Mercredi 6 février 2013

- Présidence de M. Joël Bourdin, président -

La délégation observe une minute de silence à la mémoire de René Vestri, membre de la délégation, décédé dans la nuit.

Bilan de la réunion commune Sénat - CESE du 5 décembre 2012

M. Joël Bourdin, président. - Mes chers collègues, le 5 décembre dernier, notre délégation a conduit une opération, jusqu'alors inédite, de collaboration avec une structure similaire créée, un an après la nôtre, au sein du Conseil économique, social et environnemental (CESE). Cette opération a pris la forme d'une réunion conjointe organisée entre nos deux délégations, en liaison avec Jean-Paul Bailly, président du groupe La Poste et de la délégation à la prospective et à l'évaluation des politiques publiques du CESE, sur le thème de l'avenir de la planification stratégique, que le président du Sénat, Jean-Pierre Bel, nous a fait l'honneur d'ouvrir.

Le choix de ce sujet de réflexion n'était pas anodin. Voilà quelque temps déjà, et notamment sous l'impulsion de notre collègue vice-président du Sénat et ancien Premier ministre, Jean-Pierre Raffarin, relayé par Alain Fouché, membre de notre délégation, nous nous interrogions sur les structures de vision et de perspective à long terme dont disposent les pouvoirs publics pour préparer l'avenir de notre pays.

On pouvait en effet se demander si la suppression, un peu précipitée somme toute, du Commissariat général du Plan, en 2006, n'avait pas affecté notre capacité à préparer le futur. Certes, cette structure avait été remplacée par une autre, le CAS, le Centre d'analyse stratégique, lequel produit régulièrement des documents et études intéressants mais qui sont établis sur des bases un peu différentes et peut-être moins globales et moins empreintes de concertation qu'elles ne l'étaient auparavant.

Ces observations nous ont donc conduits, avec le CESE, à envisager de croiser nos regards sur l'utilité d'inventer une « nouvelle planification stratégique », qui sache s'inscrire dans le cadre mondialisé qui est désormais celui de notre société d'aujourd'hui, et sur les outils à mettre en oeuvre pour répondre aux besoins.

Il faut croire que nous avons su être visionnaires à l'époque puisque, six semaines après nous, le nouveau Gouvernement issu des élections présidentielle et législatives de 2012 a, à son tour, mis ce sujet sur la table. Au cours de la grande conférence sociale tenue au Palais d'Iéna les 9 et 10 juillet 2012, le Premier ministre, Jean-Marc Ayrault, annonçait, en clôture, son souhait de créer un nouveau lieu de dialogue, de réflexion prospective et d'expertise sur les politiques publiques, ouvert à l'ensemble des acteurs sociaux. Le 12 septembre, il confiait à une mission, présidée par Yannick Moreau, présidente de section au Conseil d'État et ancienne présidente du COR, le Conseil d'orientation des retraites, le soin de réfléchir à la nature et aux compétences de ce nouveau commissariat.

C'est donc dans un contexte totalement en phase avec l'actualité que nous avons tenu cette réunion commune, qui s'est, je crois, parfaitement bien déroulée. J'en veux pour preuve l'affluence record et la présence très nombreuse du public, qui nous ont conduits à refuser du monde !

Nous avions organisé cette après-midi de travail en deux temps : d'abord, l'analyse des besoins en souffrance ; ensuite, celle des moyens à mettre en oeuvre. Chacun de ces aspects a fait l'objet d'une table ronde dédiée, à laquelle nous avions convié de nombreux experts, au premier rang desquels deux anciens Premiers ministres : Jean-Pierre Raffarin, pour la première, Michel Rocard, pour la seconde, que je remercie de nouveau pour leur participation active et efficace à nos débats, qui ont été de très grande qualité.

C'est pourquoi, mes chers collègues, j'ai pensé qu'il serait très utile que le compte rendu intégral de nos échanges puisse faire l'objet d'une publication sous la forme d'un rapport d'information, si vous en êtes d'accord. Cette publication me paraît d'autant plus opportune que, précisément la veille de notre réunion, Mme Moreau a remis au Premier ministre le rapport dont celui-ci lui avait confié la charge, rapport qui conclut à l'opportunité de créer un « commissariat général à la stratégie et à la prospective ». Cette structure devrait être mise en place très prochainement et nous serions ainsi en mesure d'en suivre de très près l'installation.

Je vous signale, au passage, que, dans le cadre du rapport qu'il a établi en novembre dernier, à la demande du Gouvernement, sur le thème de la compétitivité de notre économie, rapport qui a eu un grand retentissement, Louis Gallois était parvenu à la même conclusion du bien-fondé de cette démarche. Sa troisième proposition préconise ainsi de « créer un commissariat à la prospective, lieu d'expertise et de dialogue social » et d'« accompagner chaque loi de finances d'un rapport sur la situation de l'appareil productif fondé sur les travaux du commissariat ».

En quelques mots, permettez-moi de faire la synthèse des observations et préconisations formulées au cours de nos deux tables rondes.

Tout d'abord, il en est ressorti que, en dépit - ou à cause - de la multitude actuelle de structures de veille, d'analyse et d'évaluation, les décideurs publics ont du mal à disposer de repères de long terme. Je parlais du CAS, mais je pourrais aussi citer le Conseil d'analyse économique (CAE), le Commissariat général à l'investissement (CGI), la Cour des comptes, bien sûr, le COR, le Conseil d'orientation pour l'emploi (COE), le Haut Conseil pour l'avenir de l'assurance maladie, la Datar, sans oublier les manifestations ponctuelles qui ont un objet similaire, comme les Grenelle de l'environnement ou la grande conférence sociale. Il en résulte probablement une vision fragmentée des choses et un degré de concertation qui pourrait être amélioré.

Ensuite, l'utilité de penser à moyen et long termes les politiques, plutôt que d'agir dans l'immédiateté, a été résolument affirmée. Certains pays le font bien mieux que nous : les pays émergents, dont la Chine, évoquée par le président Raffarin et qui a une réelle vision à long terme ; la Finlande, les États-Unis, le Danemark ou la Suède au sein de l'OCDE.

En outre, la ligne de partage entre la prospective et la prévision a été clairement définie : outre la différence tenant à l'horizon temporel de référence, la prospective embrassant une vision beaucoup plus large, cette dernière repose sur le postulat que le futur n'est pas écrit d'avance mais qu'il doit être construit par tous ses acteurs, dans le cadre des avenirs possible ; d'où l'élaboration de scénarios.

Par ailleurs, le futur doit se penser non pas uniquement au niveau national, qui était le périmètre du Commissariat général du Plan, mais aussi au niveau des territoires, des départements, des métropoles, des communautés d'agglomération.

Autre observation : la planification stratégique à réinventer suppose de laisser plus de place à la concertation et au dialogue social : les travaux menés dans le domaine économique montrent que performance économique et performance sociale marchent ensemble, en favorisant la confiance des citoyens envers l'État.

Cela étant, le rapport de Yannick Moreau préconise de ne pas dédier le futur commissariat au dialogue social : celui-ci aurait pour vocation de produire un travail concerté, pour une réflexion située en amont du dialogue social, à conduire ensuite entre les partenaires sociaux ou entre ceux-ci et l'État.

Enfin, il a été souligné que la culture de l'évaluation des politiques publiques reste faible dans notre pays, très faible même, alors qu'elle conditionne une gouvernance transparente et équitable. Sur ce point, certains, notamment Michel Rocard, ont mis en garde contre le risque de confier au futur commissariat cette mission d'évaluation, qui pourrait faire peser sur lui de trop lourdes responsabilités, insistant sur la nécessité de séparer le travail de prospective et le travail d'évaluation.

Je vous indique toutefois que, à l'inverse, le rapport de Mme Moreau préconise que ce commissariat siège dans les instances d'évaluation pour en être « l'observateur avisé ». Nous regarderons évidemment tout cela de près.

Je conclurai en évoquant les mots subtils du président du CESE, Jean-Paul Delevoye, un ancien collègue, lequel a souligné l'impertinence, nécessaire, dont les délégations à la prospective doivent faire preuve pour savoir sortir des chemins balisés où l'on peut vouloir les contenir. Soyons donc capables, mes chers collègues, d'une telle impertinence. Je m'empresse d'ajouter, en bon conservateur : « sans aller trop loin tout de même » !

M. Alain Fouché. - Que va-t-il advenir des très nombreux organismes qui ont été cités, parmi lesquels le Conseil d'analyse économique et le Commissariat général à l'investissement ? Le Premier ministre a annoncé son intention d'en supprimer un certain nombre et c'est déjà le cas, je crois, pour quelques-uns.

M. Joël Bourdin, président. - Si certaines des structures que j'ai énumérées tout à l'heure, et encore n'ai-je pas été jusqu'au bout de la liste, ont vocation à perdurer, il conviendrait, dans le cadre du nouveau commissariat, de les coordonner, de les fédérer. Ce dernier pourrait s'appuyer sur ces différentes institutions, en leur proposant peut-être de nouvelles orientations et une autre façon de travailler.

M. Yannick Vaugrenard. - J'ai trouvé moi aussi très intéressants les échanges qui ont eu lieu le 5 décembre dernier et je souscris tout à fait à l'idée de les publier sous la forme d'un rapport d'information. Il est toujours souhaitable de conserver la mémoire des propos tenus dans de tels contextes ; je pense notamment aux interventions des deux anciens Premiers ministres.

M. Joël Bourdin, président. - Toutes les interventions étaient intéressantes. Je citerai celle de M. Charpin.

M. Yannick Vaugrenard. - Elles ont beaucoup apporté en effet.

Nous vivons dans une période de zapping permanent. Les structures mises en place n'échappent pas à la règle. Certaines sont supprimées, d'autres perdurent, même si on ne sait toujours pourquoi.

Je me demande finalement si le futur commissariat général à la stratégie et à la prospective ne sera pas l'équivalent du Commissariat général au Plan supprimé en 2006. Peut-être n'aurait-on pas dû prendre cette décision à l'époque. Nous verrons bien ce qu'il en est.

Dans la période que nous vivons, comme nous avons déjà eu l'occasion de le dire, il est absolument nécessaire de mettre en place une planification au regard des perspectives dont nous disposons, non seulement à moyen terme, mais aussi à court terme. Sinon, c'est systématiquement la politique du coup par coup qui est privilégiée, à l'heure où les médias exercent une pression permanente pour réagir uniquement sur le court terme.

Dans notre société court-termiste, il nous est demandé d'être des repères et d'avoir des perspectives d'avenir. Il est donc intéressant de continuer à travailler dans le domaine à la fois de la planification et de l'évaluation des politiques publiques.

Les politiques publiques sont trop peu évaluées, que ce soit au niveau national ou décentralisé. Dans nos régions et départements, nous n'avons pas suffisamment l'habitude d'évaluer les politiques que nous mettons en place, alors que cela nous permettrait de nous rendre compte que certaines, parce qu'elles se juxtaposent, ne sont pas optimales sur le plan financier.

Je soulignerai également l'importance de contrôler l'application des lois que nous votons et leur efficacité. Entre l'esprit des textes adoptés à l'Assemblée nationale ou au Sénat et leur réalité, il y a parfois un fossé, qui a tendance à se creuser. La forme risque même d'être contradictoire avec le fond.

Je me félicite de la création annoncée d'un nouveau commissariat, que je considère comme le prolongement du Commissariat général du Plan, mis en place à l'époque par Olivier Guichard. Il était d'une autre génération que la mienne, mais je l'ai côtoyé, fût-ce brièvement.

Je terminerai sur l'impertinence. C'est bien d'être impertinent ! Cela permet de bousculer un peu les choses.

M. Joël Bourdin, président. - C'est beaucoup plus difficile quand on appartient à la majorité !

M. Yannick Vaugrenard. - Je m'en suis rendu compte ! C'est bien de l'être, y compris avec soi-même et de ne pas se prendre au sérieux.

M. Joël Bourdin, président. - Le Gouvernement a l'intention de créer un « commissariat général à la stratégie et à la prospective ». Le mot « planification » n'apparaît pas et il ne s'agit pas de cela.

La planification différait de la prospective en ce qu'elle prévoyait la fixation d'objectifs avec, en face, la mise en place de moyens. Cela traduisait un mode d'action politique et économique assez éloigné de ce que l'on observe maintenant, ici ou là, dans les grands pays.

L'idée, me semble-t-il, est de partir des organismes déjà existants, avec sans doute des moyens différents, et d'essayer de faire au niveau national, avec beaucoup plus de marges de manoeuvre, ce que nous-mêmes essayons de faire au sein de la délégation : tirer sur les fils pour voir, à partir de scénarios divers, sans les pondérer, comment les choses peuvent évoluer selon les décisions prises.

Je ne crois pas que le Gouvernement ait dans l'esprit de recréer une instance de planification. La planification fonctionnait à un horizon de quatre ou cinq ans. La prospective vise un horizon de dix, quinze ans.

Par ailleurs, monsieur Vaugrenard, la France n'a sans doute pas suffisamment la culture de l'évaluation. Vous parliez de l'application des textes de loi. Heureusement, il y a tout de même eu un sacré progrès : la Cour des comptes, sur des sujets très précis, fait un travail considérable d'évaluation, de bonne qualité d'ailleurs, mais dont on ne rend pas toujours compte.

Mais les Français n'ont pas une réelle culture de l'évaluation, comme l'ont, par exemple, les Américains. Dans le cadre de la délégation à la planification du Sénat, à laquelle a succédé la délégation à la prospective, je me souviens d'avoir fait un travail sur les modalités choisies par les États pour faire de l'évaluation. Cette mission m'avait conduit aux États-Unis, où je m'étais aperçu qu'il existait des organismes d'État chargés de l'évaluation et disposant de gros moyens. Je m'étais notamment rendu compte que, dans tout projet de texte ayant une incidence financière, figurait, en encadré, le coût, et éventuellement le produit, de chaque mesure envisagée. Étaient mentionnées les charges directes, pas les effets indirects pour lesquels il aurait fallu une étude approfondie.

Cela n'existe pas en France. En général, sauf peut-être en matière financière, les textes ne sont pas accompagnés de telles fiches de données. Dans les commentaires du rapporteur, le sujet est parfois évoqué, mais ce n'est pas systématique.

En tant que membres de la délégation à la prospective, nous pouvons souhaiter, bien que nous ne soyons pas des évaluateurs, que, parallèlement à la mise en place du futur commissariat, soient étoffés les organismes d'évaluation. Nous avons d'ores et déjà une bonne base avec la Cour des comptes, qui fait un travail tout de même assez formidable en la matière, par rapport à ce que nous pouvons voir ailleurs, même si, évidemment, son action ne peut embrasser tous les secteurs.

Quant à l'impertinence, monsieur Vaugrenard, et bien, oui, soyez impertinent ! Cela vous sera plus difficile qu'à nous !

Pour en revenir à la réunion commune organisée le 5 décembre dernier avec le CESE, l'idée est de publier, sous la forme d'un rapport d'information, le compte rendu des échanges qui ont eu lieu à cette occasion, avec, en guise de chapeau, un propos introductif que je signerai.

Pour tout vous dire, mes chers collègues, le CESE avait émis le souhait que nous publions un rapport commun. Cela n'est pas possible puisque nos délégations respectives sont autonomes. Nous indiquerons bien en couverture que cette réunion a été organisée sous le double timbre du Sénat et du CESE. Ce dernier publiera, de son côté et dans les mêmes termes, le compte rendu que nous avons établi et que nous lui transmettrons.

La délégation autorise la publication du rapport d'information.

Questions diverses

M. Joël Bourdin, président. - Je vous rappelle que la délégation a confié à Alain Fouché une étude sur le thème de l'emploi et la formation professionnelle, et à Yannick Vaugrenard une étude sur le thème de la pauvreté. Alain Fouché démarre ses travaux et nous donnera plus de détails quand il nous présentera, dans quelque temps, l'étude de faisabilité de ce rapport. A sa demande, Yannick Vaugrenard commencera les siens au mois de mai prochain.

Il nous appartiendra ensuite de déterminer un autre thème de travail. Si nous ne pouvons pas multiplier les rapports, il ne faut pas non plus prendre du retard. Je vous invite donc à y réfléchir.

J'ai moi-même une idée de thème qui me trotte dans la tête : l'évolution des outils pédagogiques dans l'enseignement, notamment universitaire. Il se produit, avec l'essor du numérique, d'énormes bouleversements en ce domaine, dont nous devons avoir conscience. Les universités américaines, les grandes universités anglaises, mais aussi l'école polytechnique fédérale de Lausanne - j'étais en Suisse récemment - vont retransmettre en direct leurs cours en ligne et favoriser l'interaction dans le cadre de la formation, continue et professionnelle, en vue de la délivrance de diplômes.

Le monde de l'enseignement change complètement. Le secondaire n'est pas encore concerné, mais qui sait ? En tout cas, nous vivons les derniers instants de l'université telle que vous et moi l'avons connue : le cours en amphi, c'est presque fini ; désormais, chacun aura droit aux meilleurs cours, et c'est un prof qui vous parle.

Voilà pour moi un beau sujet de prospective, qui pourrait être étudié à deux ou trois. Si nous décidons de nous en saisir, ne tardons pas, car tout va très vite. Des articles sont déjà parus dans les pages spécialisées du Monde, du Figaro ; des expériences sont actuellement menées, pas forcément en France, et donnent apparemment satisfaction.

Renée Nicoux et Gérard Bailly ont présenté, il y a deux semaines, leur rapport sur l'avenir des campagnes. Nous avons des bons retours, mais pas forcément par écrit : sur ce plan-là aussi, nous sommes en train de changer de culture.

Dans le cadre de la délégation, nous avons le droit de toucher à tous les sujets et d'être impertinents.

Mme Marie-Hélène Des Esgaulx. - À mon avis, tout ce qui touche à la mondialisation mérite notre attention.

M. Joël Bourdin, président. - Le président de la commission des finances, ce qui est nouveau, m'a suggéré à la fin du mois de décembre, que nous nous intéressions au commerce extérieur, étant entendu que cela ne peut pas être un sujet d'étude en soi.

Mme Marie-Hélène Des Esgaulx. - Sur la mondialisation, il y aurait beaucoup à dire, tant les choses bougent. La mondialisation d'aujourd'hui n'est pas du tout celle d'il y a cinq ans.

M. Joël Bourdin, président. - Et dans dix ans, ce sera encore différent !

M. Alain Chatillon. - Un phénomène reste central : c'est la révolution du commerce avec Internet.

M. Joël Bourdin, président. - J'ai produit un rapport récemment sur le sujet du e-commerce au nom de la délégation.

M. Alain Chatillon. - Tout va encore plus vite aujourd'hui.

Nous avons eu récemment un débat sur la fiscalité numérique en commission des affaires économiques : pour envoyer une lettre, on paye un timbre ; pour circuler sur l'autoroute, on paye son trajet ; mais sur Internet, c'est gratuit ! À un moment ou à un autre, il faudra bien se poser la question de la taxation, à la source, des sociétés qui permettent la circulation des informations, lesquelles sociétés sont le plus souvent américaines.

M. Joël Bourdin, président. - Ce thème est souvent évoqué en commission des finances. Philippe Marini a d'ailleurs déposé une proposition de loi à ce sujet.

M. Alain Chatillon. - Nous nous rejoignons sur ce point puisque j'avais moi-même proposé à la commission des affaires économiques d'y travailler.

Nous vivons aujourd'hui une véritable révolution culturelle. Nous évoquions l'autre jour l'avenir des campagnes, des territoires ruraux et la situation des supermarchés et hypermarchés. Imaginez ce qu'il se passera si nos concitoyens préfèrent acheter directement sur Internet pour recevoir les produits chez eux plutôt que d'aller à la seule épicerie qui reste dans le village.

M. Joël Bourdin, président. - Les effets s'en font déjà ressentir.

M. Alain Chatillon. - Il n'y aura plus ni contact ni relation humaine.

M. Joël Bourdin, président. - Ne soyons pas trop pessimistes, comme je l'avais souligné dans mon rapport l'année dernière. De nouveaux types de commerces et d'artisans sont en train d'apparaître un peu partout, dans ma ville par exemple. Des professionnels s'y sont installés sous le nom d'experts en informatique : ils assurent toujours la vente de matériels, qu'ils trouvent sur Internet avec la référence, mais développent surtout l'installation et la maintenance.

M. Alain Chatillon. - Mon idée est de garantir, au travers de la taxation, une égalité de traitement. Des milliards d'euros sont en jeu. À l'heure où l'on cherche de l'argent et que l'on a du mal à en récupérer, cela mérite d'y réfléchir.

M. Joël Bourdin, président. - Le cas le plus préoccupant, qui n'est toujours pas réglé même s'il y a eu des avancées, est celui d'Amazon. Une convention a été signée avec cette entreprise, mais je n'en connais pas les détails. Toujours est-il qu'elle devra restituer une partie de ses gains. Amazon fait du commerce en France, notamment de livres. Tous, ici, il nous arrive de passer par Amazon quand nous sommes pressés. Or l'entreprise a son siège au Luxembourg et se voit appliquer un taux de TVA différent du nôtre. Elle concurrence nos libraires, sur le plan tant logistique que financier.

M. Alain Chatillon. - J'insiste sur le fait que, même avec un très faible taux, la taxation de tous les opérateurs, compte tenu du volume des commandes effectuées, permettrait de récupérer plusieurs milliards d'euros.

M. Gérard Bailly. - La révolution du commerce est déjà bien entamée. Mais où nous mènera-t-elle et quelles en seront les conséquences ?

Je suis toujours surpris de constater que, malgré l'essor de nouveaux moyens de communication, les nouvelles habitudes d'achat des consommateurs et les parts de marché déjà importantes détenues par les commerces en ligne, il y ait encore des projets d'implantation de grandes surfaces aux sorties de certaines villes.

Dans une décennie ou deux, que deviendront tous ces grands équipements construits avec d'immenses aires de parkings alentour, quand le mode de commercialisation ne sera plus le même et que les gens iront acheter ailleurs ?

Il serait intéressant de mener une réflexion prospective sur l'avenir du commerce dans quinze ou vingt ans. Est-il encore nécessaire aujourd'hui de bâtir et de saccager des espaces, alors que, demain, j'en mets ma main au feu, les grands centres commerciaux seront vides du fait du développement de nouveaux modes d'achat ?

M. Joël Bourdin, président. - C'est un sujet qui a déjà été détricoté dans le cadre de mon rapport sur le commerce électronique. Il est prévu l'apparition de « friches commerciales » là où sont actuellement implantées les grandes surfaces.

M. Gérard Bailly. - C'est bien ce que je dis. Pourquoi laisse-t-on encore aujourd'hui bâtir de tels équipements?

M. Joël Bourdin, président. - Le rythme s'en est tout de même ralenti...

M. Yvon Collin. - Le Sénat a examiné la semaine dernière la proposition de loi de Philippe Marini pour une fiscalité numérique neutre et équitable, dont j'étais le rapporteur. S'il y a, en la matière, une source de recettes potentielles importantes, il convient d'éviter de mettre en place une fiscalité qui n'atteindrait pas l'objectif principal, à savoir taxer Google. Or c'est précisément le défaut, malgré tous leurs avantages, des dispositifs proposés, en particulier celui qui figure dans le texte précité. Mais il ne faut pas renoncer. Cela étant, vous avez sans doute pris connaissance du rapport de Pierre Collin et de Nicolas Colin, le fameux rapport « Col[l]in au carré » !

M. Joël Bourdin, président. - Au cube !

M. Yvon Collin. - Alain Chatillon a raison : compte tenu de son assiette potentielle, cette nouvelle taxation mérite que nous y travaillions. Mais le sujet est complexe.

M. Joël Bourdin, président. - Nous pouvons y réfléchir. Autant nous sommes autonomes dans notre travail, autant nous ne pouvons pas nous opposer frontalement aux commissions, en l'occurrence la commission des finances, et à leur champ de compétences.

Mme Marie-Hélène Des Esgaulx. - Nous ne pouvons pas nous placer au même niveau.

M. Joël Bourdin, président. - Ni sur le même créneau. Mais il y a tellement de pistes à explorer !

M. Gérard Bailly. - Il y aurait un sujet intéressant à étudier, quoique complexe : les solidarités intergénérationnelles. Si elles existent encore, elles ont tout de même beaucoup moins d'ampleur que dans les décennies passées et soulèvent de gros points d'interrogation. C'est l'avenir de notre société qui est en jeu. Pourquoi ne pas engager une réflexion et faire des préconisations sur les moyens de développer l'entraide entre les générations et les liens familiaux ?

M. Joël Bourdin, président. - Voilà un vaste sujet de prospective.

M. Gérard Bailly. - Ce n'est pas la commission des finances ni celle des affaires économiques qui vont s'en saisir.

M. Joël Bourdin, président. - De ce point de vue, il n'y a aucun problème.

M. Gérard Bailly. - Nous sommes là sur un vrai sujet de prospective, difficile, certes, mais nécessaire. Le délitement des familles est problématique. Nombreux sont les enfants qui ne vivent plus avec leurs deux parents. C'est d'ailleurs ce qui explique en partie les énormes besoins en termes d'habitat.

M. Joël Bourdin, président. - C'est peut-être un sujet que vous évoquerez, monsieur Vaugrenard, dans le cadre de votre rapport sur la pauvreté. La pauvreté a en effet plusieurs visages ; dont le visage intergénérationnel.

M. Yannick Vaugrenard. - J'ai commencé à y réfléchir. Il est vrai que la pauvreté est un sujet de prospective extraordinairement vaste. Je vous proposerai des angles d'attaque un peu plus précis dans le cadre de l'étude de faisabilité. Il conviendra notamment de se pencher sur ce que l'on pourrait appeler « l'hérédité de la pauvreté » : comment se fait-il que celle-ci touche toujours les mêmes familles et les mêmes secteurs ? Cela pose un vrai problème de société, mais nous aurons l'occasion d'y revenir.

Par ailleurs, parmi les autres sujets que nous avions évoqués il y a trois mois, je me souviens de propositions qu'avaient faites Fabienne Keller sur un thème très précis, les gares dans les villes. La difficulté est toujours la même : bien cibler un angle d'attaque.

M. Joël Bourdin, président. - Pour résumer, il faut prendre un sujet intéressant, cela va de soi, mais que la délégation puisse traiter sans être trop en concurrence avec ce qui se fait à côté de nous. Voilà les seules précautions à prendre. L'emploi et la formation professionnelle, d'un côté, la pauvreté, de l'autre, sont des sujets transversaux. À cet égard, notre réflexion peut être autonome.