liberté des jeunes, car ces comportements ne sont pas libres. L'important est de faire passer le message qu'il n'est pas juste que les jeunes attentent à leurs possibilités.

Il faut certes veiller à éviter les trafics à l'école, sans tomber dans la situation dérisoire où les parents se disqualifieraient en donnant de l'argent à leur enfant de crainte qu'il ne se livre au trafic de drogue pour pouvoir en acheter. Personne ne peut garantir qu'un enfant ne prendra pas de drogue, mais il faut lui faire confiance a priori, tout en restant vigilant. Il faut pouvoir réagir assez vite pour ne pas laisser les enfants s'enfermer. C'est la raison pour laquelle se développe aujourd'hui une dimension motivationnelle de la prévention qui met en oeuvre l'activité réflexive. Il n'est pas question de dire que fumer, c'est le diable, car le diable serait trop tentant pour les 15 % ou 20 % de jeunes qui se sentent de toute façon exclus. Ce qu'il faut dire aux adolescents, c'est qu'il ne serait pas juste qu'ils s'exposent à des risques parce qu'ils sont déçus ou n'ont pas confiance. Il faut alors les adresser à des centres où se fait ce travail motivationnel qui les amène à réfléchir à ce qui est important pour eux et peut les convaincre qu'ils peuvent peut-être se passer de drogue.

M. Serge Blisko, coprésident pour l'Assemblée nationale. - Au-delà de la plus grande implication des parents et des proches, quelles sont les structures appropriées à cette culture du dialogue, très difficile à imposer à des adolescents qui vivent en bandes ?

M. le professeur Philippe Jeammet. - Ils vivent d'autant plus en bandes qu'on les y laisse, du fait par exemple de l'abandon des clubs consécutif à la disqualification de l'éducatif qui a marqué les années 1980. Le taux de réussite ne sera jamais de 100 %, car le fait même de définir un résultat à atteindre poussera une partie des jeunes à renoncer pour régler leurs comptes avec leur héritage. La qualité d'une éducation fondée sur la confiance et la vigilance n'en permettra pas moins d'éviter certaines dérives. Lorsque, dans certaines cités, les jeunes n'ont rien à faire à la sortie de l'école, il faut créer des activités. Il faut aussi aider les parents à se légitimer. En tant que président de l'École des parents et des éducateurs d'Île-de-France, il me semble que nous pourrions soutenir ce genre d'actions, notamment à l'aide de lignes téléphoniques, car la solitude aggrave considérablement les problèmes.

Il faut qu'un consensus s'exprime pour poser qu'il n'y a pas de fatalité et que les enfants ont le droit d'aller bien et de s'épanouir. Une prévention primaire consiste donc à ne pas laisser les parents seuls face aux difficultés et à leur donner accès à des lieux et à des conseils. De nombreux centres existent hors de l'hôpital, où se pratiquent notamment des entretiens familiaux, car il faut mobiliser la famille et ne pas laisser l'adolescent seul, même s'il peut aussi s'imposer de lui laisser un espace à lui.

Peut-être faut-il éviter de laisser circuler la drogue trop facilement dans les lycées et collèges ou dans les services et internats. Les adultes doivent clairement dénoncer le danger et poser des limites. Peut-être faudra-t-il des mesures plus fortes et plus spécifiques en cas de dérive trop grave, mais tout se tient : il ne faut pas séparer la drogue de la santé mentale et de la réussite scolaire. L'un des drames actuels est qu'on trouve parfois vingt experts autour d'un jeune, mais personne pour lui parler d'homme à homme et lui demander où il veut aller, mettant ainsi en mouvement l'activité réflexive. Lorsqu'on demande aux jeunes ce qu'ils feraient si leur petit frère était à leur place, ils répondent neuf fois sur dix qu'ils l'empêcheraient d'adopter ce comportement, quitte à se considérer eux-mêmes comme différents. Il en est de même de certains adolescents très violents qui, devant les vidéos que je leur montre, m'affirment que, s'ils étaient le juge, ils prononceraient la peine maximale, mais que cela ne s'applique pas à eux. L'alcoolique et l'anorexique reconnaissent immédiatement l'alcoolisme et l'anorexie chez les autres, mais pas chez eux-mêmes. Quand quelque chose nous soulage, nous avons tendance à y adhérer sans voir ce qui nous gêne. Il faut donc veiller à considérer que la qualité de la vie est un tout et que la drogue n'est qu'un aspect de la question.

Tout être humain qui ne va pas bien parce que son image s'effondre ou parce qu'il se sent menacé du fait qu'il n'a plus de valeur et ne compte plus pour personne, se trouve vulnérabilisé. Selon les tempéraments et le contexte, l'un fera une dépression, l'autre se scarifiera, un troisième prendra de la drogue et certains feront tout cela, passant de l'un à l'autre. Derrière tous ces comportements, c'est un même malaise qui s'exprime.

M. François Pillet, coprésident pour le Sénat. - Avez-vous observé une évolution du phénomène au cours des trente dernières années ?

M. le professeur Philippe Jeammet. - Il est indubitable que la drogue s'est banalisée, mais les adolescents ne vont pas plus mal. Dans l'ensemble, ils vont peut-être même mieux que jamais, car ils bénéficient d'ouvertures et de capacités de penser l'avenir, d'entrer en contact et de s'exprimer très supérieures à ce qu'elles étaient autrefois, même si 15 % à 20 % d'entre eux s'abîment sans même l'avoir choisi.

Ce qui a beaucoup évolué, en revanche, c'est le flottement des adultes. Les cas de parents qui renoncent à m'amener leur fils « parce qu'il ne veut pas » sont de plus en plus fréquents. Les adultes ont peur de perdre la confiance de l'enfant s'ils le forcent. Or, comment un enfant peut-il avoir confiance dans son parent qui n'a plus confiance dans la confiance que lui fait son enfant ? Est-il sécurisant de sentir que votre père ou mère a peur de ce que vous pourriez faire ? On ne peut certes jamais garantir à un parent que tout ira bien, car le seul fait que lui-même ait peur rend possible la perte de confiance. Cependant, il n'est pas possible de laisser s'abîmer quelqu'un qu'on aime. Il faut donc faire comprendre à l'enfant qu'en aucun cas, on ne le laissera s'installer dans cette situation.

La réaction doit intervenir le plus tôt possible. Je suis un ardent partisan des internats - à condition que les surveillants ne fument pas avec les jeunes ! -, car l'émotion est trop forte avec les parents et leur aide est perçue comme une menace par les adolescents qui en auraient le plus besoin. La conscience que l'être humain a de lui-même lui fait ressentir l'émotion comme le « cheval de Troie » de l'autre. Pour les hommes en particulier, il n'est pas question de se laisser émouvoir : ils se verrouillent à double tour pour ne pas être submergés par l'émotion, vécue comme humiliante. L'enfant attend que les parents lui disent qu'il est important - même si lui-même dit le contraire. Quand ils sentent leurs parents vraiment convaincus, les enfants vont consulter.

La drogue fait partie d'un ensemble de mal-être consubstantiel à l'être humain et qui sera toujours là. Il faut apprendre à gérer cette anxiété et c'est une partie du travail de la société que d'apprendre à le faire sans être débordée. L'école pourrait y être attentive et nous devons veiller, quant à nous, à ne pas dissocier la drogue, le suicide et d'autres aspects. Il existe des actions spécifiques, mais elles s'inscrivent dans un ensemble. Il faut aider les adultes à mettre des limites. Je le répète, il s'agit non pas de brider les jeunes, mais de ne pas les laisser se priver de la nourriture à laquelle ils ont droit et sans laquelle ils peuvent être tentés par des conduites destructrices.

Mme Françoise Branget, corapporteure pour l'Assemblée nationale. - Une prévention est-elle possible, au-delà de la drogue, pour l'ensemble des risques encourus par les jeunes ? À quel âge faut-il faire passer l'information à ce propos ?

A-t-on, par ailleurs, établi un rapport entre les six cents suicides de jeunes - sur quatorze mille suicides annuels - et le mal-être ou la toxicomanie ?

M. le professeur Philippe Jeammet. - Aller mal est une réponse adaptative à une situation d'impuissance liée à un mal-être. Le biologique a là sa part, avec l'appoint ou non d'éléments culturels. Les modes d'expression sont interchangeables, mais ont en commun cette destructivité. Au lieu de dire aux jeunes qu'ils sont menacés par le syndrome d'immunodéficience acquise, la drogue, le harcèlement en milieu scolaire, le harcèlement sexuel, les tentatives de suicide et l'anorexie mentale, mieux vaut leur dire qu'ils ont la vie devant eux et qu'ils ne doivent pas être tentés de la gâcher - qui plus est d'une manière non choisie, puisque fortement dépendante du tempérament, des rencontres et des effets temporaires de la culture. Il faudrait penser l'être humain dans sa globalité pour qu'il puisse réellement exercer son droit de s'épanouir. On fait comme si cet épanouissement venait de l'intérieur alors que, comme pour tout être vivant, il passe par une coconstruction avec l'extérieur. Un être vivant seul n'existe pas. Il faut donc, dès la maternelle, susciter des échanges et repérer ceux qui ont des difficultés sans que cela provoque les réactions de défiance qu'avait soulevées le fameux rapport de l'Institut national de la santé et de la recherche médicale. L'enjeu est de ne pas laisser un enfant s'installer dès la maternelle dans des comportements destructeurs ou porteurs d'un risque de marginalisation. Un être humain a besoin de se nourrir et de se sentir en confiance.

Cela pourrait faire l'objet de programmes d'éducation civique - à condition qu'ils soient un peu plus vivants que les programmes actuels. L'école peut reprendre son rôle global d'aide à l'individu, ne se limitant pas à l'accumulation d'acquis, mais contribuant aussi à l'épanouissement de la personnalité sur les trois plans que j'évoquais tout à l'heure. Des expériences intéressantes ont été menées en ce sens. Les jeux de rôle sur les situations de violence expérimentés par le docteur Serge Tisseron dans les maternelles de trois départements ont réduit de 70 % les comportements violents. Toute la pathologie est, je le répète, un enfermement dans des comportements destructeurs qu'on n'a même pas choisis.

M. Patrice Calméjane, député. - L'entrée en sixième plonge brutalement l'enfant dans un environnement beaucoup moins structuré que celui dont il avait l'expérience jusque là. L'effort de dialogue ne devrait-il pas porter principalement sur le collège pour éviter les comportements et les dangers que vous avez évoqués ?

M. le professeur Philippe Jeammet. - Ce travail se prépare dès le début, mais les moments de changement appellent une attention particulière. Les rites perdus pourraient être retrouvés à l'école, en organisant par exemple, lors du passage en collège, une grande fête d'accueil où l'on montrerait aux parents les lieux où leurs enfants seront ouverts à la connaissance. Le collège est décrit par les jeunes comme un lieu de grande difficulté - les lycéens interrogés dans le cadre d'une enquête de l'institut IPSOS réalisée pour la Fondation Pfizer pour la santé de l'enfant et de l'adolescent, que je préside, le présentent même comme un enfer. Il pourrait être utile de mettre en place un référent, capable de porter sur les jeunes un regard suivi - ce qui ne demande pas forcément beaucoup de temps. La perte de ce regard unique peut, en effet, être source de flottement pour les plus fragiles, ceux que leur famille ne peut soutenir.

M. Serge Blisko, coprésident pour l'Assemblée nationale. - Monsieur le professeur Jeammet, je vous remercie.

Audition de M. Gilbert Pépin, biologiste, expert près la Cour d'appel de Paris, agréé par la Cour de cassation, expert près le tribunal administratif de Paris

M. Serge Blisko, coprésident pour l'Assemblée nationale. - Nous accueillons M. Gilbert Pépin, biologiste, expert près la cour d'appel de Paris, agréé par la Cour de cassation, expert près le tribunal administratif de Paris, qui va nous faire part de son expérience de toxicologue.

M. Gilbert Pépin, biologiste, expert près la Cour d'appel de Paris, agréé par la Cour de cassation, expert près le tribunal administratif de Paris. - Je dirige depuis vingt-cinq ans à Paris un laboratoire de toxicologie, dénommé Toxlab ; l'équipe compte trente-cinq personnes et travaille dans tous les domaines que je vais vous présenter. Je suis aussi président de la Compagnie nationale des biologistes et analystes experts et de la Compagnie de toxicologie judiciaire, ainsi que de la Société française de toxicologie analytique, qui regroupe trois cent trente membres. Je m'occupe de toxicologie judiciaire depuis trente-cinq ans.

Je vais évoquer successivement les effets des stupéfiants sur la conduite automobile, la soumission chimique, les résultats des analyses des drogues, les rapports entre toxicomanie et accidents du travail et les décès en rapport avec les usages de stupéfiants.

Nous avons effectué une étude, qui porte sur trois années et quatre cent quatre-vingt deux cas, sur les molécules impliquées dans les accidents mortels de la circulation. Nous avons trouvé 31 % de cas positifs aux drogues, dont 27,8 % au cannabis. La totalité des drogues était présente chez 34,3 % des conducteurs sous l'emprise de stupéfiants au moment de l'accident.

Pourquoi se limiter aux accidents mortels et ne pas prendre en compte l'ensemble des accidents corporels, pourtant en beaucoup plus grand nombre ? C'est que le cannabis s'élimine en six heures ; au bout de deux heures, le taux a considérablement diminué, d'où une difficulté pour l'interprétation scientifique. En revanche, dans le cas d'accidents mortels, le taux mesuré est tel qu'il était au moment du décès.

Notre étude montre que le cannabis est la drogue la plus souvent détectée dans les accidents mortels. La part des opiacés n'est que de 4,8 %, avec cette réserve que, dans la plupart des cas, il s'agit de morphine, administrée à des agonisants. La part de la cocaïne est quant à elle de 4,7 %. Les amphétamines sont quasiment absentes.

Le cannabis s'utilise soit pur, soit en mélange avec le tabac. Un « joint » comporte cinq à vingt milligrammes de delta-9-tétrahydrocannabinol, dit encore THC. Le cannabis peut aussi être mangé, dans des pâtisseries, ou bu : aux Antilles, certaines boissons peuvent en contenir.

Lorsque le cannabis est fumé, 20 % seulement du principe actif passe dans les poumons, puis dans les alvéoles et dans le sang. Le reste est volatilisé dans la combustion. Le pic plasmatique est atteint en quelques minutes - deux à huit selon la dose. En cas d'absorption par voie orale, le délai, plus long, est de deux à quatre heures.

Le THC quitte le sang pour se fixer dans les lipides - or le cerveau n'est composé quasiment que de lipides. Contrairement à l'alcool, il ne s'élimine donc que très lentement de l'organisme et pourra être retrouvé dans les urines pendant très longtemps.

Au sein du cerveau, le noyau accumbens gère le plaisir ; c'est à ce niveau que les drogues vont agir. Les effets psychiques du cannabis dépendent de la quantité consommée, de la qualité du produit et, dans une forte proportion, de la tolérance du sujet, qui est variable d'un individu à l'autre. Ainsi, sur une population scolarisée qui aura touché au cannabis, environ 30 % n'y trouveront aucun intérêt, 30 % trouveront cela désagréable, pouvant même ressentir des envies de nausée, et enfin les 30 % restants y trouveront un plaisir et auront envie d'y revenir.

Joue également l'association éventuelle avec un autre produit.

L'intoxication avec une dose de 25 milligrammes - c'est ce que contient une cigarette - provoque avant tout des effets relaxants : troubles de l'humeur avec ébriété, euphorie, besoin flagrant de bavarder ou rire, sensation de bien-être, succession rapide d'idées, d'images, d'illusions. L'augmentation de la concentration n'est pas sans conséquences : le principe actif du THC est un agent hallucinogène au même titre que le diéthylamide de l'acide lysergique (LSD). Il y a alors levée des inhibitions, facteur très important dans les actes criminels, et indifférence envers l'environnement.

Ces effets sont évidemment peu compatibles avec la conduite : ils provoquent une diminution de la vigilance et altèrent la perception de la vitesse et des distances. Un délai s'installe entre la perception et la réaction. La vision devient floue, en association avec une mydriase.

Alors que l'alcool s'élimine vite, l'action du cannabis sur la conduite, une fois qu'il est présent dans le cerveau, peut durer très longtemps.

Sur quatre cent quatre-vingt deux cas mortels, notre laboratoire a dénombré cent six cas positifs. Les taux sont très souvent minimes : entre deux et cinq nanogrammes par millilitre en moyenne, mais moins d'un nanogramme pour nombre de cas. La faiblesse de ces taux a causé des difficultés : les laboratoires d'analyse, lorsque ces études ont été lancées, n'étaient pas tous capables de les détecter. Bien sûr, nous avons aussi repéré des taux très élevés. Les sujets se trouvent alors dans des phases quasi hallucinatoires.

Il arrive aussi que le THC métabolite, dit aussi THC-COOH, soit seul présent dans le sang, le THC lui-même étant absent. 

Comment interpréter ces résultats ? La présence de THC-COOH ou de 11-hydroxy THC signifie que le sujet est sous l'emprise du cannabis. Si la concentration en THC est supérieure à celle en 11-hydroxy THC, il a consommé par inhalation - il a fumé - ; si elle est inférieure, il a mangé ou bu le cannabis.

Lorsque la concentration en THC-COOH est supérieure à 0,2, on sait que la personne a consommé, mais au moins six heures plus tôt. S'il en était autrement, il y aurait présence du THC lui-même. En l'absence de THC, mais si le taux de THC-COOH est notable, le sujet est quand même sous l'emprise du cannabis. Nous savons en effet aujourd'hui que, même si le THC n'est plus détectable dans le sang, il est encore présent dans le cerveau.

Paradoxalement, une concentration en THC très élevée, supérieure à 50 par exemple alors que les taux moyens vont de 1 à 10, dénonce non pas un gros consommateur mais quelqu'un qui vient de consommer. Le pic, qui n'intervient qu'au bout de huit à dix minutes, mais qui ne dure pas, monte à 100, voire 200.

À l'inverse, une concentration très élevée de métabolite THC (THC-COOH) désigne un sujet qui consomme énormément et constamment.

Selon les données établies dans le laboratoire que je dirige, et qui ne sont contestées par personne, le cannabis est présent aujourd'hui dans le sang de 27,6 % des conducteurs qui décèdent au volant, le taux montant à 42 % chez ceux de moins de vingt-sept ans. Lors d'une étude réalisée en 2003 et 2004, ce dernier taux n'était que de 39,6 %. Cette évolution très préoccupante est pourtant négligée aujourd'hui...

La dangerosité du cannabis au volant s'établit au moyen d'un coefficient multiplicateur de risques. Celui-ci est en France de 2,5 et en Australie de 2,7. Celui de l'alcool est de 3,8, celui des médicaments de 1,7 et celui de la combinaison de cannabis et d'alcool peut dépasser 14 : autrement dit, certaines personnes peuvent présenter un risque d'accident supérieur de 14 à 20 fois à celui d'un utilisateur normal.

Entraînant une somnolence, certains médicaments anxiolytiques peuvent affecter la conduite. Mais, même si le médecin doit alerter son patient sur le risque encouru, ces produits ne pourront jamais être interdits. En effet, ils soignent un trouble et le patient qui s'abstiendrait de les prendre serait plus dangereux au volant qu'en les prenant.

La cocaïne aussi va rendre la conduite dangereuse : la personne va être excitée et se croire douée de qualités qu'elle n'a pas. Cela dit, le nombre d'accidents mortels impliquant des conducteurs sous l'emprise de la cocaïne est faible. Pour les utilisateurs chroniques qui vont devenir irritables parce que se croyant persécutés, la conduite est si difficile qu'ils préfèrent ne pas prendre le volant. Ils ne sont donc responsables que de peu d'accidents : la cocaïne n'est présente que dans huit des quatre cent quatre-vingt deux cas d'accidents mortels que nous avons recensés.

Alors que l'amphétamine est un stimulant, on ne la détecte pas dans les accidents mortels. C'est que les jeunes qui l'utilisent dans les « rave parties », outrepassant leurs capacités naturelles, épuisent leur organisme ! À l'issue de la soirée, s'ils arrivent encore à monter dans leur voiture et se tuent au volant, les amphétamines, qui les ont épuisés, ont déjà disparu de l'organisme.

Quant aux opiacés, ils provoquent une si forte somnolence que, dans la plupart des cas, le sujet est incapable de conduire.

En revanche, bien qu'il altère la mémoire, l'humeur et les capacités de réaction, le cannabis n'empêche pas de conduire.

Comment le repérer ? Si le conducteur qui a récemment causé un accident grave à Ozoir-la-Ferrière, déjà plusieurs fois condamné, ne s'est rendu que plusieurs jours plus tard à la police, c'est qu'il pensait qu'après ce délai, l'alcool et le cannabis qu'il avait consommés ne seraient plus détectables. L'examen des urines et des poils pubiens a prouvé au contraire qu'il était bien un consommateur régulier de cannabis.

Pourquoi ce type d'examen ? C'est que si la rémanence des drogues et des médicaments dans le sang est de douze à trente-six heures, et de vingt-quatre à soixante-douze heures dans l'urine, elle est perpétuelle dans le poil. On retrouve dans les momies incas les marqueurs métaboliques de la cocaïne ! Le cheveu poussant d'un centimètre par mois, on peut même, en le tronçonnant, dater les prises et déterminer la nature et la quantité des produits consommés ! Il est aussi possible d'analyser les ongles. Cheveux, poils et ongles sont ce que l'on appelle les phanères. Tenant compte des particularités de ceux-ci, le législateur a du reste bel et bien prévu qu'en cas de récidive de consommation de drogues, le préfet soumette le prévenu à des analyses et à des examens médicaux, cliniques et biologiques, notamment salivaires mais aussi capillaires.

La soumission chimique est l'administration à une personne, à son insu - dans sa boisson ou sa nourriture par exemple - d'une substance psycho-active à des fins criminelles. Cette substance jouera sur sa volonté, sur son libre arbitre, sur son indépendance ou sur sa mémoire. La victime va consentir à ce qui lui sera demandé.

Les principaux effets que recherchent les auteurs sont des effets amnésiants, anxiolytiques - pour abaisser le seuil de l'anxiété -, sédatifs, hypnotiques, myorelaxants, narcotiques, euphorisants et dysleptiques - l'effet dysleptique est le propre des produits hallucinogènes, le consommateur confondant rêve et réalité.

La soumission chimique est utilisée à des fins de viol, d'agression pédophile et, en troisième lieu, pour des vols. Viennent ensuite les extorsions de fonds - et les captations d'héritages -, les homicides... et les actions pour la garde d'enfant. En effet, dans certaines séparations difficiles, il arrive que de la drogue soit donnée à son insu à l'un des parents, dont il sera dit ensuite qu'il en est consommateur, ce qui sera confirmé par l'analyse toxicologique ! En revanche, celle-ci pourra aussi faire apparaître le caractère ponctuel de la prise, et donc la possibilité d'une prise involontaire. Nous sommes souvent confrontés à de tels cas.

La soumission chimique n'est pas un fait nouveau : les Allemands - mais aussi les Alliés - l'ont utilisée pendant la guerre de 1939-1945 pour faire parler des prisonniers.

Les drogues concernées sont d'abord l'alcool, puis le cannabis, les amphétamines, le LSD et aussi le GHB, le gamma-hydroxybutyrate dénommé également la « drogue du viol ». Parmi les médicaments, le clonazépam, sirop au goût sucré, est le plus utilisé.

Nous dissocions l'administration à l'insu de la personne et l'abus d'état de faiblesse. Dans ce dernier cas, la personne prend consciemment le produit, mais le dosage de celui-ci aboutit à altérer, voire à annihiler sa volonté et son discernement. Dans l'abus d'état de faiblesse, on retrouve l'alcool - 16,4 % des cas - mais également les stupéfiants, - 17,5 % - et leurs associations. Dans plusieurs cas judiciaires, nous avons constaté des viols sous association de cannabis et d'alcool, de cannabis seul - mais où les « joints » étaient élaborés à partir d'huile de cannabis, dont le principe actif est très fort - et encore d'amphétamines, plus précisément d'ecstasy.

Les sommités florales du cannabis proviennent généralement des Pays-Bas, où est opérée une sélection génétique. Nous constatons une augmentation des taux de concentration du cannabis : en 2007, nos analyses indiquaient en moyenne des taux de 7,9 %. Aujourd'hui, cette moyenne est de 16,5 % ! Dans certains cas, on trouve des taux de 30 %. La qualité néerlandaise ne cesse de progresser !

L'herbe, quant à elle, est souvent cultivée chez soi. Les acheteurs de graines, peu connaisseurs, se retrouvent souvent à faire pousser du sisal, utilisé pour confectionner des paniers ou des cordes, et donc dépourvu de THC ! En se fournissant sur internet ou à Amsterdam, les plus malins peuvent arriver à récolter de l'herbe au taux de 14,7 %. Mais ils sont loin d'être les plus nombreux.

La forme de cannabis la plus consommée - les saisies en témoignent - est la résine de cannabis. Comme le prouvent les observations satellitaires, le Maroc, de loin le plus important fournisseur de la France, réduit les surfaces consacrées à cette production. En revanche, il améliore la qualité de ses produits. Le taux, constaté sur la base de 231 analyses - contre 542 en 2009 - est passé en trois ans de 13,4 % à 14,7 %.

Une question régulièrement évoquée est celle d'adjuvants dangereux qui seraient mêlés au cannabis. En 2007, l'Observatoire français des drogues et des toxicomanies a relevé que de nombreux produits d'adultération des résines de cannabis - henné, cire, paraffine, colle, huile de vidange, déjections animales, et même médicaments - étaient couramment cités dans des ouvrages destinés aux consommateurs, mais il a indiqué n'en avoir lui-même découvert nulle part. La Gendarmerie royale marocaine, dans une étude sur des saisies effectuées de 1992 à 2008, déclare n'avoir trouvé que de la nicotine, du fait du mélange de feuilles de tabac aux feuilles de cannabis. Nous n'avons nous-mêmes trouvé que des microbilles de verre : le cannabis est vendu au poids et le verre pèse lourd... En conclusion, aucune étude scientifique ne nous permet de considérer que le pain de cannabis circulant en France comporterait des excipients dangereux.

En revanche, pour l'héroïne et la cocaïne, 627 analyses conduites sur deux années ont révélé non seulement la présence d'excipients banaux, comme la caféine ou la lidocaïne, succédané de la cocaïne, mais aussi de médicaments, la présence d'alprazolam constituant le cas le plus grave. Les 415 analyses spécifiques à l'héroïne ont confirmé ce résultat.

Les doses de cocaïne ou d'héroïne pèsent de 50 à 200 milligrammes. Eu égard à leur concentration maximale, les excipients ne sont normalement pas à l'origine d'une toxicité aiguë. En revanche, associé à l'héroïne, l'alprazolam, qui est une benzodiazépine, va provoquer une perte de conscience très rapide du consommateur. Si celui-ci est au volant, c'est l'accident ; nous en avons répertorié, dont certains mortels. On retrouve aussi d'autres produits toxiques, comme le lévamisole et la phénacétine, antalgique retiré du marché français en raison des maladies qu'il causait. Nous ne savons pas pourquoi les fabricants mélangent ces produits à l'héroïne ou à la cocaïne.

Ces molécules sont cependant intéressantes pour la police dans la mesure où leurs pourcentages et leur association permettent de remonter les filières : elles servent de traceurs.

Nous pouvons aujourd'hui fournir des données en matière d'accidents du travail. En effet, les entreprises soumettent désormais leurs salariés à des tests. Ceux-ci permettent de conclure que 20 % des accidents du travail seraient causés par des addictions aux drogues, le nombre habituellement cité des consommateurs de cannabis étant de 1,2 million.

Quelques accidents de taille peuvent être signalés. L'échouage de l'Exxon Valdès, en Alaska, la plus grande catastrophe écologique d'origine humaine, aurait pour origine non pas l'alcoolisation de son commandant, mais la prise par celui-ci de cannabis, entraînant une somnolence. Quelques incidents anciens dans des centrales nucléaires en France auraient aussi été dus à des contrôleurs fumeurs de « joints »... Depuis, les contrôles sont systématiques. La prise de cannabis est aussi impliquée dans des accidents de chantier, comme des chutes mortelles de grutiers.

Un constructeur d'automobiles, inquiet de défauts de fabrication spécifiques à une usine, nous a demandé une enquête. Sur la chaîne, 20 % des ouvriers ont été contrôlés positifs ; des petits trafiquants vendaient au sein même de l'entreprise. Des personnels navigants de l'aviation commerciale ou des conducteurs d'autobus ont aussi été contrôlés positifs. Nous sommes désormais amenés à effectuer des contrôles dans des sociétés de transport public. En 2010, sur 264 prélèvements, 10 % révélaient une consommation de cannabis ; en 2011, sur 369, c'est 11 %. Dans une communication présentée à l'Académie nationale de médecine, le professeur Ivan Ricordel, ancien directeur du laboratoire de toxicologie de la préfecture de Paris, et le docteur Wenzel, médecin principal du travail à la SNCF, considèrent que 15 % à 20 % des accidents mortels du travail sont liés à l'usage de l'alcool, des psychotropes ou des stupéfiants.

De nombreux freins économiques, techniques et réglementaires s'opposent au dépistage systématique des conduites addictives en entreprise : les syndicats n'y sont pas favorables, il faudrait modifier les règlements intérieurs... En bref, le médecin du travail demeure le rouage majeur de la prévention du risque.

Il reste qu'à la SNCF, des contrôles sont réalisés depuis 2004. Menés dans un cadre bien accepté par l'ensemble des acteurs de l'entreprise, et dans le strict respect du secret médical, ils ont conduit en quatre ans à une réduction de 50 % du nombre de consommateurs détectés et des accidents.

M. Serge Blisko, coprésident pour l'Assemblée nationale. - La SNCF est caractérisée par une très ancienne tradition, à laquelle adhèrent les syndicats, de lutte contre l'alcoolisme. Les problèmes posés par la drogue étant de même nature, il n'est pas étonnant qu'elle se soit investie dans ce nouveau combat et ait abouti à des résultats.

M. Gilbert Pépin. - Air France également effectue des contrôles sur ses personnels navigants.

Combien de décès sont-ils dus aux stupéfiants ? Le laboratoire que je dirige a conduit 2 100 analyses toxicologiques après autopsie en 2009 et 2 330 en 2010. Celles-ci permettent de constater que 22 % environ des personnes décédées présentent des traces de cannabis dans le sang. Pour la cocaïne, ces traces concernaient 1,3 % de ces personnes en 2009 et 1,4 % en 2010 ; pour l'héroïne, les chiffres sont respectivement de 0,7 % et 0,5 % ; il faut y ajouter des taux de 3,3 % et 2,8 % pour la méthadone, produit de substitution.

M. Serge Blisko, coprésident pour l'Assemblée nationale. - Ces expertises sont bien des expertises médico-légales, et non des autopsies hospitalières ?

M. Gilbert Pépin. - Absolument. Elles font suite à des décès considérés comme douteux par le médecin qui ne délivre pas le permis d'inhumer.

L'étude dite DRAMES sur les décès en relation avec l'abus de médicaments et de substances, pilotée par l'Agence française de sécurité sanitaire des produits de santé, a rassemblé tous les experts toxicologues judiciaires se consacrant exclusivement à l'autopsie. Nous étions dix-neuf. Avec l'accord de la Chancellerie, nous avons mis en commun tous nos résultats. Au total, 218 décès ont été reliés directement à l'usage soit de médicaments de substitution, soit de stupéfiants. La répartition est la suivante : l'héroïne est impliquée dans 62 décès, la cocaïne dans 16, l'ecstasy dans 2, l'association de deux ou trois substances illicites dans 33. Au total, ces 113 cas représentent 51,8 % de l'ensemble. Les autres cas concernent, pour 19 d'entre eux, les opiacés licites : morphine pour les soins, codéine, en vente libre en pharmacie, sufentanil et tramadol, antidouleurs prescrits par les médecins. Il faut aussi citer les traitements de substitution aux opiacés : la méthadone compte pour 62 cas, la buprénorphine pour 20, l'association des deux pour deux cas, et enfin la kétamine et le GHB pour deux cas aussi chacun.

Ces 218 cas ne couvrent pas la France entière, mais tout de même 70 % du territoire, je pense.

Ces données font ressortir que la France enregistre beaucoup moins de morts du fait des opiacés que les autres pays européens. Cette situation est due à la politique de substitution - 125 000 personnes sont sous buprénorphine et 50 000 sous méthadone - qu'elle conduit, et pour laquelle elle a de l'avance sur ses partenaires. Ces morts étaient beaucoup plus nombreuses lorsque j'ai débuté et, à cette époque, les statistiques officielles souffraient de fortes sous-évaluations.

Alors que nous pouvons penser que nos chiffres sont plutôt sûrs - légalement, les morts sous stupéfiants dans les hôpitaux doivent être déclarées -, le laboratoire que je dirige comptabilise à lui seul, dans une petite région du Royaume-Uni où il travaille pour les services officiels, plus de morts que ces 218 que nous avons recensés.

Depuis vingt-cinq ans, au rythme de deux fois par semaine, j'ai participé comme expert à 1 600 procès d'assises. L'ensemble des paramètres étant exposé par les avocats, je découvre avec stupeur que même lorsqu'elle n'est pas la cause de la mort, la drogue est à l'origine d'un grand nombre de cas de criminalité. Les meurtriers, mais aussi les victimes, sous l'emprise de la drogue, ne savent pas ce qu'ils font. L'agent le plus horrible est le cannabis. Détendus, les sujets n'ont plus conscience du danger. Un porteur de canif va agresser en riant un porteur de revolver qui va le tuer en riant tout autant !

Je vais cinq à dix fois par mois en visite en maisons d'arrêt. Des auteurs de crimes, souvent atroces, m'y déclarent ne pas comprendre ce qui s'est passé, reconnaissent le caractère effroyable de leurs actes et expliquent être contents d'être en prison, parce que depuis qu'ils y sont, ils sont sortis de l'enfer de la drogue. Si bien sûr la drogue circule parmi les détenus, elle y est chère et très rare. Au bout du compte, contrairement à ce qui se dit, la prison les sèvre et ils en sont heureux. Je vis depuis longtemps cette réalité qui est à peu près unique en France. En effet, l'éthique commande de ne pas laisser souffrir les gens. Si une personne arrêtée est porteuse d'une ordonnance médicale, son traitement lui sera bien sûr fourni. Mais si elle est consommatrice de drogue, elle ne le révélera pas forcément. Elle manifestera alors sa souffrance mais, en l'absence de données médicales, le médecin de la prison ne lui prescrira qu'un anxiolytique. Au bout d'une semaine, ce détenu sera sevré.

M. Patrice Calméjane, député. - Cette situation n'explique-t-elle pas une partie au moins des suicides survenant dans les premiers jours d'incarcération ?

M. Gilbert Pépin. - Peut-être.

Mme Françoise Branget, corapporteure pour l'Assemblée nationale. - Disposez-vous d'études sur le suicide ?

M. Gilbert Pépin. - Non. Je ne suis confronté aux suicides que dans le cadre de mes fonctions médico-légales. D'autres éléments que la drogue sont sans doute impliqués dans les suicides dans les maisons d'arrêt. Ne disposant pas de données scientifiques, je ne peux les présenter mais on peut penser que la promiscuité et ses conséquences jouent un rôle important.

M. Serge Blisko, coprésident pour l'Assemblée nationale. - Vous n'avez pas évoqué l'usage d'amphétamines chez les conducteurs professionnels. Or, selon les médecins du travail, les cadences imposées aux chauffeurs routiers en ont fait un véritable fléau.

M. Gilbert Pépin. - Mon laboratoire étant situé en région parisienne, j'ai à traiter de très peu de cas de chauffeurs routiers. Mais une très belle étude publiée à Lille met en évidence exactement les éléments que vous indiquez.

M. Serge Blisko, coprésident pour l'Assemblée nationale. - Les jeunes préparant des concours difficiles, notamment dans les classes préparatoires aux grandes écoles, seraient aussi, dans une grande proportion, d'importants consommateurs d'amphétamines ou d'autres produits. Le confirmez-vous ?

M. Gilbert Pépin. - Ce type de situation ne vient pas jusqu'à mon laboratoire. Cela dit, j'en entends parler autour de moi, notamment par mes enfants - ils ont aujourd'hui trente-cinq ans - et leurs amis.

Il y a cinq ans environ, et sans que cela se soit su, les États-Unis ont été envahis par la cocaïne. L'économie était touchée. Les Américains ont pris des mesures radicales. Ils ont d'abord décidé de détruire massivement - dans le plus grand secret - les sous-marins et les avions qui transportaient la cocaïne, y compris au moyen de missiles déclassés. Ils ont ensuite mis en place un système de détection obligatoire dans les écoles et les universités : un étudiant positif pendant trois ans est interdit de toute école ou université ! Enfin, les fonctionnaires et les titulaires de postes d'entreprises apportant à l'État une collaboration dans des domaines sensibles sont soumis une fois par an à un test capillaire. De ce fait, en un an, le nombre de sujets positifs a diminué de 55 %. C'est grâce au TIAFT (The international association of forensic toxicologists), qui réunit mille cinq cents toxicologistes médico-légaux, que je peux vous donner cette information.

M. Patrice Calméjane, député. - L'augmentation de la concentration de la teneur en THC du cannabis représente-t-elle vraiment un facteur de risque nouveau ? Cette concentration continue-t-elle à augmenter ?

Pouvez-vous aussi nous décrire l'état de la consommation dans les départements et territoires d'outre-mer, notamment aux Antilles ?

M. Gilbert Pépin. - Dans les départements et territoires d'outre-mer, la consommation de drogue est beaucoup plus forte qu'en métropole. Je pense tout particulièrement à celle de cocaïne en Guadeloupe et en Martinique - cette dernière remarque ne vaut pas pour la Guyane.

L'augmentation de la teneur des produits comporte bel et bien des risques. Il y a une dizaine d'années, deux jeunes touristes italiennes ont été retrouvées noyées en France dans 80 centimètres d'eau alors qu'elles savaient nager. Nous avons établi les causes de la mort. Elles étaient héroïnomanes. Mais comme la teneur de l'héroïne italienne était faible, elles sont venues en France faire leurs emplettes. Les trafiquants français leur ont donné, par sympathie, une bonne dose : 200 milligrammes au lieu de 100. Mais le taux, au lieu de 7 % en Italie, était de 14 %. Les deux éléments ont conduit au coma par surdose. Les croyant décédées, les trafiquants les ont jetées dans le canal. L'augmentation de la concentration est donc dangereuse.

M. Patrice Calméjane, député. - Les délits de fuite des personnes sous l'emprise de la drogue qui provoquent des accidents de la route sont de plus en plus fréquents. Les chauffeurs pensent en effet que, s'ils se ménagent un délai, leur consommation deviendra indétectable. Vos propos nous montrent que tel n'est pas le cas...

M. Gilbert Pépin. - Il est très facile à un toxicomane de falsifier une analyse urinaire. Les méthodes sont accessibles sur internet ! Nous recourons bien sûr à d'autres méthodes.

L'analyse des cheveux est un outil puissant. Le Land de Sarre, en Allemagne, a décidé, en cas de récidive d'usage de stupéfiants, de ne rendre le permis de conduire - et aussi le véhicule car il est également confisqué - qu'après analyse des phanères. Je rappelle que pas une seule prise de cocaïne n'échappe à cette analyse. La conséquence a été, en Sarre, une diminution des accidents et de la consommation de 70 %. La déléguée interministérielle à la sécurité routière, Mme Michèle Merli, est au courant de cette action.

Il est impossible à un Français d'aller travailler aux États-Unis sans avoir préalablement fait réaliser une analyse de cheveux.

Dans la mesure où elles restent rares, le coût de ces analyses - par chromatographie en phase gazeuse - est élevé, mais il est appelé à s'effondrer avec l'augmentation de leur nombre, pour quasiment rejoindre celui des analyses de salive.

Par ailleurs, ces analyses sont précises. C'est moins vrai des analyses salivaires : les analyses sanguines faites en confirmation d'analyses salivaires réalisées par la gendarmerie montrent un pourcentage d'erreur de 10 %. Pour autant, ces tests sont très utiles et il est regrettable que les crédits de la gendarmerie ne lui permettent pas d'en acheter autant qu'il serait nécessaire.

Mme Fabienne Labrette-Ménager, députée. - Un test coûte 18 euros.

M. Serge Blisko, coprésident pour l'Assemblée nationale. - Ce chiffre est à mettre en rapport avec le coût économique global d'un mort, soit un million d'euros.

M. Gilbert Pépin. - Cela dit - c'est une remarque anecdotique -, le cannabis, seule drogue dans ce cas, ne passe pas dans la salive. Ce sont les débris du « joint » qui sont repérés.

Mme Fabienne Labrette-Ménager, députée. - J'ai appris de la gendarmerie que lorsqu'un gendarme arrête une personne, il n'a pas le droit de procéder au test si celle-ci a consommé du cannabis dans la demi-heure précédente. Il suffit donc à la personne interpellée d'affirmer que tel est le cas pour empêcher la réalisation du test.

Mme Françoise Branget, corapporteure pour l'Assemblée nationale. - Pour réduire les risques, certains, y compris des médecins, souhaiteraient distribuer des seringues en prison. Qu'en pensez-vous ?

M. Gilbert Pépin. - En tant que toxicologue, je ne comprends pas cette position. Le message à faire passer est que la drogue est un produit dangereux et interdit. De plus, les produits de substitution aux opiacés ne nécessitent pas de seringues.

Certes, il existe, nous dit-on, des sujets insensibles à la méthadone ou à la buprénorphine. Mais, de l'avis général, ces cas sont très rares. Faut-il changer une politique générale pour prendre en compte des cas très particuliers qu'on ne comprend pas ? La variété de la biologie est considérable. Aux assises, je peux répondre que 2,30 grammes d'alcool dans le sang, c'est beaucoup. Mais je ne peux pas en préciser les effets. Je cite l'Académie nationale de médecine ou celle de pharmacie. Mon laboratoire a fait apparaître chez des personnes conduisant des mobylettes des taux de 5,50 grammes d'alcool dans le sang, alors que le taux mortel est de 4 grammes. Un collègue a même trouvé - il a publié ce cas - un taux de 9 grammes ! Inversement, il suffit aux Aïnous, au Japon, de 0,3 gramme pour être complètement ivres ! Cette population ne dispose en effet pas d'enzymes pour métaboliser l'alcool. On ne peut, je le répète, distribuer des seringues au motif de traiter des cas très particuliers, pour lesquels il s'impose plutôt de rechercher des solutions individuelles.

Cela dit, nous savons qu'un jeune qui fume trois « joints » par jour - il ne s'agit pas d'usage occasionnel, dans des soirées par exemple - va à l'échec scolaire et compromet son insertion dans la société, voire s'expose à tomber dans la délinquance.

M. Serge Blisko, coprésident pour l'Assemblée nationale. - Merci beaucoup, Monsieur Pépin, pour cette audition passionnante.

Audition de M. Philippe Batel, psychiatre, alcoologue, chef du service de traitement ambulatoire des maladies addictives du groupement hospitalier universitaire Beaujon à Clichy

M. Serge Blisko, coprésident pour l'Assemblée nationale. - Mes chers collègues, nous accueillons M. Philippe Batel, psychiatre et alcoologue, qui dirige l'unité fonctionnelle de traitement ambulatoire des maladies addictives à l'hôpital Beaujon.

Si notre mission se focalise sur les drogues illicites, nous avons pu nous rendre compte du rôle préoccupant de la consommation d'alcool comme consommation associée. Nous serions donc intéressés, docteur Batel, par ce que vous nous direz sur le sujet, mais nous aimerions également avoir votre avis sur la politique de prévention et de soins aux toxicomanes, ainsi que sur les améliorations qui pourraient y être apportées.

M. Philippe Batel, psychiatre, alcoologue, chef du service de traitement ambulatoire des maladies addictives du groupement hospitalier universitaire Beaujon à Clichy. - Sur cent patients qui viennent consulter dans mon service, soixante viennent sous « l'étendard » de l'alcool. Cela dit, 90 % des sujets en difficulté avec l'alcool le sont aussi avec le tabac et 40 % de ceux qui sont en difficulté avec la cocaïne le sont aussi avec l'alcool.

Quinze pour cent des sujets viennent nous voir pour des dépendances à des psychostimulants et à des drogues de synthèse. En ce qui concerne ces dernières, il s'en crée de plus en plus : selon l'Observatoire européen des drogues et des toxicomanies, treize nouvelles drogues sont apparues en 2008, vingt-quatre en 2009, et plus de cinquante en 2010, soit un doublement chaque année. Il est très difficile de les identifier et de les classer. De plus, l'organisation du marché est telle que, pendant que nous effectuons ce classement, les chimistes qui les ont créées en modifient le profil pour les y faire échapper.

Aujourd'hui, nous devons faire face à une véritable distorsion entre la gamme des produits servant de supports aux addictions et la représentation que s'en font non seulement les usagers, mais aussi la population dans son ensemble, et même les politiques et les soignants.

Les mésusages sont des maladies vivantes. Ils peuvent naître de modes. Ils peuvent disparaître. Le mode d'utilisation des produits ne cesse de se transformer. Les soignants doivent en permanence anticiper ces changements, repérer en quoi ils vont modifier la dangerosité des produits et proposer pour les politiques publiques les adaptations qui s'imposent. Le dispositif doit être aussi souple et capable d'anticipation que possible.

Les drogues profitent aussi de la mondialisation. Aujourd'hui, les cathinones, dérivées des amphétamines et dont fait partie la méphédrone, s'achètent sur internet. Une quinzaine de ces drogues donnent lieu à des situations de dépendance un peu inquiétantes, les sujets sous leur emprise développant des troubles du comportement et se livrant à des prises de risques majeurs. Pour autant, ces drogues ne vont engendrer qu'un taux de dépendance relativement faible, le problème étant qu'on ignore le nombre de consommateurs.

Les gestionnaires des politiques publiques ont décidé de faire classer les drogues, licites ou illicites, selon leur niveau de dangerosité. L'idée de départ était que les plus utilisées n'étaient pas forcément dangereuses, et que les plus dangereuses étaient les drogues rares. L'équipe du professeur Bernard Roques, sollicitée par M. Bernard Kouchner, ministre chargé de la santé, en 1997, et plus récemment celle du neurobiologiste David Nutt au Royaume-Uni ont été chargées d'un tel travail. Quelle n'a pas été la surprise, non pas des biologistes, de addictologues et des cliniciens, mais de tout un chacun devant les résultats !

En quoi une drogue est-elle dangereuse, et pour qui : pour l'usager, pour la société ? Selon quels critères classer sa dangerosité pour l'usager : les dommages somatiques, psychiques, relationnels, éventuellement juridiques ? Le coût social du produit ? La prise en compte de l'ensemble de ces critères et leur classement entre zéro et cent par David Nutt a fait apparaître que le produit le plus dangereux, avec un score de 72 sur 100, était l'alcool, devant l'héroïne - dont le score est de 55 - et la cocaïne sous la forme du crack. Le score du cannabis n'est que de 20, et ceux de l'ecstasy ou du LSD de 7 à 9 seulement.

Pendant très longtemps, - et c'était aussi mon cas -, nous avons été convaincus qu'une drogue était dangereuse lorsqu'elle entraînait une dépendance, ce qui nous avait conduits à élaborer un « indice addictogène » mesurant la capacité du produit à engendrer cette dépendance. Or, l'élaboration de cet indice présente deux difficultés. La première est culturelle : dans les mines d'Amérique du Nord, des patrons ont longtemps distribué chaque matin à chacun de leurs ouvriers 200 milligrammes de cocaïne pour leur donner la force et l'énergie de faire leur travail. Des études poussées ont montré que très peu de ces sujets sont devenus dépendants à la cocaïne, alors que les mêmes doses consommées par des utilisateurs réguliers peuvent engendrer une poursuite de l'usage, voire une dépendance. De plus, pour connaître la capacité d'une drogue à engendrer une dépendance, il faut en connaître le nombre d'utilisateurs. Or, le statut illicite d'une drogue ne permet pas de mesurer cet élément et donc son caractère addictogène.

Pendant très longtemps aussi, nous avons été persuadés que c'étaient les dépendants qui subissaient les plus graves dommages liés aux produits qu'ils prenaient - par exemple, que les personnes qui mouraient de leur consommation d'alcool étaient les grands alcoolo-dépendants, consommateurs de grandes quantités et qui avaient besoin d'alcool dès le matin pour calmer leur dépendance physique. Malheureusement, depuis cinq à dix ans, les données s'accumulent pour nous montrer que la plupart des décès liés à la consommation d'alcool surviennent bien avant que les sujets concernés en soient dépendants. Cette consommation est en effet la première cause de mortalité dans la tranche d'âge allant de quinze à trente ans ; ces personnes meurent d'accidents, notamment de la route, ou de suicides qui surviennent sous l'emprise de l'alcool à des stades où elles ne sont absolument pas dépendantes de la molécule.

Autrement dit, la classification des drogues en drogues licites ou illicites ne permet pas de rendre compte de leur dangerosité. Trois équipes internationales utilisant des critères plus complets ont abouti à classer la plupart des produits illicites parmi les moins dangereux, les deux produits les plus mortels, l'alcool et le tabac, étant en revanche licites. Il est donc indispensable de rectifier les représentations de la dangerosité des produits.

Je ne partage pas l'idée de certains addictologues selon laquelle il n'existe pas en France de moyens de se soigner. Ces moyens existent. En revanche, il me paraît nécessaire de dynamiser et de mieux organiser cette offre de soins. L'addictologie est une discipline émergente. Le système que nous avons mis en place est sans doute trop largement fondé sur l'hospitalisation, alors qu'aucune donnée scientifique ne nous permet de conclure qu'hospitaliser un malade alcoolo-dépendant pour le faire cesser de boire serait plus efficace que des stratégies ambulatoires. De plus, l'hospitalisation est non seulement très coûteuse mais aussi très répulsive pour un grand nombre de patients ; cette approche aboutit à ne soigner que 20 % environ des patients alcoolo-dépendants de notre pays, non faute de places, mais parce qu'ils ne sont pas prêts à être hospitalisés.

En outre, l'approche par produit adoptée depuis une dizaine d'années n'a aucun sens : les produits changent sans cesse. Il faut la remplacer par une approche globale, fondée sur les comportements.

Pour clore mon propos, j'évoquerai les rapports des jeunes avec l'alcool. Il y a dix ans, les conclusions du rapport du professeur Bernard Roques, aux termes duquel la dangerosité de l'alcool était au moins aussi forte que celle de l'héroïne, ont provoqué un débat très large et animé. Or, les jeunes parlent non pas d'ivresse, mais de préchauffe, de montée, de « flash », de défonce et de descente : c'est le vocabulaire des héroïnomanes ! Si les jeunes l'utilisent, c'est bien parce que pour eux, l'alcool est désormais non pas un instrument de convivialité, caractéristique mise en avant par la filière viti-vinicole, mais un instrument de « défonce » et finalement une drogue dure.

M. Serge Blisko, coprésident pour l'Assemblée nationale. - Les divergences entre les intervenants qu'entend notre mission montrent l'existence d'un réel débat et de réelles incertitudes, caractéristique d'une science en mouvement.

Le renoncement aux approches par produit au profit d'approches construites sur la personnalité et la conduite des personnes dépendantes me semble assez partagé. En revanche, nous sentons des divergences sur ce qui est recherché : les pouvoirs publics, qui consultent les scientifiques, les médecins et les juristes, cherchent-ils à traiter, à prévenir ? À développer un appareil de traitement et de prévention plus efficace, par exemple grâce à des services fonctionnant sans lits d'hospitalisation ? Quelles périodes privilégier pour la prévention ? La prime enfance ? Les périodes de rupture, l'âge de l'entrée au collège notamment ? Quelle doit être la place des familles dans la prévention ? Quel but viser ? Selon nombre de personnalités auditionnées, le meilleur résultat possible est l'abstinence totale ; en revanche, il serait très difficile à atteindre. Faut-il plutôt envisager le contrôle de la consommation et sa sanction par la justice ? Quelle place donner, en addictologie, à l'injonction thérapeutique ? Pouvez-vous nous proposer d'autres pistes de travail ?

M. Philippe Batel. - Je suis depuis longtemps partisan d'appliquer à l'alcool - de même qu'aux autres drogues - d'abord une politique de réduction des risques, y compris à l'égard des sujets grandement dépendants. Changer est long, compliqué et difficile ; promouvoir une tentative initiale de réduction de la consommation, y compris chez un patient alcoolo-dépendant, présente donc une pertinence.

Il faut aussi revoir le « logiciel » de prévention. Il faut mettre en place à l'école une prévention systématique, intelligente et solide qui ne passe plus par des exposés de policiers mais se fonde sur l'expérience et les représentations des jeunes, et complète leur information. Des études conduites en Amérique du Nord ont montré l'efficacité de cette approche : amener des jeunes à parler de leurs expériences positives du cannabis fait apparaître progressivement leurs expériences négatives et les conduit à rectifier leurs comportements !

La France doit également sortir de l'hypocrisie : nous avons beaucoup de mal à accepter de compter parmi nous autant d'usagers de drogues. Nous devons engager une réflexion autour de cette question et, à partir du savoir des sociologues, voire des philosophes, remettre en cause le paradigme qui identifie la société idéale à une société sans drogue : il est absolument inefficace et contre-productif.

M. Serge Blisko, coprésident pour l'Assemblée nationale. - Tous nos interlocuteurs nous l'ont dit.

M. Philippe Batel. - Si je comprends les réticences relatives aux salles de consommation - auxquelles je suis favorable - ou à la dépénalisation de l'usage des drogues, elles sont, pour moi, dues à des représentations très anciennes. Chaque semaine, des parents viennent nous présenter leur enfant adolescent qu'ils décrivent comme un « grand drogué » parce qu'ils ont trouvé du cannabis dans sa chambre ; mais lorsque nous procédons, avec lui, à son évaluation, nous découvrons que son problème principal, c'est l'alcool, passé complètement inaperçu de sa famille, sinon valorisé par elle ! En France, il n'y a pas de comparaison possible entre la mortalité attribuable à l'alcool et celle imputable à la consommation de cannabis !

M. Serge Blisko, coprésident pour l'Assemblée nationale. - Les données de l'accidentologie routière montrent cependant que nombre de conducteurs tués présentent des concentrations de tétrahydrocannabinol importantes.

M. Philippe Batel. - Selon l'étude du professeur Claude Got, qui fait référence, ces conducteurs sont au nombre de six cents. En ajouter six cents autres ne nous amène qu'à mille deux cents décès, à comparer aux vingt-trois mille à quarante-cinq mille décès annuels dus à l'alcool et aux soixante mille dus au tabac.

Cela dit, si la mortalité attribuable au cannabis est essentiellement liée à l'accidentologie, et que la dangerosité de ce produit n'est que de 20 sur une échelle allant jusqu'à 100, il reste le meilleur moyen pour un adolescent de faire échouer son intégration sociale dans le monde adulte. Entre partisans d'un produit considéré comme inoffensif et opposants à une substance considérée comme éminemment dangereuse, le débat a été mal posé.

M. Patrice Calméjane, député. - Les ratios que vous présentez ne sont-ils pas biaisés par le statut différent des produits, et des facilités d'accès différentes ? Si l'alcool est en vente libre, celle de la drogue est interdite. La dépénalisation de la vente de la drogue n'amènerait-elle pas à des chiffres différents ?

M. Philippe Batel. - Depuis l'entrée en vigueur de la loi du 21 juillet 2009 portant réforme de l'hôpital et relative aux patients, à la santé et aux territoires qui a interdit la vente d'alcool aux moins de dix-huit ans, la consommation d'alcool a augmenté. Inversement, au Portugal et aux Pays-Bas, pays qui ont dépénalisé l'usage du cannabis, aucune augmentation de la consommation de cannabis et de cocaïne n'a pu être remarquée.

Loin d'empêcher la consommation, le caractère illicite de la drogue favorise la prise de drogue dans les pires conditions. Le marché noir amène à la diffusion de produits de plus en plus dangereux. Le contrôle des marchés à travers la lutte contre le trafic est désormais considéré comme parfaitement inefficace. Les responsables de la lutte contre les drogues au sein de l'Organisation des Nations Unies et le responsable de ce dossier au Royaume-Uni le disent, l'argent public injecté pour lutter contre le trafic de cocaïne n'est pas utilisé efficacement. En France - les statistiques vont être publiées dans deux mois -, la consommation de cocaïne explose.

M. Serge Blisko, coprésident pour l'Assemblée nationale. - Il y a consensus sur les statistiques : la France compte entre 1,2 et 1,5 million de consommateurs réguliers de cannabis, dont une part de consommateurs excessifs. La mission doit s'attacher à définir la meilleure réponse à cette situation. Autoriser la distribution légale du cannabis dans les bureaux de tabac, comme dans certaines colonies il y a bien longtemps, annihilerait l'ensemble de notre effort de prévention.

Cela dit, il est vrai qu'un adolescent à qui l'on expose que la consommation de drogue peut lui valoir des accidents de la route, de scooter notamment, et lui causer des ennuis de santé, non seulement n'écoute pas le message, mais est en situation de répondre qu'au supermarché du coin de la rue, il peut se fournir en alcool à 40 degrés ! Le cas de l'alcool, à la fois licite et dangereux, montre la très grande difficulté de passer d'une culture du traitement et de la prévention à une culture du licite.

M. Philippe Batel. - Comment expliquer que le Parlement ait récemment autorisé la vente sur internet d'une drogue qui tue entre 23 000 et 45 000 personnes par an ?

M. Patrice Calméjane, député. - L'un de vos collègues récemment auditionné nous a exposé avoir déjà suffisamment à faire avec le tabac et l'alcool sans devoir, de surcroît, faire face à la dépénalisation du cannabis. Nous sommes parfois surpris des différences d'avis entre spécialistes.

M. Philippe Batel. - La meilleure solution pour détruire le marché parallèle, lequel est associé à la pire des criminalités, est d'ouvrir le marché.

Le coût social pour la nation des conséquences de la consommation d'alcool est de 17,6 milliards d'euros par an ; une association d'usagers a estimé que, si demain le cannabis était, moyennant taxation bien sûr, délivré dans des centres agréés à des usagers, eux-mêmes évalués au fur et à mesure de leur consommation, 6,5 milliards d'euros entreraient chaque année dans les caisses de l'État, ce montant permettant de payer largement le dispositif de contrôle qui serait alors instauré.

Je n'ai bien sûr pas de proposition pour établir un tel dispositif. Simplement, pour moi, considérer que le caractère illicite d'un produit est un instrument de modulation de son usage est faux et dangereux.

Mme Françoise Branget, corapporteure pour l'Assemblée nationale. - L'expert qui vient de vous précéder nous a exposé que 42 % des personnes décédées par accident avaient fumé du cannabis. Le coefficient multiplicateur de risques serait donc beaucoup plus élevé que vous ne le dites.

Par ailleurs, faut-il ajouter des difficultés à celles que nous causent déjà l'alcool et les autres psychotropes légaux ?

Enfin, que rangez-vous sous l'expression de réduction des risques en matière d'alcool ? J'ai cru comprendre que seul le sevrage permettait de lutter contre la consommation d'alcool, et qu'il n'existait pas de produits de substitution.

M. Philippe Batel. - Les statistiques relatives à l'accidentalité du fait de la drogue ont été établies par le professeur Claude Got. Elles sont publiées dans tous les médias, et connues de tous. Personne ne les conteste. Elles établissent que la consommation d'alcool multiplie le risque d'accident mortel par huit, celle de cannabis par quatre, et l'association des deux par seize. Je peux donc vous assurer que moi aussi, je considère que le cannabis est dangereux au volant.

Mais pour ce qui est de la mortalité exprimée en nombre d'individus, le rapport n'est plus de un à deux : il y a probablement 1 000 décès par an des suites de la consommation de cannabis et entre 23 000 et 45 000 du fait de l'alcool.

Mme Françoise Branget, corapporteure pour l'Assemblée nationale. - La raison n'en est-elle pas que la consommation d'alcool est plus répandue que celle de cannabis, au moins pour le moment ?

M. Patrice Calméjane, député. - C'est cela qui explique cette différence.

M. Philippe Batel. - Les mésusages de produits illicites, notamment l'héroïne, font l'objet d'une politique de réduction des risques : substitution, échanges de seringues... En revanche, pour l'alcool, on a eu une approche beaucoup plus de l'ordre du « tout ou rien ». Or un sujet qui a développé une dépendance à l'alcool est non seulement ambivalent quant à son envie d'arrêter, mais aussi très réticent à aller rechercher un soin. Il est en effet persuadé que le soignant qu'il rencontrera lui demandera d'arrêter de boire du jour au lendemain - ce à quoi la majorité de ces patients ne sont pas prêts. C'est cette raison qui explique que 20 % seulement des alcoolo-dépendants franchissent la porte d'un cabinet médical ou d'un centre de soins.

La politique de réduction des risques consiste donc à déployer des stratégies utilisant des médicaments ou des techniques cognitivo-comportementales pour arriver à définir avec le sujet un projet adapté à ce qu'il se sent capable de faire. Dans le service que je dirige, nous allons d'abord accompagner le patient dépendant qui vient nous voir dans le projet de réduction de sa consommation qu'il va nous proposer. Au fil du temps, il va s'apercevoir que ce projet de réduction est illusoire ; c'est alors lui qui va nous demander la mise au point d'un projet d'abstinence, qui est en effet ce vers quoi il doit tendre.

Un deuxième élément de réduction du risque « alcool » à développer est la création, au sein des « apéros géants » et autres grandes beuveries organisées, d'un espace sans alcool permettant d'accueillir les sujets ivres, de vérifier leurs demandes de soins et de délivrer un message de prévention.

Nous constatons aussi, dans toutes les villes, l'émergence de l'alcoolisation - avec des alcools forts - des jeunes dans la rue. Ne serait-il pas possible de généraliser l'action remarquable conduite par des villes comme Avignon et Rennes, dont les municipalités ne sont pourtant pas du même bord politique ? En interdisant la vente à emporter, elles ont fortement limité à la fois l'alcoolisation massive, la gêne qu'elle cause au voisinage et l'abandon de bouteilles sur la voie publique.

Il nous faut également mettre fin à la grande hypocrisie relative aux beuveries extrêmes organisées dans le monde étudiant. Dans une école de commerce de grande réputation, il n'a pas fallu moins de quatre comas éthyliques pour alerter la direction.

Mme Françoise Branget, rapporteure pour l'Assemblée nationale. - L'alcool ne peut cependant pas servir d'alibi pour considérer que les drogues ne sont pas dangereuses !

M. Philippe Batel. - Toutes les drogues sont potentiellement dangereuses.

M. Serge Blisko, coprésident pour l'Assemblée nationale. - Merci, docteur Batel, de vos explications et de vos réponses, même si elles ont parfois ajouté à notre perplexité !