Mardi 20 mars 2012

- Présidence de Mme Chantal Jouanno, présidente -

Audition de MM. Walter Vorhauer, secrétaire général, Xavier Deau, responsable de l'enseignement de la médecine et de la chirurgie esthétiques et André Deseur, responsable de la section « exercice professionnel », du Conseil national de l'ordre des médecins (Cnom)

Mme Chantal Jouanno, présidente. - A l'automne dernier, lors de la discussion du projet de loi relatif au médicament et à la sécurité sanitaire des produits de santé, des sénateurs avaient prédit que le prochain scandale sanitaire concernerait des dispositifs médicaux. Malheureusement, les faits leur ont donné raison.

Nous avons élargi l'objet initial de notre mission d'information pour inclure l'ensemble des interventions à visée esthétique. Dans le cadre des auditions que nous avons menées, nous avons été surpris par le flou de la réglementation régissant la médecine esthétique.

M. Bernard Cazeau, rapporteur. - J'aborderai le sujet sous trois aspects : les responsabilités du corps médical ; l'indépendance et la transparence de l'information des professionnels ; la réglementation applicable aux interventions à visée esthétique.

Commençons par les responsabilités du corps médical. Comment le retour d'expérience des défaillances observées sur certains dispositifs médicaux s'effectue-t-il ? Les médecins disposent-ils d'une information actualisée sur les dispositifs qu'ils utilisent et faut-il aménager ou renforcer les dispositifs d'alerte ?

M. Walter Vorhauer, secrétaire général du Conseil national de l'ordre des médecins (Cnom). - Je suis accompagné aujourd'hui par le Dr Xavier Deau, responsable de l'enseignement de la médecine et de la chirurgie esthétiques, et par le Dr André Deseur, qui est responsable de la section « exercice professionnel » du Cnom.

Pour pallier l'absence de toute règle juridique, le Conseil national de l'ordre a soutenu depuis plusieurs années la création d'un diplôme interuniversitaire (DIU) « médecine morphologique et anti-âge », dont je reconnais que l'intitulé n'était pas le meilleur. Le problème est européen : nous l'avons constaté mardi avec l'ordre allemand des médecins. Nous savons qu'il en va de même en Espagne et en Italie.

La chirurgie réparatrice et esthétique est une activité bien connue et réglementée quant aux compétences et à la formation requises ainsi qu'aux indications de reconstruction en cas de dysmorphie de naissance, d'accident ou de maladie. Mais le caractère réparateur a disparu progressivement, au profit d'une approche privilégiant la recherche d'une certaine norme corporelle. La médecine esthétique fait parfois appel à de petits actes chirurgicaux, parfois à des traitements plus superficiels, souvent pratiqués par des dermatologues.

Certains praticiens se tournent vers cette pratique, à un moment où l'accès aux soins est déjà rendu difficile par l'évolution de la démographie médicale et par le montant de certains honoraires. Le souci de santé publique est battu en brèche ! Sans critiquer des choix faits à titre individuel, on peut se demander pourquoi tant de médecins généralistes cherchent à développer une offre esthétique. Le tourisme esthétique traduit également la demande sociétale importante ; la motivation des intéressés tient essentiellement au prix des soins pratiqués à l'étranger.

M. Bernard Cazeau, rapporteur. - Et les retours d'expérience sur les défaillances de dispositifs médicaux ?

M. Walter Vorhauer. - Le Cnom critique fortement les contrats imposant de ne signaler qu'à la société fabriquant le dispositif toute défaillance dont le praticien aurait connaissance : depuis peu, un médecin ayant signé un contrat comportant une clause contraire à la déontologie médicale ou à l'intérêt des patients peut être traduit devant la juridiction disciplinaire. Il reste que, sauf exception grave, rien n'oblige à déclarer une défaillance auprès de l'Agence française de sécurité sanitaire des produits de santé (Afssaps), de l'ordre des médecins ou de l'assurance maladie. C'est donc par les patients que nous sommes parfois indirectement informés. On peut regretter que l'information ne soit pas obligatoire.

Bien que la mission du Cnom ne soit pas de diffuser une information sur les performances des dispositifs, nous jouons en pratique un rôle de relais lorsque nous sommes informés par l'Afssaps.

M. Bernard Cazeau, rapporteur. - Seriez-vous disposé à mettre cela en place ?

M. Walter Vorhauer. - Oui, nous sommes même demandeurs.

Il existe aujourd'hui des correspondants locaux de matério et de réacto-vigilance dans tout établissement de santé, une commission nationale de sécurité sanitaire des dispositifs médicaux et nous relayons les informations dont nous disposons auprès de nos conseils départementaux, voire directement auprès des médecins. Ce système semble pertinent mais insuffisant car le signalement reste facultatif, sauf éventualité de mort ou de dégradation grave de l'état de santé du patient à cause du dispositif médical. L'Académie de médecine a d'ailleurs récemment publié sur ce sujet un rapport tout à fait intéressant. En l'absence de dispositions similaires à celles du code de l'aviation civile, du code du commerce et du code du travail, les médecins craignent que le fait d'effectuer un signalement conduise à mettre en oeuvre leur responsabilité. C'est un frein psychologique.

M. Bernard Cazeau, rapporteur. - C'est très important. Les médecins qui ne signalent pas les incidents dont sont victimes leurs patients doivent être fautifs, ce qui est de votre ressort.

M. Walter Vorhauer. - A condition que nous le sachions.

M. Bernard Cazeau, rapporteur. - L'éthique médicale leur impose d'informer l'ordre ou l'Afssaps.

M. Walter Vorhauer. - Aux termes de l'article 12 du code de déontologie, codifié à l'article R. 4127-12 du code de la santé publique, « Le médecin doit apporter son concours à l'action entreprise par les autorités compétentes en vue de la protection de la santé et de l'éducation sanitaire. La collecte, l'enregistrement, le traitement et la transmission d'informations nominatives ou indirectement nominatives sont autorisés dans les conditions prévues par la loi ». Nous demandons que la loi nous donne la possibilité d'agir.

M. Bernard Cazeau. - Nous comprenons bien, d'ailleurs c'est nécessaire pour le fonctionnement d'un registre.

M. Walter Vorhauer. - C'est un peu compliqué. L'Union européenne envisage de constituer un fichier européen des implants. L'idée nous convient, à condition de pouvoir lever l'anonymat en cas de problème. Or le projet européen propose de recueillir l'autorisation de l'intéressé, comme s'il s'agissait d'une donnée médicale personnelle et non d'une question de santé publique. A notre sens, il faut une dérogation à ce consentement, comme pour la déclaration obligatoire de certaines maladies. Il faut envisager un régime d'autorisation implicite.

M. Bernard Cazeau, rapporteur. - Comme dans le nord de l'Europe.

M. Walter Vorhauer. - Ou en Australie et aux Etats-Unis. Cependant, la chirurgie esthétique concerne des personnes en bonne santé, qui peuvent ne pas vouloir figurer dans un fichier.

M. Bernard Cazeau, rapporteur. - Pouvez-vous m'en dire un peu plus sur les sanctions ?

M. Xavier Deau, responsable de l'enseignement (Cnom). - Dès 2004, nous avions souligné l'opacité entre l'effecteur, l'acte effectué et le patient. Nous avions demandé que des efforts soient accomplis en matière de transparence dans quatre domaines : l'enseignement, les locaux utilisés, la mise au point de référentiels, en cours d'élaboration par la Haute Autorité de santé (HAS) et enfin l'habilitation des médecins (dermatologue, chirurgien plasticien, médecin morphologiste et anti-âge ou autre) à pratiquer des soins esthétiques.

M. Bernard Cazeau, rapporteur. - Et s'il ne s'agit pas d'un médecin ?

M. Xavier Deau. - En effet, les chirurgiens-dentistes traitent aussi le pourtour de la bouche. Le Cnom demande une transparence totale. Avant même d'établir un registre des incidents, il nous semble nécessaire de mieux connaître l'activité des médecins esthétiques. Il n'existe pas de réelle cotation des actes dits de médecine esthétique. Nous demandons donc que chaque praticien ait l'obligation de conserver une trace de tous les actes effectués. On constate un accroissement du nombre de doléances à l'égard de cette médecine. Je pense notamment au cas d'un médecin qui a importé illégalement de la thyroxine porcine de Belgique pour la remettre en mains propres à des patients contre rémunération.

M. Bernard Cazeau, rapporteur. - Vous prenez l'exemple d'une pratique illégale, qui doit être sanctionnée. Quand vous apprenez une infraction, que se passe-t-il ? Constate-t-on une augmentation du nombre d'infractions ?

M. Xavier Deau. - L'accroissement du nombre de doléances entraîne une augmentation du nombre de sanctions disciplinaires. Dans le cas que je viens de citer, le médecin en question a été lourdement condamné. Nous ne disposons pas de statistiques à ce sujet, faute de connaître tous les cas ou les médecins concernés. Nous demandons à ce que les décrets d'application de la loi HPST nous permettent de connaître les médecins habilités à pratiquer ces actes ainsi que les produits utilisés de sorte de pouvoir établir des statistiques objectives. Songez que la Food and Drug Administration (FDA) a autorisé huit produits d'injection de comblement des rides quand plus d'une centaine sont sur le marché en France, parce que chacun estime avoir sa recette. C'est totalement opaque. Les normes européennes en vigueur imposent seulement des qualités de fabrication ; il est temps de passer à des normes de tolérance biologique. Nous demandons cette transparence depuis 2003-2004.

M. Walter Vorhauer. - En pratique, la section des assurances sociales est saisie pour des raisons de cotation irrégulière pour des honoraires indus, pour des pratiques publicitaires ou commerciales, des prises de risque injustifiées, des pratiques non conformes aux données acquises de la science, le défaut de soin consciencieux ou encore l'absence de compte rendu opératoire sur la base d'informations fournies par les patients. Avec une meilleure information, nous saisirions plus rapidement la juridiction disciplinaire. Au cours des quatre dernières années, la section des assurances sociales a prononcé cinquante-trois condamnations, dont quarante-quatre interdictions de droit de donner des soins. En section disciplinaire, sur quarante-trois condamnations, il y a eu vingt-huit interdictions temporaires d'exercer ou radiation définitive.

M. Bernard Cazeau, rapporteur. - Recevez-vous des informations transmises par les médecins-conseils de la sécurité sociale ?

M. Walter Vorhauer. - Absolument pas.

M. Xavier Deau. - L'assurance maladie n'a pas connaissance de ces actes, car ils ne figurent pas dans sa nomenclature et ne sont pas remboursés. Cette opacité cause un préjudice à l'information des patients et à la sécurité des soins. Nous voulons que chaque médecin exerçant cette spécialité produise ses diplômes et garde trace de son activité.

Dès 2004, nous avons réuni autour d'une table les représentants des chirurgiens et des oto-rhino-laryngologistes (ORL) pour créer un diplôme interuniversitaire validant l'enseignement de ces techniques, mais nous en sommes encore aux balbutiements. La médecine esthétique ne constitue en aucun cas le coeur de notre métier, je pense, par exemple, au comblement des rides. Nous avons proposé une prise en charge anti-âge plus complète, abordant par exemple les problèmes de mémoire ou d'hygiène physique, mais les médecins concernés restent pour la plupart cantonnés aux actes à finalité strictement esthétique, exécutés dans une grande opacité. Le DIU devrait évoluer vers un diplôme d'études spécialisées complémentaires de niveau 1 (Desc 1), dont l'enseignement, plus rigoureux, s'adressera aux spécialistes de chirurgie plastique et reconstructive, aux dermatologues, aux ORL et aux généralistes. Seuls des praticiens ayant suivi cet enseignement pourraient appliquer ces techniques. Nous en avons récemment parlé lors d'une réunion au ministère de la santé.

Mme Chantal Jouanno, présidente. - On peut considérer le blanchiment des dents comme un acte de médecine esthétique. Il en va de même pour l'application du laser sur la peau. Faut-il réserver ces actes aux médecins ayant suivi un tel enseignement ?

M. Xavier Deau. - Le laser peut causer des dommages irréversibles. Seuls des professionnels bien formés doivent pratiquer des actes de médecine esthétique, car l'essentiel est d'assurer la sécurité des patients : on ne peut pas faire n'importe quoi n'importe comment.

M. Walter Vorhauer. - Cela pose aussi la question de la disponibilité de ces médecins dans l'accès aux soins de base. Il est bon d'assurer des formations et d'effectuer des contrôles, mais une région comme la mienne, la Picardie manque surtout de généralistes. Il faut donc cibler ces formations, voire introduire - pourquoi pas ? - un numerus clausus régional en ce qui concerne les installations. On ne peut pas tout laisser faire au nom de la sacro-sainte liberté d'installation. Les impératifs de santé publique doivent prévaloir.

M. Bernard Cazeau, rapporteur. - Ne confondons pas tout : l'insuffisante présence médicale en milieu rural ou périurbain est induite par un numerus clausus national fixé à un niveau trop bas en 1994. Il a été remonté en 2005 mais son effet ne se fera sentir que vers 2018-2020. Une règlementation s'impose : on ne peut pas laisser les arrière-boutiques esthétiques matraquer des personnes ignorantes ou naïves. J'enregistre ce que vous avez dit sur la formation et la déclaration d'activité. C'est dans cette direction qu'il faut aller. Nous en ferons état dans notre rapport.

Passons à l'indépendance et la transparence de l'information des professionnels. Plusieurs retraits de dispositifs ont eu lieu au cours des derniers mois : depuis l'affaire des prothèses mammaires PIP, il y a eu les prothèses de hanche ASR fabriquées par DePuy. Certaines sondes de défibrillateurs sont également mises en cause. Il faut bien que les chirurgiens puissent avoir confiance dans le matériel qu'ils vont utiliser. Ces événements sont-ils de nature à faire évoluer les règles déontologiques applicables aux relations entre les médecins et l'industrie du dispositif médical ? Quel rôle la commission médecins-industrie du Cnom est-elle appelée à jouer sur ces dossiers ?

M. André Deseur, responsable de la section « exercice professionnel » du Cnom. - Les règles déontologiques sont bonnes, il faut en revanche améliorer les choses en amont et en aval. En amont, c'est le recensement, le signalement et l'enregistrement de défectuosité qu'il faut modifier. La transparence doit être totale.

La commission médecins-industrie impose de déclarer au Cnom tous les liens contractuels entre praticiens et industriels. Elle vérifie l'adéquation entre travail effectué et prestation fournie de sorte qu'il n'y ait ni achat d'avis, ni achat de prescription. Second versant, entre médecins et industriels. Nous examinons les contreparties directes, ainsi que les avantages en nature ou matériels. Nous pouvons rendre publique l'information ainsi recueillie, afin de disposer de données non traitées.

M. Bernard Cazeau, rapporteur. - Toujours difficiles à apprécier...

M. André Deseur. - Il n'y a rien d'anormal à ce qu'un laboratoire prenne en charge le déplacement et l'hébergement pour un congrès tant que cette aide reste en rapport avec la prestation fournie par le médecin. En revanche, un problème se pose lorsque le voyage est sans rapport direct ou sans travail avéré en contrepartie ou sans intérêt pour l'information du professionnel. Dans certains cas, la commission médecins-industrie formule un avis négatif.

M. Bernard Cazeau, rapporteur. - Qu'est-ce qu'un avantage ? Un voyage ? Une formation ? Autre chose ? Tout cela peut être maquillé.

M. André Deseur. - L'ordre ne vérifie pas la matérialité des faits, mais des organismes le font. Des sanctions peuvent être infligées, aussi bien envers le médecin que l'industriel.

Tous les contrats doivent nous être fournis et sont examinés selon un processus normalisé à l'échelle nationale. Mais l'avis de la commission ne s'impose ni à l'industriel, ni au médecin. Nous souhaiterions au moins que l'industriel ait l'obligation d'informer l'institution des suites données à l'avis rendu. L'industriel doit nous rendre compte des actions accomplies. La transparence serait ainsi assurée. Nous demandons en outre la publicité des liens établis entre nos confrères et les industriels.

M. Bernard Cazeau, rapporteur. - Quel contrôle le Cnom exerce-t-il sur les conditions de réalisation des études cliniques effectuées par les médecins en relation avec les fabricants ?

M. André Deseur. - Nous ne disposions d'aucun moyen d'exercer ce contrôle. Il n'entre pas dans les missions de l'ordre ; il relève de l'Afssaps ou de la HAS.

M. Bernard Cazeau, rapporteur. - Estimez-vous pleinement effectif le contrôle a priori de la publicité pour les dispositifs médicaux les plus risqués, exercé via l'autorisation préalable délivrée par l'Afssaps ?

M. Xavier Deau. - Nous avons organisé une table ronde au cours du dernier trimestre 2011, avec notamment les députés Yves Bur et Jean-Pierre Door. L'ordre demande de véritables moyens d'action contre les conflits d'intérêts ; l'industrie pharmaceutique demande aussi la transparence. Nous pensons que le Cnom devrait pouvoir étudier tous les dossiers, toute la contractualisation entre l'industrie et les médecins. Aujourd'hui, nul ne rémunère plus les praticiens au nombre de boîtes de médicaments prescrites. A l'inverse, il faut rappeler que les liens d'intérêts ne sont pas tous des conflits d'intérêts.

M. Bernard Cazeau, rapporteur. - C'est la théorie du ministre.

Mme Chantal Jouanno, présidente. - La mienne aussi.

M. René-Paul Savary. - Pourquoi ne pas aller jusqu'à l'agrément a priori des congrès et des formations par le Cnom ou d'autres organismes ?

M. Xavier Deau. - Le conseil scientifique indépendant agréera les contrats de formation dans le cadre du développement professionnel continu. L'esprit de la loi est que tout se déroule dans une transparence totale, même si tout ne se mettra pas en place très vite.

M. Walter Vorhauer. - Actuellement, quand un avis est rendu, nul n'en connaît les suites. Nous sommes en train d'achever la mise à niveau des moyens notamment informatiques afin de traiter les dossiers en temps réel.

Mme Chantal Jouanno, présidente. - N'avez-vous aucun moyen de sanction lorsqu'un avis n'est pas suivi ?

M. Walter Vorhauer. - Nous n'avons pas de retour. C'est pourquoi nous le demandons avec beaucoup d'insistance.

Mme Chantal Jouanno, présidente. - S'il y en avait un, quel serait votre moyen de sanction ?

M. Walter Vorhauer. - Notre sanction viserait le médecin, même si celui-ci bénéficierait évidemment de tous les droits de la défense. Mais nous demandons que d'autres institutions soient avisées du comportement de l'industriel.

M. Bernard Cazeau, rapporteur. - Vous ne pourriez rien faire en cas de publicité effectuée par une entreprise dont le médecin serait salarié.

M. Walter Vorhauer. - La jurisprudence de la Cour de cassation autorise désormais des poursuites en cas de publicité d'une société ayant pour but de procurer des avantages directs ou indirects à des praticiens. Trois dossiers font actuellement l'objet de poursuites pénales.

M. Bernard Cazeau, rapporteur. - Ce ne sont pas des poursuites civiles. On voit dans les journaux des publicités vantant les mérites d'officines de blanchiment dentaire.

J'en arrive au mécanisme de certification des dispositifs médicaux. Que pensez-vous de l'élaboration par l'Afssaps et la HAS d'une liste positive des dispositifs de classe III qui devraient faire l'objet d'évaluations cliniques poussées avant et après leur mise sur le marché ? Seriez-vous favorables à la mise en place de mécanismes d'autorisation préalable de mise sur le marché pour ces dispositifs ?

M. Walter Vorhauer. - C'est ce que nous demandons, avec les autres ordres professionnels en Europe : le dispositif médical doit être traité comme le médicament.

M. Bernard Cazeau, rapporteur. - Quelles seraient, selon vous, les pistes à explorer afin d'améliorer la formation initiale et continue des médecins dans l'utilisation des dispositifs médicaux ? Comment éviter que cette formation ne soit exclusivement financée par les laboratoires et les industriels ?

M. André Deseur. - Il n'appartient pas aux laboratoires ni aux industriels d'assurer la formation des médecins. Celle-ci doit être technique, scientifique et universitaire, et sanctionnée par des diplômes universitaires ou interuniversitaires.

M. Bernard Cazeau, rapporteur. - Venons-en à la réglementation applicable aux interventions à visée esthétique. Comment appréciez-vous le rôle des pouvoirs publics dans l'encadrement des actes à visée esthétique, notamment s'agissant de l'interdiction de certaines pratiques dangereuses prévue à l'article L. 1151-3 du code de la santé publique ? Cet encadrement doit-il être modifié ou renforcé ?

M. Xavier Deau. - L'action des pouvoirs publics est insuffisante. Nous avons tiré la sonnette d'alarme dès 2003-2004, et nous pensions que le rapport Gallot de 2008 sur les interventions à visée esthétique serait suivi d'effet. La loi HPST abordait aussi la question mais nous restons en l'attente des décrets d'application. Otorhinolaryngologistes, dermatologues, spécialistes de chirurgie plastique et reconstructrice se disputent l'activité et, en conséquence, les décrets ne sont toujours pas pris. C'est dommage, car nous avons besoin d'un encadrement législatif plus rigoureux afin que la sécurité des patients soit assurée. Nous l'avons dit, la mésothérapie peut être dangereuse, tout comme les fils crantés. Les produits de comblement forment parfois des granulomes non résorbables. La HAS en reste aux balbutiements.

M. Walter Vorhauer. - Le Cnom peut dénoncer un manque de suivi, mais il ne fait alors que relayer l'avis de l'Académie de médecine ou d'autres experts, comme le Pr. Lantieri sur la lipolyse. Son rôle n'est pas de se substituer aux sociétés savantes.

En la matière, l'action des pouvoirs publics nous paraît un peu brouillonne : on l'a encore constaté à propos des injections péribuccales d'acide hyaluronique. Nous appelons de nos voeux une meilleure concertation et aimerions que nos interlocuteurs ne changent pas d'avis en fonction des directives qu'ils reçoivent.

M. Bernard Cazeau, rapporteur. - Les sanctions prononcées par le Conseil à l'encontre de médecins pratiquant des interventions de chirurgie et de médecine esthétiques sont-elles devenues plus fréquentes et quels en sont les principaux motifs ?

M. Walter Vorhauer. - Le nombre de sanctions a augmenté assez nettement, mais ce chiffre n'est pas représentatif car nous ne sommes pas au fait de toutes les dérives. Les rejets de plaintes sont devenus plus rares. Cependant l'instruction d'une plainte prend du temps, depuis la chambre disciplinaire de première instance jusqu'à l'appel, et voit souvent s'opposer les experts. Sont visés des praticiens qui n'ont pas les compétences requises ou qui exercent dans des conditions matérielles strictement inadmissibles. Une réflexion est en cours au niveau européen sur la définition d'une norme applicable à la chirurgie esthétique. C'est un projet intéressant mais nous sommes absolument opposés à une norme de type Afnor (association française de normalisation), car l'art médical n'est pas une industrie. Les conditions immobilières et mobilières dans lesquelles sont pratiqués des actes de chirurgie, mais aussi de médecine esthétique de niveau I, doivent être réglementées.

Les autorités sont aujourd'hui beaucoup plus vigilantes que par le passé. On entend souvent parler des bienfaits de la chirurgie esthétique mais bien plus rarement de désastres qui en résultent, car les patients répugnent fréquemment à porter plainte.

M. Xavier Deau. - On touche à l'intimité des personnes, à leur image. Lorsqu'une intervention est ratée, beaucoup de victimes ont honte et se cachent. Il faut leur assurer un sentiment de sécurité et de transparence.

M. Bernard Cazeau, rapporteur. - Tous les médecins pratiquant des actes de médecine esthétique ne devraient-ils pas être déclarés à l'agence régionale de santé (ARS) ou au conseil départemental de l'ordre des médecins ? Sont-ils aujourd'hui recensés ?

M. Xavier Deau. - Une procédure de déclaration est indispensable. Depuis 2007, le Cnom accorde aux titulaires du diplôme interuniversitaire « médecine morphologique et anti-âge » le droit de s'en prévaloir sur leur plaque et leurs ordonnances afin de disposer de listes départementales accessibles aux patients. Mais nous déplorons que les universitaires tardent depuis dix ans à faire évoluer cet enseignement.

M. Bernard Cazeau, rapporteur. - A quoi est-ce dû ?

M. Xavier Deau. - Tout le monde veut faire de la médecine esthétique, mais la formation doit être définie à l'échelon national par la Conférence des doyens et non par quelques hurluberlus universitaires. La création d'un diplôme de type Desc 1 serait un gage de transparence.

M. Bernard Cazeau, rapporteur. - La dermatologie n'est-elle pas soumise à une réglementation plus stricte que les autres spécialités ?

M. Xavier Deau. - Nous avons fait remarquer en 2007 que la maquette de dermatologie ne faisait qu'une place très restreinte aux actes à visée esthétique. Depuis, ce volet a été élargi. Il est vrai que ces actes n'intéressent pas tous les dermatologues, et ne représentent jamais plus de 2 % à 3 % de leur volume d'activité.

M. Walter Vorhauer. - Un répertoire existe : le tableau de l'ordre. Toutes les qualifications en chirurgie plastique, reconstructrice et esthétique y figurent. Il est accessible à la population. Les patients s'adressent souvent aux conseils départementaux pour savoir si un praticien est qualifié ou non ; on leur indique simplement s'il figure ou non sur la liste mais tout s'arrête là. Le DIU « médecine morphologique et anti-âge » est le seul qui donne droit à un titre, mais d'autres titres fleurissent sur les plaques. Les conseils départementaux et les ARS doivent travailler la main dans la main, car les ARS disposent de pouvoirs d'investigation qui leur sont propres sur les établissements. La plupart des praticiens travaillent dans de bonnes conditions, c'est par quelques uns que le scandale arrive.

M. Bernard Cazeau, rapporteur. - Pourquoi cette expression « anti-âge », qui n'est pas très médicale ?

M. Xavier Deau. - C'est un calque de l'anglais. En France, on ne peut utiliser le même mot pour désigner des qualifications dans des spécialités différentes. L'adjectif « esthétique » étant réservé à la chirurgie plastique, reconstructrice et esthétique, il a fallu trouver un autre titre pour les dermatologues et autres médecins exerçant dans ce domaine. En Italie et en Espagne, on parle bien de « médecine esthétique ».

Mme Chantal Jouanno, présidente. - S'il n'est pas titulaire du DIU, un médecin peut-il pratiquer ces actes ?

M. Xavier Deau. - Oui, ce diplôme n'est pas exclusif : je le pourrais moi-même, alors que je ne sais pas les pratiquer. S'il existait un diplôme national officiel du type Desc 1, seuls les médecins ayant effectivement acquis cette formation pourraient le faire. Reste que ce type d'actes ne formera jamais le coeur de métier d'un médecin.

M. Bernard Cazeau, rapporteur. - Pourquoi ne pas créer un groupe d'experts commun à l'Afssaps et au Conseil de l'ordre chargé d'évaluer les risques des dispositifs et produits utilisés dans les interventions à visée esthétique, afin de rassembler des données scientifiques sur la médecine esthétique ?

M. Xavier Deau. - On peut créer autant de groupes que l'on voudra, on n'avancera pas sans volonté politique. Depuis neuf ans, les choses traînent. Pour garantir la sécurité des patients, il faut mettre en place une formation homologuée.

M. René-Paul Savary. - Que le Conseil de l'ordre veuille réglementer est très positif. Des mesures de bon sens s'imposent, tant sur l'autorisation de mise sur le marché (AMM) que sur la délivrance des formations par les universités.

Mme Chantal Jouanno, présidente. - Avant d'exiger des médecins pratiquant des actes à visée esthétique qu'ils soient titulaires d'un diplôme, il faudrait définir ces actes et les distinguer de la cosmétologie. La distinction n'est vraiment pas facile.

M. Walter Vorhauer. - Les choses progressent. Nous avons été appelés ce week-end à formuler des observations sur le projet de décret qui précise les actes - autres que la chirurgie - à visée esthétique réservés aux médecins : comblement de toute partie du corps, amincissement, traitement des lésions cutanées, épilation par des produits autres que la pince ou la cire, traitement des rides, traitement des calvities et alopécies et tatouage médical par des produits, dispositifs, techniques, rayonnements électromagnétiques ou ultrasons. Par ailleurs, ce décret en interdit d'autres, à savoir plusieurs techniques de lyse adipocytaire. C'est déjà un net progrès ! En complément, les qualifications requises pour pratiquer les actes réservés doivent être fixées par arrêté des ministres de la santé et de l'enseignement supérieur ; espérons que cet arrêté ne réduira pas la portée du décret, et que celui-ci sera bientôt publié.

M. Jacky Le Menn. - Qu'est-ce qui explique selon vous l'absence de volonté politique universitaire en la matière ? Parlez sans langue de bois.

M. Walter Vorhauer. - Ce n'est pas mon habitude, vous avez pu le constater. Il faut supposer qu'un intense lobbying s'exerce, mais je n'en sais pas plus : je ne suis pas dans le secret des pouvoirs publics.

M. Bernard Cazeau, rapporteur. - Nous le percerons !

M. Xavier Deau. - Les intérêts financiers sont considérables.

M. Walter Vorhauer. - Des officines font de la publicité pour des formations adressées aux médecins. Le marché doit être particulièrement lucratif. Que l'on ne me dise pas qu'il s'agit de santé publique !

Mme Chantal Jouanno, présidente. - Merci de vos réponses très claires et de vos propositions. Nous avons pour notre part la volonté politique de changer les choses.

Audition de Mme Laurence Dagallier, directrice déléguée, de M. Thierry Thomas, responsable du pôle G-MED, et de Mme Corinne Delorme, responsable des affaires réglementaires du Laboratoire national de métrologie et d'essais (LNE)

Mme Chantal Jouanno, présidente. - Nous recevons à présent les responsables du Laboratoire national de métrologie et d'essais (LNE), seul organisme notifié en France au sens des directives européennes relatives aux dispositifs médicaux, le seul donc à délivrer le marquage CE. Tous nos interlocuteurs ont semblé s'accorder sur le fait que la procédure de certification ne garantit pas à elle seule l'innocuité des dispositifs médicaux. Le manque d'essais cliniques de pré-inscription est souvent cité comme une des failles du système. Il n'est pas dans notre intention de faire le procès de ceux qui délivrent le marquage CE ; ce que nous voulons, c'est mieux comprendre la procédure suivie et les obligations qui pèsent sur les fabricants, les organismes notifiés et les autorités.

M. Bernard Cazeau, rapporteur. - Pouvez-vous nous présenter brièvement le LNE et ses activités ? Dans quelles conditions le LNE est-il devenu un organisme notifié ? Quels ont été les critères retenus par l'Afssaps pour vous décerner cette qualification, et selon quelles procédures ?

Mme Laurence Dagallier, directrice déléguée. - Créé en 1901 comme un laboratoire d'essais pour le compte de l'éducation nationale, le LNE est devenu un établissement public industriel et commercial en 1978. Il exerce des missions de service public et des activités à caractère commercial, pour réaliser des prestations d'essais et de certification, de recherche et de développement, d'étalonnage et de métrologie. Il est placé sous la tutelle du ministère de l'industrie, et son conseil d'administration comprend des représentants de l'Etat - dont le ministère de la santé -, des industriels et des représentants du personnel. Son chiffre d'affaires avoisine 76 millions d'euros et il emploie environ huit cents personnes. Outre ses établissements de Paris et de Trappes, où sont ses laboratoires, il dispose d'implantations régionales. Il a aussi des filiales à l'étranger, dont une aux Etats-Unis, dédiée aux dispositifs médicaux, et détient des participations dans des filiales de certification et d'évaluation.

Au sein du LNE, a été créé il y a plus de trente ans, un organisme de certification reconnu et agréé aux niveaux national et international. C'est un organisme notifié au titre d'une vingtaine de directives européennes, principalement dans les secteurs de la métrologie légale, des produits de construction et des dispositifs médicaux, ces derniers représentant un quart de son activité. Un département du LNE, le G-MED, est plus particulièrement chargé de la certification et de l'évaluation des dispositifs médicaux, en application des directives européennes et d'autres référentiels. En effet, le G-MED peut délivrer des certifications valables au Canada ; la Food and Drug Administration (FDA) l'a habilité à procéder à des inspections pour son compte, préalablement à la mise sur le marché de dispositifs médicaux aux Etats-Unis ; il est aussi reconnu en Australie, au Japon, et le sera bientôt au Brésil.

Comment le LNE est-il devenu organisme notifié ? En 1994, un groupement d'intérêt économique - le G-MED - a été mis en place par les ministères de la santé et de l'industrie ; il associait le LNE et le Laboratoire central des industries électriques (LCIE). Le ministère de la santé lui a confié le rôle d'évaluer les dispositifs médicaux les plus critiques en vue de leur homologation. En 1990 et 1993 ont été publiées deux directives sur les dispositifs médicaux, chacune devant s'appliquer cinq ans plus tard ; le G-MED a alors été notifié par le ministère à la Commission de Bruxelles comme organisme chargé d'appliquer ces textes. Plus tard, le LNE a repris à son compte les activités auparavant exercées par le LCIE pour le marquage CE.

Les critères de notification sont ceux qu'énonce l'annexe XI de la directive aujourd'hui reprise dans le code de la santé publique : intégrité, compétence, indépendance, moyens techniques et humains. Son statut d'Epic et la tutelle par le ministère de l'industrie garantissent l'indépendance et l'impartialité du LNE. Son personnel a été constitué en regroupant les personnels qui étaient chargés de l'évaluation dans le cadre de la procédure d'homologation et les employés du LNE qui s'occupaient déjà de certification et d'évaluation de dispositifs médicaux : l'expertise du Laboratoire au sujet des dispositifs électro-médicaux et des implants était dès cette époque internationalement reconnue.

En tant qu'organisme notifié, le LNE G-MED emploie aujourd'hui une soixantaine de collaborateurs qui se consacrent aux dispositifs médicaux, et a recours à un réseau d'experts cliniciens et à des auditeurs externes partout dans le monde afin de faciliter l'accès aux entreprises. Il compte plus de huit cents clients et il est notifié au titre des trois grandes directives relatives aux dispositifs implantables actifs, aux dispositifs médicaux en général et aux dispositifs de diagnostic in vitro.

M. Bernard Cazeau, rapporteur. - Etes-vous régulièrement contrôlés par l'Afssaps ? Quelles formes ces contrôles prennent-ils ? Sont-ils inopinés, sur place ou sur pièces, et sur quels points portent-ils ? Quelle est leur fréquence ? L'Afssaps vous adresse-t-elle des recommandations à l'issue de ces contrôles ?

Mme Laurence Dagallier. - Nous sommes évidemment contrôlés. Ces contrôles revêtent plusieurs formes. L'Afssaps mène parfois chez nous des inspections de plusieurs jours portant sur l'ensemble du champ des évaluations, avec des équipes d'inspecteurs et d'experts. Il s'agit alors d'évaluer nos procédures mises en place pour mener l'évaluation à bien, de vérifier leur application à des cas concrets grâce à un échantillonnage et de déceler d'éventuels écarts. Des contrôles plus ponctuels d'un ou deux jours portent sur une catégorie de dispositifs médicaux en particulier ou destinés à observer l'audit que nous menons chez un fabricant. Enfin l'Afssaps nous interroge sur des thèmes précis, par exemple, les dispositifs médicaux stériles, le plan de transition entre deux directives, etc. Nous y répondons et nous organisons parfois des réunions. Depuis dix ans que le LNE est organisme notifié, il a fait l'objet de neuf inspections - deux ans après la notification, puis tous les ans, puis la fréquence a diminué avant d'augmenter de nouveau - et il est questionné au moins trois ou quatre fois par mois.

A l'issue, l'Afssaps ne formule pas de recommandations mais établit un rapport d'inspection qui décrit la situation, souligne les éventuels écarts et demande des corrections, en fixant un délai. Si notre réponse ne la satisfait pas, elle exige des actions complémentaires. L'Agence vérifie que ses demandes ont été prises en compte lors de son inspection suivante ou par des demandes d'informations relatives à l'application des recommandations.

M. Bernard Cazeau, rapporteur. - Ces contrôles sont-ils parfois inopinés ?

Mme Laurence Dagallier. - Non, hormis les questionnements.

M. Bernard Cazeau, rapporteur. - Dans quel délai répondez-vous ?

Mme Laurence Dagallier. - En deux ou trois jours. Quant aux rapports d'inspection, le dossier d'inspection lui-même fixe le délai dont nous disposons pour dire si nous acceptons les constats qui ont été dressés et quelles actions nous comptons entreprendre.

M. Bernard Cazeau, rapporteur. - Comment expliquez-vous qu'il n'existe qu'un seul organisme notifié en France alors qu'ils sont nombreux en Europe ?

Mme Corinne Delorme, responsable des affaires règlementaires. - Les Etats membres et assimilés ont procédé différemment les uns des autres. Au titre de la directive 93/42/CE, l'Allemagne a notifié jusqu'à seize organismes, la France, l'Italie, les Pays-Bas, l'Espagne, le Portugal et le Danemark n'en ont notifié qu'un. Il faut tenir compte du fait que certains organismes ne sont notifiés que pour une partie des modules d'évaluation de conformité et que tous le sont pour un champ de dispositifs médicaux bien défini. Une certaine concentration de l'activité, nous semble-t-il, permet la thésaurisation des compétences et des expériences et facilite la surveillance exercée par les autorités. On ne peut pas parler de client captif, car il est possible de s'adresser à d'autres organismes notifiés à l'étranger ; il n'existe donc pas à proprement parler de territorialité et la concurrence n'en est pas limitée.

M. Bernard Cazeau, rapporteur. - Quelles relations entretenez-vous avec vos homologues européens ?

Mme Corinne Delorme. - Nous avons d'abord des relations très institutionnelles au sein du groupe des organismes notifiés nommé NB-MED (Notified Bodies Medical Devices), qui se réunit sous l'égide de la Commission européenne tous les semestres et mène des travaux généraux et, dans le cadre de sous-groupes, des réflexions sur des problèmes plus spécifiques. Sur une base plus volontaire, l'association des organismes notifiés européens pour les dispositifs médicaux, Team-NB, se donne pour tâche de faire connaître l'expérience de ses trente-deux membres aux services de la Commission européenne et de mener des activités relevant de leur domaine de compétences. Avec quatre autres organismes, le LNE a été à l'initiative d'un code de conduite, à présent signé par onze organismes, qui a pour objectif de fixer des règles précises en matière de qualification du personnel, de durée et de modalités des évaluations, de sous-traitance et de prise de décision en matière de certification. En 2011, ce code de conduite a été transmis à la Commission européenne afin d'être pris en compte dans le cadre de la rédaction en cours d'une nouvelle réglementation appelée à remplacer les directives actuelles.

M. Bernard Cazeau, rapporteur. - Vous avez évoqué la sous-traitance. Si l'on revient à la fabrication des dispositifs médicaux et à leur contrôle, les produits appartenant aux lignes génériques sont-ils soumis aux mêmes vérifications que ceux sous marque du fabricant ?

Mme Laurence Dagallier. - Un dispositif médical peut être décliné en différentes variantes qui sont toutes répertoriées dans les dossiers techniques des fabricants. Un fabricant peut aussi sous-traiter tout ou partie de sa production : dans ce cas les règles de surveillance s'appliquent au sous-traitant comme au fabricant.

M. Bernard Cazeau, rapporteur. - Contrôle-t-on la fabrication ou le produit fini ?

Mme Laurence Dagallier. - Les deux. Le dossier de conception doit être établi par celui qui sous-traite, et au moment de l'audit de ce fabricant nous exigeons que le sous-traitant soit certifié par un organisme notifié au moins.

M. Bernard Cazeau, rapporteur. - La surveillance est-elle régulière ? Prévenez-vous les fabricants des inspections que vous programmez ?

Mme Laurence Dagallier. - Oui : il s'agit d'audits, de contrôles de production.

M. Bernard Cazeau, rapporteur. - Un fabricant peut donc dissimuler certains faits ?

Mme Laurence Dagallier. - La fraude est toujours possible mais difficile. L'origine des dispositifs et de leurs composants est retracée dans un dossier. Certes, nous procédons par échantillonnage et une fraude peut échapper à l'organisme notifié : tout dépend de la profondeur de l'audit.

M. Bernard Cazeau, rapporteur. - Les prothèses PIP avaient été certifiées par un organisme notifié allemand, qui - on peut l'espérer - avait fait son travail correctement. Comment expliquez-vous que l'on ne se soit pas aperçu des dérives ultérieures ?

Mme Laurence Dagallier. - Je ne suis au fait de ce dossier que par la presse. Autant que je sache, un organisme notifié - autre que le LNE G-MED - a examiné le dossier de conception et réalisé un audit, mais le fabricant a mis dans ses prothèses autre chose que ce qu'il avait déclaré dans le dossier. On est exactement dans le monde de la fraude.

M. Bernard Cazeau, rapporteur. - Justement. Existe-t-il un suivi après certification ? Contrôlez-vous les entreprises après les avoir prévenues ou de manière inopinée ?

Mme Laurence Dagallier. - L'intervention peut être inopinée.

M. Bernard Cazeau, rapporteur. - Est-ce la règle ?

Mme Laurence Dagallier. - Non, d'ailleurs la directive ne le prévoit pas.

M. Bernard Cazeau, rapporteur. - Mais nous sommes là pour envisager des modifications.

M. Thierry Thomas, responsable du pôle G-MED. - La directive prévoit une obligation d'audits annuels sur site qui font l'objet d'une information préalable de l'entreprise et la possibilité d'audits inopinés. Il nous arrive d'en faire mais ce n'est pas la règle. Parfois, selon les conclusions de l'audit sur site, nous revenons six mois après. La conception, elle, est évaluée sur pièces, suite à la transmission par le fabricant.

M. Bernard Cazeau, rapporteur. - Vous rendez-vous dans les hôpitaux pour étudier les dispositifs achetés sur le marché ?

Mme Laurence Dagallier. - Ce n'est pas notre mission. Le contrôle du marché relève de l'Afssaps.

M. Bernard Cazeau, rapporteur. - En a-t-elle les moyens ?

Mme Laurence Dagallier. - Je l'ignore. Mais la mission des organismes notifiés consiste en l'évaluation et la certification des dispositifs médicaux.

M. Bernard Cazeau, rapporteur. - Venons-en à la procédure de certification des dispositifs médicaux. Quelle est la procédure de délivrance de la certification CE pour les dispositifs implantables ? Quelles sont les obligations du fabricant ? Le LNE a-t-il la possibilité en opportunité de mener des tests supplémentaires ?

M. Thierry Thomas. - Les dispositifs médicaux sont répartis en quatre classes, I, IIa, IIb et III. Les implants appartiennent à la classe IIb ou à la classe III. Pour les évaluer, nous nous référons aux exigences décrites dans les directives et nous appuyons sur les guides dits Meddev établis par la Commission européenne. Lorsque le fabricant respecte les normes européennes harmonisées, il existe une présomption de conformité aux exigences européennes, qui concernent les données cliniques, les normes techniques - de biocompétitivité, de stérilisation, etc. - ainsi que les types d'essais et les spécifications à remplir.

Les dispositifs médicaux implantables de classes IIb ou III font l'objet d'une étude préalable différente selon leur classe.

Par exemple, un anneau gastrique ou un implant dentaire appartiennent à la classe IIb. Ils ne sont pas en contact avec le système nerveux central ni avec le système circulatoire central, ils ne contiennent pas de matériaux à risque, d'origine animale ou médicamenteuse. Certains produits ont été reclassés en classe III par la Commission européenne, par exemple les implants mammaires en 2000 ou les prothèses de hanche, de genou,... Lorsqu'il examine un dispositif de classe III, l'organisme notifié analyse le dossier de conception et les éléments de preuve transmis par le fabricant, tels que le cahier des charges et des spécifications recherchées, la référence aux normes revendiquées, les données précliniques et les tests de gestion des risques réalisés par le fabricant. L'évaluation clinique, également transmise par le fabricant, vise à démontrer la performance du produit, sa sécurité et à présenter le rapport bénéfices-risques. En complément, on examine les informations relatives à la réalisation du produit. Elles portent sur le processus de fabrication, les contrôles tout au long de la production, le conditionnement, la stérilisation. On reçoit également du fabricant la documentation qui accompagne le produit, notice et étiquetage en fin de processus. L'organisme notifié se rend sur site pour vérifier que l'entreprise a bien mis en oeuvre les moyens pour assurer de façon constante la production de dispositifs correspondant à la qualité annoncée.

M. Bernard Cazeau, rapporteur. - Comment évaluez-vous cliniquement les risques ?

M. Thierry Thomas. - L'annexe X de la directive décrit comment évaluer cliniquement les dispositifs ; ce texte s'adresse aux fabricants comme aux organismes notifiés. S'agissant d'un dispositif médical de classe III, trois voies sont admises : le fabricant peut démontrer qu'un dispositif équivalent est déjà commercialisé et s'appuyer sur la littérature, c'est ce qu'on appelle la voie « bibliographique » ; les essais cliniques réalisés selon un protocole bien établi constituent une autre méthode d'évaluation clinique ; il est également possible de combiner les deux approches.

M. Bernard Cazeau, rapporteur. - Comment réalise-t-on les essais cliniques pour une prothèse de la classe III, dans un laboratoire ou dans un service hospitalier ? Procède-t-on comme pour les médicaments ?

M. Thierry Thomas. - Un essai clinique réalisé chez l'homme doit être déclaré aux autorités compétentes et effectué en milieu hospitalier.

M. Bernard Cazeau, rapporteur. - Comme pour les médicaments ?

M. Thierry Thomas. - Oui. Il est réalisé préalablement au marquage CE.

M. Bernard Cazeau, rapporteur. - Effectuez-vous des tests de résistance ?

M. Thierry Thomas. - Au stade préclinique, celui de la conception, le fabricant doit réaliser des essais de résistance et transmettre les résultats.

Mme Chantal Jouanno, présidente. - Les essais sont réalisés par les fabricants. Avez-vous la possibilité de demander des contre-expertises ? Avez-vous les moyens de juger les protocoles, s'agissant de produits radicalement nouveaux ?

M. Thierry Thomas. - Les protocoles sont évalués, au même titre que les résultats. Si le dispositif n'est pas conforme aux normes européennes harmonisées, le fabricant doit démontrer que la solution choisie permet de garantir la sécurité du produit. Nous ne nous interdisons pas de consulter des experts spécialisés pour apprécier la pertinence du protocole puis des résultats obtenus.

M. Bernard Cazeau, rapporteur. - Quel suivi particulier assurez-vous pour les dispositifs médicaux implantables ? Existe-t-il des révisions périodiques ? Etes-vous en mesure de détecter une dérive de fabrication ? Quelle mesure prenez-vous dans ce cas ?

M. Thierry Thomas. - A la suite de l'audit annuel, nous pouvons demander des investigations complémentaires, un suivi particulier sur un point ou un autre. Tous les cinq ans, en outre, les dossiers de conception sont revus sur la base de la documentation transmise par le fabricant. Nous pouvons alors évaluer les modifications dans la conception ou dans l'organisation de la production. Le fabricant a l'obligation d'informer l'organisme notifié et les autorités compétentes en matério-vigilance de tous les incidents. Nous pouvons aussi saisir les autorités, qui déclencheront des investigations.

M. Bernard Cazeau, rapporteur. - Et si les fabricants ne respectent pas cette obligation ?

M. Thierry Thomas. - Ils la respectent.

M. Bernard Cazeau, rapporteur. - On voit tous les jours des prothèses présentant des malfaçons qui ne sont pas détectées dans l'instant.

M. Thierry Thomas. - Lors des audits, nous avons accès aux informations de matério-vigilance et pouvons examiner les données acquises post-production, c'est-à-dire les anomalies et les réclamations des clients, que le fabricant doit déclarer et consigner dans un registre.

M. Bernard Cazeau, rapporteur. - Que vous inspire la répétition d'incidents concernant la sécurité des dispositifs médicaux implantables ? Faut-il renforcer les obligations préalables à leur mise sur le marché ?

Mme Laurence Dagallier. - On constate deux grandes catégories d'incidents. Les premiers relèvent de la fraude manifeste, le fabricant met sur le marché autre chose que ce qui a été évalué et certifié. Dans ce cas, lors des audits, le fabricant ne donne pas accès à ce qu'il produit réellement. Ce type d'incidents relève des pouvoirs de police et du droit pénal ; nous ne sommes ni armés ni investis d'une mission en ce domaine.

L'autre catégorie d'incidents tient à un vide réglementaire, à une application partielle, ou mauvaise, de la réglementation - cependant considérablement renforcée depuis dix ans -, qui peut être liée au fabricant, à l'organisme notifié ou à l'autorité compétente elle-même. Sur les dispositifs médicaux, nous pouvons néanmoins suggérer des pistes et contribuer à faire évoluer les textes, car il demeure certains vides dans les obligations des fabricants, mais aussi des distributeurs. Il serait bon, également, de mieux préciser la nature et le périmètre des contrôles par les organismes notifiés. Nous passons un temps limité dans les entreprises. Il conviendrait de mieux préciser les modalités d'évaluation.

Il est également important de s'assurer du respect effectif de ses obligations par chacune des parties quelque soit l'Etat membre ou l'organisme notifié, pour éviter que les fabricants ne s'orientent préférentiellement vers les organismes notifiés les moins exigeants et les moins contrôlés. En Europe, il existe au moins quatre-vingt organismes notifiés. Il y a là aussi quelque chose à faire.

M. Bernard Cazeau, rapporteur. - Existe-t-il des différences notables entre les procédures de certification dans les différents Etats membres ? Certains vous paraissent-ils plus laxistes que d'autres ? Comment remédier à cette situation ?

Mme Laurence Dagallier. - Tous ces organismes notifiés appliquent les mêmes textes réglementaires et les mêmes procédures. Cependant, nous en savons peu sur les pratiques des autres organismes notifiés. Lorsqu'un fabricant change d'organisme - qu'il nous quitte ou nous rejoigne - nous voyons ce que l'autre organisme nous transmet ou nous demande...ou ne nous demande pas comme, par exemple, les informations commerciales ou techniques du fabricant. C'est surtout dans les réunions internationales que nous avons des échanges, mais il s'agit d'un groupe restreint, tous les organismes n'y participent pas.

Certaines différences sont sans conséquence, car les données de sortie peuvent être jugées équitables mais d'autres nous préoccupent, car elles mettent en cause les pratiques concurrentielles ou le respect des exigences réglementaires. Lorsque nous établissons une proposition commerciale, celle-ci dépend du nombre de jours nécessaire à l'évaluation. Nous sommes souvent en concurrence avec d'autres organismes notifiés, interrogés également. Or, certaines propositions n'ont rien à voir avec la nôtre en nombre de jours et en niveau de qualification des évaluateurs mobilisés. En revanche, les organismes notifiés sérieux pratiquent des tarifs équivalents.

M. Bernard Cazeau, rapporteur. - Certains trichent sur la concurrence ?

Mme Laurence Dagallier. - Oui. Nous avons par exemple refusé une certification pour un équipement électro-médical, car le fabricant ne démontrait pas sa conformité aux normes de sécurité électrique. Celui-ci nous a indiqué trois mois après qu'il avait obtenu la certification, mais l'organisme notifié n'étant pas reconnu au Canada, il souhaitait que nous lui accordions une extension de certification en vue de sa commercialisation dans ce pays. Je précise que nous sommes obligés de reconnaître la certification accordée par les autres organismes notifiés.

M. Bernard Cazeau, rapporteur. - Avez-vous accordé l'extension ?

Mme Laurence Dagallier. - Non.

M. Jacky Le Menn. - La certification obtenue dans un Etat membre serait donc opposable dans toute l'Europe, sans possibilité pour les autorités nationales de demander une contre-expertise ?

Mme Laurence Dagallier. - C'est le principe des directives européennes, de la « nouvelle approche » qui a levé les entraves techniques aux échanges et de la libre circulation des marchandises.

M. Jacky Le Menn. - Et c'est le fabricant qui choisit l'organisme certificateur...

Mme Laurence Dagallier. - Oui, où il veut en Europe. Nous recommandons une homogénéisation du niveau d'expertise des inspecteurs évaluateurs. Et certains Etats n'ont pas les moyens de contrôler leurs organismes notifiés, qui opèrent alors sans aucun contrôle.

M. Jacky Le Menn. - Pourquoi ne pas exiger deux certificats ?

Mme Laurence Dagallier. - Ce serait un retour en arrière par rapport à la libre circulation. En outre, il y a rarement des problèmes.

M. Jacky Le Menn. - Mais il existe des maillons faibles.

Mme Laurence Dagallier. - Cela se gère dans d'autres domaines. Pour assurer une surveillance homogène et de même niveau partout, des organismes notifiés, il convient d'abord que ceux-ci ne soient pas trop nombreux. Et qu'ils soient évalués selon les mêmes règles et avec des données de sortie garantissant la sécurité du produit.

Mme Chantal Jouanno, présidente. - Quand vous refusez la certification à une entreprise, cette décision est-elle transmise aux autres organismes ? A la Commission européenne ? La responsabilité d'un organisme notifié peut-elle être recherchée, en cas de problème sur un dispositif, si l'on s'aperçoit que la certification a été délivrée sans que tous les contrôles préalables aient bien été effectués ? Par qui le LNE, en tant qu'organisme notifié, est-il évalué, par l'Afssaps seule ou par les autorités européennes également ?

M. Thierry Thomas. - Un refus de certification est toujours transmis à l'autorité compétente - l'Afssaps - mais pas à la commission européenne.

Mme Chantal Jouanno, présidente. - Qu'il n'y ait rien au niveau européen apparaît contradictoire, car la libre circulation devrait avoir pour contrepartie une information au niveau européen et non seulement national. Un produit peut ainsi être commercialisé en France malgré le refus opposé par le LNE.

Mme Corinne Delorme. - Le système mis en place par la directive - depuis l'origine, mais plus encore depuis l'an dernier - repose sur Eudamed, base de données partagée entre la Commission européenne et les autorités compétentes. Mais les organismes notifiés n'y ont pas - encore - accès. Elle comprend notamment les statuts et les investigations cliniques.

Mme Laurence Dagallier. - La responsabilité des organismes notifiés, c'est d'avoir un personnel qualifié, de réaliser leurs audits avec sérieux - il est donc parfaitement possible de les mettre en cause s'ils n'ont pas réalisé correctement leurs évaluations. Qui le fera ? C'est seulement à l'occasion d'un incident de matério-vigilance que l'on se retournera vers l'organisme certificateur, éventuellement. Nous souhaiterions une homogénéité des contrôles sur les organismes. Tant que l'incident n'est pas démontré, l'organisme notifié peut continuer son activité spécifique à la surveillance des organismes notifiés.

Mme Corinne Delorme. - Les autorités compétentes ont mis en place le groupe NBOG (Notified Body Operations Group) auquel l'Afssaps participe : des inspecteurs d'autres pays participent aux contrôles sur les organismes notifiés. Cela a été le cas lors de l'une de nos dernières inspections. En revanche, il n'existe pas d'inspection particulière de la Commission européenne. En dehors du marquage CE, nous sommes contrôlés chaque année par Santé Canada et par la FDA.

Table ronde - Audition de M. Jean-François Amadieu, sociologue, professeur à l'Université Paris Panthéon-Sorbonne, Mme Elisabeth Azoulay, ethnologue, enseignante à l'Institut d'Etudes Politiques de Paris et M. Maurice Mimoun, chef du service de chirurgie plastique, reconstructrice et esthétique et traitement chirurgical des brûlés à l'hôpital Saint-Louis

Mme Chantal Jouanno, présidente. - Nous avons le plaisir d'accueillir le professeur Maurice Mimoun, chef du service de chirurgie plastique, reconstructrice et esthétique de l'hôpital Saint-Louis, Mme Elisabeth Azoulay, ethnologue, enseignante à Sciences Po et M. Jean-François Amadieu, sociologue, professeur à l'université Panthéon-Sorbonne.

L'accroissement du nombre des interventions esthétiques est spectaculaire tant à l'échelle mondiale qu'à la seule échelle de notre pays. Nous savons que certaines de ces interventions ne relèvent que de la seule responsabilité individuelle. Mais nous souhaitions vous poser quelques questions sur le phénomène de société que cette évolution représente : quels en sont les ressorts culturels, sociaux mais aussi économiques ? Est-ce la traduction en termes technologiques modernes d'une quête de perfection esthétique qui est historique ?

M. Bernard Cazeau, rapporteur. - Quelles sont les places respectives des facteurs sociaux, culturels, économiques et individuels dans le recours croissant aux interventions à visée esthétique dans les sociétés contemporaines ? Peut-on parler de banalisation de la chirurgie et de la médecine esthétiques ? Faut-il s'inquiéter de cette évolution ? Y a-t-il des risques autres que strictement médicaux pour l'individu et/ou la société ?

M. Jean-François Amadieu, sociologue, professeur à l'université Panthéon-Sorbonne. - Les facteurs explicatifs sont pluriels : psychologiques, sociologiques et économiques... Les aspects psychologiques sont difficiles à démêler des aspects sociaux. S'agissant des premiers, se pose d'abord la question de l'estime de soi. On constate que les individus, en particulier pendant l'enfance et l'adolescence, peuvent avoir une mauvaise estime de soi en raison de leur apparence physique. Les seconds aspects, d'ordre sociologique, concernent les questions d'intégration, de séduction. Des enquêtes convergentes révèlent la stigmatisation des personnes dont l'apparence physique n'est pas dans la norme et qui sont donc susceptibles d'être victimes de moqueries ou de faits de harcèlement. Les enquêtes de la Direction de la recherche, des études, de l'évaluation et des statistiques (Drees) ont permis de constater que la taille et le poids constituent le premier motif, déclaré par les Français, de moquerie, de mise à l'écart ou de refus d'un droit, à égalité avec le motif tiré des noms et prénoms. Entre dix et dix-neuf ans, tranche d'âge pendant laquelle l'on dénombre le plus de moqueries, la taille et le poids représentent le premier motif de discrimination pour 57 % des personnes interrogées.

En ce qui concerne la vie professionnelle en général et l'accès à l'emploi en particulier, l'Observatoire des discriminations a mené des études dont les résultats sont inquiétants car ils démontrent les impacts discriminatoires de l'apparence physique et notamment du visage. Dans les enquêtes européennes, l'apparence physique est le quatrième motif de discrimination déclaré. Au troisième rang arrive l'âge, ce qui explique que les individus cherchent à combattre les stigmates du vieillissement par tous les moyens. Ces stigmates apparaissent ainsi comme une importante cause de discrimination, avant même le handicap.

Les enquêtes effectuées pour le compte du Défenseur des droits, de l'ancienne Halde et du Bureau international du travail (BIT) sur les discriminations dans le domaine du travail montrent que l'apparence physique est le troisième motif déclaré par les Français dans la fonction publique, le cinquième dans le secteur privé... Les tests sur les CV avec photos confirment sans erreur possible que dès le stade du recrutement, une personne au visage en surcharge pondérale, disgracieux ou dissymétrique est victime de discrimination. J'utilise également des mesures de stéréotypes sur le modèle des tests d'association implicite développés aux Etats-Unis. Ces tests montrent l'étendue des stéréotypes et des préjugés négatifs. Sans même aborder les questions du licenciement et des écarts de salaires, nous voyons que l'enjeu de l'apparence physique est important pour l'accès et le maintien dans l'emploi.

Il y a enfin la question du corps parfait et de la volonté de correspondre aux modèles promus par la publicité dans tous les médias. Dans ce domaine, l'effort des annonceurs est limité et les progrès sont très lents.

M. Maurice Mimoun, chef du service de chirurgie plastique, reconstructive et esthétique et traitement chirurgical des brûlés de l'hôpital Saint-Louis. - Le sujet est d'une ampleur inimaginable. La chirurgie esthétique peut sembler futile, or elle pose les questions les plus profondes, jusqu'à la question du handicap. Pour montrer sa complexité, je souhaite l'illustrer par un cas dont j'ai eu à connaître. Il est difficile de fixer les limites respectives des champs de la chirurgie esthétique et de la chirurgie réparatrice : tandis que je pensais qu'une patiente paraplégique venue à la consultation en fauteuil roulant s'apprêtait à me parler d'un handicap, elle souhaitait en réalité se faire retirer une petite bosse sur le nez, opération fondamentale pour elle. Il faut donc se garder de juger les démarches individuelles.

Il existe deux manières de pratiquer le métier de chirurgien esthétique. Selon une première approche, la chirurgie esthétique viserait à homogénéiser les corps et les visages, ce qui serait une manière de rendre les stigmatisations impossibles puisque nous serions tous pareils. Ce serait une catastrophe. L'éducation doit apprendre à ne pas juger sur les apparences.

Selon la seconde approche, il faut absolument conserver une médicalisation de l'acte esthétique que nous pratiquons : la question que doivent se poser les chirurgiens esthétiques est de savoir si l'opération envisagée rendrait service au patient à titre individuel. Faut-il accéder à sa demande au plan chirurgical et cette accession lui donnera-t-elle un petit peu plus d'aise ? La relation médicale est une relation individuelle, d'un individu à un autre. En médecine, on ne guérit pas toujours mais on soulage, on atténue.

En elle-même, la beauté ne veut rien dire car les critères esthétiques sont très différents d'un individu à l'autre. Le chirurgien qui travaille selon l'idée du nombre d'or ou de symétrie a une vision désastreuse de sa profession. Il doit s'agir de tout autre chose : l'objectif est de mettre le patient en accord avec lui-même.

Mme Elisabeth Azoulay, ethnologue. - Situons le phénomène dans l'histoire et même dès la préhistoire. L'entreprise de transformation des corps est un sujet anthropologique qui accompagne depuis extrêmement longtemps les êtres humains. On a retrouvé des artefacts de transformation des corps qui remontent jusqu'à 400 000 ans avant Jésus Christ. Les êtres humains ne se contentent pas de leur corps biologique, ils ont un corps culturel en tête et le façonnent à la fois pour répondre aux critères du groupe et pour construire leur personnalité. On se construit toujours en interaction et avec le regard de l'autre et l'individualité se comprend toujours par rapport à l'autre.

Dans ce façonnage, il y a place pour toutes sortes de moyens d'intervention et l'on n'a pas attendu la chirurgie pour transformer le corps, jusqu'au squelette y compris. Par exemple, dans l'Antiquité, les Olmèques, société mère des Aztèques et des Mayas, déformaient le crâne des enfants de l'aristocratie pour lui donner une forme oblongue de manière à ce qu'il ressemble au dieu-maïs. Ascèse alimentaire, sport et musculation, tatouages, piercings, inclusion d'objets, scarifications, maquillage, les moyens sont infinis. On en a usé avec beaucoup d'ambition avant même l'intervention de la chirurgie moderne.

Jusqu'à une certaine époque, les transformations ont été le fait des groupes. Le bandage des pieds des Chinoises ne relevait pas du choix des enfants, mais d'un rite. A l'époque des Lumières, cependant, naît le quant à soi individuel, tandis que la société amorce sa laïcisation. Auparavant dominait l'idée que le corps était un don de Dieu et qu'il ne fallait pas contrecarrer l'oeuvre de Dieu... Désormais les transformations de soi commencent à être vécues comme relevant du champ des décisions personnelles. Nous ne sommes jamais totalement libres et répondons à des injonctions ou des influences mais nous n'obéissons pas à des ordres. Contrairement à ce que l'on lit, jamais nous n'avons été aussi libres puisque nos corps ne sont pas transformés au cours de notre enfance ou malgré nous pour répondre à un rite, même si nous ne vivons pas dans le huis clos d'une individualité fermée sur elle-même.

Les gestes de beauté se retrouvent dans toutes les sociétés, à toutes les époques et partout, parce que tout ce qui se passe sur le corps est un langage de signes, qui marquent l'appartenance à un groupe et fournissent des renseignements biographiques, comme un statut matrimonial par exemple. Nous n'échappons pas à cela aujourd'hui.

La généralisation des interventions à visée esthétique est inéluctable et sera toujours dans une tension entre la manière d'exister en tant qu'individu et le fait de devoir se raccrocher à un langage partagé par un groupe.

Il existe aujourd'hui deux grandes différences par rapport à l'histoire. Premièrement, le passage de l'individu au groupe comme décideur. Deuxièmement, la longueur de nos vies : dans le passé, on vivait quarante ans, cinquante au mieux. Aujourd'hui, l'espérance de vie tend vers cent ans. L'on ne peut pas demander à des gens de quatre-vingts ans de se comporter comme des gens qui vivaient trente ou quarante ans. C'est une invitation à réinventer des morceaux de vie qui n'existaient pas auparavant. La vieillesse ne dure plus cinq à dix ans sur un cycle de vie de cinquante ans. Les gens travaillent plus longtemps, les couples se font et se défont, on ne veut renoncer à aucun loisir, aucune sexualité. Les individus essayent d'accompagner physiquement cette nouvelle opportunité d'existence. Quand on aborde cette nouvelle durée avec appétit, on veut un physique qui aille avec.

M. Bernard Cazeau, rapporteur. - Il ne faut donc pas s'inquiéter de cette évolution ?

Mme Elisabeth Azoulay. - Elle a toujours existé. Ce qui ne signifie pas qu'elle ne présente pas de risques. Les êtres humains ont toujours pris des risques.

M. Bernard Cazeau, rapporteur. - Cette évolution présente-t-elle des risques autres que strictement médicaux pour l'individu et la société ?

M. Maurice Mimoun. - Sur l'aspect psychologique : penser et modifier son apparence est le propre de l'homme. Pouvoir ne plus être comme on est né est une grande liberté individuelle. Toutefois, comme toujours, des processus sains coexistent avec des mécaniques qui s'emballent dans le mauvais sens.

Il nous est impossible de ne pas juger quelqu'un sur son visage, mais qu'est-ce que la beauté ? Je dis toujours qu'il faut demander aux patients de raconter leur corps, car ce que nous observons s'éloigne parfois beaucoup de ce qu'ils ressentent. Une personne voulant modifier son corps est en malaise. Nous devons réfléchir sur ce terme de malaise. Traditionnellement, le médecin doit guérir ou, au moins, soulager. La chirurgie esthétique soulage une souffrance dans un nombre de cas non négligeable, mais on nous demande parfois d'obtenir du bien-être. La médecine moderne va être une médecine du mieux-être. La différence de principe est substantielle, bien que la limite soit parfois délicate à déterminer : la pose d'une prothèse de hanche permettra de ne plus boiter mais aussi à l'ancien boiteux de ne plus être montré du doigt. Le fonctionnel rejoint ici l'esthétique. La chirurgie de la myopie est également ambivalente.

Il y a aussi des patients dont le malaise est difficile à cerner, où les parts de l'intime et les parts du rapport à la société ou à la culture sont difficiles à distinguer. Le patient lui-même prend parfois le prétexte de sa difficulté à l'autre et à être intégré dans le groupe pour se faire pratiquer une intervention. Il faut alors décrypter les choses. Dans L'impossible limite, je parle de « corps écran » pour dire que la souffrance exprimée en relation avec l'apparence physique peut avoir une cause distincte, un déplacement au sens psychanalytique ou freudien du terme. Lorsque nous avons mal, nous avons besoin de savoir pourquoi nous avons mal. Parfois, la cause véritable est enfouie mais la douleur est là et elle est rattachée à un aspect physique. Je vais vous citer un exemple : un jeune homme de 25 ans est venu me consulter parce qu'il voulait supprimer une bosse sur son nez. Après trois quarts d'heure d'une discussion pendant laquelle il m'a notamment dit avoir le nez de son père, je lui ai suggéré de rencontrer le psychiatre avec lequel je travaille ordinairement, ce que le patient a tout de suite accepté. Un rendez-vous opératoire a été pris et, quelques jours avant la date prévue, ce patient est revenu me voir, car ses parents lui avaient appris qu'il était un enfant adopté. Le malaise de ce jeune homme n'était pas celui qu'il avait spontanément exprimé. Il faut savoir ce que le patient vient véritablement chercher. Les ratés de la chirurgie esthétique sont rarement aujourd'hui des ratés physiques mais souvent psychologiques.

M. Jean-François Amadieu. - Un premier risque tient au fait qu'à notre époque les individus sont comptables de ce qu'ils sont et de leur apparence. Ce qui se passe avec le développement de la chirurgie et de la médecine esthétiques, et ce que l'on observe déjà, c'est qu'une personne âgée n'ayant pas fait le nécessaire pour conserver une apparence mince et tonique en sera tenue pour responsable. Deuxième risque : un accroissement de certaines formes d'inégalités nouvelles. Les écarts se creusent tout au long de l'existence entre individus ayant pu recourir aux meilleurs praticiens et pratiques et ceux ne pouvant y accéder. Un marché se développe, tout le monde doit retarder les effets du vieillissement, notamment les femmes. Enfin, la chirurgie esthétique se développe en raison du rejet social subi par les personnes qui ne sont pas conformes aux canons esthétiques. Le phénomène est auto-entretenu, car plus les corps s'améliorent, plus l'individu vieux ayant négligé son apparence devient une personne étrange. On ne lutte pas contre la tyrannie de l'apparence, on l'alimente. Plus on retouche les photos publiées dans les magazines, plus on multiplie les interventions, plus on conforte l'idéal. Par contrecoup, on dévalorise toutes les personnes qui s'en éloignent.

La transformation que l'on pouvait obtenir autrefois était limitée, mais aujourd'hui le marché matrimonial et le marché du travail se sont brutalement transformés, imposant aujourd'hui aux individus jusqu'à un âge très avancé une exigence de séduction pour avoir une vie sociale et s'en sortir économiquement selon une logique marchande.

Mme Elisabeth Azoulay. - La nouvelle échelle du temps rebat les cartes, mais que l'être-humain soit soumis à la tyrannie des apparences n'a rien de nouveau. Cela a été, cela est et cela sera ! La vraie question est de savoir comment l'on peut rendre cela plus acceptable au regard de la notion de risque.

Autrefois, l'aristocratie française - hommes et femmes confondus - s'éclaircissait la peau avec du blanc de céruse, un pigment blanc à base de plomb, bien que les effets délétères de ce métal fussent parfaitement connus. On aura attendu la fin du dix-huitième siècle pour commencer à l'interdire. Aujourd'hui, nous sommes dans un tout autre rapport au risque. La douleur, les risques qui peuvent avoir des effets délétères, on ne les accepte plus. Les gens veulent tout ce qu'ils peuvent obtenir, jusqu'à la déraison.

On veut aujourd'hui encadrer les risques. Or, la lutte contre l'inné et l'inéluctable est un facteur de démocratisation. Nous ne naissons pas tous avec les mêmes atouts. Pourquoi les moins chanceux ne bénéficieraient-ils pas d'un joker ? Encore faut-il que ce soit un vrai joker, qui ne se transforme pas en calamité, en risque réel. La chirurgie esthétique ne bénéficie pas de la réflexion qu'elle mérite. On la condamne trop vite, alors qu'elle peut renforcer l'égalité des chances. Il en va de même de la lutte contre le vieillissement. Où doit s'arrêter la prévention ? Aujourd'hui on donne aux gens des conseils diététiques, on leur dit de faire du sport, de guetter le moindre symptôme de maladie... Pourquoi ne guetteraient-ils pas aussi l'apparition de rides ? Il existe une continuité entre la prévention de la maladie et les actes de maintien de soi, entre la santé et l'apparence. Notre corps appelle la maintenance.

Mais ce processus entraîne de vrais risques. Un risque social d'abord, qui consiste à ne pas donner à toutes les générations les mêmes chances. Dans notre société, les plus âgés ont un patrimoine et des revenus plus importants. Ils vont voir les mêmes films que les jeunes, s'habillent à peu près de la même façon. Pour la génération montante, définir un nouveau canon de beauté, aimer ce que la génération précédente a détesté est une manière d'exister : ainsi se comprend la mode du tatouage. C'est l'histoire du vingtième siècle : on a vu arriver des générations tous les dix ans qui ont inventé un nouveau canon de beauté pour se faire une place au soleil. Quelle générosité a-t-on par rapport aux nouvelles générations ? Dans cette société qui à certains égards s'apparente à une gérontocratie, si les plus âgés sont volontiers généreux avec leurs propres enfants, en tant que génération ils ont du mal à faire une place aux générations montantes. C'est une question nouvelle. On ne peut en vouloir à ceux qui luttent contre l'inéluctable pour améliorer leur vie. Mais savoir ce que l'on donne à ses enfants, les privilèges qu'on leur laisse, c'est un problème d'équilibre entre générations.

Un autre risque tient à l'hyperintégration des normes : c'est un phénomène vieux comme le monde, mais par le passé on n'avait pas le moyen d'aller bien loin. Aujourd'hui que les moyens techniques existent, les plus fragiles psychologiquement, ceux qui n'ont pas la distance nécessaire à l'égard de la norme sociale sont prêts à tout pour s'y conformer. Il faut identifier les populations à risque : de même que les adolescentes sont sujettes à l'anorexie, certaines femmes prennent des risques considérables pour ne pas vieillir, et chez les adolescents la scarification confine parfois à la mutilation.

De tout temps on a transformé son corps, mais aujourd'hui on le fait sous le régime de la marchandise : d'où l'importance de contrôler et de réglementer les transactions et les produits, mais en faisant l'économie de la moralisation. Quelle est la responsabilité des de l'industriel et comment l'encadrer ? Quels produits autoriser ? Comment réglementer les intervenants ? Cela vaut tant pour la médecine que pour la chirurgie esthétiques.

M. Bernard Cazeau, rapporteur. - Le problème est que la médecine esthétique n'est pas réglementée, contrairement à la chirurgie esthétique. La société est coupable à un moment donné. Songez aux gens qui, pour trouver un travail, se font blondir ou défriser les cheveux, débrider les yeux, etc.

M. Maurice Mimoun. - J'entends dire que dans une société marchande, on s'efforce davantage de séduire. Mais la séduction est le propre de l'homme, qui vit sous le regard des autres et, qu'on le veuille ou non, est jugé par les autres. Nous cherchons tous une manière de nous différencier pour plaire, que ce soit par notre apparence physique, par notre vêtement, par notre attitude... Je rencontre des femmes qui, après avoir eu trois à cinq enfants, ont des seins complètement déshabités, de la peau sur des os, et qui n'osent plus se montrer à leur mari ni même se regarder. Grâce à la chirurgie, on leur rend le désir d'elles-mêmes et des autres. On peut aussi essayer de faire aimer les seins plats et déshabités, mais cela demandera des efforts.

Des gens me disent aussi qu'ils veulent avoir l'air plus jeune pour trouver un emploi. Je m'aperçois rapidement qu'ils ont d'autres raisons, d'ordre intime. Il importe de faire disparaître toute discrimination à l'embauche : cela relève de la responsabilité des employeurs. Cela n'ôtera rien aux raisons plus intimes qu'ont les gens d'avoir recours à la chirurgie esthétique

La chirurgie esthétique est aujourd'hui très réglementée et fait l'objet d'un enseignement structuré. Un résultat que mes maîtres qualifiaient hier d'extraordinaire est jugé mauvais aujourd'hui : on a beaucoup avancé dans l'exigence du savoir et la maîtrise du risque. Cependant, l'on a besoin de plus de transparence. Il faut dire clairement quels sont les risques et ce que l'on peut attendre d'une intervention : un lifting n'a pas le même effet sur toutes les femmes. Les patients doivent aussi savoir à qui ils ont affaire ; la multiplication des titres n'y aide pas, tenons-nous en à ceux que délivre la République. Pour la médecine esthétique, il faudrait d'abord savoir quel type de médecin on a en face de soi. Et pour le reste, les produits doivent être vérifiés et le système des dispositifs implantables doit être refondu, s'agissant notamment de la classification.

M. Jean-François Amadieu. - Les standards du modèle occidental sont bien connus : minceur, jeunesse, relative blancheur, cheveux défrisés, yeux débridés, grande taille. Cela correspond à un marché et à des visuels au plan international - on privilégie même la blancheur des peaux noires, des publicités ont ému aux Etats-Unis.

L'exigence de séduction est aujourd'hui plus forte qu'hier. Par exemple, la femme est désormais confrontée au marché matrimonial : son mari peut la quitter. On passe par le marché beaucoup plus souvent. L'instabilité du couple et de l'emploi explique le besoin de séduction. On a beaucoup étudié le phénomène du jeunisme : s'il existe bien une file d'attente pour les jeunes qui se présentent sur le marché du travail, statistiquement, le phénomène le plus préoccupant concerne les plus de cinquante ans, menacés de ne plus retrouver de travail.

M. Maurice Mimoun. - Mais la demande est toujours mixte. Par exemple, la calvitie...

M. Jean-François Amadieu. - Ne pas perdre ses cheveux est devenu inestimable socialement.

M. Maurice Mimoun. - Socialement on peut l'assumer. On dit beaucoup que les chauves ont du charme, des gens se rasent le crâne. C'est un critère esthétique discutable. En revanche, un certain nombre d'hommes atteints de calvitie ont le sentiment de perdre de leur puissance, c'est le syndrome de Samson. Quant à l'occidentalisation, la beauté est toujours ailleurs. Les Asiatiques essaient actuellement de s'européaniser les yeux. Mais l'on n'européanise plus les nez africains.

M. Jean-François Amadieu. - Et le blanchiment ?

M. Maurice Mimoun. - Je ne pratique pas le blanchiment. Rappelez-vous les liftings d'il y a trente ans, quand on orientalisait le regard en faisant des yeux en amande. On ne le fait plus ; de même la tendance à l'européanisation des Asiatiques passera quand les peuples apprendront à assumer l'esthétique de leur culture.

Mme Elisabeth Azoulay. - La préférence sexuelle joue un rôle dans la théorie de l'évolution ; elle expliquerait la surreprésentation de certains traits physiques. Or dans la société mondiale d'aujourd'hui, il existe une sorte d'espéranto de la beauté : on voyage, les images circulent très vite sur internet, aucune société n'est fondamentalement fermée aux autres... La grande frontière sépare ceux qui vivent dans des mégalopoles des autres. Dans les grandes villes, l'on mange un soir des sushis, le lendemain une pizza. Si l'on ne naît pas pareil, l'on regarde les mêmes séries télévisées, et l'on évolue dans le même jus culturel. Cela concerne déjà la moitié de la population mondiale et devrait en toucher 70 % en 2020. Les influences culturelles ne sont pas à sens unique. Ce langage de la beauté subira le poids croissant de la Chine et de l'Inde : il n'est ni univoque, ni réservé à une catégorie de la population.

Dès que l'on inscrit ces techniques dans la longue durée, on mesure que l'occidentalisation ne sera plus de mise dans cinq à dix ans - il faut rester modeste. En Asie, une influence locale - la culture des mangas par exemple - pourrait expliquer ces effets de ressemblance avec les regards occidentaux.

Mme Chantal Jouanno, présidente. - Notre rôle de législateur est de voir en quoi nous devons prévenir les risques individuels et collectifs. Il y a un risque individuel lié à la prise en compte de l'aspect psychologique. Existe-t-il aujourd'hui une obligation en chirurgie esthétique de prévoir un accompagnement psychologique ?

M. Maurice Mimoun. - Non et le systématiser ne serait pas souhaitable. Nous avons une unité psychopathologie dans mon service ; certains patients ne sauraient qu'y faire. C'est au médecin qu'il incombe de détecter les patients à risque. Voilà pourquoi la législation doit assurer la transparence et éviter toute ambiguïté : on n'a pas la même pratique dans une unité médicale et dans un cabinet d'esthéticienne ; celle-ci tient un discours d'une nature différente et qui est perçu différemment que celui d'un médecin.

Mme Chantal Jouanno, présidente. - Vous dites que transformer son corps est une chance, car cela introduit plus de démocratie. Mais c'est aussi un facteur d'inégalité : tout le monde n'a pas les moyens et il n'existe pas de prise en charge collective.

Mme Elisabeth Azoulay. - L'un et l'autre sont vrais. Il y a une inégalité dans la lutte contre l'inné, c'est une inégalité sociale, et elle a un coût important.

M. Jean-François Amadieu. - Les moqueries et l'emploi viennent en tête des préoccupations en matière de discriminations. S'agissant de l'emploi, la question la plus sensible est celle du recrutement. C'est une hérésie que de valoriser les CV en vidéos ou avec photo. Il convient de tout faire pour que l'aspect physique ne joue pas dans le recrutement. Concernant les moqueries, les pouvoirs publics ont un rôle à jouer. Les campagnes nationales contre la violence et le harcèlement à l'école ont eu un impact. On y voit justement un garçon moqué parce qu'obèse. Il est possible de lutter contre les stéréotypes sources de discrimination. C'est une responsabilité des pouvoirs publics et il ne s'agit pas de moraliser. Ne sous-estimons pas ces problèmes. On les considère souvent comme des sujets anecdotiques.

M. Bernard Cazeau, rapporteur. - Tout a été dit, il nous reste à réfléchir à ce que peut faire le législateur.